Rational (Durand de Mende)/Volume 2/Quatrième livre/Chapitre 43

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Traduction par Charles Barthélemy.
Louis Vivès (volume 2p. 309-317).


CHAPITRE XLIII.
DE LA HUITIÈME PARTIE DU CANON.


I. Unde et memores est la huitième partie du canon, et signifie que l’on a fait ce que le Seigneur avait ordonné lui-même dans cette clause : Simili modo, et que nous faisons ceci en mémoire de lui. C’est pourquoi dans cette partie l’Église se propose le souvenir de trois choses, c’est-à-dire de la passion bienheureuse du Christ, de sa résurrection des enfers, et de sa glorieuse ascension dans les cieux. La première, c’est-à-dire la passion, excite notre charité ; la seconde, ou la résurrection, corrobore notre foi ; la troisième, c’est-à-dire l’ascension, réjouit notre espérance.

II. Car quoi de plus capable d’enflammer notre amour que de voir que Dieu n’a pas épargné son propre Fils ? (Rom., viii). Quoi de plus propre à confirmer la foi en nous que de voir que le Christ est ressuscité d’entre les morts ? Car, de même qu’en Adam meurent tous les hommes, ainsi dans le Christ tous seront vivifiés. Quoi de plus propre à augmenter notre foi que le Christ montant au ciel, à la tête de ceux qu’il ramène de la captivité (cap. De do.) pour être ses serviteurs dans son propre royaume ?

III. Le prêtre donc, qui représente ce mystère, en disant : tam beatœ passionis, étend les mains en forme de croix, afin que, par ce geste de son corps, il représente l’extension des mains du Christ sur la croix, ce que pourtant d’autres font en disant : Hanc igitur oblalionem, représentant le crucifiement qui doit suivre aussitôt. Et parce que le Christ, faisant une longue prière, entra en agonie, c’est pour cela que le prêtre représente en quelque sorte cette agonie par le maintien de ses yeux et de son visage ; mais en disant : nec non et ab inferis resurrectionem, et après avoir ramené ses mains à lui comme auparavant, il les élève un peu. D’où vient que dans le cantique d’Habacuc, il est dit : « La souveraineté a élevé ses mains en haut, » pour marquer que le Christ, lion invincible, est ressuscité d’entre les morts. Le prêtre fait aussi le même geste en disant : sed et in cœlos gloriosœ ascensionis ; il les élève également jusqu’aux épaules, pour marquer que le Christ tenant ses mains étendues, fut enlevé aux cieux, où il est assis à la droite de Dieu le Père.

IV. On doit ainsi comprendre Unde et memores. Par ces mots nous confessons que nous sommes prêtres, et nous rendons ce témoignage que ton peuple se ressouvient de ton Fils Jésus-Christ, etc. Les prêtres, en effet, doivent se ressouvenir et être instruits qu’ils célèbrent la messe, et qu’à l’exemple du Christ ils offrent le sacrifice. Le peuple saint doit se ressouvenir que le Christ a souffert, non-seulement pour les prêtres, mais encore pour le peuple, qui est appelé saint parce qu’il a été sanctifié par l’effusion de la grâce et la réception du baptême.

V. Le prêtre alors serre ses doigts, c’est-à-dire le pouce et l’index, et il ne les desserre que quand il doit toucher l’hostie ou faire des signes, ce qu’il fait : Premièrement, par respect pour le sacrement, de peur que ses doigts ne touchent quelque chose après avoir touché le corps du Christ. Secondement, pour signifier que dans ce sacrement le second obéit au premier, c’est-à-dire que le Fils obéit au Père. Et c’est pour cela qu’il ajoute : Unde et memores tam beatœ passionis, resurrectionis et ascensionis, etc. Troisièmement, les doigts qui ont touché le corps du Christ se joignent pour montrer que les fidèles, touchant ce corps par la foi et par la dévotion, doivent être unis par la charité. Et de même que les doigts, quand il faut toucher le corps du Christ ou faire des signes de croix, se séparent par le bout, ainsi les actions des fidèles sont quelquefois partagées dans cette vie quand il le faut, puisque parfois, par la contemplation, ils s’élèvent vers les choses spirituelles, et d’autres fois ils sont obligés d’administrer leurs affaires temporelles pour satisfaire aux besoins de cette terre. Quatrièmement, la conjonction des doigts indique que l’esprit et le corps du prêtre doivent être inséparablement attachés au sacrement du corps et du sang de notre Seigneur. Cinquièmement, le prêtre serre les doigts, dans la crainte que la poussière ou une particule de l’hostie ne s’y attachent et ne tombent à terre.

VI. Or, comme l’Église a dit qu’elle se souvient de la passion du Seigneur, c’est pour cela qu’aussitôt elle en rappelle les circonstances les plus cruelles, en symbolisant, par les cinq croix qu’elle fait sur l’hostie, les cinq plaies du Seigneur. Car, comme l’explication subséquente le fera voir, depuis cet endroit jusqu’au moment où l’on retire le corporal de dessus le calice, le prêtre rappelle l’ordre de la passion du Seigneur ; car dès qu’il dit : hostiam puram, hostiam sanctam, hostiam immaculatam, panem sanctum vitæ eternæ et calicem salutis perpetuæ, il marque cinq signes de croix sur l’hostie et le calice, signifiant les cinq plaies du Christ, c’est-à-dire les deux plaies des mains, les deux des pieds et celle du côté, ou bien encore ces cinq croix signifient les cinq siècles ou générations que le Christ racheta. Or, le prêtre fait communément trois croix sur l’hostie et sur le calice, parce que par les trois expressions hostiam puram, hostiam sanctam, hostiam immaculatam, on comprend également l’hostie et le calice. Jamais, en effet, dans le signe de la croix le pain n’est séparé du calice, si ce n’est quand on les nomme séparément dans le canon ; et quand l’hostie est placée par le prêtre à côté du calice, la partie verticale de la croix seulement doit se faire sur le pain ; mais la partie horizontale doit s’étendre jusqu’au calice, parce que ce fut la partie verticale de la croix qui porta le corps du Christ, et que les bras furent étendus sur la partie horizontale. Or, les deux croix, faites séparément, signifient l’ame du Christ séparée de son corps ; mais c’est lorsque déjà la consécration a été pleinement et parfaitement consommée, car la matière du pain et du vin a déjà passé dans la substance de la chair et du sang, et ne peut plus ultérieurement être détériorée ni améliorée, et le prêtre désormais parle en son nom et non plus au nom du Christ (De consec., dist. ii, Panis est).

VII. On demande pourquoi le prêtre fait encore sur l’eucharistie un signe de bénédiction ou profère encore quelques paroles consécratoires, et qu’en outre il ajoute quelques paroles qui se trouvent dans le canon, comme si la consécration n’était pas encore consommée ? À ce sujet, certains auteurs disent (De consec., d. ii) que l’Ecriture ici n’a pas égard au court espace du temps ; mais, comme le prêtre ne peut à la fois proférer beaucoup de paroles et faire beaucoup de choses, il parle et agit comme si le temps durait toujours et comme si ce qui n’était pas encore fait au commencement des formules était encore à faire, et ainsi les paroles et les signes ne doivent pas se rapporter au temps où ils sont faits ou proférés, mais à l’intention et à la conception de celui qui parle. Le pape Innocent III dit que dans le canon les paroles ont une signification, et que les signes en ont une autre ; car les paroles se rapportent principalement à l’eucharistie, et les signes tendent principalement à en rappeler l’histoire. Nous nous servons des paroles pour consacrer le pain et le vin au corps et au sang de Jésus-Christ ; nous usons des signes pour rappeler ce qui s’est passé touchant le Christ pendant la semaine Sainte. Il est donc évident que, dans l’ordre de la consécration de l’eucharistie, cette formule : Qui pridie quam pateretur eût dû être placée à la fin du canon, parce que c’est là la consommation de la consécration. Mais cette marche eût empêché de reprendre l’ordre historique, attendu que ce qui est arrivé au milieu serait placé à la fin. L’ordonnateur du canon, jaloux de conserver l’ordre historique, et pressé par la nécessité, plaça au milieu le petit chapitre : Qui pridie, etc., qui est comme le cœur du canon, pour que l’on comprît que ce qui suit est ce qui précède, d’après une figure qui a souvent lieu, que ce qui ne vient qu’après dans la narration précède dans la pensée, ou plutôt pour conserver tant à la lettre qu’à l’histoire leur ordre naturel ; ainsi, que l’on dise que les signes ont trait à rappeler l’histoire de la passion, parce qu’ils signifient les cinq sens qui alors souffraient dans le Christ, ou ses cinq plaies, comme on l’a dit. Mais les paroles ne se rapportent pas à la consécration future de l’eucharistie ; que dis-je ? elles ont trait à l’eucharistie déjà consacrée. Suivent ces mots : nos servi, c’est-à-dire « nous les prêtres ; » sed et plebs tua sancta, « et aussi ton peuple saint, » c’est-à-dire le peuple chrétien. Car ce que le peuple fait par ses vœux, les prêtres l’achèvent par leur ministère : Offerimus prœclarœ majestati tuœ, « Nous offrons à ta suprême majesté ; » prœclarœ, c’est prœ ceteria clarœ, « illustre audessus de toutes les autres. » Car si les justes doivent briller comme le soleil dans le royaume de leur Père, avec combien plus d’éclat la majesté divine ne brille-t-elle pas au-dessus de la leur ! De tuis donis, « de tes dons, » c’est-à-dire du fruit de nos moissons, par rapport au pain qui a été changé en la chair. Ac datis, c’est-à-dire des fruits des arbres ; et cela se rapporte au vin qui a été consacré au sang.

VIII. Des uns et des autres : Offerimus hostiam puram, hostiam sanctam, hostiam immaculatam ; « Nous t’offrons une hostie pure, une hostie sainte, une hostie sans tache, » c’est-à-dire l’eucharistie, exempte de toute souillure originelle, vénielle et criminelle. Nous avons dit, à la particule sixième, d’où dérive le mot hostie, à ces mots : qui pridie. Ou bien encore pure, quant à la connaissance ; sainte, comme par un cœur pur, quant aux paroles ; immaculée, quant aux œuvres, parce qu’elle n’a pas fait le péché, et que la ruse n’a pas été trouvée sur ses lèvres. Supplée Hoc est, c’est-à-dire panem sanctum, « un pain saint, » un pain sanctifiant ; supplée, qui donne la vie éternelle, quant à la robe de la chair. Et calicem salutis perpetuœ, « et le calice du salut éternel, » quant à la robe de l’ame, d’après ces paroles : « Je suis le pain vivant descendu du ciel ; si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement. »

IX. Ces paroles peuvent encore être expliquées d’une autre manière, comme si le Christ était appelé hostie pure, parce qu’il a été conçu sans péché ; pain de vie éternelle, parce qu’il est la nourriture des anges ; et calice du salut éternel, parce qu’il est la nourriture des hommes. Ou, d’une troisième manière : hostie pure, parce que le Christ a été offert pour nous délivrer de l’impureté du péché originel ; hostie sainte, parce qu’il a été blessé, pour que de ses blessures coulassent en abon-. dance les sacrements qui sanctifient l’Église ; immaculée, parce qu’il est mort pour nous délivrer de la mort éternelle ; pain de vie éternelle, parce qu’il est notre viatique et pour ainsi dire notre voie ; et calicem salutis perpetuæ, « et le calice du salut éternel, » parce qu’il est la réfection des anges, le calice dont ils s’enivrent dans la patrie. On peut encore expliquer d’une quatrième manière : de tuis donis et datis, ces dons sont éternels dans la réalité ; data, ces fruits sont temporels dans leur application. Nous t’offrons une hostie pure, c’est-à-dire l’hostie de ton corps ; une hostie sainte, c’est-à-dire ton sang ; une hostie sans tache, par rapport au corps comme par rapport au sang. Ou bien, encore, une hostie pure, c’est-à-dire séparée des autres ; sainte, c’est-à-dire sanctifiée ; immaculée, c’est-à-dire pure de toute tache, une hostie d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi qui n’est pas feinte. Suivent ces mots : Supra quæ, etc. Après avoir prié pour la transsubstantiation de la victime, et l’avoir offerte au Père ainsi transsubstantiée, alors il prie pour qu’elle soit acceptée, afin que le Père la reçoive, à l’instar des antiques sacrifices, propitio ; supplée nobis, « pour nous, » ac sereno vultu, « avec un visage propice pour tous, avec un visage serein. » C’est-à-dire, daigne la regarder d’un air clément : non que son visage soit jamais changé ; mais alors Dieu illumine et assérénit son visage sur nous, lorsqu’il répand sur nous sa miséricorde, comme il le déclare d’après ces paroles du Psalmite : « Qu’il fasse briller son visage sur nous, et qu’il ait pitié de nous. » Ainsi, quand le prêtre prononce respicere digneris, on remarque qu’il tient ses yeux tournés vers le propitiatoire, ce dont nous avons parlé dans la préface de cette partie ; et alors il fait une aspersion dans l’intérieur du tabernacle, lorsque, par la miséricorde divine, il implore sa propitiation, afin que Dieu ait ces présents pour agréables, comme il a fait à l’égard de ceux du juste Abel.

X. Vient ensuite : sicuti accepta hahere dignatus es munera Abel, « comme tu as daigné avoir pour agréables les présents d’Abel. » Or, cet adverbe sicuti marque la similitude et n’exprime pas la quantité ; car ce sacrifice est beaucoup plus agréable à Dieu que ne le furent ceux d’Abel, d’Abraham, de Melchisédech. La réalité vaut mieux que l’ombre, et la vérité que la figure. Nous devons donc faire plus attention à la similitude qu’à la quantité.

XI. Donc, en offrant nous ressemblons à Abel, mais en offrant bien. Faisons donc un juste partage, ce que ne fit pas Caïn, qui pécha sous ce rapport, car il offrit bien à Dieu ce qu’il devait, mais il ne s’offrit pas lui-même, et en enlevant son cœur à Dieu il ne partagea pas bien. Abel, au contraire, offrit intérieurement dans son cœur un sacrifice agréable à Dieu, en se donnant lui-même sans réserve, et en se partageant et se donnant tout entier à Dieu ; et c’est pour cela qu’on lit dans la Genèse : « Dieu jeta un regard favorable sur Abel et sur ses présents, mais il ne fit attention ni à Caïn ni à ses présents » (XIV, q. vi, Et scriptum). D’abord, il tourna ses regards sur Abel et ensuite sur ses offrandes, parce que ceux qui offrent ne plaisent pas à Dieu à cause de leurs présents, mais parce que les présents plaisent à cause de ceux qui les offrent. ;

XII. Abraham, pareillement illustre par sa foi, s’offrait d’abord tout entier au Dieu très-haut, et c’est pour cela que, lorsqu’il portait ses offrandes au Seigneur, il lui offrait des hosties pacifiques. Dieu exigea de lui qu’il lui sacrifiât ses affections paternelles, afin que, sachant comment il a obéi, nous imitions son exemple. « Prends, lui dit-il, prends ton fils unique que tu aimes, Isaac, et offre-le-moi en holocauste sur une des montagnes que je te désignerai. » Et, aussitôt, il trouva Abraham prompt et obéissant ; bien plus, il se plaît à nous le montrer tel.

XIII. Melchisédech, de son côté, s’il ne se fût d’abord lui-même offert comme un sacrifice agréable à Dieu, n’eût pas vu par avance les causes des choses futures, lui qui, plongeant dans l’avenir par un regard mystique, offrit le premier le sacrifice du pain et du vin, car il était prêtre du Dieu très-haut. Ces trois personnages sont appelés les pères de l’Ancien-Testament, parce que leurs sacrifices, d’une manière plus spéciale, figurèrent le sacrement de l’Eucharistie. En effet, que signifie Abel offrant les premiers-nés de son troupeau, sinon le Christ, premier-né pris au milieu de ses frères nombreux ? Le Christ n’a-t-il pas été tué méchamment par le peuple juif, comme Abel le fut lui-même par la jalousie de son frère ? Car, selon l’Apôtre, il est l’Agneau qui a été mis à mort dès l’origine du monde. Que désigne le sacrifice d’Abraham offrant son fils unique et bien-aimé, si ce n’est la passion du Christ, dont l’Apôtre dit : « Dieu n’a pas épargné son propre fils, mais il l’a livré pour nous tous ? » — « Celui-ci est, dit-il, mon fils bien-aimé, dans lequel j’ai mis mes complaisances. » Le sacrifice de Melchisédech a aussi préfiguré d’une manière si précise le sacrifice nouveau, que l’on a dit d’avance : « Tu es prêtre pour l’éternité, selon l’ordre de Melchisédech, » qui, d’après l’Apôtre, assimilé en tout au Fils de Dieu, demeure prêtre pour l’éternité. Abel est appelé puer (enfant), non tant à cause de son enfance qu’à cause de sa pureté, d’après ces paroles : « Voici mon enfant chéri que j’ai choisi : j’ai placé sur lui mon esprit. » Abraham est appelé patriarche, non tant du peuple israélite que du peuple chrétien. Il est le père du premier par la chair, celui du second par la foi, d’après ces paroles : « Ton nom ne sera plus désormais Abram[1], mais tu seras appelé Abraham[2], parce que je t’ai établi le père de beaucoup de nations. » Melchisédech est appelé roi de justice, ensuite roi de Salem, c’est-à-dire de la paix, à cause de ce que qu’on lit : « Dans ses jours naîtront la justice et l’abondance de la paix, jusqu’à ce que la lune disparaisse. » Le pape Léon Ier a ajouté au canon : sanctum sacrificium, immaculatam hostiam.

  1. Père élevé.
  2. Père d’une grande multitude.