Ravensnest/Chapitre 5

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Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 49-60).

CHAPITRE V.


Elle a des sourires inconnus à la terre, des sourires qui naissent pour disparaître et disparaissent pour renaître, qui vont et viennent en se jouant sans cesse, qui quand ils passent se cachent dans ses yeux.
Wordsworth.


Je fus de bonne heure costumé le lendemain matin. Je doute que ma mère elle-même m’eût reconnu si elle eut vécu assez longtemps pour voir les longs favoris qui décoraient mes joues, et pour me contempler dans ma contenance virile. J’allai dans la bibliothèque de Dunning, je retirai de sa cachette la petite vielle et me mis à jouer avec vivacité, et non sans talent, l’air de Saint Patrick au matin[1]. J’étais dans toute la Chaleur de l’exécution, lorsque la porte s’ouvrit et Barney allongea sa face osseuse, ouvrant une bouche aussi large qu’un cochon gelé.

— D’où diable sortez-vous ? demanda le nouveau laquais, les muscles de sa vaste ouverture passant d’un sourire à une grimace et d’une grimace à un sourire, vous êtes bien venu pour l’air ; mais comment vous trouvez-vous ici ?

— Che fiens de Halle en Preussen. Quel est fotre pays à fous ?

— Êtes-vous un juif ?

— Nein ! che être pon chredien. Foutez-vous afoir Yankee Toodle[2] ?

— Yankee ! Tonnerre ! vous éveillerez maître, et il sera fâché, sans quoi vous pourriez jouer cet air de matin à soir. Oh ! l’entendre ici, dans ma propre bibliothèque, et dire que la vieille Mande est à trois mille lieues d’ici !

Un éclat de rire de Dunning interrompit le dialogue, et Barney disparut, craignant sans doute quelque échantillon de punition américaine pour la faute présumée. Je ne sais si l’honnête et naïf fils d’Érin découvrit réellement qui nous étions déjeunant avec son maître, mais nous fîmes notre repas et quittâmes la maison sans le revoir, Dunning nous ayant fait servir à table par un jeune mulâtre.

Je n’ai pas besoin de dire que je me sentis un peu gauche en me trouvant dans les rues de New-York ainsi travesti ; mais la gravité et le sang-froid de mon oncle fut pour moi un continuel sujet d’amusement. Il avait déjà vendu une montre sur le quai avant le départ du bateau, quoiqu’on pût imputer sa réussite à ce que le prix en fût « immodérément raisonnable » selon l’expression d’un confrère qui commerçait sur le même point. Nous prîmes pour nous deux une chambre convenable, sous prétexte de mettre en sûreté nos bijoux, et nous nous mîmes à rôder sur le pont avec l’air curieux et étonné qui convenait à notre rôle.

— Voici près d’une douzaine de gens que je connais, me dit mon oncle ; j’ai fait une reconnaissance dans tous les quartiers, et j’en trouve bien une douzaine. J’ai causé pendant dix minutes avec un vieux camarade d’école qui m’a rarement perdu de vue, et je m’aperçois que mon déguisement et mon langage estropié sont parfaits ; je suis convaincu que ma chère mère elle-même ne me reconnaîtrait pas.

— Nous pouvons alors nous amuser, répliquai-je, avec ma grand’mère et les jeunes personnes quand nous arriverons à Ravensnest. Pour moi, je pense qu’il est utile de garder notre secret jusqu’au dernier moment.

— Silence ! Par ma foi, voici Sénèque Newcome lui-même ; il vient par ici, et nous devons redevenir Allemands.

C’était en effet bien lui, et il s’avançait lentement vers l’avant où nous nous tenions debout. Mon oncle se décida à entrer en conversation avec lui pour mieux témoigner l’efficacité de notre déguisement, aussi bien que pour obtenir de lui quelques renseignements qui pussent faciliter notre visite à Ravensnest. Dans cette vue, le prétendu colporteur tira une montre de sa poche, et la présentant humblement à l’homme de loi ; lui dit :

— Ajeter une montre, mein Herr ?

— Hein quoi ? Oh ! une montre, s’écria Sénèque de ce ton élevé, outrecuidant et vulgaire, qui dénote l’orgueil envers les humbles et l’envie envers les supérieurs, ah ! une montre, donc ! De quel pays êtes-vous, camarade ?

— Che être un Allemand, ein Teutscher.

— Allemand !… Einne Taicher est l’endroit d’où vous venez, je suppose ?

— Nein ! Ein Teutscher être un Allemand !

— Ah ! oui, je comprends. Combien de temps avez-vous été en Amérique ?

— Touze mois.

— Comment ! c’est presque assez longtemps pour faire de vous des citoyens. Où demeurez-vous ?

— Nulle part ; che temeure là où che me trouve, quelquefois ici, quelquefois là.

— Ah ! je comprends ; aucun domicile légal, une vie errante. Avez-vous beaucoup de ces montres à vendre ?

Ya, audant que fingt ; elles sont aussi pon marché que tu sable, et font comme de grands horloches.

— Et quel prix demandez-vous pour celle-là ?

— Celle-ci fous poufez l’afoir pour huit tollars ; dout le monde churerait que c’est or.

— Ah ! ce n’est pas de l’or, donc ! Ah ! vous avez été sur le point de me mettre dedans moi-même. Est-ce que vous ne pouvez rabattre de ce prix ?

— Beut-être, si fous foulez me donner quelque conseil. Fous afez l’air d’un pon chentilhomme, qui ne foudrait pas tricher un pauvre Allemand, et tout le monde feut tricher le pauvre Allemand cela ; je fous donnerai pour six, mais fous me donner un conseil.

— Un conseil ? vous vous adressez à l’homme pour ça. Venez un peu par ici, que nous soyons seuls. Quelle est la nature de l’affaire ? Est-ce une action au civil, ou une demande en dommages ?

— Nein, nein, ce n’être pas un brocès que che demande, mais un conseil.

— Eh bien, un conseil amène un procès, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent.

— Ya, ya, répondit le colporteur en riant, il peut étre ainsi mais ce n’être pas ce que che feux. Che feux safoir où un Allemand peut foyager afec ses marchandises dans les campagnes et non dans les grosses villes.

— Je comprends. — Six dollars, hein ! Cela sonne un peu haut pour une montre de cette apparence ; mais je suis toujours l’ami du pauvre et je méprise l’aristocratie. Ce que Sénèque détestait il croyait le mépriser, et par aristocratie il n’entendait pas autre chose que les gens comme il faut, dans la vraie signification du mot.

— Je suis toujours disposé à venir en aide à l’honnête citoyen. Si vous voulez vous résoudre à me céder la montre pour rien, je crois pouvoir vous indiquer un endroit où vous pourriez vendre les dix-neuf autres en une semaine.

— Pon ! s’écria joyeusement mon oncle, brenez-la ; elle être fotre brobriété. Montrez-moi seulement le ville où je fendrai les dix-neuf autres.

— Ce n’est pas une ville, reprit Sénèque, ce n’est qu’un bourg. Espériez-vous que ce serait une cité ?

— Qu’imborte à moi ! J’aimerais mieux fendre mes montres à de pons et honnêtes cambagnards qu’à d’insolents pourgeois d’une grosse cité.

— Vous êtes mon homme. Le bon esprit est en vous. J’espère que vous n’êtes ni un patron ni un aristocrate ?

— Che ne sais pas ce qu’est un batron, ce qu’est un aristograte.

— Non ! Eh bien vous êtes un homme heureux dans votre ignorance. Un patron est un noble qui s’approprie la terre des autres ; et un aristocrate est un homme qui se croit supérieur à ses voisins.

— Alors donc, che ne suis ni batron car je ne retiens ni la terre d’un autre ni même une terre à moi et che n’être supérieur à personne.

— Si, vous l’êtes ; vous n’avez qu’à vous le mettre en tête, et vous serez aussi bon gentilhomme qu’eux tous.

— Eh bien, che feux essayer et le croire, et être plus meilleur qu’eux tous. Mais cela n’être pas pon non plus ; cela me faire plus meilleur que fous ; car fous être un des plus grands barmi ces gentilshommes.

— Oh ! quant à moi, n’y songez pas ; je dédaigne d’être à leur niveau. Je crie : « À bas les rentes ! » et vous en ferez autant lorsque vous aurez été huit jours dans cette partie de la contrée.

— Quelles rentes faut-il crier à bas ?

— Les rentes sont des choses opposées à l’esprit des institutions, comme vous pouvez le voir par mes sentiments. Mais enfin, qu’importe ! je garderai votre montre, puisque vous le voulez, et je vous indiquerai, en paiement, l’endroit ou vous pouvez vendre.

— C’est fait, c’est fait. Ce que che feux, c’est un conseil ; ce que fous foulez, c’est une montre.

Ici mon oncle Ro laissa échapper un rire si franc et si joyeux, que je crus qu’il allait se trahir ; mais il n’en fut rien. Depuis ce moment, nous fûmes avec Sénèque dans les meilleurs termes. Dans tout le cours de la journée, il nous gratifia de sourires de protection qui montraient que, malgré ses principes démocratiques, il ne se souciait pas de paraître trop intime avec nous. Cependant, avant que nous eussions atteint les îles, il nous donna des instructions pour le rejoindre le lendemain matin, et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde lorsque, vers le soir, le bateau s’arrêta le long de la jetée d’Albany.

— Albany ! chère et respectable Albany s’écria mon oncle, tu es une bonne ville à laquelle je reviens toujours avec plaisir ; car toi, au moins, tu ne me trompes pas. Quoique tu sois dépouillée de ta vieille église hollandaise si originale, quoique je regrette aussi ta vieille église anglaise si rustique, au centre de ta principale rue, tes changements même ont quelque chose de respectable : même les corruptions de la politique n’ont pu atteindre ton cœur. Te voilà assise sur le penchant de la montagne, environnée de ton paysage pittoresque, avec cet air vénérable que j’admire et cette prospérité calme que j’aime. Et cependant, que de changements depuis mon enfance ! Tes maisonnettes ne sont plus, tes hauts pignons disparaissent, le marbre et le granit s’élèvent dans tes rues mais ils n’ont pas de formes ambitieuses et ne sont pas montés sur des échasses. Ton bassin a modifié le caractère de ta rivière moitié agreste, moitié commerciale ; mais il donne à ta jeune virilité un aspect d’abondance et en même temps de frugalité, qui te promettent de beaux jours pour ta vieillesse !

Cette éloquente apostrophe de mon oncle me fit rire aux éclats ; car je ne pouvais, en vérité, partager son enthousiasme. Albany est certainement une ville d’assez bonne apparence mais ce n’est, après tout, qu’une ville de province, et dans cette catégorie elle occupe, je l’avoue, une place assez distinguée.

Après une ou deux heures de marche je m’étais débarrassé de mon singe, comme d’un compagnon beaucoup trop difficile à gouverner, et je me contentai d’exploiter mes talents en musique. Avec ma vielle en sautoir je suivis donc mon oncle, qui vendit encore une montre avant que nous atteignissions une taverne. Nous ne nous adressâmes pas, comme on le pense bien, aux hôtels renommés de l’endroit, étant bien sûrs de n’y être pas admis : c’était là le point le plus délicat de nos aventures. Je pense que mon oncle, à cet égard, commit une grosse erreur. Persuadé qu’une taverne habituellement fréquentée par des gens de notre apparence nous présenterait trop de désagréments, il s’avisa de choisir un hôtel de second ordre. Pour moi, je crois que nous eussions été plus satisfaits du menu grossier d’une modeste taverne, que de la médiocrité prétentieuse de la maison où nous nous logeâmes. Dans la première au moins, tout nous eut rappelé que nous étions hors de notre voie ordinaire, et nous eussions peut-être été amusés par le changement ; tandis que dans la seconde, tout en étant mieux servis que ne le sont d’habitude des colporteurs ou des musiciens ambulants, nous étions fort mal pour des hommes accoutumés à toutes les aises de la fortune : nous n’étions ni dans nos habitudes communes, ni dans notre rôle de convention.

Dans la matinée du jour suivant, nous prîmes une place sur un chemin de fer qui conduisait à Saragota, en passant par Troie. Je me demande quel est le classique qui a imaginé de rappeler en cet endroit le souvenir du vieil Homère. Il est impossible de parcourir les rues de cette jolie et florissante ville, sans avoir l’esprit quelque peu troublé par les images d’Achille et d’Hector, de Priam et d’Hécube. Ce fut là cependant que je fis mes premiers essais de musicien ambulant, sous les fenêtres de l’auberge principale. Je ne puis pas dire grahd’chose en faveur de l’instrument ; mais le talent du musicien n’était pas trop désagréable, car bientôt je pus voir aux fenêtres une douzaine de figures féminines sur lesquelles se jouaient d’aimables sourires.

Parmi les curieux qui s’y montrèrent, je remarquai deux personnes que je supposai être le père et la fille. Le premier était un ecclésiastique, et je jugeai, à un certain air en lui, qu’il appartenait à ce qu’on appelle l’église anglicane, ou plutôt, comme on le dit, à « l’Église ; » c’est-à-dire qu’il n’était pas parmi les prédicateurs de meetings et de sectes dissidentes. Comment je vis cela du premier coup d’œil, je ne saurais le dire ; mais je vis aussi dans ses traits quelque chose de ce genre de curiosité qui indique de la bonhomie et qui semblait m’inviter à m’avancer plus près : je le fis en conséquence, et il me fit signe d’entrer. C’était pour moi une étrange nouveauté, je l’avoue, que de me voir ainsi commandé plutôt qu’invité ; mais il y avait dans l’air et la tournure de la fille quelque chose qui m’engagea à ne pas hésiter d’obéir. Quoiqu’elle fût vraiment jolie, je ne saurais dire que sa beauté fût frappante ; mais l’expression de sa figure, de ses yeux, de son sourire, enfin le tout ensemble était si singulièrement doux et féminin, que je me sentais entraîné par une sympathie que je ne pourrais expliquer. J’entrai donc, et je me trouvai bientôt à la porte d’un parloir destiné au public, mais dans lequel il n’y avait alors que mes deux, hôtes.

— Entrez, jeune homme, dit le père d’un ton bienveillant ; je suis curieux de voir votre instrument ; et ma fille, qui a du goût pour la musique, a le même désir que moi. Comment l’appelez-vous ?

— Une fielle,-répondis-je.

— De quelle partie du monde venez-vous, mon ami ? poursuivit l’ecclésiastique en levant vers moi ses yeux bienveillants.

— De l’Allemagne, de Preussen, où règne le pon kœnig Wihelm.

— Que dit-il, Molly[3] ?

Ainsi cette charmante fille s’appelait Mary ! J’aimais beaucoup aussi son petit nom, Molly ; c’était un bon signe ; car, dans nos temps ambitieux, il n’y a que des gens vraiment comme il faut qui osent se servir de ces appellations familières. Entre personnages vulgaires, on l’eût appelée Mollissa.

— Ce n’est pas très-difficile à traduire, mon père, répondit une des voix les plus séduisantes que j’aie jamais entendues, et qui le devenait davantage par un léger rire qui l’accompagnait. Il dit qu’il vient de l’Allemagne, de la Prusse où règne le bon roi Guillaume.

— Et cet instrument est une vielle, reprit le père. Qu’avons-nous ici ? un nom y est gravé.

— C’être le nom du vabricant : Hochsteil fecit.

— Fecit ! répliqua-t-il ce n’est pas de l’allemand.

— Nein, c’être latin facio, feci, factum, facere, feci, fecisti, fecit. Cela fouloir dire a fait ; fous bien savoir cela.

Le ministre me regarda d’un air de surprise ; puis mes vêtements, et sourit en jetant un coup d’œil à sa fille. Si l’on me demande pourquoi je fis ce ridicule étalage d’érudition vulgaire, j’avouerai sincèrement qu’il me répugnait de passer pour un coureur de rues ordinaire, aux yeux de la charmante personne qui se penchait au-dessus de l’épaule de son père, pendant que ce dernier examinait le nom du fabricant gravé sur une petite plaque d’ivoire au fond de l’instrument. Je pus voir aussitôt que Mary éprouva ce sentiment de modestie, si naturel à son sexe, à l’idée d’avoir montré trop de familiarité en présence d’un jeune homme qui était peut-être plus rapproché de sa classe que ne le faisait d’abord supposer sa condition actuelle. Une légère rougeur couvrit ses joues ; mais bientôt le calme regard d’un bel œil bleu montra que ce sentiment était fugitif, et elle se pencha de nouveau sur l’épaule de son père.

Celui-ci me regardant au-dessus de ses lunettes de la tête aux pieds, me dit : — Vous comprenez donc le latin ?

— Un beu, monsir, drès beu. Dans mon bays, tout homme être obligé de defenir soldat pour un temps, et qui sait latin peut defenir serchent ou caboral.

— En Prusse, dites-vous ?

— Ya, Preussen où être le pon kœnig Wilhelm.

— Et parmi vous on cultive beaucoup le latin ? J’ai entendu dire qu’en Hongrie, tous les gens bien élevés le parlaient.

— En Allemagne, pas être ainsi ; nous apprenons tous quelque chose, mais nous pas apprendre toutes choses.

Je pus voir un léger sourire errant sur les lèvres de la charmante Mary ; mais elle réussit à le comprimer, quoiqu’il y eût constamment durant toute notre entrevue un air de malicieuse gaieté dans ses beaux yeux.

— Oh ! je sais, répliqua le ministre, qu’en Prusse les écoles sont bonnes, et que votre gouvernement veille sur les besoins de toutes les classes ; mais je ne puis que m’étonner de voir que vous sachiez le latin. Dans notre pays même où nous nous vantons beaucoup…

— Ya ! répliquai-je d’un accent traînard, dans ce bays, c’être frai, on se fante beaucoup.

Mary se prit à rire de bon cœur, soit à cause de ma phrase en elle-même, soit à cause de la manière un peu comique avec laquelle je l’avais débitée. Quant à son père, sa bonhomie était à l’épreuve ; et, après avoir poliment attendu que mon interruption fut finie, il reprit :

— J’allais ajouter que même dans ce pays où nous nous vantons beaucoup de nos écoles, et de l’influence qu’elles ont sur l’esprit public, il n’est pas ordinaire de voir des personnes de votre condition versées dans les langues mortes.

— Ya ; c’être mon condition qui fous drompe. Mon père était chentilhomme, et m’a donné aussi ponné étication comme le kœnig a donné au brince royal.

Ici, mon désir de paraître quelque chose aux yeux de Mary m’entraîna dans une autre folle indiscrétion. Je ne réfléchis pas un instant sur les difficultés d’expliquer comment les fils d’un gentilhomme prussien, qui avait reçu une éducation aussi brillante que celle du prince royal pouvait se trouver jouant de la vielle dans les rues de la Troie Américaine. Mais il m’était insupportable de paraître à cette aimable fille un moment sans éducation, et je me sauvai cette honte avec mon histoire invraisemblable. Heureusement, la fortune me favorisa plus que je ne pouvais l’espérer.

Il y a dans le caractère américain une singulière disposition : c’est de croire que tout Européen de bonnes manières doit être au moins un comte. Je ne prétends pas que cette crédulité se rencontre chez les gens qui ont vu le monde ; mais la majorité de nos concitoyens n’ayant jamais vu d’autre monde que le monde des affaires, la naïveté sous ce rapport dépasse toute croyance. Or, je puis avouer d’assez bonnes manières, et quoique déguisé et vêtu avec simplicité, ni mon air ni ma tournure n’étaient trop vulgaires. Mes habits, d’ailleurs, étaient neufs, et il pouvait même y avoir dans leur arrangement quelque chose qui s’accordait mal avec ma profession du jour, et qui aurait frappé des yeux plus pénétrants que ceux de mes interlocuteurs. Je pus voir néanmoins que le père et la fille m’accordaient plus d’intérêt depuis que je leur avais donné des raisons de croire que je méritais de meilleures fortunes. Il existe parmi nous tant de fausses notions sur les convulsions politiques et les révolutions en Europe, que je ne doute pas que si j’eusse raconté quelque histoire improbable sur l’état intérieur de la Prusse, elle eût été parfaitement acceptée ; car rien n’égale l’ignorance qui règne généralement en Amérique sur le véritable état des choses en Europe, si ce n’est cependant l’ignorance qui règne en Europe sur le véritable état des choses en Amérique. Quant à Mary, ses deux yeux me semblaient exprimer encore plus de bienveillance et de compassion, quand elle me regarda après ma révélation, reprenant en même temps un peu de sa timidité et de sa modestie naturelle.

— S’il en est ainsi, mon jeune ami, reprit le ministre avec intérêt, vous devriez, vous pourriez certainement être placé dans une meilleure condition que celle où vous vous trouvez. Avez-vous quelques connaissances en grec ?

— Ya, ya ; le grec être beaucoup appris en Allemagne.

— Quand on prend du galon pensai-je en moi-même…

— Et les langues modernes, en connaissez-vous quelques-unes ?

— Che parler les cinq grandes langues de l’Europe, blus ou moins pien, che les lis toutes.

— Les cinq langues, dit le père, en comptant, sur les doigts. Quelles sont-elles, Mary ?

— Je suppose, mon père, que c’est le français, l’allemand, l’espagnol et l’italien.

— Cela ne fait que quatre. Quelle est la cinquième, ma chère ?

— Le cheune dame oublier l’anglais. L’anglais être le cinquième.

— Oh ! oui, l’anglais, s’écria la petite espiègle, en se pinçant la bouche pour ne pas me rire au visage.

— C’est vrai, j’avais oublié l’angtais, n’étant pas accoutumé le considérer comme une langue européenne seulement. Je suppose, jeune homme, que vous parlez l’anglais moins bien que les autres ?

— Ya !

Un sourire passa encore sur les lèvres de Mary.

— Je sens un vif intérêt pour vous comme étranger, poursuivit le ministre, et je regrette que nous nous soyons rencontrés pour nous séparer si promptement. De quel côté, à présent, comptez-vous diriger vos pas, mon jeune Prussien ?

— Che aller à un endroit nommé Ravensnest, pon endroit, ils me disent, pour fendre des montres.

— Ravensnest ! s’écria le père.

— Ravensnest ! répéta la fille.

— Comment donc ! Ravensnest est l’endroit où je demeure, et la paroisse dont je suis le ministre, le ministre protestant et épiscopal ?

J’étais donc en présence de M. Warren, le ministre qui avait été appelé à notre église, l’année même où j’avais quitté la maison, et qui y était toujours resté depuis ! Ma sœur Marthe m’avait souvent, dans ses lettres, entretenu du père et de la fille, et il me semblait que je les connaissais de longue date. M. Warren était un homme de bonne famille, et d’une solide éducation, mais sans fortune. Il était entré dans les ordres par vocation et contre le gré de ses parents. Comme prédicateur, il n’avait pas obtenu de grands succès ; mais pour l’accomplissement de ses devoirs, personne ne s’en acquittait mieux, et personne n’était plus respecté. La cure de Saint-André, à Ravensnest, eût été d’un bien médiocre rapport, si l’on n’eût compté que sur les contributions des paroissiens Ces derniers donnaient entre eux environ cent cinquante dollars par an. J’en donnais pour ma part cent autres, et ils avaient été régulièrement servis pendant ma minorité ; ma grand’mère et ma sœur en offraient aussi cinquante. Mais à la cure était annexée une pièce d’excellente terre, d’environ cinquante acres, un petit bois, et l’intérêt d’un capital inaliénable de deux mille dollars ; le tout provenant de donations faites par mon grand-père. En somme, la cure pouvait valoir cinq cents dollars par an, outre une maison, des pâturages, du bois, des légumes et quelques autres petits avantages. Peu de curés de campagne jouissaient d’une aisance égale à celle du recteur de Saint-André à Ravensnest, et cela par suite des habitudes féodales et aristocratiques des Littlepage ; peut-être serait-il plus sage de ma part de ne pas faire cet aveu dans des jours comme les nôtres.

Mes lettres m’avaient appris que M. Warren était veuf, que Mary était son unique enfant, qu’il était un homme vraiment pieux, et un ecclésiastique zélé, d’une grande simplicité de mœurs, d’une grande intégrité d’esprit, aimant son prochain naturellement et par principe.

Sa fille m’avait été représentée comme une personne d’un caractère charmant, modeste, douce et spirituelle. Grâce à la libéralité et à l’affection d’une tante, veuve, elle avait reçu une éducation bien supérieure ce qu’on pouvait attendre des médiocres ressources de son père. En un mot, c’était une charmante voisine, et sa présence à Ravensnest avait donné un nouveau charme aux visites annuelles de Marthe au « vieux manoir » (bâti en 1785). Tel est le résumé de l’histoire et des qualités de la famille Warren, tel que me l’avait fait connaître ma sœur dans une correspondance de cinq ans. Il me semblait même qu’elle montrait plus d’affection pour Mary Warren que pour les deux pupilles de son oncle.

Toutes ces réminiscences traversèrent rapidement mon esprit, au moment où M. Warren se faisait connaître ; mais il sembla frappé aussi vivement que moi de cette coïncidence qui nous appelait vers la même localité. Quant à ce qu’en pensait Mary elle-même, je n’eus aucun moyen de le vérifier.

— C’est assez singulier, reprit M. Warren ; quel intérêt dirige vos pas vers Ravensnest ?

Ils disent à mon oncle que c’être un pon endroit pour fendre beaucoup de montres.

— Vous avez donc un oncle ? Ah ! je le vois là, dans la rue, présentant une montre à un monsieur. Votre oncle est-il aussi un linguiste, et a-t-il été aussi bien élevé que vous semblez l’être ?

— Certainement. Il être beaucoup plus chentilhomme que ce chentilhomme auquel il fend maintenant une montre.

— Ce doit être, s’écria assez vivement Mary, ces deux personnes dont nous a parié M. Newcome, ces deux… elle n’osa dire colporteurs, marchands de montres et de bijoux, qui avaient l’intention de visiter notre endroit.

— Vous avez raison, ma chère, et la chose est claire. M. Newcome a dit qu’ils devaient le rejoindre à Troie, et que nous prendrions ensemble convoi jusqu’à Saragota. Mais je vois venir Opportunité elle-même, et son frère ne doit pas être loin.

Et au même instant, en effet, mon ancienne connaissance, Opportunité Newcome fit son entrée dans le parloir avec un air de grand contentement d’elle-même et une nonchalance de manières qu’elle prenait pour de la dignité. Je tremblais d’être reconnu malgré mon déguisement car, pour être franc sur un sujet très délicat, Opportunité avait fait une guerre si vive à mon pauvre cœur, que nécessairement son instinct féminin et son désir de devenir la châtelaine de Ravensnest avait dû lui faire connaître ces mille particularités personnelles qui ne permettent pas d’oublier la figure ou les manières de ceux qu’on a fréquentés longtemps et souvent.

  1. Air irkandais.
  2. Yankee doodle, air américain.
  3. Diminutif de Mary.