Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Racine et Shakspeare I/Chapitre III
CHAPITRE III
e Romanticisme est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible.
Le classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir possible à leurs arrière-grands-pères.
Sophocle et Euripide furent éminemment romantiques ; ils donnèrent aux Grecs rassemblés au théâtre d’Athènes, les tragédies qui, d’après les habitudes morales de ce peuple, sa religion, ses préjugés sur ce qui fait la dignité de l’homme, devaient lui procurer le plus grand plaisir possible.
Imiter aujourd’hui Sophocle et Euripide, et prétendre que ces imitations ne feront pas bâiller le Français du dix-neuvième siècle, c’est du classicisme[1].
Je n’hésite pas à avancer que Racine a été romantique ; il a donné aux marquis de la cour de Louis XIV une peinture des passions, tempérée par l’extrême dignité qui alors était de mode, et qui faisait qu’un duc de 1670, même dans les épanchements les plus tendres de l’amour paternel, ne manquait jamais d’appeler son fils Monsieur.
C’est pour cela que le Pylade d’Andromaque dit toujours à Oreste : Seigneur ; et cependant quelle amitié que celle d’Oreste et de Pylade !
Cette dignité-là n’est nullement dans les Grecs, et c’est à cause de cette dignité, qui nous glace aujourd’hui, que Racine a été romantique.
Shakspeare fut romantique parce qu’il présenta aux Anglais de l’an 1590, d’abord les catastrophes sanglantes amenées par les guerres civiles, et pour reposer de ces tristes spectacles, une foule de peintures fines des mouvements du cœur, et des nuances de passions les plus délicates. Cent ans de guerres civiles et de troubles presque continuels, une foule de trahisons, de supplices, de dévouements généreux, avaient préparé les sujets d’Élisabeth à ce genre de tragédie, qui ne reproduit presque rien de tout le factice de la vie des cours et de la civilisation des peuples tranquilles. Les Anglais de 1590, heureusement fort ignorants, aimèrent à contempler au théâtre l’image des malheurs que le caractère ferme de leur reine venait d’éloigner de la vie réelle. Ces mêmes détails naïfs, que nos vers alexandrins repousseraient avec dédain, et que l’on prise tant aujourd’hui dans Ivanhoe et dans Rob-Roy, eussent paru manquer de dignité aux yeux des fiers marquis de Louis XIV.
Ces détails eussent mortellement effrayé les poupées sentimentales et musquées qui, sous Louis XV, ne pouvaient voir une araignée sans s’évanouir. Voilà, je le sens bien, une phrase peu digne.
Il faut du courage pour être romantique, car il faut hasarder.
Le classique prudent, au contraire, ne s’avance jamais sans être soutenu, en cachette, par quelque vers d’Homère, ou par une remarque philosophique de Cicéron, dans son traité De Senectute.
Il me semble qu’il faut du courage à l’écrivain presque autant qu’au guerrier ; l’un ne doit pas plus songer aux journalistes que l’autre à l’hôpital.
Lord Byron, auteur de quelques héroïdes sublimes, mais toujours les mêmes, et de beaucoup de tragédies mortellement ennuyeuses, n’est point du tout le chef des romantiques.
S’il se trouvait un homme que les traducteurs à la toise se disputassent également à Madrid, à Stuttgard, à Paris et à Vienne, l’on pourrait avancer que cet homme a deviné les tendances morales de son époque[2].
Parmi nous, le populaire Pigault-Lebrun est beaucoup plus romantique que le sensible auteur de Trilby.
Qui est-ce qui relit Trilby à Brest ou à Perpignan ?
Ce qu’il y a de romantique dans la tragédie actuelle, c’est que le poète donne toujours un beau rôle au diable. Il parle éloquemment, et il est fort goûté. On aime l’opposition.
Ce qu’il y a d’antiromantique, c’est M. Legouvé, dans sa tragédie d’Henri IV, ne pouvant pas reproduire le plus beau mot de ce roi patriote : « Je voudrais que le plus pauvre paysan de mon royaume pût du moins avoir la poule au pot le dimanche. »
Ce mot vraiment français eût fourni une scène touchante au plus mince élève de Shakspeare. La tragédie racinienne dit bien plus noblement :
Je veux enfin qu’au jour marqué pour le repos,
L’hôte laborieux des modestes hameaux
Sur sa table moins humble ait, par ma bienfaisance,
Quelques-uns de ces mets réservés à l’aisance.
La comédie romantique d’abord ne nous montrerait pas ses personnages en habits brodés ; il n’y aurait pas perpétuellement des amoureux et un mariage à la fin de la pièce ; les personnages ne changeraient pas de caractère tout juste au cinquième acte ; on entreverrait quelquefois un amour qui ne peut être couronné par le mariage ; le mariage, elle ne l’appellerait pas l’hyménée pour faire la rime. Qui ne ferait pas rire, dans la société, en parlant d’hyménée ?
Les Précepteurs, de Fabre d’Églantine, avaient ouvert la carrière que la censure a fermée. Dans son Orange de Malte, un E…, dit-on, préparait sa nièce à accepter la place de maîtresse du roi[4]. La seule situation énergique que nous ayons vue depuis vingt ans, la scène du paravent, dans le Tartuffe de mœurs, nous la devons au théâtre anglais[5]. Chez nous, tout ce qui est fort s’appelle indécent. On siffle l’Avare de Molière (7 février 1823), parce qu’un fils manque de respect à son père.
Ce que la comédie de l’époque a de plus romantique, ce ne sont pas les grandes pièces en cinq actes, comme les Deux Gendres : qui est-ce qui se dépouille de ses biens aujourd’hui ? c’est tout simplement le Solliciteur, le Ci-devant jeune homme (imité du Lord Ogleby de Garrick), Michel et Christine, le Chevalier de Canole, l’Étude du Procureur, les Calicots[6], les Chansons de Béranger, etc. Le romantique dans le bouffon, c’est l’interrogatoire de l’Esturgeon[7], du charmant vaudeville de M. Arnault ; c’est M. Beaufils[8]. Voilà la manie du raisonner, et le dandinisme littéraire de l’époque.
M. l’abbé Delille fut éminemment romantique pour le siècle de Louis XV. C’était bien là la poésie faite pour le peuple qui, à Fontenoy, disait, chapeau bas, à la colonne anglaise : « Messieurs, tirez les premiers. » Cela est fort noble assurément ; mais comment de telles gens ont-ils l’effronterie de dire qu’ils admirent Homère ?
Les anciens auraient bien ri de notre honneur.
Et l’on veut que cette poésie plaise à un Français qui fut de la retraite de Moscou[9] !
De mémoire d’historien, jamais peuple n’a éprouvé, dans ses mœurs et dans ses plaisirs, de changement plus rapide et plus total que celui de 1780 à 1823 ; et l’on veut nous donner toujours la même littérature ! Que nos graves adversaires regardent autour d’eux : le sot de 1780 produisait des plaisanteries bêtes et sans sel ; il riait toujours ; le sot de 1823 produit des raisonnements philosophiques, vagues, rebattus, à dormir debout, il a toujours la figure allongée ; voilà une révolution notable. Une société dans laquelle un élément aussi essentiel et aussi répété que le sot est changé à ce point, ne peut plus supporter ni le même ridicule ni le même pathétique. Alors tout le monde aspirait à faire rire son voisin ; aujourd’hui tout le monde veut le tromper.
Un procureur incrédule se donne les œuvres de Bourdaloue magnifiquement reliées, et dit : Cela convient vis-à-vis des clercs.
Le poëte romantique par excellence, c’est le Dante ; il adorait Virgile, et cependant il a fait la Divine Comédie, et l’épisode d’Ugolin, la chose au monde qui ressemble le moins à l’Énéide ; c’est qu’il comprit que de son temps on avait peur de l’enfer.
Les Romantiques ne conseillent à personne d’imiter directement les drames de Shakspeare.
Ce qu’il faut imiter de ce grand homme, c’est la manière d’étudier le monde au milieu duquel nous vivons, et l’art de donner à nos contemporains précisément le genre de tragédie dont ils ont besoin, mais qu’ils n’ont pas l’audace de réclamer, terrifiés qu’ils sont par la réputation du grand Racine.
Par hasard, la nouvelle tragédie française ressemblerait beaucoup à celle de Shakspeare.
Mais ce serait uniquement parce que nos circonstances sont les mêmes que celles de l’Angleterre en 1590. Nous aussi nous avons des partis, des supplices, des conspirations. Tel qui rit dans un salon, en lisant cette brochure, sera en prison dans huit jours. Tel autre qui plaisante avec lui, nommera le jury qui le condamnera.
Nous aurions bientôt la nouvelle tragédie française que j’ai l’audace de prédire, si nous avions assez de sécurité pour nous occuper de littérature ; je dis sécurité, car le mal est surtout dans les imaginations qui sont effarouchées. Nous avons une sûreté dans nos campagnes, et sur les grandes routes, qui aurait bien étonné l’Angleterre de 1590.
Comme nous sommes infiniment supérieurs par l’esprit aux Anglais de cette époque, notre tragédie nouvelle aura plus de simplicité. À chaque instant Shakspeare fait de la rhétorique : c’est qu’il avait besoin de faire comprendre telle situation de son drame, à un public grossier et qui avait plus de courage que de finesse.
Notre tragédie nouvelle ressemblera beaucoup à Pinto, le chef-d’œuvre de M. Lemercier.
L’esprit français repoussera surtout le galimatias allemand, que beaucoup de gens appellent romantique aujourd’hui.
Schiller a copié Shakspeare et sa rhétorique ; il n’a pas eu l’esprit de donner à ses compatriotes la tragédie réclamée par leurs mœurs.
J’oubliais l’unité de lieu ; elle sera emportée dans la déroute du vers alexandrin.
La jolie comédie du Conteur de M. Picard, qui n’aurait besoin que d’être écrite par Beaumarchais ou par Shéridan pour être délicieuse, a donné au public la bonne habitude de s’apercevoir qu’il est des sujets charmants pour lesquels les changements de décorations sont absolument nécessaires.
Nous sommes presque aussi avancés pour la tragédie : comment se fait-il qu’Émilie de Cinna vienne conspirer précisément dans le grand cabinet de l’Empereur ? comment se figurer Sylla[10] joué sans changements de décorations ?
Si M. Chénier eût vécu, cet homme d’esprit nous eût débarrassés de l’unité de lieu dans la tragédie, et par conséquent des récits ennuyeux ; de l’unité de lieu qui rend à jamais impossibles au théâtre les grands sujets nationaux : l’Assassinat de Montereau, les États de Blois, la Mort de Henri III.
Pour Henri III, il faut absolument, d’un côté : Paris, la duchesse de Montpensier, le cloître des Jacobins ; de l’autre : Saint-Cloud, l’irrésolution, la faiblesse, les voluptés, et tout à coup la mort, qui vient tout terminer.
La tragédie racinienne ne peut jamais prendre que les trente-six dernières heures d’une action ; donc jamais de développements des passions. Quelle conjuration a le temps de s’ourdir, quel mouvement populaire peut se développer en trente-six heures ?
Il est intéressant, il est beau de voir Othello, si amoureux au premier acte, tuer sa femme au cinquième. Si ce changement a lieu en trente-six heures, il est absurde, et je méprise Othello.
Macbeth, honnête homme au premier acte, séduit par sa femme, assassine son bienfaiteur et son roi, et devient un monstre sanguinaire. Ou je me trompe fort, ou ces changements de passions dans le cœur humain sont ce que la poésie peut offrir de plus magnifique aux yeux des hommes, qu’elle touche et instruit à la fois.
… Ô temps heureux où le parterre était composé presque en entier d’une jeunesse passionnée et studieuse, dont la mémoire était ornée d’avance de tous les beaux vers de Racine et de Voltaire ; d’une jeunesse qui ne se rendait au théâtre que pour y compléter le charme de ses lectures !
Je suis loin de prétendre que M. David se soit placé au-dessus des Lebrun et des Mignard. À mon avis, l’artiste moderne, plus remarquable par la force du caractère que par le talent, est resté inférieur aux grands peintres du siècle de Louis XIV ; mais sans M. David, que seraient aujourd’hui MM. Gros, Girodet, Guérin, Prudhon, et cette foule de peintres distingués sortis de son école ? Peut-être des Vanloo et des Boucher plus ou moins ridicules.
- ↑ Voir l’analyse du théâtre grec, par Métastase.
- ↑ Ce succès ne peut être une affaire de parti, ou d’enthousiasme personnel. Il y a toujours de l’intérêt d’argent au fond de tous les partis. Ici, je ne puis découvrir que l’intérêt du plaisir. L’homme par lui-même est peu digne d’enthousiasme : sa coopération probable à l’infâme Beacon. Anecdote ridicule du verre dans lequel George IV avait bu.
- ↑ Les vers italiens et anglais permettent de tout dire ; le vers alexandrin seul, fait pour une cour dédaigneuse, en a tous les ridicules.
Le vers, réclamant une plus grande part de l’attention du lecteur, est excellent pour la satire. D’ailleurs il faut que celui qui blâme prouve sa supériorité ; donc toute comédie satirique réclame les vers.
J’ajouterai, par forme de digression, que la tragédie la plus passable de notre époque est en Italie. Il y a du charme et de l’amour véritable dans la Francesca di Rimini du pauvre Pellico ; c’est ce que j’ai vu de plus semblable à Racine. Son Eufemio di Messina est fort bien. Le Carmagnola et l’Adelchi de M. Manzoni annoncent un grand poëte, si ce n’est un grand tragique. Notre comédie n’a rien donné d’aussi vrai depuis trente ans que l’Ajo nell imbarazzo de M. le comte Giraud, de Rome.
- ↑ On disait à madame de Pompadour : la place que vous occupez. Voir les Mémoires de Bézenval, de Marmontel, de madame d’Épinay. Ces Mémoires sont remplis de situations fortes et nullement indécentes, que notre timide comédie n’ose reproduire. Voir le conte du Spleen, de Bézenval.
- ↑ L’Homme à sentiments ou le Tartuffe de mœurs de Chéron est imité de The school for scandal de Sheridan. N. D. L. É.
- ↑ Le Solliciteur est une comédie d’Ymbert, Scribe et Varner. — Le Ci-devant Jeune Homme de Merle et Brazier adapte une comédie anglaise de David Garrik et Colman : The Clandestine Marriage, dont un personnage est Milord Ogleby. — Michel et Christine est de Scribe et Dupin, ainsi que L’Intérieur de l’étude ou le Procureur et l’Avoué, et Le Combat des Montagnes. Dans cette dernière pièce, un personnage, marchand de nouveautés, s’appelle Calicot. — Le Chevalier de Canole est de Souque. N. D. L. É.
- ↑ Cadet-Roussel esturgeon joué sous le nom de Delaligne, est de Désaugiers et Arnault père. N. D. L. É.
- ↑ Personnage de deux pièces d’Étienne-Jouy. N. D. L. É.
- ↑ Le poëme de l’époque, s’il était moins mal écrit, ce serait la Panhypocrisiade de M. Lemercier. Figurez-vous le Champ de Bataille de Pavie traduit en français par Boileau ou par M. l’abbé Delille. Il y a dans ce poëme de quatre cents pages quarante vers plus frappants et plus beaux qu’aucun de ceux de Boileau.
- ↑ Tragédie d’Étienne Jouy. N. D. L. É.
- ↑ Extrait d’un article de Duviquet. N. D. L. É.