Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Appendice II/Giornata 4

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 221-227).
Appendice II — Des périls de la langue italienne.
GIORNATA QUARTA

— Je ne citerai que le moins possible la littérature anglaise. Elle est peu connue parmi nous, et, comme la littérature allemande, ses révolutions sont trop rapides pour inspirer beaucoup de confiance. Ces deux nations ont produit des hommes d’un génie admirable sans doute, mais nous cherchons à voir les littératures sous un autre point de vue. Les Anglais, après avoir élevé jusqu’aux nues et présenté aux autres nations comme leurs classiques éternels, Swift, Pope et Addison, conviennent maintenant qu’ils éprouvent un secret ennui à la lecture de ces hommes célèbres. Ils sentent la différence qu’il y a de l’esprit au génie.

La littérature française est le fruit d’une civilisation qui ne fut jamais la nôtre ; elle est destinée à émouvoir des cœurs trop différents des nôtres. Un proverbe vulgaire et très connu prouvera par un mot l’immense différence de nos caractères nationaux. Il est rare qu’un de nous n’ait pas à traiter d’affaires avec un Français, sans être impatienté de leur vivacité et sans s’écrier : Furia francese !

Ces deux petits mots suffisent pour me persuader profondément que la littérature de la nation italiene ne sera jamais la littérature de la nation française. Je n’en dirais pas autant de la philosophie, laquelle est une espèce d’algèbre et ne cherche que la vérité sans s’adresser aux passions.

Notre caractère national repousse toute imitation intime et profonde du français. Je puis donc citer sans danger une institution qui n’est pas leur littérature, mais qui tient de près à leur littérature, je parle de l’Académie française.

Le cardinal de Richelieu, ce prince des despotes des temps modernes, cet homme qui eût pu servir de modèle au secrétaire florentin parce qu’il eut à vaincre de plus grands obstacles que César Borgia et que la crainte de l’opinion publique lui rendait impossible l’emploi des moyens les plus commodes, le cardinal de Richelieu vit le caractère léger et moqueur des Français ; il vit que chez cette nation un trait ridicule décoché sur un homme le perd à jamais. Il lui fallait donc absolument une loi contre la liberté de la presse ; mais il fallait couvrir de fleurs cette chaîne inflexible. Profitant habilement des habitudes sociales de quelques savants obscurs, il créa l’Académie Française. Il donna pour protecteur à ce corps naissant le roi lui-même. Louis XIV connut l’avantage de cette institution pour mener ses vaniteux sujets. Il admit à sa familiarité Racine et Boileau. Dès lors, la dernière ambition des plus grands écrivains français fut d’être de l’Académie. Cette mode dure encore un peu, et il a fallu des maladresses énormes de la part des gouvernements pour diminuer la considération de ces paroles magiques mises à la suite du nom d’un littérateur : l’un des quarante de l’Académie française.

Richelieu, en homme de génie qu’il était, ne donna pas pour but apparent à son Académie de produire des chefs-d’œuvre, mais de maintenir la pureté de la langue.

C’est ce petit mot, aidé de l’éclat du règne de Louis XIV, qui a fait de la langue française la langue de toute l’Europe. D’après les statuts de l’Académie française, un homme pouvait produire des chefs-d’œuvre, mais s’il avait voulu innover en fait de langue, si pour exprimer ses pensées et ses sentiments, il ne s’était pas servi des mots et des tournures convenus parmi ses compatriotes, enfin s’il avait voulu innover dans une chose qui, par la nature, est de convention, les portes de l’Académie lui restaient fermées, malgré tout son génie.

Loi admirable ! Ce n’est pas un petit mouvement de vanité qui fait enfanter des chefs-d’œuvre. L’homme de génie, tourmenté de ses idées, a plus besoin de prendre la plume que les êtres ordinaires de se mettre à table, mais il se dit : « Si l’Académie me déclare mauvais écrivain, personne ne me lira. »

Un auteur français qui a une idée à exprimer commence par chercher dans Montesquieu, Rousseau, Montaigne, La Bruyère, Fénelon, Bossuet, Voltaire, Buffon, Pascal et même dans tous les auteurs moins célèbres mais approuvés tels que Marmontel, Duclos, d’Alembert, Chamfort, etc…, le mot nécessaire pour rendre son idée, la tournure indispensable pour exprimer son sentiment. Si dans les auteurs approuvés, il ne trouve pas ce dont il a besoin, il peut innover, mais il court une chance cruelle ; si quelqu’un peut lui démontrer qu’il a créé un mot ou une tournure, tandis que la langue française avait déjà un mot ou une tournure suffisante pour rendre son idée, il est impitoyablement sifflé comme ignorant ; il ne sait pas écrire, dit-on, et personne n’ouvre son livre.

L’Académie française et l’ambition d’y parvenir a donc été en France une loi suffisamment puissante pour faire respecter la base de toutes les langues qui ne sont autre chose que les signes convenus pour représenter les idées.

Si dans quelque lieu du monde un écrivain trouve plus commode d’inventer des signes que d’apprendre ceux qui sont convenus, et si cet écrivain n’est pas écrasé par le ridicule, la langue est perdue. Un des premiers signes de cette maladie mortelle, c’est que les étrangers renoncent à l’apprendre. En effet, il leur faudrait apprendre une nouvelle langue à chaque nouvel écrivain[1].

Considérez un des avantages de l’établissement de Richelieu ; l’Académie, toujours juge inexorable du style ne l’est jamais des idées. En effet, où est la société humaine juge compétente des idées, c’est-à-dire du génie et des progrès futurs de l’homme ? De plus, toutes les haines politiques ou religieuses sont excitées par les idées, jamais par le style ou la manière de les rendre.

L’Académie française ainsi organisée a fait le dictionnaire de la langue et l’a fait fort lentement parce que lorsqu’une compagnie est responsable, personne n’est responsable.

L’Académie est obligée de donner une nouvelle édition de son dictionnaire lorsque la précédente est épuisée. Elle fait les additions et les changements qu’exige nécessairement toute langue vivante. Les différentes éditions du dictionnaire doivent être regardées comme l’ouvrage de tous les Académiciens. Il y a même des exemples de l’honneur que le roi a fait à l’Académie de la consulter et où il a daigné concourir à la décision.

En France, le dictionnaire de l’Académie fait toujours loi dans les discussions qui s’élèvent sur la propriété d’un mot, d’un terme ou d’une expression. Dernièrement encore, il a été cité dans la Chambre des Députés où il s’agissait d’interpréter un mot de la Charte constitutionnelle.

L’Académie française est tellement nécessaire au maintien de la langue que l’on voit les écrivains qui, par leurs circonstances particulières, ne désirent pas en être membres, s’égarer sur le champ et vouloir innover dans une chose de convention. Tels ont été dernièrement madame de Staël et M. de Chateaubriand. Au lieu de chercher à avoir des idées neuves et ensuite à les rendre d’une manière naturelle et claire, ces talents remarquables ont tourné toute leur attention vers le style en lui-même. Ils ont trouvé une manière affectée qui, par son brillant et par sa nouveauté, a caché pour quelque temps la pauvreté du fond de leurs idées. Ils ont mérité entièrement cette louange accordée jadis à un écrivain français qui, lui aussi, fut célèbre pendant vingt ans. Du temps de Louis XIV, on disait de Balzac en croyant le louer infiniment :

Et personne aujourd’hui ne parle comme lui.

Mme  de Staël et M. de Chateaubriand ont mérité exactement la même louange, et dans vingt ans, on les lira justement autant que l’on lit aujourd’hui Balzac, Voiture et tous les gens à affectation.

Je conclus de cette longue digression que l’on doit admirer l’établissement de l’Académie de la Crusca, que non seulement cette institution en soi est utile à notre langue, mais que probablement il est indispensable pour retarder le plus possible la vieillesse et la mort d’une langue quelconque qu’il y ait un tribunal, juge inexorable de la manière de rendre les idées et qui ne donne que le moins d’attention possible au fond même des idées.

Autrement tous les jeunes gens, toutes les personnes à imagination trouveront toujours plus court et plus satisfaisant pour le petit amour-propre d’auteur d’inventer des signes que de se donner la peine d’apprendre ceux qui sont en usage dans la nation à laquelle ils ont l’honneur d’appartenir. Tels sont les changements qui arrivent chaque jour dans toutes les langues vivantes, quelques-uns d’utiles, peu de nécessaires, et la plus grande partie par inconstance.

L’Allemagne n’a pas de tribunal conservateur de la pureté de la langue et tous les cinquante ans, on voit changer la langue et la littérature allemande.


  1. Frédéric II, nourri des grands écrivains français, se plaignait de ne pas comprendre les petits gens de lettres affectés du règne de Louis XVI, les Pezay, les Dorat, etc…