Ravensnest/Chapitre 9

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Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 101-113).

CHAPITRE IX.


Il vit un cottage avec une double remise,
Un cottage de gens riches ;
Et le Diable fut joyeux, car son péché favori
Est l’orgueil qui singe l’humilité.

Pensées du Diable.


Il devenait maintenant nécessaire de décider la marche que nous avions à suivre. Il aurait pu paraître inconvenant de notre part de nous rendre à la maison de Ravensnest avant l’heure fixée, et si nous gagnions le village, nous aurions eu deux fois la route à faire avec nos instruments et notre boîte sur le dos. Après une courte consultation, il fut décidé que nous visiterions les habitations les plus voisines, en restant le plus près possible de la maison, et en faisant un arrangement pour coucher dans le voisinage. Si nous avions pu confier à quelqu’un notre secret, nous eussions certainement été mieux traités ; mais mon oncle jugea qu’il serait prudent de maintenir le plus strict incognito, jusqu’à ce qu’il eût reconnu le véritable état des choses.

Nous primes donc congé de l’Indien et du nègre, promettant de les visiter encore dans le cours de la journée ou du lendemain, et nous suivîmes le sentier qui conduisait à la ferme. Nous pensions que, du moins, nous pouvions espérer de rencontrer des amis dans les occupants. La même famille y avait été maintenue depuis trois générations, et la location n’était faite que pour diriger le labourage et prendre soin de la laiterie ; il n’y avait pas les mêmes raisons de mécontentement qui semblaient prévaloir parmi les autres tenanciers. Le nom de cette famille était Miller ; elle se composait du père et de la mère, et de six ou sept enfants, la plupart fort jeunes.

— Tom Miller était autrefois un gaillard en qui l’on pouvait se fier, dit mon oncle lorsque nous approchions de la grange, dans laquelle nous pouvions voir la famille à l’ouvrage ; et l’on dit qu’il s’est bien conduit dans deux ou trois alertes qu’on a eues à la maison. Cependant, il est plus sage de ne pas encore le mettre en possession de notre secret.

— Je suis tout à fait de votre avis, Monsieur, répondis-je ; qui sait, en effet, s’il n’a pas, autant que les autres, envie de s’approprier la ferme qu’il occupe ? Il est petit-fils de celui qui a conquis ces lieux en éclaircissant la forêt, et il a juste les mêmes titres que tous les autres.

— C’est vrai ; et pourquoi cela ne lui donnerait-il pas autant de droits pour réclamer un intérêt dans la ferme, au delà de ce qui lui est alloué par le contrat qui l’oblige à y travailler, que s’il la tenait à bail ? Celui qui a un bail n’a aucun droit au delà de ceux stipulés dans son marché : il en est de même pour cet homme. L’un est payé de son travail par l’excédant des recettes au delà du prix de la rente annuelle, tandis que l’autre est payé, partie sur ce qu’il produit, partie en gages. En principe, il n’y a pas de différence, pas la moindre ; cependant je doute que le plus effronté démagogue dans l’État osât soutenir qu’un homme ou une famille qui loue son travail dans une ferme, même pour cent ans, acquiert le droit de dire qu’il n’en sortira pas, en dépit du propriétaire, aussitôt que le temps de son service sera accompli.

— L’amour de l’argent est la source de tout mal, et lorsque ce sentiment domine, on ne peut jamais dire ce que fera un homme. La perspective d’obtenir une bonne ferme pour rien, ou pour un prix insignifiant, suffit pour bouleverser toute la moralité même de Tom Miller.

— Tu as raison, Hughes, et c’est là un des points où nos hommes politiques trahissent le pied fourchu. Ils écrivent, discourent et déclament comme si les troubles anti-rentistes naissaient seulement des baux à long terme, tandis qu’ils savent tous qu’il s’agit de toutes sortes d’obligations résultant de l’occupation de la terre, baux à vie, baux à terme, promesses et hypothèques. Mais nous voici à portée d’être entendus, et il faut reprendre notre jargon allemand.

— Guten tag, Guten tag, poursuivit-il en entrant dans la grange où Miller, deux de ses fils aînés et une couple d’ouvriers étaient au travail, repassant leurs faux et se préparant pour la fenaison ; passablement chaud, cette pelle madinée.

— Bon jour, bon jour, cria Miller vivement, et jetant sur notre, équipage un coup d’œil de curiosité. Qu’avez-vous dans votre boîte ? des essences ?

— Nein ; montres et pichoux, dit l’oncle en posant la boîte et l’ouvrant pour en faire voir le contenu. Achetez-fous une ponne montre, cette pelle madinée ?

— Sont-elles de vrai or ? demanda Miller, et toutes ces chaînes et ces bagnes est-ce de vrai or aussi ?

— Non pas frai or ; nein, nein, che ne puis dire cela. Mais c’être assez pon pour gens simples comme fous et moi.

— Ces choses ne seraient jamais assez bonnes pour les personnes de qualité de la grande maison s’écria un des laboureurs qui m’était inconnu, mais que je sus depuis se nommer Joshua Brigham, et qui parlait avec une espèce de ricanement malicieux, qui prouvait qu’il n’était pas un ami. Vous les destinez donc à de pauvres gens, je suppose ?

— Che les destine à toutes les chens qui me donnir leur archent pour, répondit mon oncle. Foulez-fous afoir une montre ?

— Certainement que je le voudrais, et une ferme aussi, si je pouvais les avoir à bon compte, répondit Brigham avec un nouveau ricanement. Combien vendez-vous les fermes aujourd’hui ?

— Che pas afoir de vermes ; che fends pichoux et montres, pas fendre vermes. Ce que ch’ai che fends, pas fendre ce que ch’ai pas.

— Oh ! vous aurez tout ce que vous voudrez si vous restez longtemps dans ce pays ! Ceci est une terre libre et une place convenable pour un homme pauvre, ou du moins cela sera, aussitôt que nous serons débarrassés des propriétaires et des aristocrates.

C’était la première fois que j’entendais de mes propres oreilles ce jargon politique, quoique je susse qu’il était souvent employé par ceux qui voulaient donner une apparence solennelle à leur envie et à leur égoïsme. Quant à mon oncle, il prit un air de parfaite simplicité, en disant :

— Eh pien, ch’avais entendu que dans l’Amérique afoir pas de noples ou aristocrates, et qui n’y afoir pas un seul graaf dans tout le bays.

— Oh ! il y a toute sorte de gens ici, comme ailleurs, dit Miller en s’asseyant froidement pour ouvrir et examiner une des montres. Mais ce Joseph Brigham que voilà appelle aristocrates tous ceux qui sont au-dessus de lui ; quoiqu’il n’appelle pas ses égaux ceux qui sont au-dessous.

Ce discours me plut ; ce qui plut encore, ce fut la manière calme et décidée avec laquelle il fut dit. Cela démontrait un homme qui voyait les choses telles qu’elles étaient, et qui n’était pas effrayé de dire ce qu’il en pensait. Mon oncle Ro fut aussi agréablement surpris, et il se tourna vers Miller pour continuer la conversation.

— Alors, n’y afoir aucune noplesse en Amérique ?

— Si, il y a beaucoup de seigneurs dans le genre de ce Josh, qui veulent si terriblement monter plus haut que les autres, qu’ils ne s’arrêtent pas pour monter tous les degrés de l’échelle. Je lui dis, ami, qu’il veut aller trop vite, et qu’il ne doit pas se poser en gentilhomme avant de savoir se conduire.

Josh parut un peu confus de cette réprimande qui lui venait d’un homme de sa classe et qu’il savait fort bien être méritée. Mais le démon s’était emparé de lui, et il s’était persuadé qu’il était le champion d’une cause aussi sacrée que la liberté, tandis qu’il ne faisait en réalité que violer le dixième commandement. Cependant il ne voulut pas céder, et se mit à escarmoucher avec Miller, à peu près comme le chien qui a été battu deux ou trois fois grogne en rongeant un os, à l’approche de son vainqueur.

— Eh bien, Dieu merci, s’écria-t-il, il y au moins dans mon corps quelque feu.

— C’est vrai, Joshua, dit Miller en posant une montre pour en reprendre une autre, mais ce pourrait être un feu soufflé par le diable.

— Voilà ces Littlepage ; qu’est-ce donc qui les ferait valoir mieux que les autres ?

— Il vaudrait mieux ne pas parler des Littlepage, Joshua, puisque c’est une famille que tu ne connais en aucune façon.

— Je n’ai pas besoin de les connaître, quoique j’en connaisse autant que j’en veux connaître. Je les méprise.

— Non, tu ne les méprises pas, Joshy, mon garçon ; on ne méprise pas les gens dont on parle avec tant de dépit. Quel est le prix de cette montre, ami ?

— Quatre dollars, dit mon oncle, abaissant peut-être imprudemment le prix, dans son désir de récompenser Miller pour ses bons sentiments ; Ya, ya, fous afoir cette montre pour quatre dollars.

— J’ai peur qu’elle ne vaille pas grand’chose, répliqua Miller, dévenu méfiant en entendant un si bas prix. Que je regarde encore l’intérieur.

Il n’y a pas d’homme, je crois, qui, en achetant une montre, n’en regarde les rouages d’un air capable, quoiqu’il n’y ait qu’un mécanicien qui puisse s’y connaître. Donc Miller agissait d’après ce principe car l’aspect de la montre et les quatre dollars le tentaient cruellement. Ils eurent aussi leur effet sur le turbulent et envieux Joshua, qui semblait s’entendre assez bien à faire un marché.

— Et que demandez-vous pour ceci ? dit Joshua en prenant une autre montre en tout semblable à celle que Miller tenait en main. Me donneriez-vous pas celle-là pour trois dollars ?

— Non, le brix de celle-là, sans rien rapattre, est de quarante dollars, répondit brusquement mon oncle.

Les deux hommes regardèrent le colporteur avec surprise. Miller prit la montre des mains de son ouvrier, l’examina attentivement, la compara à l’autre, et en demanda de nouveau le prix.

— Fous pouvez afoir l’une ou l’autre de ces montres pour quatre dollars, reprit mon oncle Ro, assez imprudemment, selon moi.

Cela occasionna une nouvelle surprise ; heureusement, Brigham attribua la différence à une erreur.

— Oh ! dit il, j’avais entendu quarante dollars. Quatre c’est différent.

— Josh, interrompit Miller, meilleur observateur, il est temps que vous et Pierre alliez regarder aux moutons. Le cornet va bientôt sonner pour le dîner. Si vous voulez un marché, vous l’aurez en revenant.

Malgré le sans-façon de son extérieur et de son langage, Tom Miller était le capitaine de la compagnie. Il donna cet ordre tranquillement, et avec la même familiarité de manières, mais de façon à être obéi sans réplique. Une minute après, les deux ouvriers étaient sortis, nous laissant seuls dans la grange avec Miller et ses deux fils. Je voyais que le fermier agissait avec une intention quelconque, mais je n’y comprenais rien.

— Maintenant qu’il est parti, reprit-il avec calme, peut-être me direz-vous le prix réel de cette montre. J’en ai envie et me satisferai si nous sommes d’accord.

— Quatre dollars, répondit mon oncle distinctement, c’hai dit vous pouvez l’afoir pour cet archent, et ce que ch’ai dit peut touchours être.

— Je la prendrai, alors. J’aurais presque voulu que vous en demandiez huit, quoiqu’une économie de quatre dollars soit quelque chose pour un pauvre homme. Elle est si véritablement bon marché que cela me fait un peu peur ; mais je me risque. Tenez, voici votre argent, et en belle monnaie.

— Merci, Mynheer. Est-ce que les tames ne prendraient pas quelques pichoux ?

— Oh ! si vous voulez des dames qui achètent des chaînes et des bagues, la grande maison est votre affaire. Ma femme ne saurait que faire de telles choses, et ne s’avise pas de faire la grande dame. Ce gaillard, qui vient d’aller aux moutons, est le seul grand homme que nous ayons dans la ferme.

— Ya, ya, c’être un nople dans une chemise sale ; ya, ya, pourquoi a-t-il ces hauts sendiments ?

— Parce qu’il veut placer son museau là où il n’a que faire, et qu’il enrage quand il rencontre quelqu’un sur son chemin. Nous avons pas mal de ces gaillards-là dans le pays depuis quelque temps, et ils nous préparent plus d’un ennui. Mes enfants, je crois après tout que Josh pourrait bien être un Indgien.

— Je sais qu’il l’est, répondit l’aîné, qui avait environ dix-neuf ans ; où pourrait-il aller toutes les nuits et le dimanche toute la journée, si ce n’est à leurs réunions ? Et que signifiait ce paquet de calicot que je lui ai vu sous le bras, il y a un mois, ainsi que je vous l’ai dit ?

— Si je découvre qu’il en soit véritablement ainsi, Harry, il décampera de la ferme. Je ne veux pas d’Indgiens ici.

— Eh pien, dit mon oncle d’un air naïf, che crois afoir fu un vieux Indien dans une hutte là-bas auprès des bois.

— Oh ! c’est Susquesus, l’Onondago c’est un véritable Indgien, et un monsieur ; mais nous avons dans les environs un tas de vauriens qui sont la peste et la désolation du pays. Plus de la moitié d’entre eux ne sont que des voleurs déguisés en Indgiens. La loi est contre eux, le droit est contre eux, et tout véritable ami de la liberté dans le pays devrait être contre eux.

— Qu’y a-t-il donc dans ce bays ? Ch’entends en Europe que l’Amérique être une terre lipre, et que tout homme afoir ses droits ; mais debuis que che suis ici, on ne parle que de parons, de noples et tenanciers et arisdogrades et toutes les choses maufaises que che laisse derrière moi, dans le fieux monde.

— Le fond de la chose, ami, c’est que ceux qui ont peu envient ceux qui ont beaucoup, et la lutte consiste à voir qui sera le plus fort. D’un côté est la loi, le droit, les contrats ; de l’autre côté des milliers, non de dollars, mais d’hommes. Des milliers de votants, comprenez-vous ?

— Ya, ya, che gomprendre ; c’être facile. Mais pourquoi parlent-ils autant de noples, d’arisdogrates ? Y a-t-il en Amérique des noples, des arisdogrates ?

— Eh bien, je ne comprends pas trop la nature de ces choses ; il y a cependant des différences chez les hommes, des différences dans leurs fortunes, leur éducation, et dans d’autres choses.

— Et la loi, alors, en Amérique aussi, vaforise l’homme riche aux débens du paufre ? Et fous avez des arisdogrates qui ne pas payer de taxes, et s’embarent des places, et prennent l’archent public, et qui sont bréférés aux yeux de la loi à ceux qui n’être pas arisdogrates. Est-ce ainsi ?

Miller rit aux éclats et secoua la tête, tout en continuant d’examiner les bijoux.

— Non, non, mon ami, nous ne voyons pas cela dans cette partie du monde. D’abord, les hommes riches ont peu de places ; parce que c’est un argument en faveur d’un homme qui veut une place, qu’il est pauvre, et qu’il en a besoin. On ne demande pas de qui a besoin la place, mais qui a besoin de la place. Quant aux impôts, il n’y a pas, sous ce rapport, grande faveur accordée aux riches. Le jeune Littlepage paie l’impôt de cette ferme directement, et elle est taxée moitié plus qu’aucune autre ferme sur son domaine.

— Mais c’être pas chuste.

— Juste qui s’occupe de cela ? Qui pense à faire quelque chose de juste en fait d’impôts ? J’ai entendu moi-même des vérificateurs dire : Un tel homme est riche, il a le moyen de payer ; et tel homme est pauvre, il ne faut pas être exigeant. Oh ! ils ont toujours des arguments en faveur de l’injustice.

— Mais la loi ; les riches poufoir assurément infoquer la loi.

— Comment cela, je vous prie ? Les jurés sont tout, et les jurés ne suivent que leur propre sentiment, comme les autres hommes. J’ai vu les choses de mes propres yeux. Le comté paie juste assez pour engager les hommes pauvres à rechercher les fonctions de jurés, et ils ne manquent jamais de se présenter, tandis que, ceux qui sont assez riches pour payer l’amende s’abstiennent toujours, et laissent la loi à la disposition d’un seul parti. Il n’y a pas d’homme riche qui gagne une cause, à moins que son droit ne soit tellement évident, qu’il n’y a pas moyen de le violer.

— J’avais déjà entendu dire cela ; dans tout le pays on se plaint des abus qui tiennent au système du jury. J’ai entendu des avocats intelligents avouer que toutes les fois qu’il se présente une cause de quelque intérêt, on se demande, non pas de quel côté est le droit, mais quels sont les jurés, plaçant ainsi la composition du jury avant la loi ou l’évidence. Il y a des systèmes qui paraissent admirables sur le papier et en théorie, et qui sont détestables en pratique. Quant au jury, c’est une excellente institution pour combattre les abus du pouvoir dans des gouvernements étroits ; mais dans des gouvernements qui reposent sur de larges bases, il a l’inconvénient de placer le contrôle de la loi dans les mains de ceux qui sont le plus disposés à en abuser ; puisque au lieu de combattre et d’amoindrir l’autorité de l’État, de qui procède, dans un gouvernement populaire le plus grand nombre d’abus, il ne fait qu’y ajouter et la fortifier.

Quant à mon oncle Ro, il était disposé à poursuivre la conversation avec Miller, qui se montrait un homme sage et consciencieux. Après une courte pause, comme pour réfléchir sur ce qui avait été dit, il reprit :

— Qu’est-ce donc qui fait les arisdogrates dans ce bays ?

— Ah ! c’est difficile à dire. J’entends dire beaucoup de choses des aristocrates, j’en lis beaucoup, et je sais que la plupart des gens les détestent mais je ne suis en aucune façon certain que je sache ce que c’est qu’un aristocrate. En sauriez-vous par hasard quelque chose, ami ?

— Ya, ya ; un arisdograte être un homme qui a dans ses mains toute le poufoir du goufernement.

— Mais c’est un roi, ça. Ce n’est pas là ce que nous pensons d’un aristocrate dans cette partie du monde. Ceux qui ont le pouvoir, nous les appelons dimigogues. Par exemple, voilà le jeune M. Littlepage, propriétaire de cette grande maison là-bas, et de tout ce domaine étendu, est ce que nous appelons un aristocrate, et il n’a pas assez de pouvoir pour être nommé greffier de village, encore moins quelque chose de plus considérable.

— Comment poufoir être arisdograte, alors ?

— Comment ? c’est difficile, sans doute. Je vous dis que les vrais aristocrates en Amérique sont les dimigogues. Voilà Joah Brigham qui est parti aux moutons ; il obtiendrait plus de votes pour un emploi quelconque dans le comté, que le jeune Littlepage.

— Peut-être ce Littlepage être un maufais cheune homme ?

— Pas du tout ; il est aussi bon qu’aucun d’eux, et meilleur que la plupart. En outre, quand il serait aussi méchant que Lucifer, les gens du pays n’en savent rien, puisqu’il est absent depuis qu’il est à l’âge d’homme.

— Bourquoi alors ne pas afoir autant de fotes que ce paufre ignorant aurait ? C’être étranche.

— C’est, en effet, étrange ; mais c’est vrai comme l’Évangile. Pourquoi ? C’est ce qu’il est moins facile de dire. Autant d’hommes, autant d’opinions, vous savez. Quelques-uns ne l’aiment pas parce qu’il demeure dans une grande maison d’autres le détestent parce qu’ils le croient plus riche qu’eux-mêmes ; d’autres se méfient de lui parce qu’il porte de beaux habits, et quelques-uns prétendent se moquer de lui parce qu’il tient sa propriété de son père et de son grand-père, et ainsi de suite, et qu’il ne l’a pas créée de lui-même.

— Si c’est ainsi, votre herr Littlepage pas être arisdograte.

— Eh bien ! on ne pense pas cela ici. Nous avons eu dernièrement un grand nombre de meetings sur les droits des fermiers à la propriété des fermes, et il y a eu beaucoup de discours sur l’aristocratie et les tenures féodales. Savez-vous aussi ce que c’est qu’une tenure féodale ?

— Ya ; il y afoir beaucoup de cela en Teutchland, dans mon bays. Être pas très-facile de l’expliquer en peu de mots, mais la brincipale chose est qu’un fassal doit un serfice à son seigneur. Dans les ceux temps, ce serfice était militaire, et y avoir encore quelque chose comme cela maintenant. C’être les noples qui doifent surtout le serfice féodal, dans mon bays, et ils le doifent aux rois et aux brinces.

— Et n’appelez-vous pas, en Allemagne, un service féodal l’obligation de donner la rente d’une poule ?

— Mon oncle et moi nous rîmes de bon cœur, en dépit de nos efforts ; apaisant cependant sa gaîté aussitôt qu’il le put, mon oncle répondit :

— Si le bropriétaire avait le droit de fenir prendre autant de boulets qu’il lui blaît, et aussi soufent qu’il lui blaît, alors cela ressembler à un droit féodal ; mais si le bail dit que tel nombre de boulets sera payé par an pour la rente, c’être même chose que payer tant d’archent et il bourrait être plus facile pour le tenancier de payer en boulets que de payer en monnaie. Quand un homme ne paie pas ses dettes dans l’opjet confenu, être très-intépendant.

— C’est ce qu’il me semble, je l’avoue. Cependant il y a des gens ici, et quelques-uns à Albany, qui regardent comme féodal pour un homme de porter à l’office de son propriétaire une couple de poules, et qui appellent aristocrate le propriétaire qui les reçoit.

— Mais l’homme peut enfoyer un garçon, une fille ou un nègre borter ses boulets, s’il le feut.

— Certainement ; tout ce qu’on demande, c’est que les poulets soient apportés.

Et quand le patron defoir à son tailleur ou à son pottier, ne faut-il pas aller à la poutique pour payer ?

— C’est vrai ; rappelez-moi cela, mes enfants, afin que je le dise à Josh ce soir. Oui, le plus gros propriétaire doit voir son créancier pour le payer, de même que le plus pauvre tenancier.

— Et defoir payer en un obchet particulier, en or ou en archent ?

— C’est vrai encore.

— Eh pien ! de quoi donc ces hommes se plaignent-ils ?

— D’avoir à payer une rente quelconque ; ils pensent qu’on devrait contraindre les propriétaires à vendre leurs fermes ou même à les donner. Quelques gens préfèrent cette dernière méthode.

— Mais les bropriétaires ne feulent pas fendre leurs vermes, on ne peut pas les contraindre de fendre ce qui est à eux et ce qu’ils ne feulent pas fendre, pas plus qu’on ne pourrait contraindre les tenanciers à fendre leurs moutons et leurs porcs quand ils ne feulent pas les fendre.

— Cela me semble juste, enfants, comme je le disais aux voisins. Quel est votre nom, ami ? Comme il est probable que nous ferons plus ample connaissance, je serais bien aise de savoir quel est votre nom.

— Mon nom est Greisembach, et che viens de Preussen.

— Eh bien, monsieur Greisenbach, la question sur l’aristocratie est ceci : Hughes Littlepage est riche, et son argent lui donne des avantages que d’autres n’ont pas. Il se trouve des gens à qui cela fait mal au cœur.

— Ah ! alors cela tendre à difiser la bropriété et à dire qu’un homme aura pas plus que les autres.

— On ne va pas si loin encore, quoique certaines gens penchent déjà de ce côté. Puis il y en a qui se plaignent que la vieille madame Littlepage et ses jeunes personnes ne visitent pas les pauvres.

— Eh pien, si elles ont le cœur dur et n’ont pas combassion des malheureux…

— Non, non, ce n’est pas cela que j’entends ; quant à cette espèce de pauvres, chacun convient qu’elles font pour eux plus que tous les autres ; mais elles ne visitent pas les pauvres qui ne sont pas dans le besoin.

— Eh pien ! être pas des pauvres bien à plaindre, si n’être pas dans le pesoin. Peut-être fous foulez dire, elles n’en font pas leur gompagnie comme afec des égaux ?

— C’est ça. Or, je dois dire qu’il y a quelque vérité dans cette accusation ; car ces demoiselles ne viennent jamais visiter ma fille, et cependant Kitty est une aussi charmante créature qu’aucune des filles d’alentour.

— Et Gitty fisite sans doute la fille de l’homme qui demeure là-pas, dans la maison sur la golline, dit mon oncle en montrant la demeure d’un homme de la plus humble classe.

— Non ; Kitty n’est pas fière, mais je n’aimerais pas à la voir assidue là-bas.

— Oh ! fous être un arisdograte alors, sans quoi fous laisseriez fotre fille fisiter la fille de cet homme.

— Je vous dis, Grunzebach ; ou quel que soit votre nom, répliqua Miller un peu piqué, que ma fille ne visitera pas les filles du vieux Steven.

— Eh pien, elle peut faire gomme il lui blaît, mais che pense que mesdemoiselles Littlepage peuvent faire gomme il leur blaît.

— Il n’y a qu’une seule demoiselle Littlepage ; si vous les avez vues ce matin dans la voiture, vous avez vu deux demoiselles d’York et la fille du curé Warren.

— Et ce curé Warren être riche aussi ?

— Nullement ; il n’a rien que ce qu’il obtient de la paroisse. Il est si pauvre, que ce sont ses amis qui ont payé pour l’éducation de sa fille, m’a-t-on dit.

— Et cette demoiselle Littlepage et cette demoiselle Warren sont amies ?

— Ce sont les plus intimes qu’on puisse rencontrer dans le pays. Il y a une autre demoiselle de la ville, Opportunité Newcome, qui voudrait passer avant Mary Warren dans la grande maison, ce qui cependant n’y réussit pas. Mary est considérée par-dessus tout.

— Quelle être plus riche, Obordunité ou Mary ?

— Mary n’a rien, tandis que Opportunité passe pour être aussi riche que mademoiselle Patty elle-même ; mais Opportunité n’a pas grand crédit à la maison.

— Alors, il baraît, après tout, mademoiselle Littlepage ne pas choisir ses amis d’après la fortune. Elle aime Mary Warren qui est paufre et n’aime pas Obordunité qui est riche gomme elle. Peut-être ces Littlepage ne pas être si gros arisdogrates que fous supposez.

Miller fut un peu étourdi de cet argument.

— Eh bien, dit-il après une minute de réflexion, il semble que vous avez assez raison, je l’avoue ; et pourtant ce n’est pas l’avis de ma femme ni celui de Kitty. Vous bouleversez toutes mes idées sur les aristocrates car bien que j’aime les Littlepage, je les ai toujours considérés comme des aristocrates avérés.

— Nein, nein ; ceux que fous appeler démagogues sont les arisdogrates américains. Afoir tout l’archent public, afoir tout le poufoir, et defenir furieux parce qu’ils ne peufent pas s’emparer de la société des chens comme il faut, comme ils s’emparent de leurs terres et de leurs blaces.

— Ma foi ! tout cela pourrait être vrai. Après tout, je ne sais pas pourquoi on aurait le droit de se plaindre des Littlepage.

— Est-ce qu’ils traitent pien les personnes qui les visitent ?

— Oui, sans doute ! pourvu que les gens les traitent bien, ce qui n’arrive pas toujours. J’ai vu ici des hommes de rien entrer brusquement devant la vieille madame Littlepage, placer leurs chaises devant le feu, chiquer et cracher, sans songer à ôter leurs chapeaux. Ces gens-là sont toujours très-chatouilleux sur leur propre importance, et ne se soucient guère des sentiments des autres.

Nous fûmes interrompus par un bruit de roues, et en nous retournant, nous vîmes que la voiture de ma grand’mère s’était arrêtée devant la porte de la ferme, à son retour chez elle. Miller jugea qu’il était convenable d’aller voir si on avait besoin de lui, et nous le suivions lentement, mon-oncle ayant l’intention d’offrir une montre à sa mère pour voir si elle pourrait le reconnaître sous son déguisement.