Rational (Durand de Mende)/Volume 2/Quatrième livre/Chapitre 44

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Traduction par Charles Barthélemy.
Louis Vivès (volume 2p. 318-323).


CHAPITRE XLIV.
DE LA NEUVIÈME PARTIE DU CANON.


1. Supplices te rogamus, « Nous te prions avec supplications. » Ces paroles sont la neuvième partie du canon. Le pontife, comme l’ordonnait la loi, et comme nous l’avons dit dans la préface de cette partie, faisait des aspersions sur la table et l’autel, et sur le sacrifice extérieur, avec le sang pacifique. Le Christ aussi arrose son Père de son sang autant de fois qu’il l’apaise par la chair dont il s’est revêtu. Il arrose l’autel aussi longtemps qu’il restaure la troupe des anges ; il arrose le sacrifice extérieur en sanctifiant les hommes et en réconciliant avec son Père ceux qui sont sur la terre. Le prêtre fait une aspersion sur ces mêmes hommes, parce que ce sacrifice apaise Dieu et obtient leur pardon ; il fait encore des aspersions sur eux, parce que celui qui nous purifie augmente le nombre des citoyens du ciel ; il en fait aussi dans l’intérieur du tabernacle, comme nous l’avons dit dans la particule précédente. En disant ces mots : sublime altare, il rappelle le saint des saints. Or, après la cène, l’hymne ayant été récité, Jésus sortit et se dirigea vers le mont des Oliviers, au-delà du torrent de Cédron, et, s’étant avancé un peu, il tomba sur sa face, et pria en disant : » « Mon Père, si c’est possible, éloigne ce calice de moi ; » puis ! il s’isola une deuxième et une troisième fois, et pria en répétant les mêmes paroles ; et, étant tombé en agonie, il priait plus longtemps encore, et une sueur semblable à des gouttes de sang coula de son corps sur la terre ; puis, retournant vers ses disciples, il dit : « Levez-vous, allons, voilà que celui qui va me trahir approche. » Or, le traître donna un signal à celui qui l’accompagnaient, en disant : « Celui que j’embrasserai est Jésus, emparez-vous de lui. » Et aussitôt, s’approchant, il lui donna un baiser.

II. Or, parce que Jésus, tombant la face contre terre, pria en disant : « Mon Père, si c’est possible, etc., » c’est pour cela que le prêtre, s’inclinant, prie et dit : Supplices te rogamus, « Nous te supplions ; » ou bien encore, l’inclinaison du prêtre signifie que le Christ rendit l’esprit, comme nous l’avons dit dans la préface du canon. Nous avons parlé des inclinaisons au chapitre de la Confession. De même, en disant : ut quotquot ex hac altaris, etc., il baise une fois l’autel, pour représenter le baiser du traître après que le Seigneur eut fini sa prière et se fut levé. Quelques-uns baisent trois fois l’autel, pour rendre grâces à la Trinité, qui, par la passion du Seigneur, a réconcilié le genre humain. D’autres le baisent deux fois, pour marquer qu’il y a dans le Christ une double nature, ou qu’il a souffert en ame et en corps.

III. Or, comme le Seigneur, dans son agonie, prolongea sa prière en répétant trois fois la même chose, le prêtre, pour signifier cette particularité, fait trois croix ; il fait la première sur l’hostie, en disant : Sacrosanctum Filii tui corpus ; la seconde sur le calice, en disant : et sanguinem ; et la troisième en se signant lui-même sur le front, en disant : omni benedictione coelesti. Peut-être est-ce à cause de la sueur du corps qu’il fait une croix sur le corps, et à cause des gouttes de sang qu’il en fait une sur le sang. Peut-être en fait-il une troisième sur lui-même au front, pour marquer que Jésus tomba la face contre terre en priant. Ou, plutôt, la croix qu’il fait sur le corps désigne les liens qui attachèrent le corps du Christ ; celle sur le sang désigne les verges dont il fut battu et le sang qui sortit de ses plaies. Touchant les liens dont il fut attaché, on lit : « Les serviteurs des Juifs s’emparèrent de sa personne et le lièrent, et, après l’avoir attaché, ils le conduisirent et le livrèrent à Ponce-Pilate. » Touchant les verges, on lit : « Pilate prit Jésus, et flagella Jésus, » par les meurtrissures duquel nous avons été guéris. Or, par la troisième croix que le prêtre imprime sur sa face, il rappelle que les Juifs crachaient au visage de Jésus, lui donnaient des soufflets sur la figure, et lui couvraient la face d’un voile, en disant : « Devine, ô Christ ! qui est celui qui t’a frappé. » Troisièmement, la croix qui se fait sur le corps désigne le martyre du Christ ; celle qui se fait sur le sang désigne le martyre des saints. Quatrièmement, les deux premières croix signifient que le Christ a souffert pour deux peuples ; la troisième, qui se fait sur la face, indique que le Christ a souffert dans son corps ; mais d’autres ne font pas les deux croix susdites.

IV. Il faut encore considérer que le prêtre, en disant Supplices, etc., se tient incliné, les deux mains jointes devant la poitrine, pour désigner que l’humilité de la prière, figurée par l’inclinaison, mérite enfin d’être exaucée en cet endroit, et non ailleurs, si elle procède de la foi du cœur, c’est-à-dire de l’esprit. Je veux parler de la foi agissant par l’amour ; et c’est cette opération de la foi que l’on entend par le croisement des mains, parce qu’il y a certaines œuvres de la vie active et certaines autres de la vie contemplative. Les œuvres de la vie active sont comparées, en quelque sorte, conjointement aux œuvres de la vie contemplative, comme la main gauche s’appuie sur la main droite, par la raison que les œuvres de la vie active, comme placées au-dessous ou inférieures, disposent aux œuvres de la vie contemplative, et que les œuvres de la vie contemplative, comme placées au-dessus ou supérieures, confirment et perfectionnent les premières. C’est pour cela que, dans la jonction des mains, la droite est placée au-dessus de la gauche. Le prêtre prie de nouveau les mains jointes sur la poitrine, comme si, par ce fait même, il disait : « Je te supplie par ta croix et par ta passion, d’ordonner que ces offrandes soient portées, etc. » Car la jonction des mains figure la passion du Christ, et la droite, qui signifie la résurrection, est placée au-dessus de la gauche, qui désigne la passion, afin que par là soit indiqué que le Christ est ressuscité d’entre les morts.

V. Mais, dans certaines églises, le diacre, pendant l’action ou canon, lave ses mains pour signifier : premièrement, que Pilate lava ses mains pour proclamer qu’il était innocent de la mort du Christ ; ou bien, secondement, pour marquer que nos œuvres infâmes sont lavées par la passion du Christ ; troisièment, pour indiquer que personne, à moins qu’il ne soit pur, ne doit s’approcher pour recevoir les sacrements de la foi, suivent ces mots : Jube hœc perferri, etc. Ces paroles ont une si grande profondeur, que c’est à peine si l’intelligence humaine peut y pénétrer.

VI. D’où vient que le bienheureux Grégoire (De consec., d. ii, Quid sit sanguis, et à la fin de ses Dialogues), digne interprète d’un si grand sacrement, parlant d’une manière ineffable de cette formule, comme d’une chose presque ineffable : « Qui, parmi les fidèles, dit-il, pourrait douter qu’à l’heure même de l’immolation les cieux ne s’ouvrent à la voix du Christ, que les chœurs des anges n’assistent à ce mystère du Christ, que ce qu’il y a de plus bas ne s’associe à ce qu’il y a de plus élevé, que la terre ne s’unisse au ciel, et que l’invisible et le visible ne se fondent en un seul tout. » Le même père dit encore ailleurs que dans un seul et même temps, dans le même moment, le sacrement, par le ministère des anges, est enlevé au ciel, c’est-à-dire vers la nature céleste, pour être associé au corps du Christ, c’est-à-dire à son corps mystique, et apparaît aux yeux du prêtre sur l’autel.

VII. Cependant, sauf le mystérieux sacrement du céleste oracle, ces paroles pourraient être expliquées plus sûrement, quoique plus simplement. — Jube, « ordonne, » c’est-à-dire fais que ces choses, c’est-à-dire les vœux des fidèles, c’est-à-dire les supplications et les prières, perferri « soient présentées, » per manus sancti angeli tui, c’est-à-dire par le ministère des anges, esprits qui sont les ministres de Dieu et présentent nos vœux devant le Seigneur, d’après ces paroles de l’ange Raphaël à Tobie (Tobie, x) : « Quand tu priais avec larmes, j’offrais ta prière au Seigneur. »

VIII. Par où il est évident que l’on doit croire que l’Ange assiste aux saints mystères, non pour consacrer, parce qu’il ne le peut pas, mais pour offrir à Dieu les prières du prêtre et du peuple, d’après ces paroles de l’Apocalypse : « La fumée des aromates, qui sont les prières des saints, monta en la présence de Dieu par la main de l’ange. » In sublime altare tuum, supplée hoc est, c’est-à-dire in conspectu divinœ majestatis tuœ, en présence de ta divine majesté, dans la contemplation de ta majesté et de ta cour céleste, car Dieu lui-même est appelé Autel-Sublime (Exod., xx). « Ne monte pas sur mon autel par des degrés, » c’est-à-dire, dans la Trinité, tu n’établiras point de degrés. Or, comme le bienheureux Augustin le déclare, on ne dit point que l’Ange offre à Dieu nos prières, dans ce sens que Dieu ne connaîtrait qu’alors seulement ce que nous désirons, parce que Dieu connaît toutes choses avant qu’elles se fassent ; mais parce que la créature raisonnable, l’ange, doit nécessairement rapporter à l’éternité les causes temporelles, soit en demandant ce qui se fait à son égard, ou en consultant pour savoir ce qu’elle fera ; ou bien pour que, connaissant les choses que Dieu veut que nous fassions, elle nous en avertisse d’une manière évidente ou d’une manière cachée. On peut encore expliquer d’une seconde manière les paroles susdites.

IX. « Dieu tout-puissant, ordonne que ces offrandes, » c’est-à-dire, « le pain et le vin, soient portées, » c’est-à-dire changées « sur ton autel sublime, » c’est-à-dire changées au corps et au sang de ton Fils, et exaltées au-dessus des chœurs des anges, parce que le corps du Seigneur est appelé autel, d’après ces paroles : « Vous me construirez un autel avec de la terre ; » per manus angeli tui, c’est-à-dire par le ministère du prêtre. Car, selon saint Augustin, le prêtre ne demande que l’hostie soit portée devant Dieu que pour cette raison c’est-à-dire pour que l’on comprenne que ces mystères ne se font, c’est-à-dire que le pain et le vin ne sont transsubstantiés dans ce sacerdoce ou ce mystère que par la vertu de l’Esprit saint. Mais, comme déjà la transsubstantiation a eu lieu on peut expliquer la formule de cette troisième manière : « Ordonne que ces choses, c’est-à-dire le corps mystique du Christ, à savoir l’Église militante de Jésus-Christ, soient portées, soient associées, in sublime altare tuum, à l’Église triomphante, qui est appelée autel, d’après ces paroles du Lévitique : « Le feu brûlera toujours sur mon autel, » c’est-à-dire la ferveur de la charité triomphera dans l’Église ; et ceci : « par les mains de ton ange, » c’est-à-dire par l’opération et la vertu du Christ ton Fils, qui est l’ange du grand Conseil (Es., ix). Car il a uni son corps mystique à Dieu son Père et à l’Église triomphante. On peut encore expliquer les susdites paroles d’une quatrième manière : cet ange du grand Conseil c’est ce Conseiller par le conseil de qui le Père a créé le monde et créé une seconde fois le sublime autel. Le Christ crucifié est, en la présence de Dieu, assis à la droite du Père. L’Ange porte donc ces sacrements sur le sublime autel en présence de Dieu ; et, montrant ses cicatrices, la victime intercède auprès de son Père, pour nous, qui consacrons ce sacrement. Or, quelles sont les choses que le prêtre désire être portées sur le sublime autel ; le Seigneur nous l’explique en disant : Ut quotquot, etc. Car, par là, c’est le corps mystique du Christ que l’on désigne, que le Christ attire chaque jour à lui parles membres qui le composent, ce qui a fait dire à Jérémie : « Tu m’appelleras Père, et tu entreras immédiatement après moi. »