Riwall le Sonneur

La bibliothèque libre.
Contes du YunOeuvres posthumes, 1907-1930, vol. 2 (p. 133-151).


RIWALL LE SONNEUR


Où l’on voit Mac’harit-ar-Veridi mariant sa fille et où il est question de Riwall le sonneur.

La Métairie (Ar Veridi), dépendance du château du Salons, sis en Bot-Meur, était bien la plus belle terre de la contrée. Deux barrières robustes, sinon monumentales fermaient les deux extrémités de la route desservant cette pittoresque bâtisse aux allures de bas castel. De la chaussée moussue de l’étang aux bâtiments courait une rangée de hêtres magnifiques dont quelques-uns, opiniâtrement incrustés au sol se sont obstinés à vivre jusqu’à nous. La Métairie avait puits et four, mais point moulin. À part cela, aurait-elle pu prétendre à une totale indépendance et à une suzeraineté légitime sur tous les malheureux villages et « pen-ti » égaillés et blottis dans les creux broussailleux de l’Arré ? Comment, après l’émigration de M. de la Marche, le tenancier de la Métairie s’était-il approprié cette terre à redevances ? Mystère ! Toujours est-il que le bonhomme, de vilain qu’il était, devint seigneur et maître. À vrai dire, cet heureux mortel, boiteux, bossu et borgne, probablement quelque engeance d’enfer réincarnée par le Malin ne justifiait-il point de titres de noblesse inscrits à l’Armorial de Basse-Bretagne. Mais il estimait que quelques barils d’écus et de pistoles l’emportent sur la meilleure et la plus vieille noblesse du monde. Ce finaud diabolique, avec une pénétration psychologique parfaite, se disait que la fortune ferait à brève échéance un éclatant blason à sa lignée. L’or n’a-t-il point des vertus prolifiques ? Et la preuve que le maître de la Métairie était dans le vrai, c’est que la noblesse dépouillée depuis beau temps de ses privilèges n’a plus que le prestige du nom ronflant. Parfois, il en est qui s’y laissent encore prendre. Mais n’en est-il pas aussi qui se laissent étourdir par la peau d’âne des charlatans ?… Et notre vilain, tout vilain qu’il fût, n’était pas dupe des préjugés…

Noblesse du cœur et autres noblesses, lamentables vieilleries, vers quels cieux vous êtes-vous donc envolés ? Trois fois heureux, les mortels vivant dans une ère d’émancipation et de progrès…

Le maître de la Métairie, ce ladre cynique et matois, conserva au moins en héritage quelques lambeaux de traditions seigneuriales. Il fut craint comme la peste et les maléfices et haï comme un authentique hobereau. Eh bien ! Croyez-moi si vous voulez, ce mécréant avait une fille ravissante qu’on appelait Mac’harit et qui, de par les écus paternels, passait pour la première et la plus riche des héritières du pays. Mac’harit épousa un « pen-her » de La Feuillée qui vint naturellement nicher à la Métairie. Par malheur, gendre et beau-père, de prime abord, ne se témoignèrent guère de brûlante sympathie. Et, un jour, pour mettre fin à une dispute affectueuse, le beau-père, qui n’était pas précisément beau, heurta un peu trop rudement de son « pen-baz » le cuir chevelu du « iannik » de La Feuillée, son doux et estimable gendre. Mort s’ensuivit.

Mac’harit accepta la chose le plus naturellement du monde. D’ailleurs, à quoi bon agir autrement ? Le pouvait-elle ? Que non, bien sûr. Est-ce que des âmes bien trempées s’émeuvent devant la banalité d’un tel accident ? Son mari était mort. Paix à son âme et que Dieu lui pardonne ! L’essentiel était qu’il fût enterré proprement et le plus vite possible. Après quoi, on verrait peut-être à verser quelques larmes judicieuses et justificatives d’un désespoir sincère.

Mac’harit était curieuse par nature, autant que charitable.

— Mais comment l’avez-vous tué, tad ? s’enquit-elle.

— J’ai voulu lui écraser les poux avec mon pen-baz, déclara-t-il, spirituellement hypocrite. Et son crâne était tellement fragile, fragile comme du verre, que sa cervelle d’écervelé a voulu voir le soleil.

— Vous mangez trop de bouillie d’avoine, conclut Mac’harit sévèrement. Il faudrait vous rationner.

— J’en ai peur, se lamenta le gai personnage dont la bosse se trémoussa.

— Et moi, s’exclama la jolie veuve, qu’est-ce que je vais devenir ? Que vais-je devenir si je ne trouve un autre homme ?…

Là-dessus, le pen-baz se leva menaçant.

— Assez d’hommes comme cela, trancha le borgne et tu me feras le plaisir de ne plus en parler.

Ce disant, il partit sautillant sur sa jambe torte.

Un jour, ou plutôt une nuit, Satan reprit sa progéniture, car nous nous refusons à croire que cet être démoniaque eût une âme. Dans la montagne, les mauvais esprits en liesse accoururent à jambes ribaudaines vers le paysan qui, de son vivant, sentait déjà le roussi et le brûlé.

Mac’harit, elle aussi, avait une fille unique, une gente et doulce mignonne qui semblait, en dépit de toute hérédité, l’ange du ciel en personne. Ah ! la charmante créature du bon Dieu ! Elle avait un cœur sensible, de jolis yeux bleus et des cheveux blonds. Les pauvres et les voyageurs égarés ne frappaient point en vain à sa porte de chêne et sa blanche main s’ouvrait large, en bénédictions quotidiennes, pour les déshérités de la vie. Naïk ! radieuse enfant de la montagne dont l’haleine avait la senteur prenante des bruyères et le délicieux parfum du miel et des roses. Naïk ! tendre pen-herez, douce fillette au collier d’or ! Naïk, espoir affolant de maints galants, rêve mirifique de maints héritiers ! Naïk, adorable créature, pour sûr que le pacte de Satan fut rompu et que votre gracieuse jeunesse n’était que le sourire du bon Dieu !

Et Naïk était jolie ! et Naïk avait vingt ans ! Ô l’ultime poésie de l’amour, magie du cœur et du rêve qui passe dans un rire éblouissant sur les dents de nacre des pen-herezed, aux cheveux d’or…

Or, il advint que la petite Naïk aux cheveux d’or tomba malade. Ah ! ce fut bien du chagrin sur la Métairie et Mac’harit pleura toutes les larmes de son corps. Oui, sans rime ni raison, Naïk tomba malade. Ses joues roses pâlirent, ses yeux magnifiques s’attristèrent, son fin visage s’allongea. On eût beau quérir les médecins, rien n’y fit. La jeune fille languissait toujours et la science, malgré une quantité incroyable de remèdes, se déclara impuissante à guérir la patiente, Mac’harit alors s’adressa au ciel, fit des vœux et des offrandes, pèlerina pieds nus dans d’innombrables sanctuaires, mais le ciel resta sourd à sa prière et les saints indifférents à ses plaintes. Naïk pâlissait toujours, maigrissait, avec un pauvre sourire, si triste que les pierres du manoir en eussent pleuré. De guerre lasse, on appela la « sorcellerie » à la rescousse. Mais il n’était point de puissance occulte efficace contre le mal mystérieux qui minait la jolie Naïk.

Naïk aimait écouter le chant des fileuses entre deux pauses du rouet. Un jour, l’une d’elles, en dévidant son fil, entonna une complainte mélancolique relatant les amours d’une jolie « pen herez » Pried Kalvez et de son galant, Kloarek an Amour, amours détruites par la main criminelle du fameux marquis de Guerrand, de sinistre mémoire. Kloarek an Amour avait invité sa douce aux ébats de quelque aire neuve (al leur nevez). Craignant pour son bel ami la présence du « markis », elle refusa d’abord, puis céda. Jeunesse folle ! Les deux jeunes gens s’en allèrent à l’assemblée. Pried Kalvez revint seule, le sang généreux de Kloarek ayant rougi le sol fraîchement battu de l’aire. Pauvre Pried Kalvez ! écoutez-la donc rejetant fièrement les propositions du sanguinaire marquis. Écoutez-la, la mort dans l’âme, dire adieu à la vie, à l’âge où le cœur demande tant à vivre !


Ozet va gwele, ozet aes,
Rak va c’halon a zo diaes
O ye la-lan-la.
Rak va c’halon a zo diaes.


« Mère, faites mon lit, et faites-le doux à mon corps, car mon cœur est malheureux. » Malheureuse Pried Kalvez ! Le rouet reprenant sa chanson monotone fit écho à la « sôn » qui mourait infiniment douce entre les solives noircies de la salle basse. Alors, Naïk, la mignonne pen-herez aux cheveux d’or, éclata en sanglots…

Elle pleura, longtemps, longtemps, fort, très fort, comme il fait bon pleurer des larmes d’amour. Entre deux hoquets, elle conta son « amitié » pour un beau garçon du voisinage qu’elle aimait sans espoir, car il était l’aîné d’une nombreuse famille de pauvres gens. Une riche héritière n’épouse point le premier galvaudeux errant dans l’Arré ! Mais Mac’harit adorait sa fille et, de cœur indulgent, elle permit les fiançailles de celle-ci et de Kaou-Bihan, le plus heureux mortel de Haute-Cornouaille.

Là-dessus, pour que les noces fussent dignes de la fille aux cheveux d’or, on alla quérir pour la cérémonie Riwall, le maître des sonneurs.

Où Riwall se révèle excellent cavalier, mauvais mangeur et piètre buveur

Lorsque Riwall, arrivé à bon port à la Métairie, eut humé complaisamraent le fumet des tripes et l’odeur du « chufere » (hydromel), il renifla avec force et, traduisant l’allégresse de ses muqueuses, il envoya une grosse bourrade dans le dos de son compère-bombarde. Ce compère répondait au nom prédestiné et éminemment flatteur de Torr-Rëor, sans doute parce qu’il ne soufflait jamais mot, se contentant de grogner à l’occasion. Torr-Rëor donc, répondit au témoignage d’amitié de Riwall par une rauque articulation ayant des rapports très rapprochés avec le cri de joie du cochon qu’on égorge. Puis il se passa la langue sur les lèvres, à la façon des bœufs, ce qui était de sa part une grande démonstration de haute satisfaction.

Il y avait, en effet, de quoi réjouir nos deux amis. Quarante cuisinières en tablier blanc, rôdaient affairées et crasseuses entre d’interminables rangées d’énormes marmites. Mac’harit-ar-Véridi avait voulu bien faire les choses ! On avait abattu pour la circonstance vingt moutons, vingt bœufs et autant de vaches, au hasard du choix, sans préférence marquée pour les bêtes neurasthéniques. Toutes les commères de la contrée, pouvant prétendre manier la louche et la fourchette de buis, avaient été mandées d’urgence, afin de préparer le banquet de noce. Il y avait là, outre de notables cordons bleus, Kéginerezed a vrud, toutes les mauvaises langues de la région, ayant ainsi indiscutable moyen de déployer leurs talents réciproques et occasion unique de racoler d’ineptes racontars à colporter durant six mois. Autrement dit, en langage vulgaire, toutes ces dondons avaient du pain sur la planche.

Ah ! je vous prie de croire, mes chers lecteurs, que les marmites en ouïrent de belles ! Elles en eussent pâli, les pauvres, si cela avait été possible, et c’est miracle que les sauces ne tournèrent pas. Mari Beg-Arok et Channed Pikouz s’en trouvèrent à court de salive dès la deuxième heure. Elles remplacèrent la sécrétion de leurs glandes taries par le sang de la pomme, juste compensation d’une perte remédiable. Et Riwall, à grand renfort d’épithètes et de jurons, finit par convaincre Torr-Rëor de la mauvaise foi et de la méchanceté féminines. Torr-Rëor, écœuré de tant de duplicité étalée, grogna.

À cette noce mémorable, il y avait douze cents invités. Autant dire, qu’à part les lutins et les korrigans, tenus à l’écart des ébats diurnes, toute la montagne était conviée au festin. Et tout l’Arré certes, en bonne courtoisie et selon les principes inviolables d’une immuable galanterie, ne manquerait pas d’accourir. Tous ceux qui pouvaient se trainer d’une façon et de l’autre, et tous ceux qui pouvaient se faire traîner, depuis les enfants ne se mouchant point encore jusqu’aux tontons se mouchant de la main, arriveraient au bon moment, pleins de courage et de bonne volonté, c’est-à-dire pourvus d’une soif et d’une faim de bonne envergure (passez-moi l’expression !). En attendant, on avait creusé dans un champ en friche de profonds sillons dont les rebords accolés serviraient de tables. Dans le courtil transformé en cuisine, les feux flambaient sec, les marmites et les chaudrons fumaient. Dans le hourvari continuel des allées et venues, on percevait le bourdonnement des commères.

On avait fait toilette, ce jour-là, à la Métairie. Naïk, la mignonne pen-herez aux cheveux d’or était radieuse et elle ne cessait point de remercier le ciel de son bonheur. Elle avait revêtu de magnifiques atours, mis son double collier d’or et sa fine cornette blanche la coiffait adorablement. Quelques mèches blondes rebelles musaient sur sa nuque divine. Elle avait taille si menue sous son corsage de velours perlé et si fière allure dans sa jupe svelte qu’on eût dit quelque gracieuse fée des forêts du Huelgoat. Ses souliers à boucles d’argent frémissaient d’une imperceptible impatience. Telle, on l’aurait abordée comme la princesse Mariollon, avec le refrain connu :


Peuz ket gwelet evit an de,
Eur c’hi gwen o vonet aze.
Eur c’hi ru,
Eur c’hi ru,
Eur c’hi gwen,
Prinsez Mariollon, Mariollen !


Quant à Kaou-Bihan, bornons-nous à dire qu’il ne désirait plus rien et que, le cas échéant, il n’eût pas échangé sa place contre celle de saint Pierre en personne. Toute la famille de Kaou-Bihan, et cela se comprend, était sur les lieux. Nous avons déjà dit que Kaou était l’aîné d’une nombreuse et pauvre famille. Quand nous disons nombreuse, nos lecteurs nous pardonneront de ne point préciser. À vrai dire, nous ne le pourrions pas, pour la bonne raison que Kaou-Vraz, le chef débonnaire de cette prolifique lignée, n’avait jamais su exactement s’il avait droit de paternité sur seize ou dix-sept enfants, n’ayant jamais compté ceux-ci, se contentant de les chérir en bloc et de les corriger un à un, lorsque besoin était.

Lorsque le cortège se forma pour se rendre à Berrien où se devait faire le mariage, les chevaux furent amenés dûment sellés et décorés de rubans et de fanfreluches multicolores. En tête, se plaça Kaou-Bihan, l’heureux mortel qui prit Naïk en croupe. Puis, garçons et filles d’honneur, à deux par monture, s’installèrent. Le cavalier tenait l’étrier à sa doulce et la hissait sur sa « torchen ». De ce fait, cent chevaux hennissant et piaffant, furent équipés. Seulement, lorsqu’on voulut se mettre en route, le biniou et la bombarde manquaient à l’appel. Gros émoi parmi le personnel des cuisines et gros remous dans la cavalcade. On finit par découvrir les deux délinquants, se faisant des politesses et buvant à leurs santés respectives entre deux tonneaux de « chufere ». Ils étaient légèrement ivres et émus. Riwall courut à son biniou. Torr-Rëor enleva sa bombarde du plus profond de son « chupen » avec un soupir du plus profond de son cœur. Après quoi, nos deux compères se mirent en quête d’un cheval. Las ! il ne restait plus qu’un malheureux bidet blanc, borgne et boiteux et qui aurait pu se prétendre cousin germain de l’« inkane », de Gradlon. Force fut à nos deux compères d’enfourcher ce vénérable coursier qui n’avait plus de crinière et dont la queue, pareille à un balai de crin, se soulevait immodérément avec un petit bruit ironique dont seuls les bidets bretons avaient le secret. Riwall le sonneur se grattait l’oreille, et toutes les fois que son cheval… saluait, il gémissait de honte, d’autant plus que les gars du cortège l’accablaient de quolibets.

— Oh ! le beau chevalier, sur sa blanche hacquenée, lui criait-on. Où donc vous en allez-vous, messire, avec votre gente damoiselle ? Ne craignez-vous point pour votre palefroi ?

Sur ce, le palefroi, sans plus de souci des formes, répondait du tac au tac par une savante pétarade, tandis que la « damoiselle », en l’occurrence, le digne Torr-Rëor, le bombarde, maugréait de rage. Mais l’« inkane » boiteux avait bon œil et bon pas. À mesure qu’il marchait, son allure se régularisait.

Sell-ta, murmura Riwall, voilà ce « kamus » qui se réveille. Quelle farce si on arrivait avant les autres à Berrien. Attention, Torr-Rëor, on va leur jouer un air.

Torr-Rëor s’aboucha avec sa bombarde. Riwall attaqua son biniou. On descendait à ce moment Roz-an-Hospittal, par delà Kerberon, et l’on entrait au bourg de La Feuillée. Ah ! mes enfants, si vous aviez vu cela ! Aux cris stridents poussés par le biniou en prélude, les chevaux épouvantés partirent dans un galop d’enfer, traversèrent La Feuillée en trombe, talonnés par le bidet blanc et poursuivis par le biniou vengeur de Riwall. Torr-Rëor avait pris son partenaire à bras-le-corps et, retrouvant l’usage de la parole, il suppliait : Assez, assez ! Trowalc’h ! trowalch !… Mais le biniou stridait, ronflait, hurlait, riait, sifflait. « Assez ! », hurlait-on dans le cortège en délire. Les filles criaient de terreur. Berrien fut bientôt en vue. Alors, Riwall talonna son coursier et celui-ci, s’élançant de plus belle, dépassa un à un les autres chevaux blancs d’écume. Au passage, le palefroi salua immodestement d’une triple salve, Kaou-Bihan, l’heureux mortel, et Naïk aux cheveux d’or. Comme on le voit, le fougueux bidet avait le triomphe bruyant !

L’inkane vainqueur, s’arrêta, naseaux en feu, contre le portail de l’église. Torr-Rëor, blême d’épouvante, mâchonnait ses patenôtres. Mais quand la noce calmée déboucha du chemin, biniou et bombarde jouant avec entrain un air de gavotte irrésistible, donnèrent l’aubade…

Le retour s’effectua sans incident remarquable. Toutefois, le noble bidet dévala la pente de la Métairie à toute allure, sauta le talus bas au moulkleun, derrière lequel se faisaient les préparatifs du festin, se débarrassa sans ménagement aucun de Torr-Rëor qui chut dans les tripes, renversa trois chaudrons et six commères et s’arrêta le nez dans l’étang seigneurial.

L’on se souviendra longtemps, dans la montagne, de Riwal le Sonneur et de la noce endiablée !

Le banquet fut magnifique et pantagruélique. Riwall buvait, bâfrait inlassablement, et Torr-Rëor l’imitait de son mieux. Il avait une main au plat et l’autre à la bouche, ou plutôt la dextre en route quand la gauche retournait. Riwall aimait le « chufere ». Il ne le disait pas, mais il le prouvait. Il adorait le fars. Il n’avait nul besoin de le dire, on s’en apercevait. Ceux qui faisaient pitance commune avec lui s’en mordaient les pouces. À part Torr-Rëor qui était diligent et expéditif, les autres invités ne pouvaient mettre les bouchées doubles. Il s’en fallait de beaucoup, Riwall engloutissait les mets. On s’attendait à le voir éclater. Il ne s’arrêtait d’empiffrer que pour lever l’écuelle de cidre à hauteur raisonnable. Les servantes qui l’approvisionnaient, elles, n’étaient pas à la noce, c’est bien le cas de le dire. Nos deux compères avaient l’appétit insatiable. Je gage fort, s’il se trouvait dix douzaines de lurons pareils parmi les invités qu’il ne dut pas y avoir abondance de « restachou » et que les pauvres hères accourus par légions ne s’en pourléchèrent point les babines. Toujours est-il qu’enfin repu, Riwall déclara les tripes détestables et le fars franchement mauvais. Pourtant, de par sa panse pleine, il inclinait à l’indulgence. À la fin du repas, il daigna clamer de spirituelles « rimoustademou », des « diskouriou » fleuris, moins cependant que son plastron blanc où la sauce gluante avait tracé de luisantes guirlandes.

Juché sur un tonneau percé, rafistolé pour la circonstance, Riwall enfla son biniou. Il se sentait en force et pour cause ! Plus bas d’un étage, Torr-Rëor caressait sa bombarde. Et hardi les gars ! tro d’an dro ! La gavotte se forma. Du pied, Riwall battait la mesure, tandis qu’en cadence les talons ferrés claquaient sur le sol battu de l’aire. Hardi les gars ! C’est Riwall, le maître des sonneurs, qui vous conduit et jamais il n’a failli à sa réputation. Jamais danseurs ne lui tinrent tête. Oncques il ne fut à court d’haleine. Les joues rondes ne crient point grâce et ses doigts agiles ne se fatiguent pas.

Birvi, birvi, birviken,
Deuz Riwall na harzo den.
Birvi, birviken !



Tro d’an dro ! Pendant deux heures, le biniou joua sans défaillance aucune, sans « bal » ni contredanse. Torr-Rëor commençait à se sentir chaud aux tempes et soudain, il laissa tomber ses bras et sa bombarde. Riwall cligna de l’œil et aviva le ton. Alors, n’en pouvant plus, les danseurs s’arrêtèrent. Triomphant, Riwall, le maître des sonneurs, se dressa de toute sa hauteur et il clama :

— Hé quoi ? Ça ne va plus ? Voulez-vous que je change d’air ? Non ? vous ne pouvez plus ? pas même un petit « jabadao » ! Allons, bas les « chupennou » et je recommence !

Mais personne ne mit bas la veste. Alors, Riwall se commanda une nouvelle cruche de « chufere », puis il cracha d’un air méprisant sur le chapeau de Torr-Rëor. Après quoi, il se remit à jouer.

Birvi, birvi, birviken
Deuz Riwall na harzo den !



Nous allons voir bientôt que ce coq chanta trop haut victoire !

Riwall dans la fosse aux loups

En quittant la Métairie, Riwall le Sonneur, nanti de deux beaux écus, juste rétribution de ses loyaux services, fit des adieux touchants à son ami occasionnel, le digne et honorable Torr-Rëor, qu’il talocha avec effusion. Puis il prit cordialement congé de Mac’harit, la vénérable maîtresse du logis, et des nouveaux mariés, hébétés de bonheur et béats d’amour. Ayant ainsi sacrifié à la courtoisie, Riwall, non sans un gros soupir, s’éloigna du village que d’un détour, il contempla, écrasé dans le repli sombre du Tar-Roz. Une petite émotion lui pinçait le cœur. En se remémorant ces trois jours de bombance fraternellement partagée en compagnie du compère Torr-Rëor, il se jura d’en garder fidèle souvenance. Un goût tenace de fars lui collait au palais et l’odeur persistante du « chufere » s’insinuait sournoisement dans ses narines.

Riwall le Sonneur avait du regret au cœur, ce regret vague, incompréhensible, illégitime aussi sans doute, de ce regret que les soirs lamentables d’hiver, on voit courir dans les nuages blafards. Les lendemains de fête sont de mornes jours de triste réveil, où l’on perçoit distinctement la chute exécrable du rêve à la fange de la réalité, à la misère quotidienne. Et Riwall, du regard, poursuivait dans les nuées mystérieuses la randonnée des chimères, quelque chose qui ressemblait à du désenchantement. Pour un peu, il aurait pleuré, lui, Riwall le Sonneur ! et quand si gai compère tombe dans la mélancolie, pour sûr, il y a de l’insolite dans les airs inquiets. Son biniou écrasé dormant sur son cœur, l’homme, au soir tombant, comme un manteau de deuil sur l’échine désolée de l’Arré, prenait le chemin du retour.

Riwall le Sonneur était pensif.

L’hiver trônait sur la montagne. Le vent endiablé sifflait dans les landes austères dont la tristesse infinie mettait des frissons de mort dans les touffes pressées des bruyères râpées et craquantes. Sa plainte s’enflait démesurément et faisait crépiter les massifs d’ajoncs séchés dont les troncs rugueux et lépreux s’entrechoquaient, s’embrassaient en crissant avec un bruit sinistre et cocasse comme le rire d’un damné. Un instant, la bourrasque se calmait. On l’entendait filer au loin. Dans les rangs mi-fauchés des fougères rouges, son haleine, comme une houle bondissait en grésillant. La nuit glaciale au baiser souvent mortel descendait silencieusement sur l’Arré fiévreux. Des roitelets téméraires dans leurs secrets abris de mousse sèche, piaillaient. De loin en loin, la voix glapissante d’un loup appelait les ténèbres.

Riwall grimpa le raidillon de Roz-dû, puis il prit à travers les landes interminables. Il faisait presque noir. Une chaumine fumait à la Croix-Cassée. Le long des bas talus de pierraille et de glaise, des genêts inquiétants et dégingandés se balançaient et leurs profils se dressaient comme des spectres désordonnés livrés au sabbat. Riwall descendit les contreforts de l’Arré et s’engagea dans le ravin où l’Elorn glousse, surprise de se trouver si claire et si pimpante dans ce paysage lugubre. Un pauvre village de miséreux, écroulé derrière un fantomatique bois de pins rabougris, Roudouderc’h, y semblait condenser toute la tristesse du monde. Sur la droite, les carrières d’ardoises de Commana, avec leurs saillies bizarres et menaçantes paraissaient être des repaires de bandits ou des cavernes de fauves. Et toujours, ce maudit vent d’enfer, rageur, brûlant, vindicatif, qui descend en trombe de l’Ouest, gronde dans le vallon et tourbillonne avec les âmes en peine dans le marais fameux du « Yun-an-Tremp ». Formant arrière-plan contre la colline, un taillis inextricable, Koat Dengoat, farfouillis d’épines et de ronces, penche quelques modestes arbustes vers l’Elorn élargie. Moi-même, j’ai vu et parcouru ces lieux où, continuellement il semble qu’un désespoir muet se crispe. Je les ai contemplés, par un riant soleil d’été et j’en ai remporté une impression si pénible, qu’aujourd’hui, au coin de mon feu violet de tourbe, j’en ai toujours froid dans le dos. Dans le silence pesant sur Koat Dengoat, on ne percevait que le glouglou du ruisseau et je m’attendais à voir surgir des fourrés gigantesques où croît l’airelle, les hommes chevelus de l’époque préhistorique…

Dans la nuit sombre, Riwall le Sonneur ne rêvait plus. Quoique il connût à merveille « Yun an Tremp » et ses abords fangeux, il se méfiait du terrain, craignant la traîtrise toujours possible des tourbières glauques. Du bout du sabot, aux endroits difficiles ou suspects, il tâtonnait, fichant rudement son pen-baz dans le sol. Prudemment, il enjambait les rigoles profondes où barbottent les vanneaux intrépides. Riwall aux aguets tendait l’oreille. Les bruits lui étaient familiers : le chuchotement cristallin de l’eau qui court et le frôlement du saule nain sur l’onde ténébreuse des mares. Riwall gagnait le terrain ferme, prit un sentier, lorsque soudain son pied buta. Il chercha en vain à se retenir, ouvrit les mains, tendit les bras. D’un bloc, il culbuta…

Riwall se releva sans trop de mal et ayant constaté qu’aucun de ses membres ne manquait à l’appel, il chercha son couvre-chef, autour de lui. Soudain, il poussa un cri. À quatre pas de lui, deux ronds lumineux trouaient l’obscurité et ces deux ronds bougeaient, vivaient. Il entendait aussi un souffle rauque. « Guillou ! », murmura Riwall effrayé. Alors, une pensée atroce lui vint et dans son affolement, il appela au secours de toute la force de ses poumons. Le loup recula en grognant. Riwall le Sonneur, les bras collés au corps, désespérément, ferma les yeux. « Je suis dans la fosse aux loups… avec le loup », se répétait-il. Peu à peu, il se calma et ouvrit l’œil. Les deux yeux allumés, étranges le fixaient. Riwall se baissa, chercha son pen-baz, mais en vain. Le fauve qui épiait ses gestes se mit à grogner et s’approcha. Le sonneur crut sa dernière heure venue. La sueur lui collait ses longs cheveux à la nuque. La main erra dans la ceinture de son « bragou-braz ». Les doigts glissèrent sur les écus ironiques, mais l’énorme couteau manquait dans sa gaine. Riwall était perdu. Armé de sa lame, il aurait pu se défendre. Maintenant, il ne fallait pas y songer. Quant à sortir de la trappe, impossible ! Les parois, hautes de plus de trois mètres, taillées dans l’argile étaient rigoureusement perpendiculaires. En creusant ces fosses, les paysans entendaient prendre le loup et ne point le laisser partir. Riwall attendit, désespéré. Mais compère Guillou n’osait trop l’aborder. Riwall n’ayant rien de mieux à faire, marmottait éperdument ses prières et de toute son âme, il appelait à son secours son vénéré patron Sant-Riwall dont le petit sanctuaire, à une lieue de là, dormait paisible dans le minuscule « Ker » des bergers. Du temps passait et le loup, enhardi, s’approcha du captif avec l’intention évidente de le flairer, mais non de le mordre, car il ne ricana point. L’homme crispé, épiait, les nerfs tendus, les yeux de feu qui, insensiblement, venaient sur lui. Il percevait l’haleine sauvage de la bête. Quand il jugea le loup à bonne distance, Riwall lui décocha sous le museau un formidable coup de sabot. Il y eut un bruit exaspérant de mâchoires qui s’entrechoquent. L’animal hurla sur ses dents mises à l’épreuve. Les « boutou » de Riwall étaient cloutés et ses jambes solides. Le sonneur avait repris courage. Sa bonne humeur et sa gaîté lui revenaient de ce premier choc et de cette première victoire.

— Eh bien ! Guillou, gouailla-t-il, que dis-tu de ces « errhez » ? Ce denier à Dieu te convient-il ? C’est ça, grogne toujours. Si tu veux le règlement définitif, de suite, je suis à ta disposition pour le paiement !

Le loup accroupi haletait et ne semblait guère belliqueux. Se souvenant soudain de son biniou, Riwall se mit en mesure de lui jouer une sérénade puisque de tout temps, la musique adoucit les mœurs. Et tel, jadis, Merlin l’Enchanteur, pris au piège à Brocéliande, narguait le sort et la malchance, Riwall le Sonneur chanta :

O kanomp breman drin drin drin,
Tapet eo Merlik me sonj din,
O kanomp breman deiz ha noz,
Eman Merlik ’ nen eur plas kloz.



Surpris, le loup hurla à la mort. La musique se fit tendre et douce ; alors, il se tut. De toutes ses oreilles, il écoutait la mélodie et, confusément, son cœur de bête était remué par la chaleur des notes, vibrait obscurément à l’envolée de la magique mélopée. Les yeux mi-clos, il se coucha, au fond du trou, son museau endolori sur ses pattes, et Riwall le dompteur, le croyait subjugué par son biniou ensorceleur.

Va mamm-goz a lare d’in-me ;
Diwall demeuz ar forez-se !
Meus-me da ziwall euz netra
Met euz eur plac’h a drivac’h vla.



Le biniou se tut… La magie envolée le loup redevenu loup et plus loup que jamais, furieux peut-être de s’être laissé attendrir, se releva et avança sur Riwall. Celui-ci vit la bévue qu’il venait de faire. Il aurait mieux valu pour lui, casser son biniou. Maintenant, il lui fallait sonner, et sonner sans relâche ou les dents acérées allaient l’occire sans délai. Alors, il joua, joua, à en perdre l’haleine, et tandis qu’il jouait, le loup reculait, mais aussitôt qu’il cessait, l’animal revenait à l’attaque. Riwall enflait ses joues. Il clama tout son répertoire : airs de danse, jabadao, pache-pi, jibidi, tous les contre-pas de l’Arré. Et, lorsqu’un instant, il s’arrêtait pour souffler, le loup s’apprêtait à bondir en grognant. De longues heures s’écoulèrent ainsi depuis sa chute. Il n’avait plus qu’un espoir, tenir jusqu’au jour, être entendu par les montagnards. Quand il eut dévidé tous ses airs connus, il improvisa un morceau de circonstance sur son propre malheur :

Riwall zo en toull ar bleiz
Birviken, birviken,
Riwall zo en toull ar bleiz
Biken na welo an deiz.



De grosses larmes lui coulaient le long des joues. Il était las, las, et bientôt ses bras vaincus tomberaient. Alors, il n’aurait plus qu’à s’étendre pour mourir et le loup le mangerait (il n’avait pas ouï parler de la chèvre de M. Seguin, et pour cause, le pôvre !). Comme elle était déjà loin, la noce mirifique de Naïk aux cheveux d’or ! Et le bombarde Torr-Rëor, que dirait-il, en apprenant la fatale nouvelle ? Kénavo, chaumière aimée, parents, amis ! L’âme de Riwall gémissait dans la voix du biniou, pleurait les deux jours révolus.

Riwall zo en toull ar bleiz,
Birviken na welo an deiz.



Adieu l’enchantement des pardons enrubannés de Cornouaille ! adieu, la douceur des assemblées par les soirs enivrants de mai ! Ah ! que la vie est belle et que le rire des coquettes filles est clair aux jours de « marradek ». Oh ! la tendresse mouillée des bosquets au printemps embaumé de fleurs, plein d’abeilles et de merles en délire ! Quiétude heureuse des longues veillées, flip adorable, festins plantureux, Riwall le Sonneur vous quitterait-il à jamais ?

Et Riwall le Sonneur, en larmes, des larmes silencieuses et lourdes, chantait dans son biniou sa vie et sa mort.

Birvi, birviken !

À l’aube blanche, les paysans de Roudouderc’h ayant entendu l’appel du prisonnier, accoururent. Riwall venait de s’évanouir et le loup interdit le flairait. Le fauve abattu, on sortit le sonneur de la trappe. Son visage blême était souillé de glaise et une mousse rougeâtre ensanglantait ses lèvres minces.

Un épervier matinal planait en criant sur la fosse aux loups.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Trois jours après, on portait en terre le corps de Riwall le Sonneur.