Ravensnest/Chapitre 2

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Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 15-27).

CHAPITRE II.


Pourquoi se courbe le front de mon seigneur, comme l’épi chargé des bienfaits de Cérès ?
Henri VI.


Je ne me couchai pas ayant deux heures du matin, et je n’étais pas levé avant neuf heures et demie. Il en était puis de onze, lorsque Jacob vint m’avertir que son maître était dans la salle à manger, prêt à se mettre à table. Je me hâtai de monter, car je couchais à l’entresol ; et, au bout de trois minutes, je fus à table avec mon oncle. Je remarquai, en entrant, qu’il avait un air grave, et je m’aperçus qu’une couple de lettres et plusieurs journaux étaient près de lui Son « bonjour, Hughes » fut tendre et affectueux comme à l’ordinaire, mais je crus y entrevoir un peu de tristesse.

— Aucune mauvaise nouvelle, j’espère, Monsieur ? m’écriai-je sous l’influence de ma première impression. La lettre de Marthe est de la date la plus récente, et elle écrit avec gaîté. Je sais que ma grand’mère était parfaitement bien, il y a six semaines.

— Je le sais aussi, Hughes, car j’ai une lettre d’elle, écrite de sa chère main. Ma mère jouit d’une excellente santé pour une femme de quatre-vingts ans ; mais elle désire naturellement nous voir, et toi surtout. Les petits-enfants sont toujours les favoris des grand’mères.

— Je suis enchanté d’apprendre tout cela, Monsieur ; car je craignais vraiment, en entrant, que vous eussiez reçu quelque nouvelle défavorable.

— Et tes nouvelles sont-elles donc toutes favorables, après un si long silence ?

— Rien de désagréable, je vous assure. Patt écrit d’un ton tout à fait joyeux, et je présume qu’elle compte actuellement parmi les premières beautés, quoique elle me dise qu’on la trouve généralement d’une physionomie ordinaire. Quant à cela, c’est impossible ; car vous devez savoir que lorsque nous la quittâmes, à l’âge de quinze ans, elle donnait toutes les espérances d’une grande beauté.

— Comme tu le dis ; il est impossible que Marthe Littlepage soit autre chose que belle car quinze ans forment un âge où en Amérique, on peut à coup sûr prédire ce que sera une femme. Ta tante veut te réserver une surprise agréable. J’ai entendu de vieilles gens dire qu’elle ressemble beaucoup à ma mère lorsqu’elle avait cet âge, et Duss Malbone était alors une beauté en vogue.

— Je suppose bien que c’est comme vous le dites d’autant mieux qu’il y a dans ses lettres certaines allusions à un certain Harry Beekman, qui me flatteraient beaucoup si j’étais à la place de M. Harry. Sauriez-vous, par hasard, quelque chose sur cette famille de Beekman, Monsieur ?

À cette question, mon oncle me regarda avec quelque surprise. Véritable New-Yorkiste par sa naissance, ses relations, ses alliances et ses sentiments, il professait un grand respect pour les vieux noms de la colonie et de l’État et je l’avais souvent entendu s’amuser de la manière dont les nouveaux venus de mon temps apparaissaient au milieu de nous pour s’épanouir comme la rose et pour être effeuillés et dispersés à travers le pays. Il était tout naturel qu’une communauté dont la population s’était multipliée en cinquante ans d’un demi-million à deux millions et demi, et cela autant par immigration des communautés voisines que par un accroissement naturel, eût subi quelques changements dans ses sentiments à cet égard ; mais, d’un autre côté, il était tout aussi naturel que le New-Yorkiste pur-sang n’en eût pas subi.

— Tu dois certainement savoir, Hughes, que c’est parmi nous un nom ancien et respecté, répondit mon oncle après qu’il m’eut donné le coup d’œil de surprise dont j’ai parlé. Il y a une branche des Beekman ou Bakeman, comme nous les appelions, établie près de Satanstoe et je présume que ta sœur, dans ses fréquentes visites à ma mère, a dû les rencontrer. C’est une relation qui est toute naturelle, et l’autre sentiment dont tu parles peut être aussi naturel que la relation, quoique je ne puisse dire que je l’aie jamais éprouvé.

— Vous persistez donc à soutenir, Monsieur, que vous n’avez jamais été la victime de Cupidon ?

— Hughes, Hughes, cessons de plaisanter. Il y a en effet des nouvelles qui m’ont presque brisé le cœur.

Surpris et alarmé, je contemplai mon oncle, tandis qu’il cachait sa figure dans ses mains, comme pour dérober à sa vue ce méchant monde et tout ce qu’il contenait. Je ne disais mot, car je voyais que le vieillard était réellement affecté, et j’attendais qu’il lui plût de m’en communiquer davantage. Mon impatience cependant fut bientôt soulagée, lorsque, ses mains s’étant abaissées, je pus voir encore la contenance belle mais obscurcie de mon oncle.

— Puis-je vous demander la nature de ces nouvelles ? me hasardai-je à dire.

— Tu le peux, et je vais te le faire savoir. Il est convenable, au fait, que tu entendes tout, et que tu comprennes tout ; car tu as un intérêt direct dans l’affaire, et une portion considérable de ta propriété répond des résultats. N’avait-on pas parlé avant notre départ des troubles des manoirs, comme on les appelle ?

— Certainement, quoique cela ne fît pas alors grand bruit. Je me souviens que nous en avons vu quelque chose dans les journaux, au moment de partir pour la Russie ; et vous en parliez même comme d’une affaire qui ne faisait pas honneur à l’État quoiqu’elle ne dût pas, disiez-vous, avoir des résultats bien importants.

— Je le pensais alors ; mais cette espérance était trompeuse : c’est malheureusement une des tristes lois de l’humanité de faire le mal surtout dans des matières qui concernent la bourse.

— Je ne comprends pas parfaitement l’allusion, Monsieur.

— Je vais te l’expliquer. Tu connais la propriété des Van Rensselaer elle est, comme tu le sais, d’une grande étendue, mesurant quarante-huit milles de l’est à l’ouest, et vingt-quatre du nord au sud. À l’exception du sol de trois ou quatre villes, dont trois contiennent six, vingt et quarante mille âmes, toute cette surface était la propriété d’un seul individu. Depuis sa mort, elle appartient à deux maîtres, mais elle est soumise aux conditions des baux, dont la plupart sont ce qu’on appelle des baux perpétuels.

— J’ai entendu parler de tout cela, Monsieur ; mais qu’est-ce qu’un bail perpétuel ? car je crois que nous n’en avons pas de cette nature à Ravensnest.

— Non ; tes baux sont sur trois têtes successives, et la plupart avec faculté de renouvellement à l’expiration. Il y a deux sortes de baux perpétuels en usage parmi les propriétaires de New-York. Tous deux donnent au tenancier un intérêt permanent, étant contractés pour toujours, moyennant une rente annuelle, avec réserve du droit de saisie et de la rentrée en possession, en cas de non-paiement. Mais une classe de ces baux donne au tenancier le droit de demander, quand il lui plaît, un contrat de vente, moyennant une somme stipulée, tandis que l’autre ne donne aucun privilège semblable. Ainsi, l’un est appelé bail perpétuel avec clause de rédemption, l’autre simplement bail perpétuel.

— Et y a-t-il quelques nouvelles difficultés au sujet des rentes du manoir ?

— Pis que cela ; la contagion s’est étendue, tellement que le pays est sérieusement menacé de tous les maux dont nous menacent depuis longtemps les ennemis des institutions démocratiques. Je crains bien, Hughes, de ne pouvoir plus appeler New-York une exception parmi les mauvais exemples de nos voisins, ni le pays lui-même un glorieux pays.

— Ceci, Monsieur, devient tellement sérieux, que si vos regards n’étaient pas d’accord avec, vos paroles, je serais tenté de douter de ces dernières.

— Je crains que mes paroles ne soient que trop vraies. Mon agent Dunning m’a envoyé un long rapport fait avec la précision d’un homme de loi ; et de plus, il m’a transmis divers journaux dont quelques-uns prêchent ce qui est en substance une nouvelle division de la propriété, et ce qui serait en fait la loi agraire.

— Assurément, mon cher oncle, vous ne pouvez rien redouter de semblable de la part de nos Américains, si amis de l’ordre, de la loi et de la propriété.

— La dernière qualification peut contenir tout le secret de ce qui se passe. L’amour de la propriété peut être assez fort pour les entraîner à faire des choses qu’ils ne devraient pas faire. Je ne redoute certainement pas qu’aucune tentative directe soit sur le point d’être faite à New-York, à l’effet d’en partager les propriétés, ni qu’on propose ouvertement une loi agraire car ce que je crains ne pourrait venir que par des atteintes au droit graduelles et indirectes, calculées de manière à prendre l’aspect de la justice et de l’égalité, et qui corrompront la liberté du peuple, avant qu’il ait lui-même la conscience du danger. Afin que non-seulement tu me comprennes, mais aussi que tu comprennes des faits qui sont de la dernière importance pour tes propres intérêts, je te dirai d’abord ce qui s’est passé, et ensuite ce que je crains de voir suivre. À la mort du dernier Van Rensselaer, il lui était dû une somme d’environ deux cent mille dollars de rentes arriérées, dont il avait disposé d’une certaine manière dans son testament, nommant des fidéicommissaires pour faire de cet argent un emploi spécial. Ce sont les tentatives faites pour recueillir cet argent qui devinrent l’occasion des premiers troubles. Ceux qui avaient été si longtemps débiteurs eurent de la répugnance à payer. Ces hommes, sachant quelle est en Amérique l’influence du nombre, se coalisèrent avec d’autres qui avaient rêvé le projet d’abolir d’un seul coup toutes les rentes territoriales. De cette coalition sont nés ce qu’on a appelé les troubles des manoirs. On vit paraître des groupes d’hommes déguisés en Indiens, portant par-dessus leurs habits des chemises de calicot, imitant la couleur des Peaux-Rouges, avec des masques de même étoffe et de même nuance : armés pour la plupart de fusils, ils opposèrent une résistance ouverte à l’action des huissiers, et empêchèrent toute collection de rentes, tellement qu’il fut enfin jugé nécessaire de mettre en mouvement un corps considérable de milice, pour protéger les officiers civils dans l’exercice de leurs fonctions.

— Tout cela était arrivé avant notre départ pour l’est. Je supposais que ces antirentistes, comme on les appelait, avaient été mis à la raison.

— Ils l’étaient en apparence. Mais le même gouverneur qui avait fait marcher la milice, soumit ce sujet à la législature parmi les griefs des tenanciers, comme si ces derniers étaient lésés, tandis que les seuls véritablement lésés étaient les propriétaires ou les Rensselaer, car alors c’était sur leurs propriétés uniquement que se passaient les troubles. Cette fausse démarche a fait un mal incalculable.

— Il est étonnant, quand arrivent de pareilles choses, qu’aucun homme puisse méconnaître son devoir. Pourquoi parlait-on ainsi en faveur des tenanciers, quand pour les propriétaires on n’a fait qu’exécuter strictement la loi ?

— Je ne puis y voir d’autre raison, si ce n’est que les tenanciers mécontents étaient environ deux mille. En dépit de toutes ces accusations d’aristocratie, de féodalité et de noblesse, aucun des Rensselaer n’a, suivant la loi, une particule de plus de pouvoir politique ou de droits politiques que leurs cochers ou leurs laquais, pourvu que ces derniers ne soient pas nègres tandis qu’en fait ils ont en beaucoup de choses bien moins de garanties.

— Ainsi vous pensez, Monsieur, que les perturbateurs n’ont autant d’audace que parce qu’ils disposent de beaucoup de votes ?

— Sans contredit. Leur impunité dépend de la violation de tous les principes que nous avons été accoutumés à considérer comme sacrés, et il faut toute l’influence corruptrice de la politique pour tolérer de pareilles choses. S’il y avait à chaque ferme un propriétaire comme il y a un tenancier, les plaintes de ces derniers seraient reçues avec une indifférence universelle ; et s’il y avait deux propriétaires contre un tenancier, ces plaintes seraient accueillies avec une indignation générale.

— Mais de quoi se plaignent plus spécialement les tenanciers ?

— Tu veux dire, je suppose, les tenanciers des Rensselaer ? Mais ils se plaignent de certaines clauses de leur bail, de toutes clauses en effet, car ce qui les afflige le plus, c’est de ne pas pouvoir se dire les propriétaires de terres qui appartiennent à d’autres. Ces hommes, dans leurs clameurs oublient que jusqu’à ce que leurs baux fussent obtenus, ils n’avaient aucune espèce de droits sur leurs terres, et que les droits qu’ils possèdent ils les doivent à ces mêmes baux dont ils se plaignent que les baux soient annulés, et il ne leur restera aucun droit. En supposant même que les contrats soient onéreux, de quel droit des gouverneurs et des législateurs viendraient-ils s’établir comme tiers arbitres entre les parties ? Pour moi, je récuserais de tels arbitres, parce qu’il leur manquerait la première qualité nécessaire dans un arbitrage, l’impartialité : vos gouverneurs et vos législateurs sont tous, sans exception, des hommes politiques, des hommes de parti, et il faut terriblement se méfier de pareils arbitres, lorsque des votes sont en question.

— Je m’étonne que la partie saine de la communauté ne se lève pas dans sa force pour détruire ces abus, les déraciner et en finir.

— C’est là le côté faible de notre système. Nos lois sont faites d’après la supposition qu’elles seront bien exécutées ; on s’imagine qu’il y a dans le corps de la république assez de probité et d’intelligence pour en surveiller l’application. Mais la triste réalité montre que les hommes de bien sont habituellement passifs, jusqu’à ce que les abus deviennent intolérables, tandis que l’activité appartient au méchant et à l’homme d’intrigue. Il existe, j’en conviens, des philanthropes zélés, mais en si petit nombre qu’ils ne sauraient prévaloir contre les menées d’une opposition mercenaire. Non, non ; il ne faut rien attendre, dans un sens politique, de l’activité de la vertu, tandis qu’il y a beaucoup à se défendre contre l’activité du vice.

— Vous ne considérez pas l’humanité sous un point de vue très-favorable, Monsieur.

— Je parle du monde comme je l’ai trouvé dans les deux hémisphères, ou, comme le dit ton voisin le magistrat Newcome, dans les quatre hémisphères. Notre chambre représentative n’est, au plus, qu’une moyenne des qualités de toute la république, dont il faut encore soustraire quelque chose, par la raison que des hommes d’un mérite réel ont pris en dégoût un état de choses qui offre peu d’attraits à leur esprit et à leurs habitudes. Mais revenons aux griefs des tenanciers. Je crois que je ne me suis pas fait comprendre ?

— Parfaitement, Monsieur il suffit, pour bien juger cette affaire, de remonter à l’origine des contrats. Le tenancier n’avait aucune espèce de droits avant qu’il en obtînt par le bail ; il ne peut par conséquent avoir d’autres droits que ceux que le bail lui donne.

— Ensuite on crie au privilége féodal, parce que quelques-uns des fermiers des Rensselaer, sont obligés de donner au propriétaire quelques journées de travail, et même parce qu’ils ont à payer annuellement une couple de volailles. Mais nous avons vu assez de l’Amérique, Hughes, pour savoir que la plupart des cultivateurs seraient enchantés d’avoir le privilége de payer leurs dettes en volailles et en journées de travail plutôt qu’en argent, ce qui rend les plaintes d’autant plus déplacées. Qu’y a-t-il d’ailleurs de plus féodal dans cette obligation du fermier envers le propriétaire, que dans celle d’un boucher qui s’engagerait à fournir une certaine quantité de viande pendant un certain nombre d’années, ou d’un entrepreneur de diligences qui s’engagerait à fournir pour la malle une voiture à quatre chevaux ? Personne ne se plaint de la rente en blé, pourquoi se plaindrait-on de la rente en volailles ? Est-ce parce que nos fermiers républicains sont devenus eux-mêmes tellement aristocrates, qu’ils n’aiment pas à passer pour des marchands de volailles ? Ces dignitaires devraient savoir que si c’est plébéien de fournir des volailles, c’est aussi plébéien de les recevoir ; et que si le tenancier doit se soumettre à la dégradation d’offrir une couple de volailles, le propriétaire doit se soumettre à la dégradation de les accepter. Il me semble que l’un est l’équivalent de l’autre.

— Mais, si j’ai bon souvenir, oncle Ro, ces petites obligations peuvent se payer en argent.

— Cela reste toujours au choix du fermier ; car le défaut de paiement en nature, à l’époque stipulée, ne ferait qu’obliger au paiement en argent. Ce qu’il y a de plus étrange dans tout ceci, c’est qu’il y a parmi nous des hommes qui prétendent que ces propriétés à bail sont contraires à nos institutions, tandis qu’étant garanties par les institutions, elles en forment réellement une partie.

— Comment l’entendez-vous, Monsieur ?

— Simplement, parce que les institutions ont solennellement proclamé le respect de la propriété. Il y a même un tel luxe de garanties, que toutes nos institutions déclarent qu’il n’y aura jamais aucune atteinte à la propriété en dehors des formes légales ; et à les lire, on est porté à croire que la propriété du citoyen est considérée comme aussi sacrée que sa personne. Eh bien, quelques-uns de ces baux existaient quand les institutions de l’État furent discutées et votées ; et non contents de cela, nous autres de New-York, d’accord avec les États voisins, nous nous sommes formellement interdit, dans la constitution des États-Unis, de rien changer aux droits existants. Néanmoins, il se trouve des hommes assez hardis pour affirmer qu’une chose qui, en fait, appartient aux institutions, leur est contraire.

— Peut-être, Monsieur, veulent-ils dire contraire à leur esprit ou à leurs tendances.

— Ah ! dans cela il y a quelque sens, quoique beaucoup moins que ne l’imaginent les déclamateurs. L’esprit des institutions est leur objet légitime et il serait difficile de prouver qu’une tenure à bail, avec quelques conditions de redevance pécuniaire, soit contraire à des institutions qui reconnaissent le droit intégral de propriété. L’obligation de payer une rente ne crée pas plus une dépendance politique que ne le fait un crédit ouvert dans une boutique beaucoup moins, en vérité, surtout avec des baux comme ceux des Rensselaer ; car le débiteur dans un grand-livre peut être sommé à chaque instant de payer, tandis que le tenancier connaît le jour précis où il doit payer. Il y a une grande absurdité chez ceux qui décrient ce système comme féodal et aristocratique, car ils ne voient pas que ces mêmes baux sont beaucoup plus favorables au tenancier qu’à tout autre.

— Je vous prierai de m’expliquer en quoi ; car je suis trop ignorant pour le comprendre.

— Ces baux sont perpétuels, et le tenancier ne peut pas être dépossédé. Or, plus un bail a de durée, toutes choses d’ailleurs égales, plus il offre d’avantages au tenancier. Supposons deux fermes, l’une louée pour cinq ans, l’autre a perpétuité. Lequel des deux fermiers est le plus indépendant de l’influence politique du propriétaire ? C’est assurément celui qui a le bail à perpétuité. Il est tout à fait aussi indépendant du propriétaire que le propriétaire peut l’être de lui, excepté qu’il a une rente à payer. Et, dans ce dernier cas, il est précisément dans la même situation que tout autre débiteur. Quant à la possession de la ferme, que nous supposons devoir être une chose désirable pour le tenancier, il est évident que celui qui a le bail à perpétuité est plus indépendant que l’autre, puisque ce dernier peut être évincé tous les cinq ans.

— Je commence comprendre, Monsieur, quoique la distinction entre l’esprit des institutions et leurs tendances ne me semble pas encore très-claire.

— C’est facile à expliquer. L’esprit des institutions est leur intention ; leurs tendances sont les voies qu’elles suivent sous l’impulsion des motifs humains, qui sont toujours corrompus et corrupteurs. L’esprit se rapporte aux choses telles qu’elles devraient être ; les tendances aux choses telles qu’elles sont ou telles qu’elles vont devenir. L’esprit des institutions consiste à mettre un frein aux penchants naturels de l’homme à les restreindre et à les maintenir dans des limites convenables ; tandis que les tendances suivent ces penchants, et sont souvent en opposition directe avec l’esprit. Que ces clameurs contre les tenures à bail en Amérique soient d’accord avec les tendances de nos institutions, je crains que ce ne soit trop vrai ; mais qu’elles soient d’accord avec leur esprit, je le nie formellement.

— Vous avouerez que les institutions ont leur esprit qui doit toujours être respecté, afin de maintenir l’harmonie.

— Sans contredit. La première grande nécessité d’un système politique est de se protéger lui-même la seconde, d’arrêter ses tendances au point indiqué par la justice, la sagesse et la bonne foi. Dans le despotisme, par exemple, l’esprit, du système est de faire qu’un homme, élevé au-dessus des nécessités et des tentations d’une nation, solennellement placé à part pour les fonctions du gouvernement, fortifié par la dignité et rendu impartial par position, dirige seul le pays de la manière la plus appropriée aux véritables intérêts de ses sujets. En Russie et en Prusse, la théorie suppose que les monarques règnent non pour leur propre bien, mais pour le bien des peuples, de même que la théorie le suppose pour le président des États-Unis. Nous savons tous que les tendances du despotisme mènent à des abus d’une nature spéciale ; et il n’est pas moins certain que les tendances d’une république démocratique mènent à des abus d’une autre nature. Partout où l’homme se montre, il abuse infailliblement, et plus peut-être dans tout ce qui concerne l’exercice du pouvoir politique que dans la surveillance de tous les autres intérêts de la vie, quoiqu’il fasse abus de tout, même de la religion. La masse d’abus dépend donc moins peut-être du caractère nominal des institutions que du pouvoir qui est en elles d’arrêter leurs propres tendances au point voulu par le droit et la justice. Jusqu’ici peu d’abus graves sont nés de nos institutions mais aujourd’hui cela devient terriblement sérieux ; car je ne t’en ai pas dit la moitié, Hughes.

— En vérité Monsieur, je vous prie de croire que je suis capable d’entendre les nouvelles les plus fâcheuses.

— Il est vrai que l’antirentisme a commencé sur la propriété des Rensselaer, avec des cris contre les tenures féodales ; et les journées de travail, et les volailles grasses, quoique les fermiers eussent solennellement contracté ces obligations vis-à-vis du propriétaire. Mais on a découvert que le système féodal s’étendait bien plus loin et les désordres ont éclaté dans d’autres parties de l’État. La résistance à la loi et la suspension du paiement des rentes ont été signalées sur la propriété des Livingston, enfin dans huit ou dix comtés des espèces de troupes ont été organisées, qui paraissent déguisées et armées partout où se présentent les collecteurs. Plusieurs hommes ont été assassinés, et tout présage une guerre civile.

— Au nom de tout ce qui est juste et sacré, qu’a donc fait pendant tout ce temps le gouvernement de l’État ?

— Beaucoup de choses qu’il n’aurait pas dû faire, et peu de choses de ce qu’il aurait dû. Tu connais l’état de la politique chez nous ; tu sais quelle est l’importance de New-York dans toutes les questions nationales, et combien ses votes sont recherchés. D’où il résulte que la portion la moins honnête des votants acquiert une importance anormale, ce qui a été plus que suffisamment démontré dans la question actuelle. Le moyen le plus simple eût été de lever une force armée qui eût parcouru le pays comme le parcourent les antirentistes avec leurs Indgiens, ce qui les eût promptement fatigués et dispersés. Au lieu de cela, la législature n’a littéralement rien fait jusqu’à ce que le sang fût répandu et que le mal fût devenu non-seulement une honte pour le gouvernement, mais aussi une plaie pour tous les gens honnêtes, aussi bien que pour ceux dont on violait les droits. Alors enfin fut portée une loi qui aurait dû passer dès la première année du système indgien, loi qui considère comme félonie l’acte de se montrer en public armé et déguisé. Mais Dunning m’écrit que cette loi est ouvertement bravée, surtout dans le Delaware et le Shoharie, et que des corps d’Indgiens de plus de mille hommes, en costume complet et armés, se sont montrés pour empêcher la collection des rentes. Comment cela finira-t-il, Dieu le sait !

— Redoutez vous quelque sérieuse guerre civile ?

— Il est impossible de savoir où peuvent conduire de faux principes, quand on leur permet de se développer, dans un pays comme le nôtre. Cependant les rebelles jusqu’ici ne sont autre chose que méprisables, et pouvaient être mis à la raison par un gouvernement énergique en moins de huit jours. Sous quelques rapports, le gouvernement actuel s’est conduit parfaitement bien mais sous d’autres, il a, selon moi, porté au droit des atteintes qu’il faudra des années pour réparer, si jamais on y parvient.

— Vous m’étonnez, Monsieur d’autant plus que vous avez, je le sais, les mêmes opinions politiques que le parti qui est actuellement au pouvoir.

— M’as-tu jamais vu, à cause de mes sympathies politiques, soutenir ce que je considère comme mal ? répondit mon oncle d’un ton qui sentait le reproche. Mais laisse-moi t’expliquer les torts occasionnés par tous les gouverneurs qui ont eu à s’occuper de cette matière, et parmi eux il y en a deux qui sont du parti que j’affectionne, un seul du parti opposé. D’abord, ils ont considéré la question comme si les tenanciers avaient vraiment quelque raison de se plaindre, quand, en réalité, tous leurs griefs venaient de ce fait qu’un autre ne veut pas les laisser disposer de sa propriété selon leur volonté ; ensuite, un de ces gouverneurs a été assez généreux pour suggérer un certain mode de transiger sur ces disputes, ce qui n’est nullement dans ses attributions, puisqu’il y a des tribunaux pour régler ces affaires et ce qui ressemble beaucoup plus à l’aristocratie, ou même à la monarchie, que tout ce qui a rapport aux tenures à bail.

— Qu’a donc pu faire cet homme ?

— Il a proposé que les Rensselaer reçoivent de chaque tenancier une somme d’argent dont l’intérêt serait égal à la valeur de la rente actuelle. Or, voici un citoyen qui a autant de propriétés qu’il lui en faut, et qui désire vivre dans un autre but que d’accumuler. Cette propriété, non-seulement lui offre pour le placement de ses fonds toute sécurité et un revenu convenable, mais encore elle se trouve liée à des souvenirs, aux meilleurs sentiments de la nature : elle lui vient de ses ancêtres qui l’occupent depuis deux siècles, elle est historiquement attachée à son nom ; il y est né, il y a vécu, il espère y mourir. Et parce que le premier venu qui a pris un intérêt dans quelqu’une de ses fermes six mois auparavant, a la fantaisie de n’avoir plus de propriétaire, et désire avoir une ferme en propriété, le gouverneur du grand État de New-York jette dans la balance le poids de sa position-officielle contre le propriétaire héréditaire du sol, en engageant solennellement celui-ci à vendre ce qu’il ne désire pas vendre, et cela pour un prix qui est beaucoup au-dessous de la valeur pécuniaire.

— Le pire de l’affaire, c’est que chacun des Rensselaer a une maison sur son domaine, située de la manière la plus convenable pour surveiller ses intérêts, lesquels intérêts devront changer de nature en lui laissant sur le dos sa maison devenue inutile parce qu’il plaît à une des parties dans un contrat équitable de se faire de meilleures conditions que celles qu’il a souscrites. Je voudrais savoir l’emploi que Son Excellence conseille aux propriétaires de faire de leur argent lorsqu’ils l’auront touché. Faudra-t-il acheter de nouveaux domaines, bâtir de nouvelles maisons, pour en être dépossédé lorsqu’il plaira aux nouveaux fermiers de crier à l’aristocratie, et de prouver leur amour pour la démocratie en expulsant les autres pour se mettre à leur place ?

— Je trouve tes observations parfaitement sensées, Hughes. Pour répondre à l’esprit des institutions de New-York, il faudrait sans doute qu’un propriétaire bâtît sa maison sur des roulettes, afin de pouvoir transporter son domicile sur quelque nouvelle terre lorsqu’il prendrait fantaisie à ses tenanciers de le forcer à vendre.

Notre conversation se serait longtemps poursuivie sur ce sujet, si nous n’eussions été interrompus par une visite de notre banquier qui vint couper court à toutes nos réflexions.