Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Appendice II/Giornata 5

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 227-235).
Appendice II — Des périls de la langue italienne.
GIORNATA QUINTA
Dangers de la langue italienne.

Pour bien comprendre toute l’étendue du danger que court cette belle langue, la plus ancienne et la plus noble des langues vivantes, il faut revenir sur le mot tournure.

De quelques mots qu’on se serve dans un pays, il y a certaines tournures qui expriment les nuances des passions. Ces tournures sont ce qui fait la force et la grâce des langues. Ôtez-les, et quelque correcte que soit la composition que vous lisez, c’est le thème d’un écolier ou c’est l’écrit d’un vieux pédant. Il exhale je ne sais quelle odeur d’hypocrisie et de mort.

Il est prouvé qu’on parlait milanais dès l’an 1100. Il est probable qu’on parlait milanais à Milan dès les premières invasions des gens du Nord qui peuplèrent ce pays quatre cents ans avant J.-C. Ce peuple a donc des tournures de phrases parfaitement adaptées, non seulement à ses grandes passions, mais encore à tous les petits mouvements de son cœur.

Mais les gens comme il faut étudient le toscan !

En supposant, ce qui est le contraire de la vérité, que ces gens-là parlassent le toscan, sont-ce eux qui ont de l’influence dans la langue ? Dans cette question de fait, les voix se comptent et ne se pèsent pas. La langue est une convention ; chacun parle pour soi.

En 1818, à Milan, on vient de faire deux proverbes, celui du matto fachino et de la messa dell’orefice. Je le demande : est-ce le peuple ou les gens de la haute société qui ont fait ces proverbes ? Les deux anecdotes fort plaisantes qui y ont donné lieu ont frappé le peuple et il a enrichi la langue. C’est ainsi que toutes les langues se font. Or en Italie, on ne fait ainsi que du milanais, du vénitien, du génois. La langue noble ne s’enrichit jamais. Elle garde encore les comparaisons triviales en usage au treizième siècle.

C’est ainsi que notre illustre auteur, parlant des mots ridicules admis dans le Dictionnaire de la Crusca, cite entre autres ceux de Diarodone et Diatrionionpipereon, vocaboli che tonati all’orecchio de’ cani li farebbero spiritare[1]. Je trouve cette expression triviale. Je viens d’expliquer pourquoi les écrivains actuels ont la mauvaise habitude de se parer de telles élégances.

Dès qu’un homme bien élevé veut exprimer avec force et exactitude le sentiment qui l’anime, il a recours à un mot de son dialecte.

Voilà l’immense danger qui menace d’engloutir, d’ici à trois ou quatre siècles, la langue du Dante et de l’Arioste. Le courage des âmes faibles consiste a nier le danger ; les grandes âmes le reconnaissent exactement et ensuite y appliquent le meilleur remède.

Le bel italien, l’italien qu’on écrit n’est pas un. On reconnaît toujours en lisant un livre soi-disant écrit purement, s’il sort d’une plume vénitienne ou napolitaine. Le bel italien ne se parle pas même en Toscane, car on annonce la traduction du Goffredo du Tasse en dialecte toscan, c’est-à-dire dans la langue de Cecco da Verlungo[2].

Toutes les tournures du vénitien, du milanais, du bolonais qui comme un lierre antique ont pénétré toutes les sinuosités du caractère national, les écrivains les portent sans s’en douter dans leur prétendu toscan. Dès qu’ils s’en écartent ils écrivent dans une langue morte.

Voilà le nom terrible de la maladie qui travaille l’italien.

Or voyez quels chefs-d’œuvre nous devons à ces milliers de gens instruits qui depuis cinq cents ans ont écrit en latin. Ces hommes supérieurs n’ont pas même pu parvenir à nous donner un ouvrage passable. Pétrarque, le grand Pétrarque lui-même a écrit en latin et personne ne lit son Africa.

Mais quoi, est-ce que les mots dont se servaient Pétrarque, Buchanan, Barclay, Érasme, Owen, Santeuil, le docteur Lowth, n’étaient pas bien latins ? Ils n’en admettaient aucun qu’ils ne pussent montrer au besoin dans Cicéron ou Virgile. Ils étaient aussi latins que les mots dont se servent les littérateurs vénitiens ou piémontais sont toscans : mais les tournures ne partaient pas du cœur. Dans aucun genre on n’a d’énergie que lorsqu’on parle sa langue d’habitude, que lorsque tout entier à l’idée à exprimer on ne songe plus à la langue dont on se sert.

Qu’on ne croie pas que je parle seulement de poésie ou d’ouvrages de simple littérature. Cette triste vérité dont les suites me font trembler s’applique tout autant et peut-être davantage aux ouvrages philosophiques qu’à ceux de poésie. L’influence des signes sur la faculté de penser est extrême. Les signes ou la langue sont un secours pour l’attention, ils l’empêchent de se disséminer sur des choses de détail, ils vont jusqu’à avertir l’homme supérieur de ses erreurs. Quel secours ne portent-ils donc pas à nous autres hommes ordinaires Or ce qui fait la civilisation d’un pays ce ne sont pas un homme de génie ou deux, ce sont les millions d’hommes médiocres instruits d’une manière raisonnable. Si écrire dans une langue morte est une chose funeste pour la poésie et les livres d’agrément, c’est un obstacle presque invincible, si ce n’est à la découverte de la vérité, du moins à sa diffusion.

Par exemple dans les discussions grammaticales il faut une langue qui saisisse la pensée jusque dans ses moindres nuances, une langue qui prenne l’habitude sur le fait. Comment le jeune Vénitien, étudiant à Padoue, comment le Milanais, étudiant à Pavie, pourront-ils suivre l’auteur qui discute la grammaire, pourront-ils vérifier dans le livre de leur habitudes, dans les souvenirs de leurs oreilles, si je puis m’exprimer ainsi, les assertions de leur auteur, si leurs oreilles sont accoutumées à une langue autre que celle dont se sert l’auteur.

Il y a plus, l’auteur est vénitien : il porte ses souvenirs du dialecte vénitien dans ses discussions sur le bel italien ; mais il a honte d’avouer cette vérité. Il traduit ses souvenirs en toscan ; le jeune étudiant qui le lit est piémontais ; il faut que ce jeune homme devine son auteur à travers un double voile, savoir : 1o la traduction des souvenirs du vénitien en bel italien, et 2o l’application de ces souvenirs exprimés en bel italien à des habitudes piémontaises.

L’analyse de la langue demande tant de sang-froid, tant de philosophie, faut de force de tête qu’une nation fière de sa langue, que la nation française n’a pas négligé les secours d’un italien, de M. l’abbé Scoppa. M. Louis Bonaparte ayant fondé un prix[3]

Depuis l’an 1535 que Florence perdit sa liberté jusqu’aux jours heureux que l’Italie dut aux Léopold et aux Joseph II et aux autres princes de l’auguste maison d’Autriche, on peut avancer qu’un jeune littérateur italien ne fut jamais dans la situation d’écrire clairement sur un sujet intéressant. Dès qu’un sujet intéressait vraiment le public, enflammait les âmes, il était défendu d’en parler ; en revanche, nos littérateurs étaient sans cesse portés à écrire avec érudition et élégance sur quelque niaiserie littéraire. Par exemple…

Or l’élégance devient bientôt la chose la plus ridicule du monde, dans les pays où la majeure partie des littérateurs n’écrit pas habituellement sur des sujets également intéressants pour l’écrivain et pour le lecteur. De 1535 à 1770, écrire n’était plus en Italie un moyen de sfogar son âme pour le jeune homme tourmenté de ses idées, et par conséquent, lire n’était plus un moyen de se soulager pour l’âme oppressée de ses chagrins.

Quel non aver scrittori portati dal fuoco del momento (tide, marée) a scrivere chiarissimamente sopra soggetti che in allora formavano la félicità o l’infelicità della loro vita est l’unique chose qui nous a empêchés d’inventer avant les Français la tournure la plus directe qu’on appelle mal à propos tournure française et que j’appellerai toujours la tournure naturelle.

Les gens passionnés étant chassés de l’empire de la littérature par les entraves ou par l’ennui, les pédants se sont trouvés les seuls dispensateurs de la gloire. Les jeunes pédants entrant dans la carrière ont voulu plaire aux pédants déjà vieux. Par conséquent, on a toujours imité les tournures de Cicéron ou de Boccace au lieu de porter dans les livres les tournures éminemment naturelles qui dans le courant de la conversation nous viennent fournies par l’émotion du moment. Jamais pour les tournures, le style imprimé ne peut trop ressembler au style de la conversation des gens bien nés. Remarquez que de 1550 à 1780, toutes les places dans les collèges ou dans les bibliothèques se sont trouvées dans chaque capitale à la disposition des pédants les plus vieux et qui, comme tels, s’étaient gagné la faveur du gouvernement.

C’est uniquement la sotte imitation de Cicéron et de son imitateur Boccace qui nous a empêchés, nous la nation la plus anciennement civilisée d’Europe, d’inventer la tournure de phrase naturelle. Voyez notre grand Lagrange, ce grand Italien inventeur d’un nouveau style en analyse ; comme, outre qu’il était le plus grand géomètre depuis Newton, il avait encore infiniment d’esprit naturel, il s’est donné garde d’imiter personne. Il a inventé en mathématiques une phrase éminemment naturelle et dans la partie de son style notée avec les mots ordinaires de la langue, il a suivi constamment l’ordre le plus naturel possible.

Les ouvrages que chacun de nous lit le plus souvent en 1818 sont les journaux. Ils auront une grande influence dans la langue ; ils ont pour eux la plus grande de toutes les forces, la force de l’habitude. Cette influence sera heureuse, car, grâce au ciel, les journaux n’imitent pas Cicéron, et, malgré les efforts des rédacteurs qui prétendent au cruscantisme, ils sont écrits davantage comme on parle.

À propos des effets du style quand il n’est pas d’imitation et qu’il est fils de l’âme, J.-J. Rousseau raconte une anecdote que nos pédants n’ont, je pense, jamais renouvelée en Italie, et cependant nos âmes sentent l’amour d’une manière bien plus profonde que les âmes françaises[4]

Achevons la triste énumération des dangers que nous courons.

Parmi nous, et je demande à chacun de mettre franchement la main sur la conscience, parmi nous un homme qui écrit une lettre ouvre son dictionnaire, et un mot n’est jamais assez pompeux ni assez fort. De là, la littérature italienne ou le portrait fidèle de toutes les émotions que l’on éprouve en Italie, depuis le transport de passion le plus violent d’Othello, jusqu’à l’émotion la plus pudique et la moins avouée que sent la Virginie (de Paul et Virginie), toute la littérature italienne, dis-je, s’est égarée dans une suite de superlatifs et dans un style continuellement tendu. Voyez la Vie d’Alfieri. Mais je termine ici l’énumération de nos dangers. Toutes les vérités ne sont pas prudentes à dire et je vois le naturel et le simple de notre divin Métastase écrasé par les superlatifs et la bile de son orgueilleux rival. J’en appelle du public actuel au public de l’an 1850.

  1. Pag. XXXIII.
  2. Monti, pag. XLII. E qualunque Toscano si fiderà alla sola favella pigliata dalla nutrice scriverà eternamente male malissimo. Pag. XXXIX.
  3. Louis Bonaparte, roi de Hollande, avait fait mettre au concours, en 1813, par l’Institut la question de savoir quelles difficultés empêchent de faire des vers français sans rimes. L’abbé Autonio Scoppa obtint le prix. N. D. L. É.
  4. Un renvoi du manuscrit indique que Stendhal faisait allusion au passage des Confessions où la Princesse de Talmont passe la nuit à lire la Julie au lieu d’aller au bal. N. D. L. É.