Rafale

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Contes du YunOeuvres posthumes, 1907-1930, vol. 2 (p. 153-156).


RAFALE[1]


Le vent qui souffle du Trévézel ranime dans les massifs de bruyères, cet émoi indicible, avant-coureur du printemps, et les pies goguenardes sur la plus haute branche des aubépines brunes traduisent en jacassements cacophoniques la vague tendresse que cèle leur œil malicieux. Du clair soleil rit aux cieux. L’alouette vibrante, inlassablement, monte dans l’air limpide et chante, chante à plein gosier, dans une auréole de lumière crue et dans un vertige d’espace libre et d’azur inviolé.

Biken pec’hed ken na rin !
Perik, Perik, digor din



Mais Pierre le sardonique ou simplement l’impassible s’obstine à refuser au pèlerin du ciel grisé de musique et de rêve l’entrée divine de son « Paradoz » où tous les vieux Saints bretons et leurs amis les chefs vaillants doivent boire entre deux « sônes » le cidre et l’hydromel ! Alors, l’oiseau symbolique à bout de force se livre d’un bloc à la chute, mais pour reprendre haleine et repartir encore à l’assaut des nues puisque c’est là-haut, quelque part, par delà les nuages indociles, que règne l’idéal…

Et je songe entre deux rafales, aux deux bardes bretons dont les chants disent sans cesse la montagne en liesse, la nature rutilante de fleurs, bourdonnante de cloches et d’abeilles, les vieux bourgs en fête pleins de rires et de belles filles de chez nous, et de temps à autre, couvrant le pétillement du cidre, un petit air de biniou et le fracas du « jabadao » !… Prosper Proux ! Charles Rolland !

Des refrains me reviennent et qui ne s’oublient jamais, pimpants dans leur fraîcheur embaumée, tant de fois chantés et toujours vivants, toujours vivaces comme l’airelle dans les bois odorants de Huelgoat et les genêts d’or dans les « balanou » des marais. J’entends la voix véhémente de Rolland clamer son amour pour la Bretagne, tandis que le « Bro goz » lui-même semble s’insurger dans la large carrure du lutteur chantant et que l’esprit de la race illumine son honnête figure de rude montagnard.

En eul lann vraz ar lein war Mene
En gwarez an ivin, ar fô.
Dirag an avel hag an arne,
E kornig eul lochen kolo !



Qui a mieux chanté la beauté et la splendeur du berceau natal dans sa pauvreté sereine et fleurie et la sauvage jeunesse dépenaillée au long des jours déguenillés et sans pain, adorable quand même puisque débordante de fraîcheur, de santé et de poésie ? Et ce sang pur, après avoir bouillonné dans les veines des lignées en chantant la puissance irréductible de la race, met dans sa voix pathétique ces accents enthousiastes qui vous pénètrent, vous transportent et soulèvent les foules… Ainsi devaient être les bardes, jadis !

Je revois la noble indignation du bretonnant devant le délaissement et l’abandon de notre langue, odieuse lâcheté envers sa race, abominable traîtrise à son pays, et la pire insulte que l’on puisse se faire à soi-même ! Ont-elles eu l’effet espéré, les imprécations de « Janik Koat-fréo » et de tant d’autres ? Peut-être… Et sans brandir le drapeau d’un nationalisme outrancier, réjouissons-nous de cette résistance désespérée de notre « brezonek » que nous devons soutenir et faire survivre, avec cet acharnement, cette ferveur, cette persévérance quasi mystique, qui font de nous les vrais « pennou kaled », et qui nous marque du blason internissable des vieilles races fortes.

Quel plus bel acte de foi que de communier chaque jour dans cette langue maternelle avec l’âme des clans héroïques qui rôdent, par les soirs d’été, autour des menhirs et dans les chemins creux ? Et ces revenants qui ne trouvent plus sur la lande et sur les rochers, la flamme du souvenir, devant les brasiers éteints, réclamant au moins le « tantad » spirituel. Quelle meilleure preuve d’amour donnée au pays, que de le célébrer par ce langage celtique aux accents chers et familiers qui sont partie intégrante avec son cœur, et qui contribuent à faire vibrer ces mille choses ténues et ineffables que créent et imposent l’âme d’un sol ? C’est un culte qu’il nous faut honorer, qu’il nous faut soutenir et continuer et c’est cette musique délicieuse de la langue maternelle que viennent écouter, l’hiver, au seuil des chaumières du « Yun » les esprits malicieux ou débonnaires d’antan, escortés de feux follets et chevauchant de magnifiques légendes.

Non, la langue bretonne ne mourra pas ! elle ne doit pas mourir ! Il y a trop de passé sur elle ! Trop de siècles l’ont sanctifiée et sa tonalité, qu’a imprégnée le souffle des âges héroïques, révèle la musique des premiers chants humains, des premières luttes et des premiers espoirs. Et cette langue, symbole de l’épopée celtique, vivra tant que le rêve allumera ses splendides lueurs dans les yeux des hommes de chez nous, ce rêve mystérieux et sublime par lequel tous les Celtes de l’avenir se reconnaîtront…

Chantons le pays des genêts et des ajoncs d’or, la terre des menhirs et des coiffes blanches, de la vie pleine d’espérance, le sol du passé et de la légende. Chantons Breiz-Izel douce au cœur du barde ! Humons dans le vent de Gwalarn qui souffle de l’Arré des senteurs marines, en disant avec Proux et Rolland que la vie est toujours belle au pays de la pauvreté où régnent encore la paix et la vérité.


  1. Voici les derniers feuillets qu’écrivit Abgrall, avant de mourir. Son chant du cygne, peut-on dire : magnifique poème en prose où on le retrouve tout entier ; testament de foi qu’il laisse à la jeunesse bretonne à venir.