Ravensnest/Chapitre 6

La bibliothèque libre.
Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 61-75).

CHAPITRE VI.


Oh ! Elle portait sa tête avec tant de fierté, et faisait mouvoir sa plume avec tant de hauteur ! avez-vous jamais vu plus brillante pastourelle parcourir en riant la verte prairie ?
Allan Cunningham.


Ah ! voici de charmantes vignettes françaises ! s’écria Opportunité encourant vers une table sur laquelle étaient étalées de mauvaises gravures coloriées représentant les vertus cardinales sous les traits de femmes obèses. Les inscriptions en étaient françaises, et Opportunité en prit occasion pour étaler son savoir dans cette langue, en traduisant avec emphase des mots aussi difficiles que la vertu, la solitude, la charité. J’avais déjà appris de ma sœur Marthe cette nouvelle prétention d’Opportunité, et ma malicieuse correspondante s’était plus d’une fois amusée des tours de force de mademoiselle Newcome et de ses singuliers barbarismes en français. Pour le moment, je ne pus, m’empêcher de sourire de ses grands airs, et Mary se permettant aussi la même critique muette, nos yeux se rencontrèrent, ce qui me sembla établir entre nous une espèce de communication qui pour moi fut pleine de charmes.

Opportunité, satisfaite d’avoir montré à tous qu’elle avait étudié le français, se tourna ensuite vers moi pour examiner plus à fond mon étrange physionomie. J’eus des raisons de croire que mon aspect ne fit pas sur elle une impression fort heureuse, car elle secoua la tête, prit une chaise, s’assit en me tournant le dos, et ouvrit son budget de nouvelles, sans faire la moindre attention à ma présence, ni peut-être aux désirs et aux goûts de ses compagnons. Son accent, le ton élevé de sa voix, sa manière de parler par saccades et sans suite, tout enfin choquait mes oreilles, qui s’étaient accoutumées à un différent genre, surtout parmi les jeunes personnes de l’autre hémisphère. J’avoue que je suis de ceux qui regardent comme le plus grand charme chez une femme, plus grand même que la beauté, une parole réservée, douce et gracieuse. Ses effets sont plus durables, et semblent plus directement en rapport avec le caractère. Mary Warren non-seulement accentuait comme une personne accoutumée à la bonne société, mais les modulations de sa voix, par, elle-même singulièrement douce, étaient égales, agréables, et aussi éloignées que possible de la manière désordonnée, inégale, tantôt précipitée et tantôt traînante, d’Opportunité. Dans notre siècle de langage et d’habitudes relâchées, d’allures libres et dégagées, la parole indique mieux peut-être que tout le reste l’homme ou la femme bien élevés.

— Sen est vraiment fait pour exercer la patience ! s’écria Opportunité. Nous devons quitter Troie dans une demi-heure, et j’ai des visites à faire à mademoiselle Jones, à mademoiselle Leblanc, à mademoiselle Lebrun, à mademoiselle Leverd et à trois ou quatre autres, et je ne puis l’avoir à ma disposition.

— Pourquoi ne pas aller seule ? répliqua Mary avec calme ; il n’y a qu’un pas d’ici à la plupart de vos connaissances, et vous ne pouvez manquer votre chemin. Voulez-vous que j’aille avec vous ?

— Oh ! manquer mon chemin ! Non, certes. Je n’ai pas été élevée à Troie pour m’égarer dans les rues. Mais cela semble si étrange de voir une jeune personne marcher dans les rues sans un beau ! Je ne voudrais pas même traverser une chambre sans donner le bras à un beau ; à plus forte raison traverser les rues. Non ; si Sen ne vient pas bientôt, je ne pourrai voir aucune de mes amies, et ce sera un désespoir pour nous tous ; mais qu’y faire ? Quant à sortir sans un beau c’est ce que je ne ferai pas, dussé-je n’en revoir jamais aucune.

— Voulez-vous accepter mon bras, mademoiselle Opportunité ? dit M. Warren ; je serais enchanté de vous être agréable.

— Seigneur ! monsieur Warren, vous ne songez pas à jouer le rôle de beau à votre âge ? Tout le monde verrait que vous êtes un ecclésiastique, et il vaudrait autant pour moi sortir seule. Non ; si mon frère ne vient pas, il faut que je manque mes visites, et mes jeunes amies en seront furieuses, je n’en doute pas. Araminta Maria m’a écrit de la manière la plus empressée de ne jamais traverser Troie sans m’arrêter pour la voir, quand même je ne verrais aucun autre mortel ; et Catherine Clotilde a été jusqu’à dire qu’elle ne me pardonnerait jamais si je passais sa porte. Mais Sénèque ne se soucie pas plus des amitiés de demoiselles que du jeune patron. Je déclare, monsieur Warren, que je crois que Sen deviendra fou si les anti-rentistes ne réussissent pas ; car il ne fait que parler du matin au soir de rentes, d’aristocratie et d’usages fodaux.

Nous n’entendîmes pas sans sourire quelque peu cette méprise de langage chez une demoiselle si prétentieuse mais elle n’était pas d’une grande importance, et je suis sûr qu’elle savait ce qu’elle voulait dire tout aussi bien que ceux qui emploient le même terme d’une manière plus correcte.

— Votre frère s’occupe d’une matière qui est de la dernière importance pour la communauté dont il est membre, répliqua gravement le ministre. De la conclusion de cette question d’anti-rentisme dépend, selon moi, la moralité future et la future destinée de New-York.

— Je m’étonne, vraiment je suis surprise, monsieur Warren, de vous entendre parler ainsi ; car vous passez généralement pour être hostile à ce mouvement. Sen assure que tout va bien, et qu’il est persuadé que les tenanciers obtiendront leurs terres dans toute l’étendue de l’État, avant de renoncer à leurs projets. Il dit que nous aurons cet été à Ravensnest une masse d’indigents. La visite de la vieille dame Littlepage a soulevé une agitation qui se calmera difficilement.

— Et pourquoi donc une visite de madame Littlepage à la maison de son petites, à une maison bâtie par son propre mari, et dans laquelle elle a passé les plus beaux jours de sa vie, causerait-elle une agitation, comme vous le dites, dans cette partie de la contrée ?

— Oh ! vous êtes épiscopal[1], monsieur Warren, et nous savons tous ce que les épiscopaux pensent sur cette question mais, pour ma part, je ne vois pas en quoi les Littlepage valent mieux que les Newcome, et je ne pense pas qu’ils vaillent mieux que vous. Pourquoi donc demandent-ils à la loi plus que ne demandent les autres ?

— Je suis certain qu’ils ne demandent pas à la loi plus que les autres, et je suis sûr qu’ils obtiennent moins. La loi, dans ce pays, est virtuellement administrée par des jurés qui prennent bien soin de graduer la justice, autant qu’ils le peuvent, sur l’échelle de leurs propres opinions et souvent de leurs préjugés. Comme ceux-ci sont plus généralement opposés aux personnes de la classe de madame Littlepage s’il y a un moyen de lui porter préjudice, il est fort probable qu’on l’emploiera.

— Sen dit qu’il ne voit pas pourquoi il paierait une rente à M. Littlepage, plutôt qu’un Littlepage lui en payât une à lui.

— Je suis fâché de l’apprendre, car il y a une raison suffisante pour la première hypothèse, tandis qu’il n’y en a pas pour la seconde. Votre frère se sert de la terre de M. Littlepage, et c’est une raison pour qu’il lui paie une rente. Si c’était l’inverse, alors certainement M. Littlepage devrait payer une rente à votre frère.

— Mais par quelle raison MM. Littlepage seraient-ils de père en fils, de génération en génération, nos propriétaires, tandis que nous valons autant qu’eux ? Il est temps qu’il y ait quelque changement ; songez d’ailleurs que nous exploitons les moulins depuis tantôt quatre-vingts ans, mon grand-père ayant commencé l’établissement, et nous avons eu ces mêmes moulins pendant trois générations.

— Il est grand temps, en conséquence, Opportunité, qu’il se fasse quelque changement, répondit Mary avec un sourire malin.

— Oh ! vous êtes tellement intime avec Marthe Littlepage, que je ne tiens pas compte de ce que vous pensez ou dites ; mais la raison est la raison, après tout. Je n’ai pas le moindre reproche à faire au jeune Hughes Littlepage. Si la terre étrangère l’a gâté, comme cela est fort à craindre, dit-on, il n’en est pas moins un jeune homme fort agréable, et je ne puis dire que lui du moins se jugeât supérieur aux autres.

— Il me semble, reprit Mary, que personne de la famille ne mérite ce reproche.

— Eh bien, je suis stupéfaite de vous entendre dire cela, Mary Warren. À mon goût, Marthe Littlepage est aussi désagréable qu’elle peut l’être. Si la cause anti-rentiste n’avait personne de mieux qu’elle pour la combattre, elle triompherait bientôt.

— Puis-je vous demander, mademoiselle Newcome, quelle raison particulière vous avez pour penser ainsi ? demanda M. Warren, qui avait attaché ses regards sur Opportunité pendant qu’elle déblatérait avec un intérêt qui me semblait exagéré même, lorsque je considérais le caractère de l’accusatrice et le peu de valeur de ses observations.

— Je pense ainsi, monsieur Warren, parce que tout le monde le dit. Si Marthe Littlepage ne se croit pas meilleure que les autres, pourquoi n’agit-elle pas comme les autres ? Rien n’est assez bon pour elle, dans sa petite vanité.

Cette pauvre petite Patt, qui était le beau idéal de la simplicité et du naturel, tels qu’ils se manifestent sous l’influence d’une bonne éducation, était ici accusée de se croire meilleure que cette personne prétentieuse, sans autre raison que la supériorité de ses manières et de sa tournure qu’Opportunité avait vainement essayé d’imiter. Dans ce seul fait est le secret de mille absurdités, de mille vices qui, en ce moment, parcourent notre pays comme le lion furieux cherchant qui il peut dévorer. Les hommes s’en vont fouillant dans la loi et dans la constitution pour y trouver la source de maux évidents qui, à vrai dire, prennent leur origine dans les plus basses passions de la nature humaine. Cependant l’entrée de Sénèque, qui se fit alors, donna une nouvelle tournure à la conversation, quoiqu’elle restât substantiellement la même. Je remarquai qu’il entra avec son chapeau sur la tête et qu’il resta couvert tout le temps, malgré la présence des deux jeunes personnes et du ministre. Quant à moi, j’avais été assez simple pour ôter ma casquette, quoique bien des gens eussent pu croire que c’était me donner des airs, tandis que d’autres s’imagineraient que cette marque de déférence envers des êtres humains, est indigne d’un homme libre. C’est maintenant en Amérique quelque chose de si étrange, de si aristocratique, que de retirer son chapeau en entrant dans une maison, que peu des démocrates les plus humbles songent à un tel acte de politesse.

Comme on doit le penser, Opportunité tança vertement son frère pour le peu d’empressement qu’il avait mis à jouer le rôle de beau. Après quoi, elle lui permit de dire quelques mots d’excuse. On voyait, au surplus, que Sénèque était de très-belle humeur ; il se frottait les mains en signe de contentement.

— Il se passe des choses qui font grand plaisir à Sen, cria la sœur en grimaçant de manière à prouver qu’elle espérait bien avoir sa part de satisfaction : je voudrais, Mary, que vous lui fissiez dire ce que c’est ; à vous il ne cacherait rien.

Je ne saurais dire combien cette remarque agit désagréablement sur mes nerfs. La pensée que Mary Warren pourrait consentir à exercer une influence quelconque sur un homme comme Sénèque Newcome, m’affecta au plus haut degré ; et j’aurais voulu qu’elle repoussât cet appel ouvertement et avec indignation. Mais elle accueillit ces paroles comme une personne assez accoutumée aux étourderies inconvenantes d’Opportunité. Je ne puis dire qu’elle manifesta soit plaisir ou déplaisir ; je ne pus voir chez elle autre chose qu’une froide indifférence. J’aurais dû probablement me contenter de cela, mais je trouvais que c’était difficile. Sénèque, toutefois, n’attendit pas que mademoiselle Warren exerçât son influence pour l’engager à parler ; car il y paraissait de lui-même fort disposé.

— Oui, il se passe en effet des choses qui me font plaisir, je dois l’avouer ; et j’aime autant que M. Warren en soit informé. Les choses vont bien, vont à merveille parmi, les anti-rentistes, et nous l’emporterons sur tous les points, avant peu.

— Je voudrais être certain, monsieur Newcome, que vous ne l’emporterez que là où vous avez droit, répliqua le ministre. Mais qu’est-il arrivé de nouveau qui puisse donner un autre aspect à l’affaire ?

— Nous gagnons des forces parmi les hommes politiques. Les deux côtés commencent à nous courtiser, et l’esprit des institutions va bientôt se faire respecter.

— Je suis enchanté de t’apprendre ! Il est dans l’esprit des institutions de réprimer la convoitise, l’égoïsme, et toute fraude, et de ne permettre que ce qui est juste, répondit M. Warren.

— Ah ! voici mon ami le bijoutier, dit Sénèque en saluant mon oncle qui, à cet instant, se montrait, sa casquette à la main, à la porte du salon. — Entrez, monsieur Dafidson, puisque c’est votre nom. Je vous présente le révérend M. Warren, mademoiselle Mary Warren, mademoiselle Opportunité Newcome, ma sœur, qui sera heureuse de jeter un coup d’œil sur vos trésors. Le train est retardé pour affaires spéciales, et nous avons du temps devant nous.

Tout cela fut dit avec une froideur et une indifférence qui prouvaient que Sénèque n’avait aucun scrupule sur les convenances des présentations. Quant à mon oncle, accoutumé à ces manières libres et dégagées, et rassuré d’ailleurs sur sa tournure malgré son déguisement, il salua peut-être un peu trop en homme comme il faut, quoique mes explications antérieures sur notre naissance et nos malheurs rendissent la chose moins étrange.

— Entrez, monsieur Dafidson, et ouvrez-nous votre boîte ; ma sœur aura peut-être un caprice pour quelqu’un de vos bijoux ; je n’ai jamais connu de femme qui y fût indifférente.

Le colporteur improvisé entra et plaça sa boîte sur une table autour de laquelle se groupèrent toutes les personnes présentes. En même temps Sénèque, qui était trop plein de ses bonnes nouvelles, continua la discussion, pendant que montres, bagues, chaînes, broches et bracelets étaient examinés à la ronde.

— Oui, monsieur Warren, j’ose croire que nous sommes sur le point d’obtenir le développement complet de l’esprit de nos institutions, et qu’à l’avenir, il n’y aura plus de classes privilégiées, au moins dans l’État de New-York.

— Ce sera certainement un grand triomphe, Monsieur, répondit froidement le ministre. Jusqu’ici, ceux qui ont le plus défiguré la vérité et qui ont le plus contribué à répandre des mensonges flatteurs, ont obtenu en Amérique de fâcheux avantages.

Sénèque ne sembla pas trop satisfait de la réplique mais je jugeai, d’après sa manière, qu’il était accoutumé aux franchises de M. Warren.

— Je suppose que vous admettrez, Monsieur Warren, qu’il y a aujourd’hui parmi nous des classes privilégiées.

— Je suis prêt à l’avouer, monsieur ; c’est trop évident pour être contesté.

— Eh bien, je serais aise de vous les entendre signaler, afin que je puisse voir si nous sommes d’accord.

— Les démagogues forment une classe hautement privilégiée ; les rédacteurs de journaux forment une autre classe privilégiée, faisant à l’heure et à la journée des choses qui mettent au défi toute loi, toute justice, et violant avec une parfaite impunité les droits les plus sacrés de leurs concitoyens ; Le pouvoir de ces deux classes est énorme, et, comme dans tous les cas d’un pouvoir grand et irresponsable, toutes deux en abusent énormément.

— Eh bien, ce n’est pas là du tout ma manière de penser. Selon moi, les classes privilégiées dans ce pays sont vos patrons et vos propriétaires, les hommes qui ne sont pas contents d’une quantité raisonnable de terre, et qui désirent en posséder plus que le reste de leurs concitoyens.

— Je ne sache pas un seul privilége que possède au délà de tout autre citoyen un propriétaire quelconque ou un patron et de ces derniers, pour le dire en passant, il n’en existe plus un excepté de nom.

— Vous n’appelez pas un privilége de posséder toute la terre qui peut être comprise dans les limites d’une commune entière ? Je trouve cela un grand privilège, tel qu’il ne doit pas en exister dans un pays libre. D’autres gens veulent avoir de la terre aussi bien que vos Van Rensselaers et vos Littlepage, et d’autres gens prétendent l’obtenir aussi.

— D’après ce principe, tout homme qui possède de n’importe quelle chose un peu plus que son voisin est privilégié. Même moi, tout pauvre que je suis, j’ai un privilége que vous n’avez pas, monsieur Newcome ; j’ai une soutane et j’ai deux robes, l’une vieille et l’autre neuve, et différentes autres choses de la sorte, dont vous ne possédez pas une seule. Bien plus, je suis privilégié dans un autre sens, car je puis porter ma soutane et mes robes, et je les porte souvent ; tandis que vous ne pourriez les mettre sans vous exposer au ridicule.

— Oh ! mais ce sont là des priviléges dont je me soucie peu ; si je le voulais, je mettrais toutes ces choses, car la loi ne le défend pas.

— Je vous demande pardon, monsieur Newcome, la loi vous défend de mettre contre mon gré ma soutane et mes robes.

— Eh bien, eh bien ; monsieur Warren, ne disputons pas là-dessus ; je n’ai le désir de porter ni votre soutane ni votre robe.

— Je vous comprends alors ; vous ne considérez comme un privilége qui n’est accordé par la loi que ce que vous désirez avoir.

— J’ai peur que nous ne nous accordions jamais, monsieur Warren, sur cette affaire de l’anti-rentisme, et j’en suis fâché, car je serais particulièrement heureux de penser comme vous (en même temps il jetait un coup d’œil expressif vers Mary). Je suis pour le principe du mouvement, tandis que vous appartenez à la doctrine de l’immobilité.

— Certainement je me déclare stationnaire, monsieur Newcome, si le progrès consiste à enlever à d’anciennes familles, depuis longtemps établies dans ce pays, leurs propriétés, pour les donner à ceux dont les noms ne figurent nulle part dans notre histoire, ou plutôt pour les donner à qui que ce soit de préférence à ceux qui y ont droit.

— Nous ne nous entendrons jamais, mon cher monsieur, nous ne nous entendrons jamais.

Se tournant alors vers mon oncle avec cet air de supériorité que les gens vulgaires prennent si facilement ; Sénèque lui dit : — Et vous, ami Dafidson, que dites-vous de tout cela ? êtes-vous pour la rente ou contre la rente ?

— Ya, meinher ; che toujours être pour foilà la rente, quand che quitter une maison ou un chardin ; être pon de payer ses dettes ; ya être herr pon.

Cette réponse fit sourire le ministre et sa fille, tandis que Opportunité riait aux éclats.

— Tu ne feras pas grand’chose, Sen, de ton ami hollandais, cria-t-elle tumultueusement ; il dit que tu continues à payer la rente.

— Je crains que M. Dafidson ne comprenne pas clairement la matière, dit Sénèque tant soit peu déconcerté. Je vous ai entendu dire, monsieur Dafidson, que vous étiez un homme à principes libéraux, et que vous étiez venu en Amérique pour jouir de la lumière de l’intelligence et des bienfaits d’un gouvernement libre.

— Ya quand che venir en Amérique, che dis, eh pien, c’être un pon pays où un honnête homme peut afoir ce qu’il gagne, et le conserver aussi ; ya, ya, foilà ce que che dis et, ce que che pense.

— Je vous comprends, Monsieur ; vous venez d’une partie du monde où les nobles mangent la part des pauvres et s’engraissent de leur substance, pour vous établir dans un pays où la loi est ou sera bientôt si égale pour tous, qu’aucun citoyen n’osera parler de ses domaines et offenser les sentiments de ceux qui n’en ont pas.

À cette singulière apostrophe, mon oncle prit avec tant de naturel un air d’innocence et d’embarras, que je ne pus m’empêcher de sourire. Mary Warren s’en aperçut, et un second regard d’intelligence fut échangé entre nous, quoique, immédiatement après, elle détournât brusquement les yeux, et je crus voir une légère rougeur passer sur son visage.

— Je dis que vous êtes pour l’égalité de la loi et l’égalité des priviléges, ami Dafidson, continua Sénèque avec emphase, et que vous avez vu trop de maux causés dans le vieux monde par la noblesse et l’oppression féodale, pour désirer de les rencontrer dans le nouveau.

— Les noples et les prifiléches féodaux être pas pons, répondit le colporteur secouant la tête d’un air dé mécontentement.

— Ah ! je savais que vous pensiez ainsi. Vous voyez, monsieur Warren, qu’aucun homme qui a vécu sous le système féodal ne peut sentir autrement.

— Mais qu’avons-nous à démêler, monsieùr Nëwcome, avec les systèmes féodaux ? et qu’y a-t-il de commun entre les propriétaires de New-York et les nobles de l’Europe, entre leurs baux et leurs redevances féodales ?

— Qu’y a-t-il de commun ? Mais beaucoup trop, Monsieur, je vous en donne ma parole. Nos gouverneurs eux-mêmes, pendant qu’ils invitent sans pitié les citoyens à se tuer l’un l’autre…

— Allons, allons, monsieur Newcome, interrompit en riant Mary Warren, nos gouverneurs invitent nos concitoyens à ne pas se tuer l’un l’autre.

— Je vous comprends, mademoiselle Mary ; mais nous ferons des anti-rentistes de vous deux avant qu’il se passe bien du temps.

— Certainement, Monsieur, qu’il y beaucoup trop de ressemblance entre les nobles de l’Europe et nos propriétaires, quand les honnêtes et libres tenanciers de ces derniers sont obligés de payer tribut pour avoir le droit de vivre sur des terres qu’ils cultivent et auxquelles ils font produire des richesses.

— Mais des hommes qui ne sont pas nobles donnent à bail leurs terres en Europe ; bien plus, les serfs, à mesure qu’ils deviennent libres et riches, achètent des terres et les louent, dans certaines parties du vieux monde.

— Tout cela est féodal, Monsieur. Serf ou non serf, le système entier est pernicieux et féodal.

— Mais, monsieur Newcome, dit Mary Warren avec calme, mais avec une légère teinte d’ironie, vous-même vous louez des terres, vous donnez à bail des terres qui ne sont pourtant pas à vous et que vous tenez d eM. Littlepage.

Sénèque était évidemment déconcerté mais il était trop dans les voies du mouvement progressif pour céder aussi facilement. Faisant entendre une petite toux, plutôt pour s’éclaircir le cerveau que pour s’éclaircir le gosier, il trouva enfin une réponse et en fit l’émission avec un certain air de triomphe.

— Voilà précisément un des maux du système actuel, miss Mary. Si j’étais propriétaire de ces deux ou trois champs dont vous parlez, et que je n’eusse pas le loisir de les cultiver, je pourrais les vendre ; au lieu que maintenant c’est impossible, puisque je ne puis faire aucune cession de propriété. Le jour où mourra mon pauvre oncle, et il n’ira peut-être pas une semaine, tant il est usé, toute la propriété, les moulins, les tavernes, les fermes, les bois et tout, reviendront au jeune Hughes Littlepage, qui s’amuse en Europe, ne faisant aucun bien ni à lui ni aux autres ; j’en suis bien certain. Voilà encore un des vices du système féodal ; il permet à un homme de voyager dans l’oisiveté, gaspillant sa substance en pays étranger, tandis que les autres sont contraints de rester chez eux, poussant la charrue et conduisant la charrette.

— Et pourquoi supposez-vous monsieur Newcome que M. Hughes Littlepage gaspille sa substance en pays étranger et ne fait rien de bien pour lui ni pour son pays ? Ce n’est pas ainsi que j’en ai entendu parler, et je n’attends pas de pareils résultats de ses voyages.

— L’argent qu’il dépense en Europe ferait, Monsieur, beaucoup de bien à Ravensnest.

— Pour ma part, mon cher père, reprit Mary avec son air calme, mais incisif, je trouve singulier que nos gouverneurs n’aient pas jugé à propos d’énumérer parmi les faits qui sont contraires à l’esprit des institutions, ceux que vient de signaler M. Newcome. Il est, en vérité, singulièrement à déplorer que M. Sénèque Newcome ne puisse pas vendre la terre de M. Hughes Littlepage.

— Je me plains moins de cela, reprit promptement Sénèque, que de ce que tous mes droits sur la propriété doivent disparaître avec la mort de mon oncle. Cela au moins, miss Mary, vous l’avouez, est assez dur.

— Si votre oncle, monsieur Newcome allait, recouvrer la santé et vivre vingt ans…

— Non, non, miss Mary, répondit Sénèque en secouant la tête d’un air mélancolique, cela est absolument impossible. Je ne serais pas étonné, à mon retour, de le trouver mort et enterré.

— Mais, admettez que vous vous trompiez et que votre bail dût continuer, vous auriez encore une rente à payer ?

— Oh ! je ne m’en plaindrais aucunement. Si M. Dunning, l’agent de M. Newcome, voulait seulement promettre en quelques mots que nous aurions le bail aux mêmes termes qu’aujourd’hui, je ne dirais plus une syllabe.

— Eh bien ! voilà une preuve que le système a ses avantages, s’écria gaiement M. Warren. Je suis enchanté de vous entendre parler ainsi ; car c’est quelque chose que d’avoir parmi nous une classe d’hommes dont la simple promesse, en affaires pécuniaires, a tant de valeur ! Il est à espérer que leur exemple ne sera pas perdu.

— M. Newcome a fait un aveu que j’ai aussi été charmé d’entendre, ajouta Mary. Son empressement à accepter un nouveau bail aux anciennes conditions, est une preuve que jusqu’ici il a vécu sur un bon marché, et que, jusqu’au moment présent, c’est lui qui est l’obligé.

Ces paroles furent dites avec beaucoup de simplicité, mais elles vexèrent considérablement l’interlocuteur. Quant à moi, j’aurais embrassé de bon cœur la charmante fille qui avait fait cette malicieuse observation, quoique vraiment je l’eusse fait sans répugnance quand même elle n’eût rien dit. Pour Sénèque, il fit ce que font la plupart de ceux qui ont la conscience de leur tort : il essaya de présenter la question sous un autre point de vue.

— Il y a une chose, monsieur Warren, que vous ne sauriez admettre comme convenable, quelle que soit à ce sujet l’opinion de mademoiselle Mary. C’est ce dais qui recouvre à l’église le banc des Littlepage ; certes, il devrait être abattu.

— Eh bien ! sur ce dernier point, je diffère encore de vous, quoique je sois porté à croire que ma fille est assez de votre avis. Je pense, ma chère, que vous êtes d’accord avec M. Newcome, en ce qui concerne le dais et les vieux écussons.

— J’aimerais mieux, dit Mary à voix basse, qu’ils ne se trouvassent pas dans l’église.

À dater de ce moment, je me promis bien de les faire enlever dès que je serais en position de donner mes ordres.

— En cela je suis d’accord avec vous, mon enfant, reprit le ministre, et si ce n’était à cause de l’agitation causée par les rentes, et des faux principes si ouvertement énoncés depuis quelques années, j’aurais pu prendre sur moi-même, en ma qualité de recteur, de faire ôter ces écussons. Même, suivant les lois qui se rapportent à ces sortes de choses, ils auraient dû être retirés depuis une ou deux générations. Quant au banc séparé, c’est autre chose ; c’est une propriété privée qui a été construite par l’église, laquelle église a été bâtie presque entièrement aux dépens des Littlepage ; ce serait, par conséquent, un acte odieux que de détruire le banc, et surtout en l’absence du propriétaire.

— Vous avouez cependant qu’il ne devrait pas exister ? dit Sénèque d’un air de triomphe.

— Je voudrais de tout mon cœur qu’il n’y fût pas. J’ai de l’aversion pour toute chose qui ressemble une distinction mondaine dans la maison de Dieu ; et les emblèmes héraldiques en particulier, me semblent déplacés là où la croix seule est bien placée.

— Eh bien ! monsieur Warren, je ne puis dire que j’aime même des croix dans une église. Que sert d’élever de vaines distinctions, de quelque genre que ce soit ? Une église, après tout, n’est qu’une maison, et ne doit pas être considérée autrement.

— C’est vrai, dit Mary avec fermeté, mais c’est la maison de Dieu.

— Oui, oui, mademoiselle Mary, nous savons bien que vous autres épiscopaux, regardez plus aux choses extérieures et respectez plus les choses extérieures que la plupart des autres sectes de ce pays.

— Appelez-vous les baux des choses extérieures, monsieur Newcome ? répondit vivement Mary et les contrats, et les marchés, et les promesses, et les droits de propriété, et cette obligation de faire aux autres ce que vous ne voudriez qu’on vous fît ?

— Mon Dieu ! bonnes gens, s’écria Opportunité, qui avait été tout ce temps à passer en revue les bijoux, je voudrais bien que l’on criât une fois pour toutes : À bas les rentes ! et qu’on n’ajoutât plus un seul mot à ce sujet. Voici, Mary, un des plus jolis crayons que j’aie jamais vus, et le prix n’est que de quatre dollars. Je voudrais bien, Sen, que tu laissasses la rente en paix et que tu me fisses cadeau de ce crayon.

Comme c’était là un acte de générosité dont Sénèque ne voulait en aucune façon se rendre coupable il se contenta de faire pencher son chapeau sur le coin de l’oreille, se mit à siffler et sortit tranquillement de la chambre. Mon oncle Ro profita de l’occasion pour prier mademoiselle Opportunité de lui faire l’honneur d’accepter l’offrande de ses mains.

— Partez-vous sérieusement ? s’écria Opportunité, rougissant de surprise, et de plaisir. Mais vous m’avez dit que cela valait quatre dollars, et encore je trouve que c’est excessivement peu.

— C’être le brix pour un autre, dit le galant colporteur ; c’être pas le brix pour mademoiselle Opportunité. Nous foyacherons ensemble, et quand nous arriferons à la campagne, fous me direz les meilleures maisons où che poufais aller afec montres et pichoux.

— Certainement ; et je vous introduirai à Ravensnest, par-dessus le marché.

Pendant ce temps, mon oncle ayant choisi dans la collection un joli cachet en or pur surmonté d’une topaze, l’offrit d’un air gracieux à Mary Warren. J’examinai avec anxiété la fille du ministre, pour voir quel serait l’effet de cette galanterie, doutant et espérant à chaque changement que je voyais dans la belle et naïve contenance de celle à laquelle l’offre était faite. Mary rougissait, souriait, semblait embarrassée, et je craignis un instant de la voir hésiter. Mais je dois m’être trompé ; car elle recula et, d’un air plein de grâce, elle refusa d’accepter le présent. Je devinai alors que ce qui causait son embarras, c’est qu’Opportunité avait fait tout le contraire ; sans quoi, elle aurait pu ajouter quelques mots pour motiver son refus. Heureusement pour elle toutefois, elle avait affaire à un homme comme il faut et intelligent. Quand l’offre avait été faite, mon oncle Ro ignorait le véritable caractère du père et de la fille ; il ne savait même pas qu’il était en présence du recteur de Saint-André à Ravensnest. Puis les manières de Mary le désabusèrent de l’erreur que lui avait fait concevoir son intimité avec Opportunité, et il recula avec un tact parfait, saluant et s’excusant de façon, en vérité, à trahir son déguisement. Il n’en fut rien cependant ; car M. Warren, avec un sourire qui indiquait également sa satisfaction de la conduite de sa fille, et sa reconnaissance de la libéralité du prétendu colporteur, et avec une simplicité qui prouvait sa bonhomie, se tourna vers moi et me pria de lui donner un air de ma flûte que je tenais à la main.

Si j’ai quelque talent, c’est, sans contredit, en musique, et surtout dans le jeu de la flûte. En cette occasion, je ne fus pas au-dessous de moi-même, et j’exécutai deux ou trois airs des meilleurs maîtres, avec autant de soin que si j’avais joué dans un salon de Paris. Je pus voir que Mary et son père étaient tous deux surpris de l’exécution : la première paraissait enchantée. Nous passâmes, ensemble un très-agréable quart d’heure, et nous aurions pu en passer deux, si Opportunité n’avait pas jugé à propos de se mettre à chanter, mais non sans avoir auparavant invité Mary à se joindre à elle. Celle-ci ayant refusé, la sœur de Sénèque se lança, toute seule, et nous régala successivement de trois romances. Je ne veux pas m’arrêter à caractériser la musique ou les paroles ; ce que je puis dire, c’est que l’exécution répondait au choix des morceaux.

Comme il était convenu que nous voyagerions tous dans le même convoi, l’entrevue dura jusqu’au départ, et ne se termina même pas alors. Mary et Opportunité étant assises l’une auprès de l’autre, M. Warren m’offrit de prendre place à son côté, malgré l’embarras de la vielle ; mon costume d’ailleurs, outre qu’il était parfaitement neuf, n’avait pas l’aspect habituel que présente en général celui des musiciens ambulants. Si l’instrument n’avait pas été en évidence, je n’aurais pas paru trop déplacé auprès de M. Warren. Nous nous dirigeâmes de cette manière vers Saragota, mon oncle discourant tout le temps avec Sénèque sur l’agitation des anti-rentistes.

Quant au ministre et à moi, nous avions ensemble une conversation assez intéressante. Il me questionnait sur l’Europe en général et sur l’Allemagne en particulier ; et j’eus des raisons de croire que mes réponses lui procurèrent autant de surprise que de satisfaction. Ce n’était pas chose facile que de conserver correctement mon dialecte d’emprunt. Je commis, sans doute, plus d’une erreur ; mais mes auditeurs ne s’en aperçurent pas. Je dis mes auditeurs ; car je vis bientôt que Mary Warren, assise en face, écoutait attentivement tout ce qui se disait entre nous. Cette circonstance ne me rendit pas moins communicatif, quoiqu’elle accrût le désir que j’éprouvais de rendre ce que je disais digne de son oreille. Quant à Opportunité, elle lut pendant quelque temps un journal, mâcha pendant quelque temps une pomme, et dormit le reste du chemin. Mais le voyage entre Troie et Saragota n’est pas long, et fut bientôt terminé.

  1. L’Église protestante.