Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Appendice II/Giornata 6

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 235-239).
Appendice II — Des périls de la langue italienne.
GIORNATA SESTA
Remèdes.

Nous écrivons donc tous dans une langue morte, excepté quand nous écrivons en vénitien, en milanais, en piémontais, et c’est là encore un de nos plus grands malheurs.

Quels sont les remèdes ?

D’abord convainquons-nous bien qu’il y a urgence : le feu est à la maison ; il ne faut pas s’amuser à bavarder longuement ; il faut mettre la main à l’œuvre.

Il faut nous moquer franchement des prétentions ridicules des Toscans qui veulent nous imposer leur langue.

Il faut que deux ou trois philosophes, les têtes les plus froides, les plus raisonnables, les moins accessibles à l’esprit de parti nous donnent un vocabulaire extrait de bonne foi et sans aucun respect superstitieux pour l’ouvrage de parti intitulé Dictionnaire de la Crusca, des deux cents meilleurs auteurs italiens depuis le Dante jusqu’à Spalanzani et Filangieri.

Après avoir extrait les mots, il faut que ces mêmes philosophes fassent le même travail pour les tournures, c’est-à-dire nous donnent une grammaire italienne.

Le meilleur dictionnaire qui existe est celui de Johnson. Voyons-en l’histoire.

L’origine de ce dictionnaire auquel la langue anglaise devra peut-être d’exister encore dans cinq ou six siècles, cette origine est due à la loi qui défend en Angleterre les contrefaçons. Vers 1746, MM. Dodsley, Hitch, Miller, Longmann et Knapton proposèrent à Johnson alors pauvre de faire un dictionnaire universel de la langue, extrait des meilleurs auteurs et de la conversation, moyennant le prix de 1.575 livres sterling (environ 36.000 lire italiane). Les libraires se chargèrent de tous les faux frais. Johnson passait et avec raison pour le plus grand philosophe moral vivant alors en Angleterre. Cependant on ne peut pas dire qu’il fût un vrai philosophe dans le sens de Bacon, Hobbes et Helvélius. Il avait trop de préjuges, il savait parfaitement le grec, le latin, l’italien et le français. Il avait écrit avec succès des poèmes latins. Il avait écrit supérieurement en vers anglais. Il avait un appareil chimique et faisait des expériences. Son fort était la discussion métaphysique et les grandes théories sur la moralité et les motifs des actions des hommes. Il était pour la conversation ce que madame de Staël a été en France, le premier talent alors connu. Il était généralement regardé en Angleterre comme le meilleur et le plus élégant écrivain alors existant. Son style est magnifique, périodique et extrêmement orné. Il écrivit presque toujours uniquement dans le dessein de pourvoir à sa subsistance et sans plaisir.

Johnson loua un grand appartement comme pour une maison de banque. Les libraires lui fournirent des milliers de volumes pour son usage et celui de ses commis. Il en prit six ; il les choisit parmi les petits gens de lettres. Johnson fit la liste de tous les mots de la langue, en partie sur les anciens dictionnaires, en partie en les dictant lui même. On copia tous les mots de la langue au haut d’une grande page laissée en blanc. Johnson remplit, les blancs en mettant 1o l’étymologie, 2o la définition de chaque mot, 3o ses divers sens. Les autorités furent transcrites des livres mêmes où il avait marqué les passages à transcrire avec un trait de crayon.

Enfin, après huit ans d’un travail opiniâtre et bien remarquable dans l’histoire de l’esprit humain, en mai 1755, le dictionnaire de Johnson, avec une grammaire anglaise et une histoire de la langue anglaise parut en deux volumes in-folio. Lord Chesterfield, le grand seigneur à la mode alors, fit tout au monde pour que le dictionnaire lui fut dédié. Il fit paraître deux grands articles dans les journaux pour le louer. Les libraires voulaient que Johnson adhérât au désir de sa seigneurie, mais, sept ans auparavant, lord Chesterfleld avait fait attendre dans son antichambre Johnson, pauvre alors et mal vêtu. Il refusa franchement la dédicace par une lettre qu’il adressa à lord Chesterfield lui-même, et qui est un chef-d’œuvre de juste noblesse et de style. Il dit à son ami le célèbre Garrick qui lui parlait du lord : « J’ai entrepris et exécuté un long et pénible voyage autour du monde du langage anglais ; ai-je besoin aujourd’hui qu’il envoie deux petits bateaux pour me remorquer jusque dans le port ? »

Chacun des libraires associés a retiré environ six cent mille lire ilaliane du dictionnaire. Cet ouvrage est pour eux et leurs enfants comme une belle terre. Pour le malheureux Johnson, en finissant son ouvrage, il se trouva avoir fini de manger les trente-six mille lire ilaliane qu’il lui avait valu et retomba dans la pauvreté. Il faut convenir que cet exemple n’est pas encourageant pour nos gens de lettres.

Les frais seront considérables ; il faut que des hommes supérieurs sacrifient à ce grand travail une partie de leur vie. Il est donc naturel de leur donner pour perspective une grande aisance, si ce n’est la fortune.

Il faut que les princes aisés qui se divisent l’Italie fassent entre eux un accord bien simple pour empêcher la contrefaçon. Tout débitant d’une édition contrefaite paiera au propriétaire une amende égale au prix de trois mille exemplaires. Un livre, comme un champ, comme une maison, appartiendra à tout jamais à l’auteur, à sa famille et à ses héritiers.