Ravensnest/Chapitre 16

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Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 179-192).

CHAPITRE XVI.


Et cependant l’on dit : le travail est la vocation ; c’est comme si l’on disait que les magistrats soient des hommes de travail ; par conséquent nous devrions être magistrats.
Henri VI.


En une minute ou deux le tumulte s’apaisa, et alors se présenta une singulière scène. Dans l’église se trouvaient quatre groupes séparés, outre celui des Indgiens qui occupaient l’aile principale. Le président, le secrétaire, les deux ministres et le prédicateur, demeurèrent parfaitement tranquilles sur leurs sièges, comprenant probablement bien qu’ils n’avaient rien à craindre des perturbateurs. M. Warren et Mary étaient dans un autre coin, sous la galerie ; il avait dédaigné de fuir, et gardait prudemment sa fille auprès de lui. Mon oncle et moi nous faisions pendant avec les deux derniers, occupant le coin opposé, aussi sous la galerie. M. Hall et deux ou trois amis qui restèrent à ses côtés, étaient sur un banc près de la muraille, vers le milieu environ de la longueur de l’église, le premier debout et calme.

— Poursuivez votre argumentation, Monsieur, dit le président, qui était un de ces anti-rentistes opiniâtres, mais qui n’était pas associé aux Indgiens, quoiqu’il les connût tous, et qu’il fût, ainsi que je l’appris, un des plus zélés à faire des collectes pour les payer. Au même instant Sénèque Newcome entra mystérieusement par une des portes latérales, se tenant aussi loin que possible des hommes déguisés, mais curieux de voir ce qui allait se passer.

Quant à Hall il se conduisit avec un admirable sang-froid. Il s’aperçut probablement que les auditeurs expulsés se rassemblaient sous les fenêtres, et il savait qu’en élevant la voix, il serait aisément entendu. Il reprit son discours comme si rien n’était arrivé.

« J’allais dire quelques mots, monsieur le président, sur deux principes que Dieu lui-même a jugés d’une si grande importance qu’il en a fait l’objet de ses saints commandements. Il a dit : Tu ne déroberas pas, tu ne convoiteras pas le bien de ton prochain ; n’est-ce pas une preuve que la propriété est consacrée par l’autorité divine, et qu’elle est revêtue d’une certaine sainteté de privilège. Venons maintenant à l’application.

« Vous ne pouvez toucher aux baux qui existent, parce que l’État ne peut annuler un contrat. On répète sans cesse que le gouvernement appartenant au peuple, le peuple peut faire ce qui lui plaît. Il est vrai que le gouvernement appartient au peuple en ce sens que c’est une démocratie, ou que le pouvoir souverain réside dans le corps du peuple ; mais il n’est pas vrai que le gouvernement appartienne au peuple dans le sens que veulent faire prévaloir les anti-rentistes. Par exemple, cet intérêt qui nous occupe aujourd’hui, qui cause tant de commotions, cet intérêt des propriétaires est au delà des atteintes du peuple car il est garanti par une clause de la constitution fondamentale des États-Unis. La constitution pourrait, il est vrai, être modifiée ; on pourrait y introduire une clause portant « défense à tout État de passer aucune loi qui puisse porter atteinte à l’existence des baux à long terme. » Quand même tous les hommes, les femmes et les enfants de New-York s’y opposeraient, il faudrait en passer par là. Voyons si je me ferai mieux comprendre par des chiffres. Il y a aujourd’hui vingt-sept États, il y en aura bientôt trente, d’après toute probabilité. Eh bien ! vingt-trois de ces États pourraient introduire dans la constitution la clause dont je parle. Cela laisserait les sept États les plus populaires opposés à cette modification. D’après un calcul que j’ai fait en 1840 sur les sept États les plus peuplés, j’ai trouvé qu’ils forment plus de la moitié de la population générale, qui par conséquent est obligée de se soumettre à la minorité. Ce n’est pas tout ; cette modification peut être introduite par l’effet d’une seule voix de majorité dans chacun des vingt-trois États ; or, en ajoutant toutes les voix opposantes à celles des sept autres, vous pourriez avoir une modification constitutionnelle faite dans ce pays contre une majorité de deux millions de voix. Il s’ensuit que le peuple n’est pas tout, n’est pas omnipotent. Il y a quelque chose de plus fort que le peuple, après tout, et ce sont les principes, et si nous nous mettons à déchirer de nos propres mains… »

Il fut impossible d’entendre un mot de plus de ce que disait l’orateur. L’idée que le peuple n’était pas omnipotent ne saurait avoir cours parmi une portion quelconque de la population qui croit former plus spécialement le peuple. Les assemblées locales deviennent chez nous tellement accoutumées à se considérer comme investies du pouvoir suprême qui, dans tous les cas, ne peut être exercé que par le peuple tout entier, qu’elles se précipitent souvent dans de flagrantes illégalités, s’imaginant que leur petite fraction du corps politique est infaillible et tout-puissant. Avoir par conséquent l’audace de soutenir que l’édifice populaire des institutions américaines est construit de manière à laisser au pouvoir de la minorité le droit de modifier la loi organique, semblait aux auditeurs de M. Hall un blasphème politique. Ceux qui étaient sous les fenêtres firent entendre des murmures, tandis que la bande des Indgiens criait et hurlait à tue-tête. Il paraissait probable que nous touchions à la fin de toute délibération pour ce jour-là.

Hall ne parut ni surpris ni troublé. Il essuya tranquillement son front et reprit son siège, laissant les Indgiens danser à travers l’église, brandissant leurs couteaux et leurs fusils, avec des gestes qui eussent effrayé un homme moins calme. Quant à M. Warren, il fit sortir Mary, quoiqu’il y eût d’abord un mouvement comme pour lui fermer le passage. Mon oncle et moi, nous suivîmes, les cris et les hurlements devenant insupportables pour nos oreilles. Le président, le secrétaire et les deux ministres conservèrent leurs sièges sans être molestés. Mais personne ne s’approcha d’eux et cela prouverait encore ce que j’ai déjà dit, qu’il n’y avait rien de commun entre les véritables anti-rentistes, les tenanciers opprimés de New-York et ces vils faiseurs de mascarades.

Si je fus enchanté de sortir moi-même de l’église, je ne le fus pas moins de voir M. Warren conduisant Mary vers l’endroit où j’avais laissé son wagon, désirant sans doute échapper à une scène qui ne promettait plus que des clameurs, des disputes et peut-être quelque chose de plus sérieux. Mon oncle Ro me pria de faire sortir notre véhicule, et je me disposais à obéir au milieu d’une espèce de panique générale, les femmes surtout fuyant dans toutes les directions. Ce fut dans ce moment que tous les mouvements s’arrêtèrent soudain, lorsqu’on vit les Indgiens se précipiter hors de l’église, conduisant au milieu d’eux le dernier orateur, M. Hall.

Mon oncle me rappela, paraissant disposé à secourir Hall, qui, assisté courageusement par les deux ou trois amis qui s’étaient tout le temps tenus près de lui, s’avançait alors vers nous, entouré d’un groupe d’Indgiens hurlants et menaçants. On eût dit une troupe de chiens de village jappant autour d’un chien étranger aventuré au milieu d’eux.

Des jurements et des imprécations remplissaient les airs, et les oreilles du pauvre Hall furent outragées par une imputation qu’elles entendaient, je suppose, pour la première fois. On l’appelait un « s… aristocrate, » un « mercenaire payé par les vils aristocrates. » À tout cela cependant l’honnête et vigoureux ouvrier se montrait très-indifférent, sachant bien qu’il n’y avait pas un fait dans toute son existence, pas une pensée dans son âme qui pût justifier cette accusation. Il y répondit cependant d’une voix ferme et claire :

— Appelez-moi tout ce que vous voudrez, je ne me soucie guère de vos injures. Il n’y a pas un homme parmi vous qui croie que je suis un aristocrate ou un mercenaire aux ordres de quelqu’un. Mais j’espère que je ne suis pas encore assez fripon pour chercher à voler un voisin, parce qu’il est plus riche que moi.

— Qui a donné à Hughes Littlepage sa terre ? demanda un de la bande, sans affecter le jargon des autres, quoique son masque modifiât suffisamment la voix.

— Vous savez vous-même qu’il l’a reçue du roi.

— Il n’en a jamais labouré un seul acre, cria un autre. Si c’était un honnête et actif travailleur comme vous-même, Tom Hall, nous pourrions l’endurer ; mais vous savez qu’il ne l’est pas. Ce n’est qu’un dépensier et un aristocrate.

— Je sais, répliqua Tom Hall avec vivacité, que des mains dures ne font pas un honnête homme, pas plus que des mains douces ne font un fripon. Quant aux Littlepage, ce sont des gens comme il faut, dans tout le sens du mot, et ils l’ont toujours été. Leur parole vaut de l’or, même aujourd’hui, tandis que la signature de la plupart de ceux qui crient contre eux ne serait pas acceptée.

Je fus touché de voir qu’une réputation, que je crois méritée, fût encore intacte aux yeux de l’homme le puis intelligent parmi les ouvriers. L’envie, la convoitise et la malignité peuvent accumuler leurs mensonges, mais l’homme intègre reconnaît l’intégrité ; le véritable pauvre sait qui doit alléger ses douleurs et soulager ses besoins ; et le véritable ami de la liberté comprend que ses priviléges ne doivent pas être interprétés seulement à son profit personnel. Je frémissais à l’idée qu’un tel homme pût être maltraité par une bande de vauriens déguisés.

— Je crains, dis-je tout bas à mon oncle, qu’ils ne fassent quelque mal à cette noble créature.

— Si ce n’était pour la honte d’avouer notre déguisement, je me ferais connaître sans balancer, et je tâcherais de le retirer de leurs mains, répondit mon oncle. Mais cela ne peut se faire dans les circonstances actuelles. Soyons patients et voyons ce qui va suivre.

— Le goudron et les plumes ! crièrent quelques voix. Goudronnez et emplumez ! Tondez-le et renvoyez-le chez lui, répondirent d’autres. Tom Hall a passé à l’ennemi, ajouta l’Indgien qui lui avait demandé d’où je tenais ma propriété.

Je crus reconnaître cette dernière voix, et les mêmes paroles ayant été répétées deux ou trois fois, il me sembla que c’était celle de Sénèque Newcome. Que Sénèque fût anti-rentiste, ce n’était pas un secret. Mais que lui, connaissant la loi, pût être assez imprudent pour se rendre coupable de félonie, c’était un fait sur lequel le doute était permis. Exciter les autres à la violation de la loi, il en était capable, mais la violer lui-même, cela paraissait invraisemblable. Voulant surveiller le masque que je soupçonnais, je cherchai quelque moyen de le reconnaître. Une pièce ou plutôt un gousset dans le calicot me parut un signe convenable ; car en regardant les autres, je vis que ce gousset était accidentel, et n’appartenait qu’à ce seul vêtement, probablement à cause de quelque défaut dans la matière employée.

Dans cet intervalle qui ne dura, il est vrai, qu’une ou deux minutes, le tumulte continuait. Les Indgiens semblaient indécis, craignant également de mettre à exécution leurs menaces contre Hall, et de le laisser partir, lorsque, au moment même où nous nous attendions à quelque chose de sérieux, la tempête s’apaisa, et fut suivie d’un calme soudain. Comment et pourquoi ? Je ne l’ai jamais su, quoiqu’il soit raisonnable de supposer qu’un ordre avait été communiqué aux Indgiens, par quelque signal connu d’eux seuls. La foule s’ouvrit autour de Hall et le robuste mécanicien se dégagea, essuyant son front, paraissant animé et tant soit peu en colère. Il ne céda pas cependant, et resta quelques instants en place, toujours soutenu par les amis qui l’avaient accompagné depuis Mooseridge.

Mon oncle Ro crut aussi qu’il ne serait pas sage de trop se hâter de quitter le village, et dès que je vis que M. Warren, guidé par les mêmes réflexions, s’était retiré dans la maison d’un de ses paroissiens, je me trouvai du même avis. En conséquence, pendant que le colporteur faisait un nouvel étalage de ses montres, je me glissai dans la foule au milieu des Indgiens et autres, pour voir et pour entendre. Dans le cours de ma promenade, le hasard, me conduisit à côté du masque au gousset. Le touchant doucement au coude, je lui fis signe de s’écarter un peu avec moi, afin de n’être pas entendus.

Avec un air de la plus grande simplicité, je lui dis : — Fous homme gomme il faut ; pourquoi parmi les Indgiens ?

Le tressaillement qui suivit cette question, me prouva que je ne m’étais point trompé.

— Pourquoi demander cela à l’tndgien ? répondit-il.

— Eh pien ! cela bourrait réussir, et cela bourrait pas, monsieur Newcome, mais cela ne bourrait pas afec quelqu’un qui fous connaît comme che fous connais. Ainsi, dites-moi ; pourquoi fous Indgien ?

— Écoutez, dit Sénèque de sa voix naturelle et évidemment troublé de la découverte. Sous aucun rapport, il ne faut laisser savoir qui je suis. Voyez-vous, cette affaire Indgienne est un peu scabreuse, et la loi pourrait… c’est-à-dire vous ne gagneriez rien à me faire connaître ; mais, comme vous le dites, comme je suis un gentleman et de plus avocat, cela n’aurait pas bon effet si l’on disait que j’ai été surpris vêtu de cette manière et contrefaisant l’Indgien.

— Ya, ya, che gomprends, les gentleman peufent faire telles choses et n’aiment pas qu’on rie d’eux, foilà tout.

— Oui, voilà tout, comme vous dites ainsi, ayez soin de ne pas en parler, de ne pas y faire attention. Eh bien ! puisque vous m’avez découvert, c’est à moi de régaler. Que voulez-vous prendre ?

Ceci n’était pas très-élégant pour un gentleman, pour un avocat ; mais comme ces procédés appartenaient à l’école de M. Newcome, je jugeai prudent de ne pas me trahir par un refus. Affectant au contraire d’être bien aise, je lui dis que je prendrais ce qu’il voudrait, et il me conduisit à un magasin qui était tenu par son frère, aux entreprises commerciales duquel il était, ainsi que je le sus depuis, associé. Là, il m’offrit généreusement un verre de whiskey brûlant, que je répandis adroitement de côté, dans la crainte d’être étranglé ; il me fallait jouer ce jeu, car un refus, lorsqu’il s’agissait de boire, eut paru très-suspect chez un Allemand.

Je remarquai que très-peu d’Indgiens buvaient, quoiqu’ils commençassent à circuler librement à travers la foule et dans les magasins. Sénèque me quitta aussitôt qu’il eut acheté ma discrétion par un régal, et je continuai d’observer la conduite des hommes armés et déguisés.

Je fus bientôt étonné de voir que Orson Newcome, frère et associé de Sénèque, était évidemment peu soucieux de se trouver en contact avec les Indgiens. Dès que l’un d’eux entrait dans la boutique, il semblait mal à l’aise et aussitôt qu’il en était débarrassé, son contentement était manifeste. D’abord, je fus tenté de croire que Orson obéissait à un sentiment de moralité, et ne cherchait pas à dissimuler le dégoût que lui causaient tous ces actes d’une audacieuse illégalité. Mais je vis bientôt mon erreur, en découvrant la véritable cause de sa répugnance à recevoir les Indgiens.

— Indgien veut calicot pour chemise, dit un de ces vauriens d’un ton impératif à Orson, qui feignit d’abord de ne pas l’entendre.

La demande fut répétée avec plus d’insolence encore, et l’étoffe fut par Orson jetée d’un air maussade sur le comptoir.

— Bon dit l’Indgien en examinant la qualité, couper vingt aunes, bonne mesure, eh !

Le calicot fut coupé avec une sorte d’obéissance passive ; les vingt aunes furent ployées, enveloppées et remises au chaland qui mit tranquillement le paquet sous son bras et dit en s’en allant :

— Portez au compte de l’anti-rentisme.

Le mystère de la mauvaise humeur d’Orson m’était expliqué. Ainsi qu’il arrive toujours lorsqu’on viole les principes, les instigateurs du mal commençaient à pâtir des empiétements de leurs propres agents. Je pus voir par la suite que ces mêmes Indgiens, qui avaient été embrigadés par centaines pour attaquer la loi et le droit, suivaient les conséquences de leurs principes, et faisaient toutes sortes de brèches à la poche et aux propriétés de leurs meneurs, sous un prétexte ou l’autre, mais toujours à leur propre avantage. L’esprit de l’anti-rentisme commençait à se développer de cette manière sous le système de la violence ; de même que, sous le système de l’usurpation législative, et de la soumission législative au plus grand nombre, ce qui est le plus à craindre d’après le caractère de nos représentants, il se développera, à moins qu’on ne l’étouffe à son origine par des exigences telles, qu’il ne pourra plus avoir pour issue que la guerre civile, ou l’expulsion ou la fuite de tous les hommes honnêtes.

Je ne restai pas longtemps dans la boutique d’Orson Newcome. Après l’avoir quittée, je fus à la recherche de M. Warren et sa fille, désirant savoir si je pouvais leur être de quelque utilité. Le père me remercia de cette attention, et me fit savoir qu’il était sur le point de quitter le village, comme il le voyait faire à tous les autres, parmi lesquels était Hall, qui était une de ses vieilles connaissances et qu’il avait invité à dîner avec lui au presbytère. Il nous conseilla de suivre son exemple, comme il y avait parmi les Indgiens des étrangers qui pourraient bien s’adonner à boire.

D’après cette information, je cherchai mon oncle, qui avait alors vendu la plupart de ses bijoux, et toutes ses montres moins une, le secret de son succès consistant dans la modicité de ses prix. Il vendit au taux qu’il avait acheté, quelquefois au-dessous, et quitta l’endroit avec la réputation du colporteur le plus raisonnable qui s’y fût rencontré.

La route commençait à se couvrir de véhicules ramenant les personnes qui s’étaient rassemblées pour entendre la prédication. Comme c’était pour moi la première occasion depuis mon retour, d’assister à un tel spectacle, j’examinai avec attention les différents groupes qui passaient près de nous. Il y a, même dans les grandes villes d’Amérique, un certain air de rusticité, que l’on ne rencontre pas dans les capitales du vieux monde. Mais les campagnes en Amérique sont moins rustiques que dans toute autre partie du monde que j’ai visitée, à l’exception pourtant de l’Angleterre. Bien entendu qu’en faisant cette réflexion, je ne parle pas du voisinage immédiat des grandes cités, quoique je penche à croire que la population de Saint-Ouen, qui n’est pas à une lieue de Paris, offrirait un aspect plus rustique que celle qui était sous nos yeux. Quant aux femmes, cela était évident ; il n’y en avait pas une qui eût cet air de rudesse, d’ignorance et de dépression qui annonce une condition dégradée et une vie de labeurs. Il n’y avait dans leur extérieur rien de ce qui indique le paysan dans le vrai sens du mot ; toute la population paraissait aisée, avec ses chariots propres et bien tenus, ses chevaux solides et actifs, ses vêtements bien conditionnés. Cependant toutes ces gens étaient sur un domaine affermé, sous la cruelle oppression d’un propriétaire, et sous le pouvoir ténébreux de l’aristocratie ! Un court dialogue s’établit entre mon oncle et deux robustes campagnards, dont le chariot marchait à côté du nôtre. Je vais le rapporter.

— Vous êtes Allemands, je crois, dit le plus âgé des deux, qui était un de mes tenanciers nommé Holmes bien connu de nous deux ; Allemands venant des vieux pays, dit-on ?

— Ya, nous fenons des fieux pays, pien loin d’ici.

— Oui, je le suppose. J’ai souvent entendu parler de ces pays. Est-ce que le système des propriétaires existe là-bas ?

— Ya, il y a des bropriétaires par tout le monde, che crois, et des tenanciers aussi.

— Eh bien ! comment trouve-t-on cela ? est-ce qu’on ne songe pas à se débarrasser du système ?

— Nein, qui pourrait y soncher ? c’est la loi, foyez fous, et ce qui est la loi doit être exécuté.

Cette réponse embarrassa le vieux Holmes, il passa sa main sur sa figure et se tourna vers son compagnon, un certain Tubbs, tenancier aussi sur ma propriété, comme pour lui demander aide. Tubbs était de la nouvelle école qui fait plus de lois qu’elle n’en respecte, et appartient au mouvement. Il était de ces hommes qui s’imaginent que le monde n’a jamais su ce que c’était que principes, faits ou tendances, jusqu’au commencement de ce siècle.

— Quelle espèce de gouvernement aviez-vous dans votre pays ? demanda-t-il.

— Assez pon mon pays est prussien, et il passe pour un assez pon goufernement.

— Oui, mais c’est un gouvernement royal, je pense ; il me semble que j’ai entendu parler de rois dans ce pays.

— Ya, ya, il y a ein Kœnig, un roi. Le dernier était le pon Kœnig Wilhelm, et auchourd’hui c’est son fils, qui est aussi un Kœnig. Ya, ya, il y a un roi.

— Cela explique tout, s’écria Tubbs, avec un air de triomphe. Vous voyez, ils ont un roi, et par conséquent des tenanciers. Mais ici nous n’avons pas de roi, et nous n’avons pas besoin de propriétaires. Tout homme, dans un pays libre, ne doit avoir d’autre propriétaire que lui-même. Voilà ma doctrine et j’y tiens.

— Il y a quelque raison dans cela, ami ; est-ce que ce n’est pas votre avis ?

— Eh pien ! che ne gomprends pas. Est-ce que ce monsieur ne feut pas de propriétaire dans son pays, parce qu’il y a des bropriétaires dans les pays où il y a des rois ?

— C’est ça ! c’est juste la vraie raison et le vrai principe, répondit Tubbs. Le roi et la liberté ne peuvent aller ensemble et les propriétaires et la liberté ne peuvent aller ensemble.

— Mais la loi de ce pays n’est-elle pas aussi d’afoir des bropriétaires ; ch’ai entendu qu’il en était ainsi.

— Oui, c’est-à-dire la loi telle qu’elle est aujourd’hui ; mais nous voulons la changer. Nous avons maintenant tant de votes, que nous sommes certains d’avoir tous les partis avec nous aux élections générales. Que nous ayons le gouvernement de notre côté, avec la certitude d’avoir assez de votes pour être maîtres des élections, et nous sommes sûrs du succès. Les votes, voilà tout ce qu’il faut, dans une contrée véritablement libre, pour obtenir tout ce qu’on veut.

— Et fous foulez ne rien afoir de ce qui peut être dans les contrées qui ont des rois.

— Assurément. Qu’avons-nous besoin de tous vos usages féodaux qui rendent le riche plus riche et le pauvre plus pauvre.

— Eh pien, fous defez changer la loi de la nature, si les riches ne doivent pas afoir des richesses, les paufres ne pas sentir qu’ils sont paufres. La piple nous dit que le malheur des paufres est leur pauvreté.

— Oui, oui, mais la bible n’a pas grande autorité en politique. Le jour du sabbat est réservé pour la bible ; mais les jours de la semaine sont consacrés aux affaires publiques et particulières. Maintenant, voilà Hughes Littlepage de la même chair et du même sang que mon voisin Holmes et moi, ni meilleur ni plus mauvais ; oui, j’accorde qu’il n’est pas plus mauvais, à tout prendre, quoiqu’en beaucoup de choses nous puissions réclamer la préférence ; mais j’admets qu’il n’est pas plus mauvais. Eh bien ! chacun de nous prend à bail une ferme de M. Littlepage, avec cent acres de terre. Cette terre, nous la labourons, nous la semons de nos propres mains, des mains de nos fils, quelquefois de mains que nous louons ; et cependant nous avons à payer annuellement cinquante dollars à ce jeune Littlepage ; et cet argent il le prend et le dissipe où il veut en libertinage et en dérèglements. Or, c’est-il juste, je te demande et n’est-ce pas une chose intolérable pour un pays républicain ?

— Et fous pensiez que le cheune Littlepage dépense son archent en libertinache dans le pays étrancher ?

— Certainement ; c’est ce que tout le monde dit ici ; et j’ai vu un homme qui en connaît un autre, lequel a une connaissance qui est allée à Paris et qui raconte à ses voisins qu’un jour qu’il se tenait devant le palais du roi, il a vu les deux Littlepage entrer pour payer « leur tribut à César » comme on dit ; et l’on m’assura que tous ceux qui vont voir le roi doivent se mettre à genoux et lui baiser la main, quelques-uns disent le pied. Sauriez-vous par hasard comment cela se fait dans les vieux pays ?

— Ce n’est pas ainsi. Ch’ai fu plus de rois qu’une demi-douzaine, et l’on ne se met pas à chenoux, et l’on n’embrasse pas la main, excepté dans certaines cérémonies. On n’entend pas touchours ce qui est frai dans ce pays.

— Eh bien ! je ne sais pas trop ; je n’ai jamais été là pour voir. C’est ce que j’ai entendu dire. Mais pourquoi devons-nous payer à ce jeune Littlepage une rente qu’il dépense en débauches ?

— Che ne sais pas, à moins que fous n’ayez affermé sa terre, et que fous n’étiez convenu de lui bayer une rente ; dans lequel cas il faut faire ce que fous êtes convenu.

— Mais quand le contrat est d’une nature monarchique, je dis non. Chaque pays a sa nature, et chaque gouvernement a sa nature, et toutes choses doivent être conformes à la nature. Or, il est contre nature de payer une rente dans un pays républicain. Nous ne voulons rien ici qui soit commun aux rois et aux seigneurs.

— Eh pien alors, il faut changer toute votre contrée. Fous ne defez pas afoir des femmes et des enfants, fous ne defez pas fifre dans des maisons, et labourer la terre ; fous ne defez pas mancher et poire, et fous ne defez pas porter des chemises.

Tubbs parut un peu étonné. Comme le bourgeois gentilhomme, il fut surpris de voir qu’il avait pendant toute sa vie fait de la prose sans le savoir. Il est hors de doute que certaines lois qui ne peuvent convenir à une république existent dans une monarchie ; mais parmi elles, il ne faut pas mettre la loi qui ordonne au tenancier de payer pour la jouissance de la ferme ou de la maison. Tubbs, cependant, était si profondément persuadé, à force de le dire et de l’entendre, qu’il y avait quelque chose d’anti-républicain à ce qu’un homme payât une rente à un autre, qu’il n’était pas disposé à céder si facilement.

— Sans doute, sans doute, répondit-il, nous avons bien des choses de commun avec les monarchies, comme hommes, je l’avoue mais pourquoi aurions-nous quelque chose d’une nature aussi aristocratique. Un pays libre doit renfermer des hommes libres ; or, comment un homme peut-il être libre, s’il n’a pas la propriété de la terre sur laquelle il vit ?

— Mais s’il troufe son existence sur la terre d’un autre, il defrait, che crois, être assez honnête pour en payer la chouissance.

— Mais nous prétendons que ce ne devrait pas être la terre d’un autre, mais la terre de celui qui la cultive.

— Dites-moi : est-ce que fous ne louez chamais un champ à un foisin paufre qui partache afec fous le produit ?

— Certainement ; nous le faisons tous, en même temps pour faire du bien aux autres et pour avoir des récoltes lorsque nous sommes surchargés d’ouvrage.

— Et bourquoi toute l’a régolte n’abartiendrait-elle pas à celui qui cultife le champ ?

— Oh ! ce sont des affaires sur une petite échelle, et ça ne peut faire de mal à personne. Mais les institutions américaines n’ont jamais admis qu’il y aurait parmi nous une grande classe privilégiée comme les seigneurs de l’Europe.

— Afez-fous chamais éproufé de la difficulté à toucher fotre portion de broduit pour la location du champ ?

— Sans doute. Il y a de mauvais voisins comme de bons. À ma dernière location, j’ai été obligé de poursuivre judiciairement.

— Et la loi fous a-t-elle laissé afoir fotre archent ?

— Certainement. À quoi servirait la loi, si elle n’assurait pas les droits de chacun ?

— Et les tenanciers de cette bropriété donnent-ils à Hughes Littlepage les rentes qui lui sont dues ?

— Ça, c’est autre chose, je vous dis : Hughes Littlepage a beaucoup au delà de ses besoins, et dépense son argent en débauches dans les pays étrangers.

— Pien, et supposez que fos foisins fous demandent ce que fous faites de fos tollarrs lorsque fous afez fendu fotre porc et fotre bœuf, pour foir si fous en faites un pon usage, est-ce là de la liberté ?

— Cela ! mais qui donc, croyez-vous, se mêlerait de mes économies ? On ne s’occupe que du gros poisson, jamais du fretin.

— Alors les gens font Hughes Littlepage un cros poisson, par leurs propres discours, par leur enfie et leur confoitise. N’est-ce pas ainsi ?

— Écoutez, ami, il me semble que vous penchez un peu vers vos habitudes monarchiques, et vers les idées dans lesquelles vous avez été élevé. Croyez-moi, renoncez à toutes ces notions le plus tôt possible ; car elles ne seront jamais populaires dans cette partie du monde.

Populaire. Combien s’est agrandi le sens de ce mot ! Déjà aux yeux des deux tiers de la population cela veut dire, « ce qui est bien. » Vox populi, vox Dei. Quand il est jugé nécessaire d’introduire certaines idées dans l’esprit du peuple, on commence par persuader aux habitants de New-York que telle est l’opinion des habitants de la Pensylvanie. Une opinion publique simulée est le plus solide argument invoqué en toute occasion où la discussion s’engage sur un point quelconque. Celui qui peut compter le plus de voix est un meilleur homme que celui qui peut donner le plus de raisons ; les nombres ayant plus de poids que les faits ou la loi. Il est évident que si, en de certaines choses, un tel système fait faire le bien, il y en a d’autres, et des plus importantes, où il ne fait produire que la corruption.

Dès que Tubbs nous eut donné son dernier avertissement, il fouetta son cheval, et partit au trot, nous laissant suivre selon l’allure pacifique du cheval de Tom Miller.