Ravensnest/Chapitre 18

La bibliothèque libre.
Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 204-216).

CHAPITRE XVIII.


Le Gordon n’est pas bon tous tes jours, Campbell est d’acier pour les méchants, et Grant, et Makensic, et Murray, et Caméron ne cèderont personne.
Hogg.


Cette scène fut interrompue par Holmes, qui cria à son compagnon, dans le diapason élevé auquel il était habitué :

— Voilà qui n’est pas bien du tout, Shabbakuk ; nous n’aurons jamais après ça un renouvellement de nos baux !

— On ne sait pas, répondit Tubbs ; hem, hem. Peut-être ces messieurs seront-ils contents d’accepter un compromis. Il est contre la loi, je crois, de se montrer déguisé sur la grande route, et vous remarquerez, voisin Holmes, que les deux messieurs Littlepage sont au beau milieu de la route, et tous deux déguisés.

— C’est vrai. Pensez-vous qu’il puisse en résulter quelque bien ?

— Je ne veux que des démarches qui nous profitent.

Shabbakuk fit entendre un nouveau « hem » regarda derrière lui pour voir ce qu’étaient devenus les Indgiens, car il ne se sentait évidemment pas grande sympathie pour les vraies Peaux-Rouges qui étaient devant lui, et il répondit :

— Nous pouvons avoir nos fermes, voisin Holmes, si vous consentez, comme je suis prêt à le faire, à être raisonnable sur tout ceci ; pourvu que M. Littlepage veuille écouter ses propres intérêts.

Mon oncle ne daigna pas faire de réponse, sachant bien que nous n’avions rien fait qui fût en violation de la loi ; il se retourna vers les Indiens, renouvelant son offre de leur servir de guide.

— Les chefs désirent beaucoup savoir qui vous êtes, et comment il se fait que vous ayez de doubles chevelures ? dit l’interprète souriant qui entendait parfaitement, pour son compte, la nature d’une perruque.

— Dites-leur que ce jeune homme est Hughes Littlepage, et que je suis son oncle : Hughes Littlepage est le propriétaire de toutes les terres que vous voyez autour de vous.

La réponse fut communiquée et, à notre grande surprise, plusieurs des Indiens nous entourèrent avec des témoignages d’intérêt et de respect.

— Hughes, dit mon oncle, les droits d’un propriétaire paraissent mieux appréciés parmi ces sauvages que parmi tes propres tenanciers. Mais voilà le vieux Holmes et son digne ami Shabbakuk qui retournent vers les bois ; nous pourrions bien avoir de nouveau affaire aux Indgiens ?

— Je ne le pense pas, monsieur. Il ne me paraît pas qu’il y ait assez de valeur dans cette tribu, pour faire face à celle-ci. En général l’homme blanc peut tenir tête à un Peau-Rouge ; mais il est plus que probable que des chefs comme ceux-ci seraient de force à battre deux fois leur nombre de faquins de la trempe des misérables cachés là-bas !

— Pourquoi, reprit mon oncle, les chefs nous témoignent-ils tant d’intérêt ? Est-il possible qu’ils nous accordent tant de respect à cause de nos droits sur ce domaine ?

— Du tout, du tout. Ils savent, il est vrai, la différence qui existe entre un chef et le commun des hommes et vingt fois sur notre route, ils m’ont exprimé leur surprise, de voir que parmi les faces pâles il y a tant d’hommes communs ayant le rang de chefs ; mais ils ne se soucient guère des richesses. Le plus grand homme parmi eux est le plus vaillant sur le sentier de la guerre, le plus sage devant le feu du conseil, mais ils honorent ceux qui ont eu de grands et d’habiles ancêtres.

— Mais il semble que nous leur inspirions quelque intérêt profond et extraordinaire. Peut-être sont-ils surpris de voir des hommes de notre condition revêtus de ce costume.

— Mon Dieu, monsieur, quel souci peuvent avoir des vêtements des hommes accoutumés à voir revêtus de peaux les chefs des comptoirs et des forts. Ils savent qu’il y des jours de repos et des jours de travail ; des jours pour les vêtements ordinaires et des jours pour les plumes et la peinture. Non, non, ils vous regardent tous deux avec cet intérêt à cause de leurs traditions.

— Leurs traditions ! comment peuvent-elles se rapporter à nous ? Nous n’avons jamais eu affaire aux Indiens.

— Cela peut être vrai pour vous, et peut-être pour vos pères, mais non pour quelques-uns de vos ancêtres. Hier, pendant que nous nous reposions le soir, deux des chefs, celui qui est de taille moyenne avec la double médaille sur la poitrine, et ce vieux guerrier qui a été une fois scalpé, comme vous pouvez le voir aux cicatrices de son crâne, se mirent à rappeler quelques-unes des guerres de leur tribu, qui était autrefois un peuple du Canada. Le vieux chef racontait les incidents d’un sentier de guerre qui conduisait hors du Canada, à travers les grandes eaux, vers un établissement ou ils espéraient recueillir un grand nombre de chevelures et où, en résultat, ils en perdirent plus qu’ils n’en trouvèrent. C’est alors qu’ils rencontrèrent en cet endroit même Susquesus, l’intègre Onondago comme ils l’appellent, et le propriétaire Yengeese de cette terre, qu’ils appellent d’un nom assez semblable au vôtre, et qui, d’après leurs traditions, était un guerrier vaillant et habile. Ils présument que vous êtes des descendants de ce dernier, et voilà pourquoi ils vous honorent.

— Est-il possible que ces hommes sans éducation aient des traditions aussi exactes ?

— Mon Dieu, si vous pouviez les entendre parler entre eux sur les mensonges qui sont lus dans les livres des faces pâles, vous sauriez combien ils amassent chez eux de trésors de vérité. Ils connaissent toute l’histoire de vos ancêtres, et ils connaissent quelque chose de vous aussi, si vous êtes celui qui à offert à l’intègre Onondago ou au Sapin Desséché pour ses vieux jours, un wigwam toujours garni d’aliments et bois.

— Est-ce possible ? Et tout cela est connu et raconté parmi les sauvages de l’occident lointain !

— Si vous appelez ces chefs des sauvages, reprit l’interprète, quelque peu offensé d’entendre appliquer ce terme à ses amis et associés. Assurément, ils ont leurs manières à eux, de même que les faces pâles ; mais les manières indiennes ne sont pas si sauvages, une fois qu’on s’y est accoutumé. Je me rappelle qu’il se passa beaucoup de temps avant que je pusse m’habituer à voir un guerrier scalper son ennemi ; mais en raisonnant un peu, j’entrai dans l’esprit de la chose, et je commençai à croire que c’était bien.

Je marchais devant mon oncle, car nous nous étions remis en mouvement, nous dirigeant vers le bois ; je ne pus m’empêcher de me retourner, et de dire en souriant :

— Il paraît, après tout, que cette grande puissance de l’esprit doit se trouver ailleurs que dans notre législation. Voilà maintenant l’esprit du scalpage en regard de l’esprit des institutions.

— Sans doute, Hughes, et l’esprit du vol comme conséquence Mais il serait bon de ne pas nous avancer plus près du bois. Les Indgiens dont je vous ai parlé sont dans les buissons, sur la lisière, et ils sont armés ; je vous laisse à communiquer avec eux comme vous l’entendrez. Ils sont environ une vingtaine.

L’interprète ayant instruit les chefs de ce qui venait d’être dit, ils se consultèrent entre eux pendant quelques instants. Puis Feu-de-la-Prairie cueillit une branche du buisson le plus voisin, et la tenant en l’air, il s’avança vers le bois, et appela d’une voix haute, dans les différents dialectes qu’il connaissait. Je vis, au mouvement des branches, qu’il y avait encore des hommes dans les buissons mais aucune réponse ne fut faite aux interpellations. Il y avait un sauvage de notre bande qui, au milieu de toutes ces démarches, donnait des signes évidents d’impatience. C’était un chef Jowa, grand et athlétique, appelé Cœur-de-Pierre, et renommé pour ses exploits guerriers. Il était toujours difficile de le retenir quand il y avait en perspective quelques chevelures à enlever ; et il était d’autant moins retenu en cette circonstance qu’il n’avait près de lui aucun supérieur de sa tribu. Après que Feu-de-la-Prairie eut en vain fait deux ou trois appels, Cœur-de-Pierre s’avança, articula quelques mots avec énergie, et termina son appel par un long cri perçant. Le son fut répété par la plupart des hommes de la bande, et en un clin d’œil tous se dispersèrent à droite et à gauche, rampant vers la forêt plutôt comme des serpents que comme des bipèdes, et se plongèrent dans l’épaisseur des buissons. En vain l’interprète les rappelait, leur disant de songer où ils étaient, les menaçant du déplaisir de leur grand-père à Washington ; Feu-de-la-Prairie restait seul debout et en place, exposé à tous les feux qu’il attendait de l’ennemi caché. Les autres se portaient en avant, comme autant, de limiers qui suivent la piste.

— Ils croient rencontrer des Indiens, s’écria l’interprète d’un ton désespéré, et il n’y a pas moyen de les retenir. Il ne peut y avoir par ici aucun de leurs ennemis, et l’agent sera terriblement mécontent s’il y a du sang répandu ; je m’en soucierais comme de rien s’il s’agissait des Sauks et des Renards[1], que c’est un bienfait de tuer ; mais c’est différent par ici, et j’aimerais mieux, je l’avoue, que tout ceci ne fût pas arrivé.

Pendant qu’il achevait ces mots, mon oncle et moi nous avancions et nous pénétrions dans le bois, suivis par Feu-de-la-Prairie, qui, s’imaginant par notre mouvement que tout allait bien, poussa à son tour un cri terrible comme pour démontrer que son silence était parfaitement calculé. La route décrivait une courbe au point où elle pénétrait dans la forêt, et étant bordée des buissons dont nous avons parlé, nous ne pûmes d’abord apercevoir ce qui se passait derrière la scène. Mais quand, nous eûmes dépassé le coude à l’endroit où avaient fait halte tous les wagons, le spectacle se déploya à nos yeux dans toute sa magnificence.

La déroute d’une grande armée ne pourrait être guère plus pittoresque. La route était couverte de chariots en pleine retraite. Chaque fouet était en activité, chaque cheval était lancé, la moitié des figures tournées en arrière, les femmes répondant par des cris aux hurlements des sauvages. Quant aux Indgiens, ils avaient instinctivement abandonné les bois, et s’étaient répandus sur le grand chemin, une course comme la leur demandant le plein air pour mieux se déployer. Quelques-uns avaient sauté dans les wagons, s’empilant au milieu des vertueuses femmes et filles des fermiers rassemblés pour discuter les meilleurs moyens de me dérober ma propriété. Mais pourquoi nous appesantir sur cette scène, puisque les exploits des Indgiens, durant les six dernières années, ont suffisamment prouvé que la seule chose dans laquelle ils excellent, est la fuite. Ce sont des héros, quand une douzaine d’entre eux peuvent saisir un seul homme pour le goudronner et l’emplumer, vaillants comme cent contre cinq ou six, et quelquefois meurtriers, quand chaque victime peut être tuée à coup sûr par cinq ou six balles à la fois. La lâcheté lente de ces misérables devrait les faire prendre en dégoût ; le chien qui à la chasse n’a de cœur qu’en meute, n’est au fond qu’un mâtin.

Je dois cependant ajouter un dernier détail : Holmes et Shabbakuk occupaient l’arrière-garde, et fouettaient à tour de bras leur bête, comme s’ils avaient laissé au petit Nest quelque objet de prix qui pouvait tomber dans d’autres mains. Le vieux Holmes ne cessait de regarder en arrière, comme s’il était poursuivi par les clauses de quarante baux. En moins de temps qu’il ne m’en a fallu pour écrire cette description, la route fut libre, et il n’y resta plus que mon oncle, moi et Feu-de-la-Prairie, qui fit entendre un « Hugh » expressif, lorsque le dernier des wagons disparut dans un nuage de poussière.

Peu de minutes après, tous nos Indiens furent de retour auprès de nous. La victoire n’avait pas coûté de sang, mais elle était complète. Non-seulement les Indiens sauvages avaient mis en déroute les Indgiens vertueux et opprimés par l’aristocratie, ils avaient aussi capturé deux spécimens de vertu et d’oppression dans les personnes de deux hommes de la bande. Les manières des captifs étaient si significatives, leurs terreurs si prononcées, que Cœur-de-Pierre, dans tes mains duquel ils étaient tombés, npn-seùtement n’attacha aucun prix à leurs chevelures, mais dédaigna même de les désarmer. Ils étaient là debout, comme deux paquets de calicot, semblables à des enfants emmaillottés, sans rien montrer de cet esprit de liberté dont se vante constamment leur parti, excepté dans leurs jambes qu’on avait laissées parfaitement libres, et qui leur restaient comme seule ressource en dernier ressort. Mon oncle prit alors un peu d’autorité, et commanda aux captifs de retirer leurs masques. Mais il aurait pu aussi bien dire à des chênes ou à des sapins de se dépouiller de leurs feuilles avant la saison ; car aucun des deux n’obéit.

L’interprète cependant dont le nom en dialecte Indien était Mille-Langues, se montra en cette occasion un homme de peu de paroles. S’avançant vers un des prisonniers, il le désarma d’abord, puis détacha son capuchon de calicot, et nous montra la figure déconcertée de Brigham, l’ouvrier envieux de Tom Miller. Les Indiens firent entendre des « hughs » très-expressifs, en voyant ainsi paraître une face pâle, devenue même plus pâle qu’à l’ordinaire. Mille-Langues avait beaucoup de cette malice vantarde des hommes de la frontière, et il commençait à comprendre la nature des mouvements du pays. Passant tranquillement sa main sur la tête de Josh, il s’écria :

— Cette chevelure serait plus estimée, en Jowa, qu’elle ne le mérite, je pense. Mais voyons qui nous avons là. »

Et conformant l’action aux paroles, l’interprète saisit l’autre captif ; mais il lui fallut subir une lutte assez vive pour le démasquer. Il y réussit cependant avec l’aide de deux chefs qui s’avancèrent. Je prévoyais quel serait le résultat, car j’avais reconnu le gousset fait au calicot ; mais grande fut la surprise de mon oncle quand il vit la figure bien connue de Sénèque Newcome.

Le coupable démasqué montrait sur sa figure un mélange de rage et de honte. Mais le premier sentiment dominait, et, comme il arrive souvent dans les désastres militaires, au lieu d’attribuer sa capture aux prouesses de l’ennemi, ou à sa propre faute, il chercha à en rejeter la disgrâce sur le dos de son camarade. Au fait, la manière dont ces deux hommes s’attaquèrent l’un l’autre dès, qu’ils forent dépouillés de leur masque, me rappela l’allure de deux coqs de combat au moment où on les tire de leurs sacs pour les placer l’un vis-à-vis de l’autre, avec cette différence que les premiers ne chantèrent pas.

— Tout cela vient de ta faute, chien de poltron, dit Seneky avec colère, car la honte avait rougi sa figure jusqu’au sang. Si tu étais resté sur tes jambes, et que tu ne m’eusses pas fait tomber par-dessus toi, j’aurais pu faire retraite et me sauver comme les autres ?

Cette sortie parut un peu forte à Joshua, et il fut irrité au dernier point par la grossièreté de ce langage, par sa violence et même son injustice ; car, ainsi que nous l’apprîmes depuis, c’était Newcome qui, dans la vivacité de sa retraite, s’était jeté par terre, et Brigham, bien loin d’être la cause de sa chute, l’avait seulement empêché de se relever, en tombant par-dessus lui. Ce fut dans cette position que les surprirent leurs ennemis.

— Je ne veux rien de vous, maître Newcome, répondit Joshua d’un ton décidé ; votre réputation est faite dans tout le pays.

— Ma réputation ! qu’as-tu à dire sur ma réputation, demanda l’homme de loi, d’un air de défi. Je voudrais voir l’homme qui oserait dire quelque chose contre ma réputation. »

Cette assurance était assez grotesque chez un personnage actuellement convaincu de félonie ouverte ; quoique je suppose qu’il eût sans peine invoqué comme excuse morale son désir de venger les droits naturels de l’homme et l’esprit des institutions. Mais le défi était trop violent pour la patience de Brigham bien assuré alors qu’il ne courait pas le danger d’être scalpé, il s’avança vers Sénèque et s’écria d’un ton de fureur :

— Vous êtes un fameux ami du pauvre et du peuple n’est-ce pas ? Tous ceux du pays qui ont besoin d’argent savent bien ce que vous êtes, vil usurier.

Ces mots étaient à peine prononcés, que le poing de Sénèque tombait sur le nez de Brigham, d’où le sang jaillit avec violence. Mon oncle Ro jugea qu’il était temps d’intervenir et réprimanda avec dignité l’avocat irrité.

— Pourquoi m’a-t-il appelé vil usurier ? répliqua Seneky encore rouge de colère. Je ne souffrirai cela d’aucun homme.

— Ce n’est pas une raison, Monsieur, pour vous conduire tout autrement qu’un gentleman. J’en rougis pour vous, monsieur Newcome ; en vérité, j’ai honte pour vous.

Seneky murmura quelques paroles inarticulées, mais qui prouvaient peu de repentir, tandis que mon oncle, dédaignant toute autre explication, se retournait vers Mille-Langues en lui disant qu’il était prêt à conduire les chefs vers le but de leur voyage.

— Quant à ces deux Indgiens, ajouta-t-il, leur capture ne nous fera pas grand honneur, et maintenant que nous savons qui ils sont, ils pourront être arrêtés en tout temps par le shériff ou le constable. Ce n’est pas la peine d’encombrer notre marche par de tels personnages.

Les chefs acceptèrent notre proposition et nous quittâmes les bois, laissant ensemble Seneky et Joshua. Nous sûmes depuis qu’immédiatement après notre départ, le dernier s’était élancé sur l’avocat, et l’avait roué de coups jusqu’à ce qu’il avouât, non-seulement qu’il était un usurier, mais encore par-dessus le marché un vil usurier. Tel était l’homme, telle était la classe, que les anti-rentistes de New-York voulaient mettre à la place des anciens propriétaires du pays.

Après quelques instructions données à Mille-Langues, mon oncle et moi nous remontâmes dans notre wagon, et nous reprîmes notre course, laissant les Indiens nous suivre. Le rendez-vous était à Ravensnest, où nous avions décidé de nous rendre immédiatement et de reprendre notre véritable rang. En passant devant le presbytère, nous trouvâmes le temps de nous arrêter et d’y entrer pour avoir des nouvelles de monsieur et mademoiselle Warren : j’appris avec joie qu’ils, étaient partis pour Ravensnest où ils devaient dîner. Ce renseignement ne tendit pas à diminuer l’allure de mon cheval, et au bout d’une demi-heure, nous nous arrêtions à la porte. On doit se souvenir que les Indiens avaient nos perruques, que nous leur avions abandonnées comme des objets désormais sans utilité. Aussi, malgré nos vêtements, nous fûmes aussitôt reconnus, et il n’y eut bientôt dans toute la maison qu’un seul cri : « M. Hughes est de retour ! » J’avoue que je fus touché des marques d’intérêt et de sympathie que donnèrent tous nos domestiques intérieurs et extérieurs, en me voyant debout devant eux en bonne santé, sinon en belle tenue. Mon oncle aussi fut accueilli avec cordialité, et il se passa plusieurs minutes pendant lesquelles j’oubliai dans un véritable bonheur tous mes sujets de vexation.

Quoique ma grand’mère, ma sœur et Mary Warren n’eussent aucun lieu d’être surprises, les cris de joie appelèrent tout le monde sous le portique. M. Warren avait raconté ce qu’il avait vu des événements du jour ; mais ceux-là même qui étaient dans le secret, furent étonnés de nous voir revenir sans perruques et dans notre propre rôle. Quant à moi, je ne pus m’empêcher de remarquer la manière dont les quatre jeunes personnes vinrent à ma rencontre. Marthe vola dans mes bras, jeta ses bras autour de mon cou, m’embrassant sept ou huit fois sans s’arrêter. Vint ensuite mademoiselle Coldbrooke, avec Anne Warston s’appuyant sur son bras, toutes deux, grandement étonnées, et toutes deux belles et distinguées. Elles étaient contentes de me voir, quoiqu’il me parût qu’elles goûtaient peu mon costume. Mary Warren était derrière elles, souriant, rougissant, et timide mais il ne me fallut pas regarder longtemps pour voir qu’elle n’était pas moins enchantée que mes connaissances plus anciennes. M. Warren s’avoua heureux de pouvoir nous féliciter ouvertement, et de former une plus ample connaissance avec des personnes dont le retour avait été souhaité par lui avec anxiété et espérance depuis trois ou quatre ans.

Peu de minutes suffirent pour les explications dont une partie d’ailleurs, avait été faite par ceux qui étaient déjà initiés au secret, lorsque ma grand’mère et Patt nous engagèrent à monter dans nos chambres afin de nous habiller d’une manière plus convenable. Des vêtements d’été en grand nombre avaient été laissés par nous, et notre garde-robe avait été examinée le matin dans l’attente de notre prochaine apparition ; aussi ne nous fallut-il pas grand temps pour notre métamorphose. J’étais un peu plus gros qu’au moment de mon départ, mais les vêtements étant fort larges, je n’eus pas de difficulté à m’équiper. Je trouvai un superbe habit bleu pour les jours de cérémonie, et des vestes et pantalons ad libitum. Les vêtements, sont tellement à meilleur marché en Europe, que les Américains n’en emportent pas beaucoup avec eux quand ils voyagent ; et cela avait été constamment la règle de mon oncle. Chacun de nous, d’ailleurs, conservait d’ordinaire à Ravensnest un supplément d’habits d’été que nous ne pensions jamais a reprendre. En conséquence de tous ces petits détails domestiques, nous fûmes bientôt en état tous deux de nous montrer dans la tenue qui appartenait à notre condition sociale.

Les appartements de mon oncle et les miens étaient voisins l’un de l’autre, dans l’aile septentrionale de la maison. Les fenêtres donnaient du côté de la plaine, qui se terminait par le ravin boisé où s’élevait à portée de vue le wigwam de l’intègre Onondago. Je pus même alors de la fenêtre de mon cabinet de toilette, distinguer les figures des deux vieillards assis au soleil, selon leur habitude à chaque après-midi. Pendant que j’étais ainsi occupé, on frappa légèrement à ma porte et je vis entrer John.

— Eh bien, John, mon garçon, lui dis-je en riant, je trouve qu’une perruque fait une grande différence dans votre manière de reconnaître un vieil ami. Je dois cependant vous remercier pour le bon traitement que vous avez accordé au musicien ambulant.

— Assurément, monsieur Hughes, je suis toujours disposé à vous offrir mes services, sous quelque costume que vous me les demandiez. Ce fut, il est vrai, une surprenante déception ; mais je croyais bien tout le temps que vous n’étiez pas exactement ce que vous sembliez être, comme je le dis à Kitty, aussitôt que je fus en bas : Kitty, lui dis-je, ces deux colporteurs sont les deux colporteurs les plus distingués que j’aie jamais vus dans ce pays, et je ne serais pas étonné qu’ils eussent vu des jours meilleurs. Mais maintenant que vous avez vu les anti-rentistes de vos propres yeux, monsieur Hughes, qu’en pensez-vous, si je puis être assez hardi pour vous faire cette question ?

— À peu près ce que j’en pensais avant que je les eusse vus. C’est un tas de vauriens qui discourent sur la liberté au moment même où ils font tout ce qu’ils peuvent pour la compromettre, de même que leurs souteneurs, dans le gouvernement, emploient le même jargon quand ils n’ont pour objet que d’obtenir des votes. Si aucun tenancier n’avait le droit électoral, cette question n’aurait jamais été soulevée. Mais je vois que ces deux bons vieillards, Jaaf et Sus, semblent se porter encore parfaitement bien.

— Ma foi oui, Monsieur, ils sont étonnants. C’était déjà deux antiques, comme nous le disons en Angleterre, lorsque je vins ici, et c’était avant votre naissance, monsieur Hughes ; il y a de cela bien des années. Ils restent là, assis, jour par jour, comme des monuments des temps passés. Le nègre devient tous les jours de plus en plus laid, et c’est le seul changement que je remarque en lui ; tandis que je crois, Monsieur, que l’Indien devient de plus beau en plus beau.

— Susquesus est, en effet, un être magnifique, avec sa tête blanche, ses yeux ardents, ses traits calmes et son air majestueux, répondis-je, et Jaaf n’est pas un beau modèle. Comment s’accordent-ils ensemble ?

— Ma foi, Monsieur, ils se querellent beaucoup, c’est-à-dire que le nègre querelle, quoique l’Indien soit trop au-dessus de lui pour faire attention à ce qu’il dit. Je ne dirai pas non plus que Yop querelle véritablement. Monsieur, car il a une très-grande considération pour son ami ; mais il baisse terriblement.

— J’espère qu’ils n’ont manqué de rien durant mon absence. Leur table a été soignée, je pense, et tous leurs besoins satisfaits.

— Il n’y a pas de risque, monsieur, tant que vivra madame Littlepage. Elle a pour ces vieillards l’affection d’un enfant, et fait pourvoir à tout ce qu’ils peuvent désirer. Betty Smith, vous vous rappelez Betty, Monsieur, la veuve du vieux cocher qui mourut pendant que vous étiez au collège ; eh bien ! Betty n’a rien fait depuis quatre ans que de les soigner. Elle tient tout en ordre dans leur cabane, la lave deux fois par semaine, blanchit leur linge, et coud, et ravaude, et fait la cuisine, et veille sur tout. Elle demeure tout près et a tout sous la main.

— J’en suis enchanté. Et ces bons vieillards viennent ici quelquefois jusqu’à la maison ? Avant mon départ, nous recevions d’eux une visite journalière.

— Cette habitude est bien tombée, Monsieur, quoique le nègre soit encore passablement assidu. Dans le beau temps, il ne manque pas de se présenter une ou deux fois par semaine. Alors il entre dans la cuisine, où il reste quelquefois assis pendant toute une matinée, racontant les histoires les plus singulières, ah ! ah ! ah ! Oui, Monsieur, les histoires les plus singulières qu’on puisse entendre.

— Mais que dit-il de si drôle pour vous tant amuser ?

— Selon lui, Monsieur, tout décroît dans ce pays, tout est inférieur, tout est plus mauvais qu’autrefois. Les dindes ne sont pas si grosses, les poules sont plus chétives, les moutons plus maigres, et une foule d’autres énormités, Monsieur.

— Et Susquesus ne partage pas sans doute l’humeur critique de son ami ?

— Sus n’entre jamais dans la cuisine. Il sait que toutes les personnes d’une condition supérieure entrent par la grande porte, et il s’estime trop pour faire autrement. Non, Monsieur, je n’ai jamais vu Sus à la cuisine ou à l’office, et quand Littlepage veut lui faire un régal, elle fait mettre sa table dans une des chambres d’en haut, ou bien sous le portique. Le vieil Indien a ce qu’il appelle ses traditions, Monsieur, et peut raconter beaucoup d’histoires des temps anciens ; mais ce n’est pas sur des dindes, des poules ou des moutons et autres choses dont aime à parler Yop.

Je congédiai alors John, après l’avoir encore remercié de ses attentions pour les colporteurs, et je rejoignis mon oncle. Quand nous entrâmes dans le petit salon où nous attendaient toutes les dames, il se fit une exclamation générale de satisfaction. Marthe m’embrassa encore, disant que j’étais bien maintenant son Hughes, qu’elle reconnaissait enfin son Hugues, et mille autres choses semblables tandis, que ma grand’mère se tenait debout, caressant mes cheveux et me regardant les yeux pleins de larmes ; car je lui rappelais son premier-né, mort si jeune ! Quant aux autres, les deux pupilles de mon oncle paraissaient riantes et affectueuses, et disposées à renouveler notre ancienne connaissance ; mais Mary se tenait en arrière, quoique je pusse voir à ses joues animées et à ses yeux voilés par la modestie qu’elle prenait une part profonde au bonheur de son amie Patt.

Avant de nous mettre à table, j’envoyai un domestique au haut de la maison, pour voir si nos amis rouges apparaissaient sur la route. Cet homme m’informa qu’on pouvait les voir à quelque distance, et qu’ils atteindraient probablement la maison au bout d’une demi-heure. Ils s’étaient, arrêtés, et, au moyen d’une lunette, il avait cru voir qu’ils se coloraient la face et arrangeaient leur toilette pour l’entrevue projetée. En recevant ces renseignements, nous nous mîmes à table, avec l’espérance d’être prêts à recevoir les chefs, aussitôt qu’ils arriveraient.

Notre dîner fut des plus animés. Tout sujet de chagrin fut oublié, et l’état agité du pays et les sinistres projets de mes tenanciers ; nous ne nous occupions que de nous-mêmes et de nos sentiments. Enfin ma chère grand’mère me dit d’un air de bonne humeur :

— Tu dois avoir un heureux instinct, Hugues, pour découvrir où se cache la discrétion, car tu ne pouvais choisir une meilleure confidente que tu ne l’as fait ce matin en allant au village.

Mary rougit comme un ciel d’Italie au coucher du soleil, et baissa les yeux pour cacher sa confusion.

— Je ne sais trop, répondis-je, si c’était une question de discrétion ou de vanité, car j’éprouvais une répugnance invincible à passer aux yeux de mademoiselle Warren pour un musicien ordinaire des rues.

— Mais, Hughes, reprit la malicieuse Patt, je t’avais déjà dit que tu étais à ses yeux un musicien ambulant extraordinaire. Quant à la vielle, elle n’en disait pas grand’chose, mais, pour la flûte, oh elle en parlait tres-éloquemment.

— Marthe ! s’écria Mary Warren d’un ton réservé et presque de reproche, montrant qu’elle était réellement mal à l’aise. Mon excellente aïeule s’en aperçut et changea adroitement la conversation en offrant à M. Warren un plat de fruits.

Durant tout le repas, je compris qu’il existait entre Mary Warren et moi une secrète et mystérieuse communication qui échappait à l’observation des autres, mais était parfaitement sentie par nous. La conscience de cette vague sympathie se trahissait par la rougeur de Mary et même par ses yeux souvent baissés, dont l’embarras était pour moi d’une grande éloquence.

  1. Tribus américaines.