Ravensnest/Chapitre 1

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Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 1-15).
RAVENSNEST


OU


LES PEAUX-ROUGES




CHAPITRE PREMIER.


Ta mère était un modèle de vertu, et elle dit : Tu es ma fille ; et ton père était duc de Milan, ayant une seule héritière une princesse ; — c’est être pas mal née.
tempête.


Mon oncle Ro et moi, nous venions de voyager ensemble en Orient, et notre absence avait duré cinq longues années, lorsque nous atteignîmes Paris. Revenant d’Égypte par Alger, Marseille et Lyon, il y avait dix-huit mois qu’aucun de nous n’avait reçu une seule ligne d’Amérique, lorsque nous traversions les barrières. Jamais pendant tout ce temps nous n’avions pu saisir sur notre passage une seule lettre errante, et toutes nos précautions pour faire venir à notre rencontre quelque épître chez différents banquiers d’Italie, de Turquie et de Malte, avaient été inutiles.

Mon oncle avait longtemps voyagé, je pourrais dire longtemps résidé, en Europe ; car sur ses cinquante-neuf années, il en avait passé au moins vingt hors du continent américain. Vieux garçon, sans autre occupation que de recevoir les revenus d’une belle propriété, dont la valeur s’accroissait rapidement par suite du développement prodigieux de la ville de New-York, avec des goûts formés par les voyages, il était naturel qu’il cherchât de préférence les régions où il pouvait le mieux se satisfaire. Hughes Roger Littlepage, second fils de mon grand-père, Mordaunt Littlepage, et de sa femme Ursule Matbone, était né en 1786. Mon père, Malbone Littlepage, était le fils aîné de la famille, et il aurait hérité de la propriété de Ravehsnest, s’il avait survécu à ses parents ; mais comme il était mort jeune, je recueillis à l’âge de dix-huit ans ce qui eût été sa succession. Mon oncle Ro, cependant, avait eu pour sa part Satanstoe et Lilacksbush, deux maisons de campagne avec fermes, qui, sans être élevées à la dignité de domaines, pouvaient bien, en fin de compte, se montrer d’un meilleur rapport que les acres étendus qui formaient le patrimoine du frère aîné. Mon grand-père était riche ; car non-seulement la fortune des Littlepage était concentrée dans ses mains, mais aussi celle des Mordaunt, qui était la plus considérable, sans compter quelques legs fort arrondis, provenant d’un certain colonel Dirck Follock, ou Van Valkenburgh, qui, bien que parent très-éloigné, avait choisi pour ses héritiers les descendants de ma bisaïeule, Anneka Mordaunt. Nous étions tous bien pourvus, mes tantes ayant de fort beaux capitaux en obligations et en hypothèques sur une propriété appelée Mooseridge, outre quelques actions sur la ville, tandis que ma sœur Marthe possédait en deniers comptants cinquante mille dollars. J’avais aussi des actions de ville qui devenaient d’un bon produit ; et une clause de minorité pendant sept ans avait formé une accumulation de capitaux qui étaient parfaitement placés dans la compagnie de l’État de New-York. Je dis « une clause de minorité », parce que mon père et mon grand-père, l’un en me plaçant moi-même et une portion de la propriété sous la tutelle de mon oncle, l’autre en confiant à ses soins le reste de mes biens, avaient spécialement stipulé que je n’entrerais pas en jouissance avant d’avoir accompli ma vingt-cinquième année.

Je sortis du collége à vingt ans, et mon oncle Ro, c’est ainsi qu’il était appelé par Martha et moi, aussi bien que par une vingtaine de cousins et cousines, progéniture de mes trois tantes ; mon oncle Ro, donc, me proposa de voyager pour compléter mon éducation. Cette perspective étant toujours agréable pour un jeune homme, nous nous mîmes en route, juste au moment où se terminait la grande crise financière de 1836-1837, et lorsque nos actions se trouvaient à peu près en sûreté. En Amérique il faut presque autant de soins pour conserver ses capitaux, que de travail pour les acquérir.

Mes noms étaient les mêmes que ceux de mon oncle, Hughes-Roger Littlepage ; mais on m’appelait toujours Hughes, tandis que, lui, il était connu parmi ses intimes par les différentes appelations de Roger, Ro et Hodge, selon que les circonstances avaient rendu l’intimité sentimentale, affectueuse ou virile. Ce bon oncle avait un système à lui pour faire tomber les écailles qui souvent obscurcissent les yeux américains, et pour nettoyer les taches de provincialisme qui altèrent la pureté du diamant républicain. Il avait assez vu déjà pour se convaincre que si « notre pays », comme l’appellent en toute occasion tous ceux qui appartiennent à notre bienheureuse nation, peut enseigner beaucoup de choses au vieux monde, il y avait aussi pour lui une possibilité, simplement une possibilité, ne l’oubliez pas, d’apprendre quelque petite chose. En conséquence, dans le but de procéder méthodiquement dans la série des connaissances, son avis était de commencer par l’alphabet, et puis de poursuivre jusqu’aux belles-lettres et aux mathématiques. Ceci mérite quelques explications.

La plupart des voyageurs américains débarquent en Angleterre, le pays le plus avancé en civilisation matérielle, puis ils vont en Italie et peut-être en Grèce, réservant l’Allemagne et les régions moins attractives du nord pour la fin du chapitre. Mon oncle avait, lui, pour théorie de suivre l’ordre des temps, et de commencer par les anciens pour finir par les modernes, quoique en adoptant cette règle il convînt que c’était un peu diminuer le plaisir des novices ; car un Américain nouvellement débarqué des plaines nouvelles du continent occidental, peut certainement, en Angleterre, jouir des souvenirs du passé, lesquels lui paraîtront nécessairement fades et insipides, après qu’il aura visité le temple de Neptune, le Colisée ou le Parthénon, ou ce qui en reste. C’est ainsi, je n’en doute pas, que j’ai perdu un grand nombre de jouissances, en commençant par le commencement, ou en commençant en Italie pour voyager vers le nord.

Tel avait été, cependant, notre itinéraire. Prenant terre à Livourne, nous avions parcouru la Péninsule en un an ; puis, traversant l’Espagne et la France jusqu’à Paris, nous gagnâmes Moscou et la Baltique, d’où nous nous dirigeâmes en Angleterre par Hambourg. Après avoir parcouru les Îles Britanniques, dont les antiquités me parurent insignifiantes et sans intérêt après avoir vu toutes celles qui étaient de beaucoup, plus antiques, nous revînmes à Paris, afin de faire de moi tout à fait un homme du monde, et de donner tout son éclat au diamant américain. Mon oncle Ro aimait beaucoup Paris, et il y avait fait l’acquisition d’un petit hôtel, où il conservait toujours pour son usage un appartement élégamment meublé, comprenant l’entresol et le premier. Le reste de la maison était occupé par des locataires. Lorsqu’il s’absentait pour un temps qui devait dépasser six mois, il consentait par faveur spéciale à louer même son appartement à quelque famille américaine, et le prix du loyer était consacré à réparer ou à embellir l’ameublement.

À notre arrivée d’Angleterre, nous passâmes une saison entière à Paris, consacrant tout ce temps à polir le diamant, lorsque mon oncle se mit tout à coup en tête qu’il fallait visiter l’Orient. Il n’était jamais allé lui-même plus loin que la Grèce, et il lui prit fantaisie de m’accompagner encore dans cette excursion. Pendant deux ans et demi nous fûmes absents, visitant la Grèce, Constantinople, l’Asie Mineure, la Terre Sainte, l’Arabie Pétrée, la mer Rouge, l’Égypte jusqu’aux secondes cataractes, et presque toute la Barbarie. Vers cette dernière région, nous fûmes attirés par le désir de sortir un peu des routes battues. Mais aujourd’hui l’on rencontre au milieu des turbans tant de chapeaux et de casquettes, qu’un chrétien bien élevé peut se montrer presque partout sans qu’on lui crache dessus. Ceci est un grand encouragement pour les voyageurs en général et pour un Américain en particulier, qui, après tout, court plus risque de subir cette humiliation chez lui, qu’il ne le ferait même à Alger. Mais l’opinion fait tout en morale. Nous avions donc été absents de Paris depuis deux ans et demi ; et, comme je l’ai dit, depuis dix-huit mois nous n’avions pas reçu un journal ou une lettre d’Amérique. Même les nouvelles reçues antérieurement ne contenaient rien sur les affaires générales.

Nous savions seulement que les actions des banques avaient repris faveur, et pendant toute notre absence, les banquiers avaient payé avec confiance nos lettres de change, et sans commissions extraordinaires. Il est vrai que mon oncle Ro, en voyageur expérimenté, s’avançait solidement muni en matière de crédit, précaution qui n’est nullement superflue pour les Américains, après les clameurs qui se sont élevées contre nous dans le vieil hémisphère.

Enfin notre tour était achevé, en dépit de toutes les contrariétés, et nous voici encore une fois dans les murs du magnifique Paris. Les postillons nous avaient, conduits à notre hôtel, rue Saint-Dominique ; et nous nous assîmes à dîner, une heure après notre arrivée, sous un toit qui était notre propriété. Le locataire de mon oncle avait quitté l’appartement un mois auparavant, selon les conventions, et le portier et sa femme avaient arrêté un cuisinier, mis les meubles en ordre, et tout préparé pour notre venue.

— Il faut avouer, Hughes, dit mon oncle au moment où il finissait la soupe, que l’on peut vivre à Paris d’une manière fort agréable, pourvu que l’on possède le savoir-vivre. Néanmoins, je me sens un grand appétit pour l’air natal. On peut dire et penser tout ce qu’on veut sur les plaisirs de Paris, la cuisine de Paris, et autres délicatesses, mais, après tout, rien n’est tel que le chez soi. Une dinde aux truffes est certainement un manger capital mais une dinde avec une bonne sauce américaine n’est pas à dédaigner. Je vous ai toujours dit, Monsieur, que l’Amérique est un excellent pays pour manger et boire, quel que soit en d’autres matières son défaut de civilisation.

— Excellent pour manger et boire, Hugues, sans doute, si vous pouvez éviter la graisse d’une part, et trouver un vrai cuisinier, de l’autre. Il y a autant de différence entre la cuisine de la Nouvelle-Angleterre, par exemple, et celle des États du centre, qu’entre celle de l’Angleterre et de l’Allemagne ; la cuisine des États du centre et des États du sud aussi, quoique celle-ci se ressente un peu des Indes occidentales, – mais la cuisine des États du centre est anglaise ; dans son bon côté ; j’entends par là les plats solides, substantiels, savoureux des Anglais dans leur véritable vie domestique, avec leur rosbif incuit, leur biftecks faits à la minute, leurs côtelette pleines de jus, leur bouillon de mouton, leur gigot de mouton, et id omne genus. Nous avons aussi nos bonnes choses, comme la tête de mouton, l’alose et les oiseaux aquatiques. La différence entre la Nouvelle-Angleterre et les États du centre est encore très-saisissable, mais dans mes jeunes années elle était patente. T’offrirai-je un peu de cet éternel poulet à la Marengo ? Je voudrais que ce fût une honnête volaille américaine bouillie, garnie d’une bonne tranche de marcassin. Je me sens terriblement national ce soir, Hughes !

— C’est tout naturel, mon cher oncle Ro, et je suis disposé à m’accuser du même péché. Nous voici tous les deux absents de notre terre natale depuis cinq ans, et la moitié de ce temps sans en avoir reçu de nouvelles. Nous savons que Jacob (c’était un noir libre qui servait mon oncle, un reste du vieux système domestique des colonies, dont le nom eût été, trente ans auparavant, Jaaf ou Yop) ; nous savons que Jacob est allé chez notre banquier chercher nos journaux et nos lettres, et cela naturellement appelle nos pensées de l’autre côté de l’Atlantique. Je suis convaincu que nous nous trouverons tous deux soulagés demain à notre déjeuner, après que nous aurons pris connaissance de nos dépêches. Allons, prenons ensemble un verre de vin, Hughes, à la bonne vieille mode d’York. Ton père et moi, lorsque nous étions garçons, n’aurions jamais songé à humecter nos lèvres du demi-verre de madère qui était notre portion, sans nous dire : « À ta santé, Mall ; – à ta santé, Hodge. »

— De tout mon cœur, oncle Ro. C’était une mode qui déjà commençait à vieillir, même avant mon départ ; mais c’est devenu presque une coutume américaine, parce que nous y avons tenu plus longtemps que les autres.

— Henry !

— Ce personnage était le maître-d’hôtel de mon oncle, qui lui avait continué ses gages pendant toute la durée de notre absence, afin de pouvoir, au retour, compter sur son service calme, habile et honnête.

— Monsieur !

— Je ne doute pas que ce vin de Bourgogne ne soit bon ; il a certainement bonne mine, et il vient d’un marchand auquel je puis avoir confiance mais M. Hughes et moi nous allons boire ensemble à l’américaine, et je suppose que vous voudrez bien nous donner un verre de madère, quoique le dîner soit un peu avancé pour prendre ce vin.

— Très-volontiers, Monsieur ; je suis heureux de pouvoir vous obliger.

Mon oncle Ro et moi nous prîmes donc le madère, quoique je ne puisse pas dire grand’chose en faveur de la qualité.

— Quelle excellente chose qu’une reinette de Newtown ! s’écria mon oncle après un intervalle de silence. Ils parlent beaucoup ici, à Paris, de leur poire de beurré, mais, à mon goût, elle ne peut se comparer aux bons fruits que nous obtenons à Satanstoe, et qui, pour le dire en passant, sont meilleurs, je crois, que ceux qui sont recueillis de l’autre côté de la rivière, à Newtown même.

— Ce sont d’excellentes poires, Monsieur ; et votre verger de Satanstoe est un des meilleurs qui se connaissent, ou du moins ce qui en reste ; car je crois qu’une partie de vos arbres est enterrée dans le faubourg actuel de Dibbleton.

— Oui, que le diable emporte l’endroit ! Je voudrais ne m’être pas défait d’un seul pied de terre ; quoique j’aie fait pas mal d’argent par la vente. Mais l’argent n’est pas une compensation pour les affections.

— Pas mal d’argent, mon cher Monsieur ! Puis-je, je vous prie, savoir à quoi l’on estimait Satanstoe, lorsque mon grand-père vous le laissa ?

— À un assez bon taux car c’est une ferme du premier numéro. Tu sais que le tout ensemble, y compris les joncs et les prés salés, renferme bien cinq cents acres.

— Dont vous avez hérité en 1829 ?

— Sans doute l’année de la mort de mon père. À cette époque la propriété passait pour valoir environ trente mille dollars ; mais la terre n’avait pas en 1829 une grande valeur en Westchester.

— Et vous en avez vendu deux cents acres, y compris le port et une bonne partie des joncs, pour le modique total de cent dix mille dollars, argent comptant. C’est une assez belle affaire, Monsieur.

— Non, pas argent comptant. Je n’en ai touché que quatre-vingt mille. Les autres trente mille sont garantis par hypothèque. Laquelle hypothèque, vous avez encore, je pense, si l’on dit vrai, frappant toute la ville de Dibbleton. Une ville doit être une bonne garantie pour trente mille dollars.

— Pas trop cependant, dans ce cas. Les spéculateurs qui achetèrent de moi en 1835 firent le plan de leur ville, construisirent un hôtel, un quai et un magasin, puis mirent à l’enchère les lots. Ils en vendirent quatre cents, de vingt-cinq pieds sur cent, grandeur conforme aux règlements, comme tu vois, au prix moyen de deux cent cinquante dollars, souvent moitié en deniers, c’est-à-dire cinquante mille dollars, et prenant hypothèque pour la balance. Bientôt après, la dépréciation survint, et le meilleur lot de Dibbleton n’aurait pas produit, sous le marteau, vingt dollars. L’hôtel et le magasin restent debout seuls dans leur gloire, et resteront ainsi jusqu’à ce qu’ils, tombent, ce qui n’arrivera pas, je pense, d’ici à mille ans.

— Et qu’est devenu le plan de la ville ?

— Pas grand’chose. Les bornes indicatives des lots ont disparu, et il en coûterait la valeur du fonds à tout homme qui tenterait de payer un arpenteur pour retrouver ses vingt-cinq pieds sur cent.

— Mais votre hypothèque est bonne ?

— Bonne, dans un sens ; mais un avoué de Philadelphie serait fort embarrassé de la faire valoir. Les acquéreurs de tous les lots seraient autant d’adversaires à combattre. J’ai prescrit à mon agent de commencer par acheter tous ces droits, comme le plus court moyen de m’en débarrasser ; et il m’a fait savoir, dans la dernière lettre que j’ai reçue, qu’il avait réussi à faire l’acquisition des titres de trois cent dix-sept lots, au prix moyen de dix dollars. Le reste, je suppose, se trouvera légalement absorbé.

— Absorbé ! voilà un procédé dont je n’ai jamais entendu parler, appliqué à la terre.

— C’est cependant une méthode souvent usitée en Amérique, et qui consiste simplement à enclore dans votre propriété une terre adjacente pour laquelle il ne se présente aucun réclamant. Que puis-je faire ? Aucun propriétaire ne se rencontre ; et puis mon hypothèque est toujours un titre. Une possession de vingt années avec hypothèque est un aussi bon titre qu’un contrat d’acquisition avec toutes stipulations de garantie contre les droits des mineurs et les reprises des femmes.

— Vous avez mieux réussi à Lilacksbush ?

— Ah ! celle-là a été une transaction claire, et n’a laissé aucune mauvaise guerre. Lilacksbush étant dans l’île de Manhatan, on est sûr qu’il y aura là une ville un jour ou l’autre. Il est vrai que la propriété est située à huit milles de l’hôtel de ville ; néanmoins elle a sa valeur et sera toujours vendue à son prix. Ensuite le plan de New-York est fait et établi, et chacun peut retrouver son lot. Personne d’ailleurs ne peut dire que la ville ne s’étendra pas jusqu’à Kingsbridge.

— J’ai entendu dire que vous en aviez eu un bon prix.

— Trois cent vingt-cinq mille dollars, argent. Je n’ai voulu accorder aucun crédit, et tout cet argent est actuellement placé en bonnes actions six pour cent des compagnies des États de New-York et de l’Ohio.

— Ce que bien des personnes dans cette partie du monde ne considéreraient pas comme un très-sûr placement.

— Tant pis pour elles. L’Amérique est après tout une glorieuse nation, Hughes ; et il y a plaisir et orgueil à lui appartenir. Regarde-la, quoique tout le reste de la chrétienté lui jette la pierre.

— Vous devez au moins avouer, mon cher Monsieur, interrompis-je peut-être un peu vivement, que les autres peuples peuvent bien être tentés par l’exemple car s’il y a une nation qui soit constamment occupée à se jeter la pierre à elle-même, c’est sans contredit notre bien-aimée patrie.

— C’est vrai qu’elle a cette mauvaise habitude à l’excès, et au lieu de se corriger elle empire, à mesure que diminue l’influence des hommes bien élevés mais c’est une tache au soleil, une paille dans le diamant, que le frottement peut faire disparaître. Mais quel pays, quel glorieux pays ! Tu as maintenant parcouru assez complètement les contrées civilisées du vieux monde, mon cher garçon, et tu dois t’être convaincu par toi-même de la supériorité de la terre natale.

— Je me souviens que vous avez toujours tenu ce langage, oncle Ro ; cependant vous avez passé la bonne moitié de vos jours hors de ce glorieux pays, depuis que vous avez atteint l’âge viril.

— Simple résultat d’accidents et de goûts : Je ne veux pas dire que l’Amérique soit le pays où doive débuter un garçon ; les moyens d’amusement pour ceux qui n’ont pas de foyer domestique sont trop limités. Je ne prétends pas non plus qu’en Amérique la société, dans son sens ordinaire, soit aussi bien ordonnée, aussi bien entendue, aussi agréable ou instructive, aussi pourvue de bon goût, que la société dans presque toutes les contrées de l’Europe que je connais. Je n’ai jamais supposé que l’homme de loisir, placé à part des affections, pût jamais rencontrer autant de jouissances chez nous que dans cette partie du monde et j’admets volontiers que, intellectuellement, la plupart des hommes dans une grande capitale de l’Europe vivent, en un jour plus qu’ils ne vivraient en une semaine dans des endroits comme New-York, Philadelphie et Baltimore.

— Vous ne parlez pas de Boston, je vois, Monsieur.

— De Boston, je ne dis rien. C’est un endroit où l’on est très-susceptible, et il vaut mieux laisser les choses tranquilles. Mais pour ce qui concerne un homme ou une femme de loisir, un homme ou une femme de goût, un homme ou une femme de quelque raffinement, je suis prêt à admettre, cœteris paribus, qu’ils pourraient rencontrer beaucoup plus de jouissances en Europe qu’en Amérique. Mais le philosophe, le philanthrope, l’économiste, le patriote, en un mot, peut à bon droit signaler les éléments de profonde supériorité nationale que l’on trouve en Amérique.

— J’espère, mon oncle, que ces éléments eux-mêmes ne sont pas assez profonds pour ne pas pouvoir être mis au jour.

— Il y a peu de difficulté à cela, mon garçon. Regarde, pour commencer, l’égalité de la loi. Elle repose sur les principes de justice naturelle ; constituée au bénéfice de la société, pour le pauvre comme pour le riche.

— Est-ce de même établie pour le riche comme pour le pauvre ?

— Eh bien, je t’accorde qu’à cet égard il commence à paraître une légère tache. C’est une des faiblesses inhérentes à l’humanité, et nous ne devons pas espérer la perfection. Il y a certainement une tendance à légiférer pour le grand nombre, afin d’obtenir des voix aux élections ce qui a rendu, je l’avoue, les rapports de débiteurs et créanciers assez peu sûrs mais la prudence peut aisément remédier à cela. Après tout, ce n’est que s’égarer dans la bonne voie, que de favoriser le pauvre au lieu du riche, si l’un des deux doit être préféré.

— La justice ne favoriserait ni l’un ni l’autre, mais les traiterait également. J’ai toujours entendu dire que la tyrannie du nombre était la pire de toutes.

— Sans doute, là où il y a vraiment tyrannie et la raison en est claire. Un tyran est plutôt satisfait qu’un million de tyrans, et a même un plus grand sentiment de responsabilité. Je puis aisément concevoir que le czar lui-même, s’il est disposé à être un tyran, peut hésiter à faire, sous son unique responsabilité, ce que ferait une de nos majorités, sans même avoir la conscience de l’oppression qu’elle exercerait ou sans s’en soucier. Mais, en somme nous faisons peu d’oppression et certes pas assez pour balancer les immenses avantages du système.

— J’ai entendu des hommes très-sages dire que le plus fâcheux symptôme de notre système est la décadence graduelle de la justice parmi nous. Les juges ont perdu leur influence, et les jurés se mettent à faire la loi aussi bien qu’à la violer.

— Il a beaucoup de vrai dans cela, j’en conviens et dans tous les procès, de quelque importance, l’on entend constamment demander, non pas quel plaideur a le bon droit pour lui, mais lequel a pour lui le jury. Je ne vise pas à la perfection ; tout ce que je dis c’est que notre pays est un glorieux pays, et que toi et moi nous avons toute raison d’être fiers que le vieux Hughes Roger, notre prédécesseur et homonyme, ait jugé à propos de s’y transplanter, il y a un siècle et demi.

— Eh bien je gagerais, oncle Ro, que bien des Européens s’étonneraient qu’aucun homme fût fier d’être né Américain manhattanèse, comme vous et moi.

— Tout cela peut être vrai, car on a tenté plus d’une fois depuis peu de nous mettre en discrédit, par suite de la mesure prise par certains États de ne pas payer les intérêts de leurs dettes. Mais à tout cela la réponse est facile, et surtout de la part de nous autres New-Yorkistes. Il n’y a pas une nation en Europe qui paierait l’intérêt de ses dettes, si ceux qu’on impose pour le faire avaient le contrôle de ces impôts et le pouvoir de décider si on les lèverait ou non.

— Je ne vois pas en quoi cela raccommode les choses. Les autres pays vous disent que tel est l’effet de votre système, tandis que nous sommes trop honnêtes pour dire que ce système existe dans le vieil hémisphère.

— Bah ! pure plaisanterie ! Ils empêchent l’existence de notre système pour bien d’autres raisons, et ils contraignent au paiement des intérêts de leurs dettes, afin de pouvoir emprunter davantage. D’ailleurs cette affaire de répudiation de la dette, comme on t’appelle, a été misérablement falsifiée, et il n’y a pas à répondre au mensonge par des arguments. Aucun État américain n’a répudié sa dette que je sache, quoique plusieurs aient été incapables de remplir leurs engagements lorsqu’ils sont venus à échéance.

— Incapables, mon oncle ?

— Oui, incapables, voilà le vrai mot. Vois la Pensylvanie, par exemple ; voilà une des plus riches communautés du monde civilisé ; ses charbons et ses fers seuls suffiraient pour rendre riche un pays quelconque, et une portion de la population agricole est une des plus opulentes que je connaisse. Néanmoins la Pensylvanie, par suite d’un concours de circonstances, n’a pas pu payer l’intérêt de sa dette pendant deux ans et demi, quoiqu’elle le paie maintenant, et continuera probablement à le payer. La chute soudaine de cette colossale institution financière, la soi-disant banque des États-Unis, après qu’elle eut cessé d’être une banque du gouvernement, jeta un tel trouble dans la circulation que les paiements, par tous les moyens connus, devinrent impossibles. Je sais ce que je dis, et je répète impossibles. Il est bien connu que beaucoup de personnes, accoutumées à l’opulence, furent obligées de porter leur vaisselle à la monnaie, afin de se procurer de l’argent pour aller au marché. Et puis on peut bien attribuer quelque chose aux institutions, sans attaquer la probité d’un peuple. Nos institutions sont populaires, de même que celles de la France ne le sont pas ; et le peuple, le créancier intérieur, avec son compte impayé, et ses amis et parents dans la législature, prêts à lui venir en aide, combattit d’abord pour son propre argent, avant d’en laisser envoyer au dehors.

— Et cela était-il parfaitement délicat, Monsieur ?

— Certainement non ; c’était parfaitement indélicat, mais aussi parfaitement naturel. Supposes-tu que le roi de France se priverait de sa liste civile, ou ses ministres de leurs appointements ; si les circonstances forçaient le pays à suspendre le paiement de la rente pendant un an ou deux ? J’ose affirmer que tous et chacun d’eux se donneraient la préférence comme créanciers et agiraient en conséquence. Chacun de ces pays a suspendu ses paiements de manière et d’autre, et, dans bien des cas, ont balancé leurs comptes avec l’éponge. Aussi leurs clameurs contre nous sont calculées dans un but politique.

— Cependant j’aurais désiré, par exemple, que la Pensylvanie eût continué ses paiements à tout risque.

— C’est fort bien de désirer, Hughes ; mais c’est désirer, une impossibilité. D’ailleurs toi et moi, en notre qualité de New-Yorkistes, nous n’avons rien à faire de la dette pensylvanienne, pas plus que Londres n’aurait à s’occuper de la dette de Dublin ou de Québec. Nous avons toujours payé nos rentes, et payé même plus honnêtement, si l’honnêteté est introduite dans la question, que l’Angleterre n’a payé les siennes. Lorsque nos banques suspendaient leurs paiements, l’État paya ses intérêts en papier en quantité suffisante pour acheter sur la place les espèces équivalentes tandis que l’Angleterre fait de son papier la monnaie courante, et a, pendant environ vingt-cinq ans, payé l’intérêt de sa dette en papier qui ne s’escomptait qu’avec des pertes considérables. J’ai connu un Américain qui avait dans les rentes anglaises près d’un million de dollars, dont il a dû pendant une longue série d’années recevoir les intérêts en papier non négociable. Non, non, vois-tu, tout cela ce sont des mots, et nous ne devons pas en être considérés une particule de moins que nos voisins. L’égalité de nos lois, voilà de quoi je me glorifie !

— Si les riches avaient des chances égales aux pauvres, oncle Ro.

— Quant à ça, je l’avoue, il y a quelque chose à dire mais ce n’est pas d’une grande importance.

— Et puis la dernière loi sur les faillites ?

— Ah ! ce fut un infernal procédé ; il faut aussi que j’en convienne. Ce fut une législation spéciale, établie pour payer certaines dettes particulières, et la loi fut abolie aussitôt qu’elle eut atteint son but. Il y a là certainement dans notre histoire une tache plus ineffaçable que ce qu’on appelle répudiation, quoique des hommes parfaitement honnêtes aient voté la loi.

— Avez-vous entendu parler d’une farce qu’on a jouée à ce sujet à New-York, immédiatement après notre départ ?

— Jamais ; qu’était-ce donc ? quoique après tout la plupart des pièces américaines ne vaillent guère mieux que des farces.

— Celle-ci ressort un peu du commun, et ne manque pas d’esprit. C’est la vieille histoire de Faust, dans laquelle un jeune débauché se vend au diable, corps et âme. Un certain soir, pendant qu’il fait bombance avec de joyeux compagnons, son créancier arrive, insiste pour voir le maître, et se fait introduire. Le voilà qui entre avec son pied fourchu et ses cornes, et aussi, je crois, avec sa queue ; mais Tom n’est pas homme à s’effrayer de bagatelles, il insiste pour que ce nouvel hôte prenne un siége, boive un verre de vin, et invite Dick à finir la chanson interrompue. Cependant, quoique le reste de la compagnie n’eût signé aucun contrat avec Satan, quelques-uns des convives avaient certaines autres dettes non inscrites qui les mettaient mal à l’aise. Enfin l’odeur de soufre devenant trop forte, Tom se lève, aborde son hôte, et lui demande quelle espèce d’affaire l’appelle chez lui. — Cette obligation, Monsieur, dit Satan d’un air significatif. — Cette obligation ? eh bien, après ? Elle paraît en règle. — N’est-ce pas là votre signature ? — J’en conviens. — Signée de votre sang ? — Facétie de votre part ; je vous ai dit dans le temps que l’encre était aussi bonne aux yeux de la loi. – L’échéance est passée de sept minutes et quatorze secondes. – C’est, ma foi, vrai ! Eh bien ? — Je demande le paiement. — Ah ! la bonne charge ! qui est-ce qui songe à payer par le temps qui court ? Même la Pensylvanie et le Maryland ne paient pas. — Mais j’insiste pour être payé. — Ah ! vraiment, vraiment. — Sur quoi Tom tire un papier de sa poche, et ajoute d’un air magnifique : — Eh bien, puisque vous êtes si exigeant, voici une décharge de par la nouvelle loi sur les faillites, signée Smith Thompson. — Le diable désappointé disparut en faisant entendre un grognement de rage.

L’oncle Ro rit de bon cœur de mon histoire mais au lieu d’en tirer les inductions que j’attendais, il n’en fut que mieux disposé à concevoir une bonne opinion du pays.

— Eh bien, Hughes, il y a de l’esprit parmi nous, il faut l’avouer, s’écria-t-il en pleurant d’attendrissement ; quoique nous ayons quelques lois perverses et quelques hommes pervers pour les appliquer. Mais voici Jacob avec les lettres et les journaux. Ma foi, le gaillard en a plein un panier.

En effet Jacob, nègre très-estimable ; arrière petit-fils d’un vieux nègre nommé Jaaf ou Yop, qui demeurait encore sur ma propriété de Ravensnest, venait d’entrer avec le portier, tous deux traînant le panier en question. Il y avait plusieurs centaines de journaux et plus de cent lettres. La vue de tous ces papiers nous reporta plus vivement vers les souvenirs d’Amérique ; et le dessert étant à peu près fini, nous nous levâmes pour jeter un coup d’œil sur nos paquets. Ce ne fut pas une petite besogne que de débrouiller notre courrier, tant il y avait de lettres et de journaux à partager.

— Voici quelques journaux que je n’ai jamais vus auparavant, dit mon oncle ; le Gardien du sol, cela doit avoir trait à la question de l’Orégon.

— Je le suppose comme vous, Monsieur. Voici au moins une douzaine de lettres de ma sœur.

— Sans doute, ta sœur n’est pas encore mariée, et peut encore penser à son frère mais les miennes sont mariées, et une lettre par an serait beaucoup. Voici cependant l’écriture de ma bonne vieille mère ; c’est quelque chose. Jamais Ursule Malbone n’oublierait son enfant. Eh bien, bonsoir, Hughes. Chacun de nous doit avoir assez d’occupation pour une soirée.

— Au revoir, Monsieur. Nous nous retrouverons demain à dix heures, et nous pourrons comparer nos nouvelles, et causer à loisir.