Ravensnest/Chapitre 17

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Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 192-203).

CHAPITRE XVII.


S’il était avec moi, roi de Tuscarora, contemplant avec moi ton portrait, dans la gloire de ses ornements, dans la beauté de ses yeux et de son front pensif, son front moitié martial, moitié diplomatique, son œil se déployant comme l’aile de l’aigle ; alors pourrait-il dire que nous démocrates, nous surpassons l’Europe, même dans nos rois.
L’habit rouge.


Mon oncle Ro ne dit rien lorsque les deux tenanciers nous quittèrent ; mais je pus voir à sa contenance qu’il sentait toute l’absurdité du jargon que nous venions d’entendre. Nous étions à un demi-mille des bois, lorsque huit Indgiens vinrent galopant vers un wagon derrière nous, qui contenait un autre de mes tenanciers avec son fils aîné, garçon de seize ans, qu’il avait amené avec lui, comme à une leçon, afin que le sentiment du droit fût compromis chez cet enfant par la méchante mystification qui avait cours dans le pays ; espèce de prévoyance paternelle d’un mérite bien suspect. Je disais donc qu’il y avait huit Indgiens ; mais il n’y avait que quatre chevaux, chaque bête portant une double charge. À peine eurent-ils atteint le wagon, qu’ils l’arrêtèrent et ordonnèrent au fermier de descendre. Cet homme était un anti-rentiste prononcé, mais il n’obéit que de fort mauvaise grâce, ou plutôt il n’obéit que parce qu’on le fit sortir du wagon avec une certaine violence. Le garçon fut aussi porté au milieu de la route, et deux des masques sautèrent dans le véhicule, et disparurent au galop en faisant un signe de tête au fermier et en le consolant de sa perte temporaire par ces mots : « Indgien en a besoin, Indgien bon enfant, vous savez. »

Qu’il le fût ou non, je ne pourrais le dire, mais il paraissait désirer que les Indgiens fussent partout ailleurs. Nous poursuivions notre chemin en riant de cet échantillon de liberté et d’égalité, d’autant mieux que cet « honnête laboureur du sol » voulait, nous le savions bien, me dépouiller d’une ferme, ou, ce qui revient au même, voulait me forcer de lui en vendre une au prix qu’il stipulerait. Notre amusement ne s’arrêta pas là. Avant que nous eussions atteint les bois, nous rencontrâmes aussi Holmes et Tubbs à pied sur la route, les deux autres Indgiens qui voyageaient en croupe les ayant dépossédés de leur wagon, en leur disant de porter cela au compte de l’anti-rentisme. Nous apprîmes depuis que cette pratique était assez ordinaire, le propriétaire retrouvant au bout de quelques jours son cheval et sa voiture dans quelque taverne voisine de sa résidence. Lorsque, nous les rejoignîmes, le vieux Holmes était dans une honnête indignation, et Tubbs lui-même paraissait ennuyé et mécontent, comme, s’il jugeait que ses amis avaient droit à un meilleur traitement.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda mon oncle Ro qui avait peine à retenir son envie de rire ; qu’y a-t-il ? Où est fotre belle foiture et fotre chentil chefal ?

— C’est trop fort ! oui, c’est vraiment trop fort, disait Holmes en grommelant. Me voici, à plus de soixante-dix ans, qui forment la vie complète de l’homme, selon la Bible, et ce que la Bible dit doit être vrai, me voilà jeté sur la grande route, comme un sac de pommes de terre, et forcé de marcher quatre milles pour atteindre ma porte. C’est trop fort, c’est vraiment trop fort !

— Oh ! c’est une pagatelle en gomparaison d’être cheté hors de sa ferme.

— Je le sais, je le sais, je comprends, tout ça c’est pour la bonne cause, c’est pour abattre l’aristocratie, et rendre les hommes égaux, comme le veut la loi ; mais ceci est vraiment trop fort !

— Et fous êtes si fieux ?

— Soixante-seize ans comme un jour. Mon temps ne peut pas être long et mes jambes sont faibles. Oui, la Bible dit-que le temps d’un homme est limité à soixante-dix, et je ne m’opposerai jamais à ce que dit la Bible.

— Et que dit la Piple de ceux qui feulent afoir les piens de leurs foisins ?

— Elle s’élève terriblement contre eux ! Oui, il y a beaucoup de ça dans ce bon livre, je le sais pour l’avoir, entendu lire et pour l’avoir lu moi-même, depuis soixante ans ; elle s’élève terriblement contre eux. Je dirai cela aux Indgiens, la prochaine fois qu’ils voudront prendre mon wagon. La Bible s’oppose à ces pratiques.

— La Piple est un pon lifre.

— Certainement, certainement, et grande est la consolation, grande l’espérance que l’on trouve dans ses pages. Je suis charmé de voir qu’on apprécie la Bible en Allemagne. Je m’étais figuré que nous avions en Amérique tout ce qui restait de religion, et il est agréable de voir qu’il y en a encore en Allemagne.

Pendant tout ce temps, le vieux Holmes marchait en soufflant, mon oncle, pour jouir de son entretien, ayant mis le cheval au pas.

— Oh ! ya, ya, il reste encore quelque relichion dans le vieux monde, les buritains, comme fous les appelez, n’ont pas tout emborté.

— Fameuses gens, cela ! Nous devons toutes nos bonnes affaires à nos aïeux puritains. On dit que, tout ce qu’a l’Amérique, elle le doit à ces saints.

— Ya, et si cela n’est pas, qu’imborte ; car ils sont certains d’afoir toute l’Amérique.

Holmes était mystifié, mais il continua à pousser en avant, jetant sur notre wagon d’inquiets regards pendant qu’il tâchait de se maintenir en ligne. Dans la crainte que nous ne prissions une allure plus vive, il poursuivit la discussion.

— Oui, dit-il, la Bible, après tout, doit nous servir d’autorité en toutes choses. Elle nous dit que nous ne devons pas avoir de haine, et je tâche de me conformer à cette règle ; car un vieil homme, voyez-vous, ne pourrait même pas satisfaire ses ressentiments, quand il le voudrait. Je suis allé au village pour assister à un meeting anti-rentiste ; mais je n’ai pas de haine contre Hughes Littlepage, non, pas plus que s’il n’était pas mon propriétaire. Tout ce que je lui demande, c’est ma ferme à des conditions raisonnables. Je trouve très-dur et très-oppressif que les Littlepage nous refusent une habitation que nous avons cultivée pendant trois générations.

— Et ils sont confenus qu’ils fous fendraient la verme après trois générations ?

— Non, pas en propres termes, je l’avoue. Comme contrat, j’avoue que l’avantage est du côté de Littlepage. C’est justement ce dont nous nous plaignons, le contrat étant trop en sa faveur. Voilà quarante-cinq ans que je tiens le bail, et une des têtes sur lesquelles il repose, celle de ma vieille femme, est encore en existence, comme on dit, quoique ce soit une espèce d’existence qui n’a rien de séduisant. Elle ne pourra pas aller bien loin, et alors cette ferme qui m’a nourri pendant presque toute ma vie, sur laquelle j’ai élevé quatorze enfants, devra sortir de mes mains pour aller dans celles de Hughes Littlepage, qui a déjà tant d’argent, qu’il ne peut pas le dépenser chez lui comme les gens honnêtes ; mais le dissipe à l’étranger en débauches. Oui, à moins que le gouverneur et la législature ne nous fassent sortir de cette difficulté, je vois bien qu’il faudra tout rendre à Hughes Littlepage, faisant ainsi les riches plus riches et les pauvres plus pauvres.

— Et bourquoi cette cruelle chose a lieu ? bourquoi un homme, en Amérique, peut-il pas garder ce qui lui abartient ?

— C’est justement cela. La ferme m’appartient, non d’après la loi mais d’après les droits de nature, d’après l’esprit des institutions, comme on dit. Je ne tiens pas à savoir comment je l’aurai, pourvu que je l’aie. Si le gouvernement peut seulement contraindre les propriétaires à vendre, il peut certainement compter sur mon appui, pourvu qu’on ne fixe pas des prix trop élevés. Je déteste les prix élevés ils ne conviennent pas dans un pays libre.

— C’est frai. Che suppose que fotre bail pourrait serfir de base à un prix très-raisonnable, ayant été fait il y a si longtemps.

— Seulement deux schellings l’acre, répondit le vieux fermier d’un air malin, comme s’il se glorifiait de l’excellent marché qu’il avait fait, ou vingt-cinq dollars par an pour cent acres : Ce n’est pas grand’chose, je suis prêt à l’avouer ; mais les terres s’étant élevées aujourd’hui jusqu’à quarante dollars par acre, je ne puis espérer un autre bail aux mêmes conditions, pas plus que je n’espère aller au congrès. Je pourrais louer ma ferme demain matin pour cent cinquante dollars du meilleur argent qu’un homme puisse payer.

— Et compien croyez-fous que M. Litttepage demanderait pour un noufeau bail ?

— Quelques-uns pensent que ce sera soixante-deux dollars et demi quoique d’autres disent que pour moi, il le céderait à cinquante dollars, sur trois têtes.

— Mais compien foudriez-fous payer pour la bropriété de la ferme ?

— Beaucoup de personnes disent que la propriété serait bien payée, si les tenanciers accordaient au propriétaire la valeur de la terre au moment de la première concession avec les intérêts jusqu’aujourd’hui.

— Mais la faleur de la terre au moment de la bremière concession était presque nulle, et auchourd’hui elle peut s’affermer à un dollar par acre. Fous offrez ainsi inviniment peu.

— Vous oubliez, s’écria Shabbakuk Tubbs, que les Littlepage ont touché la rente des terres pendant quatre-vingts ans.

— Et les denanciers ont eu aussi les vermes pendant quatre-vingts ans.

— Oh ! nous compensons par le travail la jouissance de la ferme. Si mon voisin Holmes a eu la ferme pendant quarante-cinq ans, la ferme aussi a eu son travail pendant quarante-cinq ans. Vous pouvez y compter, le gouvernement et la législature comprennent tout cela.

— Alors, répondit mon oncle en fouettant son cheval, ils doifent être dignes de leurs hautes vonctions. Il est pon bour un pays d’afoir de grands gouferneurs et de grands législateurs. Guten tag.

Nous partîmes au trot, laissant sur le grand chemin le voisin Holmes, Shabbakuk Tubbs, le gouverneur et la législature avec leur morale, leur sagesse, leur logique et leur philosophie. Mon oncle Ro secoua la tête, et puis se mit à rire en pensant à l’absurdité de tous ces raisonnements.

Bien des gens qui ont ouvertement professé des principes identiques en substance à ceux qui viennent d’être énoncés, seraient sans doute disposés à les désavouer, si on les leur jetait à la face. Il n’est pas rare de voir des hommes refuser de reconnaître leurs enfants, lorsqu’ils ont à rougir des circonstances qui en ont accompagné la naissance. Mais dans le cours de cette controverse, j’ai souvent entendu des arguments dans des discours publics, j’en ai souvent lu dans les journaux, reproduisant les allocutions d’hommes haut placés, arguments qui, dépouillés de leurs voiles transparents, sont assez bien au niveau de ceux de Holmes et de Tubbs.

Nous fûmes bientôt hors de vue de ces deux derniers, et nous entrâmes dans les bois. J’avoue que je m’attendais à tout instant à rencontrer Hall aux mains des Indgiens, car les mouvements de toute cette bande me paraissaient particulièrement dirigés contre lui. Cependant mon attente fut déçue, et nous avions presque atteint les limites septentrionales de la petite forêt, lorsque nous aperçûmes les deux wagons qui avaient été si cavalièrement enlevés, et les deux chevaux que montaient les ravisseurs. Tout cela était rangé d’un côté, sous la garde d’un seul Indgien, de manière à annoncer que nous approchions un point de quelque intérêt. En nous dirigeant vers cet endroit, mon oncle et moi nous pensions bien devoir encore être arrêtés ; mais nous passâmes sans qu’il nous fût adressé une seule question. Tous les chevaux étaient couverts d’écume, comme s’ils avaient été surmenés, quoique, du reste, il ne parût rien qui indiquât du désordre, si ce n’est la présence de la sentinelle solitaire. Nous continuâmes donc à nous avancer au trot modéré du cheval de Tom Miller, jusqu’à ce que nous fussions si près de la limite du bois, que nous pouvions voir les champs qui s’étendaient devant nous. Là, cependant, nous pûmes distinguer certains mouvements qui, je l’avoue, ne me laissaient pas sans craintes.

Au milieu des buissons qui bordaient la route, je vis plusieurs Indgiens qui étaient là évidemment en embuscade. Ils pouvaient être une vingtaine en tout ; et il était maintenant suffisamment démontré que ceux qui avaient enlevé les wagons s’étaient rapidement portés en avant pour renforcer leur parti. À cet endroit, j’eus la conviction que nous allions être arrêtés. Cependant nous passâmes encore sans accident, quoiqu’il dût être certain pour les hommes cachés que nous nous étions bien aperçus de leur présence. Bientôt nous nous trouvâmes en pleine campagne.

Alors se trouva expliqué tout le mystère. Au-dessus d’une colline qui s’élevait devant nous, à notre gauche, descendait une route sinueuse sur laquelle s’avançait, à pas pressés, une petite troupe d’hommes que je pris au premier coup d’œil pour un détachement d’Indgiens, mais qu’à un second examen je reconnus pour être des Indiens ou de véritables hommes rouges. Entre les deux la différence est grande, comme tout américain le sait ; cependant plusieurs de mes lecteurs me sauront gré de quelques explications. Il y a Indien et Indgien. L’Indgien est un homme blanc qui, guidé par des projets illégaux et coupables, est obligé de cacher sa figure et de se déguiser pour accomplir sa tâche. L’Indien est un homme rouge, qui n’est ni effrayé ni honteux de montrer sa figure à ses amis comme à ses ennemis. Le premier est l’agent de démagogues intrigants, l’esclave mercenaire des mécontents et des ambitieux, qui insulte la vérité et le droit en affirmant qu’il travaille à développer l’esprit des institutions, tandis qu’il l’outrage. L’autre n’est l’esclave de personne et n’a peur de rien. L’un s’écarte des devoirs de la civilisation ; l’autre, quoique sauvage, est du moins fidèle à sa tradition et à ses principes.

Il y avait là un groupe de seize ou dix-huit véritables aborigènes. Il n’est pas rare de rencontrer un ou deux Indiens errant à travers le pays pour vendre des paniers, en compagnie de leurs squaws mais il est aujourd’hui très-extraordinaire de rencontrer un véritable guerrier indien au cœur de l’État, portant son fusil et son tomahawk, comme c’était le cas pour ceux qui descendaient si vivement la colline. Mon oncle Ro était aussi étonné que moi, et il s’arrêta au point de jonction des deux routes pour attendre l’arrivée des étrangers.

— Voilà de véritables Peaux-Rouges, Hughes, et d’une noble tribu, dit mon oncle lorsque leur approche les fit mieux distinguer des guerriers de l’ouest, accompagnés d’un homme blanc.

— Quel intérêt peut donc les attirer à Ravensnest ?

— Peut-être que les anti-rentistes veulent agrandir leur plan, et projeter de nous attaquer en faisant alliance avec les vrais fils de la forêt. Sans doute ils veulent faire de l’intimidation.

— Et qui pourraient-ils intimider que leurs femmes et leurs enfants ? Mais les voilà qui arrivent dans toute leur majesté, et nous pouvons les aborder.

Ils arrivaient, en effet, montrant dix-sept des plus beaux exemplaires de Peaux-Rouges, tels qu’ils nous apparaissent quelquefois allant ou venant de leurs lointaines prairies. Car l’homme blanc a déjà chassé l’Indien comme l’ours, l’élan et l’orignal des forêts de l’Amérique, et l’a relégué dans les vastes plaines.

Lorsque les Indiens entrèrent dans la route que nous occupions, la troupe entière s’arrêta avec un air de courtoisie, comme pour attendre que nous leur adressions la parole. Le plus avancé, qui était aussi le plus vieux, inclina la tête et articula les mots ordinaires de salut, « sago, sago. »

— Sago, répliqua mon oncle ; sago, répétai-je.

— Comment va ? continua l’Indien en anglais ; comment appeler ce pays ?

— Ceci est Ravensnest. Le village du Petit-Nest est à environ un mille et demi de l’autre côté du bois.

L’Indien se retourna vers ses compagnons, et, d’un ton profondément guttural, leur communiqua ce renseignement. Il parut être reçu avec grand plaisir, comme s’ils avaient atteint le but de leur voyage. Il s’ensuivit une conversation générale, mais en phrases brèves et sentencieuses, lorsque le vieux chef se retourna encore vers nous. Je l’appelle chef, quoiqu’il fût évident que toute la troupe était composée de chefs. Cela se voyait à leurs médailles, à leur belle tenue, à leur démarche calme et digne, pour ne pas dire majestueuse. Chacun d’eux était en costume d’été, chaussé de mocassins, avec une enveloppe de calicot ou de fine laine jetée autour de, leur corps comme une toge romaine ; tous portant le fusil, le brillant tomahawk et le couteau dans sa gaine. Chacun aussi avait une poire à poudre et une poche à balles, et quelques-uns des plus jeunes étaient recherchés dans leurs ornements, composés de plumes ou d’autres présents qu’ils avaient reçus dans leur long voyage. Aucun d’eux cependant n’était peint.

— Ceci Ravensnest, eh ? continua le chef avec une certaine politesse.

— Comme je vous l’ai dit. Le village est de l’autre côté du bois ; la maison d’où vient le nom est à un mille et demi dans l’autre direction.

Ceci fut encore traduit, et il se manifesta, quoique sans bruit, une expression générale de satisfaction.

— Aucun Indgien par ici, eh ? demanda le chef en nous regardant avec une vivacité qui nous surprit tous deux.

— Oui, répondit mon oncle, il y a des Indgiens ; une troupe est là, sur la lisière du bois, à environ cent pas de nous.

Ce fait fut aussitôt communiqué avec promptitude aux auditeurs attentifs, et produisit une certaine sensation, quoique cette sensation ne se manifestât que selon les manières ordinaires des aborigènes, avec calme, réserve, et une froideur ressemblant à de l’indifférence. Nous fûmes amusés néanmoins en voyant quel intérêt cette nouvelle éveillait parmi eux, intérêt bien plus grand, assurément, que si on leur avait annoncé l’existence d’une ville grande comme Londres de l’autre côté de la forêt. De même que les enfants portent naturellement plus d’intérêt aux enfants, ainsi ces enfants de la forêt paraissaient prendre un vif intérêt à ces voisins inattendus, frères de la même race, comme ils se l’imaginaient. Après une conférence sérieuse entre eux, le vieux chef, qui se nommait Feu-de-la-Prairie, s’adressa encore à nous :

— De quelle tribu, eh ? Connaître la tribu ?

— Ils sont appelés Indgiens anti-rentistes, c’est une tribu nouvelle dans cette partie de la contrée, et qui n’est pas très-estimée.

— Mauvais Indgiens, eh ?

— Je le crains. Ils ne sont pas assez honnêtes pour se peindre, mais portent des chemises sur leurs visages.

Une autre longue conférence suivit. Il est à supposer qu’une tribu comme celle des anti-rentistes avait été jusque-là inconnue parmi les sauvages américains. Le premier renseignement sur l’existence de ce peuple devait donc être accueilli avec un vif intérêt, et ils nous demandèrent de les conduire vers l’endroit où était cette tribu inconnue. C’était aller plus loin que n’avait prévu mon oncle ; mais il n’était pas homme à reculer dans une entreprise qu’il avait commencée. Après une courte délibération intérieure, il fit un signe de consentement et mettant pied à terre, nous attachâmes le cheval à un arbre, et nous servîmes de guides à nos nouveaux frères, à la recherche de la grande tribu des anti-rentistes. Nous n’avions pas parcouru la moitié de la distance qui nous séparait des bois, que nous rencontrâmes Holmes et Tubbs qui, après avoir trouvé des places dans un autre chariot, avaient atteint l’endroit où stationnait le leur, qu’ils avaient alors recouvré. Ils se hâtaient de rentrer chez eux, de peur que quelque nouvelle fantaisie de leurs grands alliés ne les rejetât encore sur la grand’route. Ce wagon, le nôtre excepté, était le seul qui se fût aventuré hors du bois, les maîtres d’une vingtaine d’autres préférant rester en arrière, pour voir le résultat de la rencontre des deux tribus. Quand nous approchâmes, Holmes s’écria en arrêtant son cheval :

— Au nom du ciel ! que signifie tout cela ? Est-ce que le gouverneur envoie contre nous de véritables Indiens pour favoriser les propriétaires ?

— Eh bien ! che ne sais pas, reprit mon oncle ; ceux-ci de féritables hommes rouches, et ceux-là de féritables Indgiens, c’est tout. Ce qui amène ici ces guerriers, si fous foulez savoir, demandez fous-mêmes.

— Il ne peut y avoir de mal à le demander ; je ne me laisse pas effrayer par des peaux-rouges, en ayant souvent vu ; et mon père s’est battu avec eux dans son temps, comme je le lui ai entendu dire. Sago, sago.

— Sago, répondit Feu-de-la-Prairie avec sa courtoisie ordinaire.

— D’où donc, au nom du ciel, vous autres hommes rouges, venez-vous, et où pouvez-vous aller ?

Il était évident que Holmes appartenait une école qui n’hésitait jamais à faire des questions, et qui comptait à coup sûr sur une réponse. Le vieux chef avait probablement déjà rencontré de semblables visages pâles, l’Américain sans éducation étant certainement parmi les plus remuants des êtres de cette espèce. Mais, d’un autre côté, l’homme rouge regarde la satisfaction d’une trop vive curiosité comme au-dessous de la dignité du guerrier. Montrer de l’étonnement ou de la curiosité n’appartient, selon lui, qu’à des squaws, et, assurément, depuis longues années, Feu-de-la-Prairie avait appris que l’une ou l’autre de ces deux choses étaient indignes de son sexe. C’est pour cela sans doute qu’il ne fit preuve d’aucune émotion, malgré le ton brusque et les manières dégagées de Holmes. Il répondit cependant avec une froideur qui prouvait un peu de mécontentement :

— Venir du soleil couchant, été voir grand-père à Washington, aller chez nous.

— Mais comment votre chemin se trouve-t-il par Ravensnest ? Je crains bien, Shabbakuk, que le gouverneur et ces gaillards d’Albany ne soient mêlés à tout cela.

Je ne saurais dire ce que pensait Shabbakuk du « gouverneur et de ces gaillards d’Albany », car il ne jugea pas à propos de répondre. Sa tendance ordinaire à intervenir était probablement dominée par la crainte des véritables peaux-rouges.

— Je vous demande pourquoi vous venez par ici ? reprit Holmes. Si vous avez été à Washington voir le grand chef, et que vous l’ayez trouvé chez lui, pourquoi ne pas reprendre le chemin par lequel vous êtes venus ?

— Venir ici pour trouver Indgien pas d’Indgien ici, eh ?

— Des Indgiens ; d’une certaine espèce, nous en avons plus qu’il ne semble raisonnable à certaines personnes. De quelle couleur sont les Indgiens que vous cherchez ? Sont-ils d’une nature pâle, ou sont-ils rouges ainsi que vous ?

— Chercher homme rouge, vieux, maintenant ; comme la cime du sapin ; le vent a soufflé à travers les branches jusqu’à ce que les feuilles tombent.

— Par George, Hughes, me dit tout bas mon oncle, ces Peaux-Rouges sont à la recherche du vieux Susquesus. Puis, oubliant entièrement la nécessité de conserver son dialecte germain en présence de ses auditeurs de Ravensnest, et surtout de Shabbakuk Tubbs, il se tourna assez inconsidérément vers Feu-de-la-Prairie, et lui dit :

— Je puis vous aider dans votre entreprise. Vous cherchez un guerrier des Onondagoes, qui a quitté sa tribu il y a près de cent ans, un homme rouge de grand renom, habile à frayer son chemin dans la forêt, et qui n’a jamais voulu goûter l’eau de feu. Son nom est Susquesus.

Jusque-là le seul homme blanc qui fût dans la société de cette étrange troupe, étrange au moins dans cette partie de l’État de New-York, avait gardé le silence. Cet homme était un interprète ordinaire qui avait été envoyé, en cas de besoin, avec les Indiens ; mais étant un peu plus au courant des habitudes de la civilisation que ceux qu’il accompagnait, il avait prudemment gardé le silence, jusqu’à ce qu’il pût être de quelque utilité. Nous sûmes depuis que l’agent qui avait accompagné les chefs à Washington, était allé visiter ses parents à Massachusetts, pendant que les Indiens venaient rendre leurs hommages au « Sapin desséché et debout encore, » ainsi qu’ils appelaient poétiquement Susquesus dans leurs différents dialectes ; car ils étaient de plusieurs tribus.

— Vous avez raison, dit l’interprète. Ces chefs ne sont pas venus à la recherche d’aucune tribu ; mais il y a parmi eux deux anciens Onondagoes, et leurs traditions parlent d’un chef, appelé Susquesus, qui a survécu à tout excepté à la tradition qui a quitté son peuple depuis de longues, longues années, et qui a laissé derrière lui une grande renommée de vertu ; et c’est une chose qu’une Peau-Rouge n’oublie jamais.

— Et tous ces guerriers sont venus à plus de cinquante milles hors de leur route pour rendre cet hommage à Susquesus ?

— Tel a été leur désir, et j’ai demandé pour eux au bureau de Washington la permission de venir. Il en coûte à mon oncle Sam cinquante ou cent schellings de plus ; mais une telle visite fera parmi tous les guerriers de l’ouest un million de bien, personne n’estimant plus que les Peaux-Rouges le droit et la justice, quoique ce soit à leur façon.

— Je suis sûr que l’oncle Sam a sagement agi, ainsi qu’il le fera toujours, j’espère, à l’égard de ce peuple. Susquesus est un vieil ami à moi, et je vais vous conduire vers lui.

— Mais qui donc, au nom du ciel ! Êtes-vous ? s’écria Holmes, sa curiosité étant attirée dans une nouvelle direction.

— Qui je suis ? Vous allez savoir qui je suis, répondit mon oncle en ôtant sa perruque, mouvement que j’imitai aussitôt ; je suis Roger Littlepage, naguère curateur de ce domaine, et voici Hughes Littlepage qui en est propriétaire.

Le vieil Holmes était en général de bonne réplique ; d’une meilleure étoffe, du reste, que le démagogue bavard, plaignard et hypocrite qui était à ses côtés. Mais, à cette découverte, il resta muet et confondu. Il regarda mon oncle, ensuite moi, puis il jeta sur Shabbakuk un coup d’œil de profonde détresse. Quant aux Indiens, malgré leur habitude de maîtriser leurs émotions, ils firent tous entendre leur exclamation « hugh ! » en voyant deux hommes se scalper, pour ainsi dire, eux-mêmes. Mon oncle Ho était animé, et son attitude était tant soit, peu dramatique, lorsque d’une main il enleva sa casquette et de l’autre sa perruque, tenant celle-ci avec le bras étendu dans la direction des Indiens. L’homme rouge étant rarement sujet à un acte d’impolitesse, il est probable que le Chippewa vers lequel s’étendait la main qui tenait la perruque, prit ce mouvement pour une invitation d’examiner ce curieux article. Il le tira doucement lui et, en un clin d’œil tous les sauvages furent rassemblés autour de la perruque, faisant entendre à voix basse des exclamations d’étonnement. Ces hommes étaient tous des chefs, et modéraient par conséquent leur surprise. Si l’on avait eu affaire aux hommes vulgaires parmi eux, il est certain que la perruque aurait passé de main en main, et aurait été essayée sur une douzaine de têtes déjà rasées pour la recevoir.