Ravensnest/Chapitre 10

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Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 113-125).

CHAPITRE X.


Voulez-vous acheter du ruban,
Ou de la dentelle pour votre manteau ?
Venez voir le colporteur ;
L’argent est un intermédiaire
Qui rapproche tous les hommes.

Contes d’hiver.


Je les voyais assises, ces quatre jeunes beautés, assemblage délicieux de regards brillants et étoilés. Il n’y avait pas chez elles un trait qui ne fût distingué et je fus frappé en pensant combien il est rare de rencontrer en Amérique une toute jeune femme qui soit positivement laide. Kitty aussi était sur la porte au moment où nous atteignions la voiture, et c’était encore une beauté fraîche, et épanouie mais il ne fallait pas l’entendre parler : son ton vulgaire, sa voix, son accent, formaient un contraste frappant avec les attraits et la vigoureuse délicatesse de sa personne. Tous les yeux brillants s’animèrent lorsque je m’approchai, la flûte à la main ; mais aucune des jeunes personnes ne rompit le silence.

— Ajeter une montre, Madame, dit mon oncle Ro en approchant de sa mère, la casquette à la main et la boîte ouverte.

— Je vous remercie, l’ami ; mais je crois que tout le monde ici est pourvu de montres.

— Les miennes très-pon marché.

— C’est possible, répliqua ma grand’mère avec un sourire, quoique les montres à bon marché ne soient pas habituellement les meilleures. Ce joli porte-crayon est-il en or ?

— Ya, madame, être pon or.

— Quel en est le prix ?

L’oncle Roger avait trop de tact pour penser à séduire sa mère par un avantage pécuniaire, comme il avait fait pour Miller, et il indiqua la valeur réelle de l’article, qui était de quinze dollars.

— Je le prends, répondit ma grand’mère en laissant tomber l’argent dans la boîte. Puis se tournant vers Mary Warren, elle la pria d’accepter le porte-crayon, avec une déférence si respectueuse qu’on eût dit qu’elle sollicitait une faveur au lieu de l’accorder.

La charmante figure de Mary Warren se couvrit de rougeur, et elle accepta l’offrande, quoiqu’elle me parût hésiter un instant, probablement à cause de la valeur de l’objet. Ma sœur demanda à examiner ce petit présent, qui passa de main en main, chacune faisant l’éloge de sa forme et de ses ornements. Toutes les marchandises de mon oncle étaient, en effet, parfaites et de bon goût, l’acquisition en ayant été faite chez un importateur bien connu. Les montres, il est vrai, à une ou deux exceptions près, étaient à bon marché, ainsi que quelques autres bijoux ; mais mon oncle avait en outre deux montres et des bijoux de choix qu’il avait apportés d’Europe exprès pour en faire des cadeaux ; et parmi les derniers était le porte-crayon qu’il venait de glisser dans la boîte un instant auparavant.

— Eh bien, madame Littlepage, cria Miller avec le ton de familiarité d’un homme né sur la propriété, voici le plus singulier colporteur que j’aie rencontré ; il demande quinze dollars pour ce porte-crayon et seulement quatre pour cette montre, et il montra l’acquisition qu’il venait de faire.

Ma grand’mère prit la montre et l’examina attentivement.

— Le prix me semble singulièrement bas ! dit-elle en jetant sur son fils un regard qui me semblait méfiant. Je sais que ces montres se font pour assez peu de chose en Europe mais on ne peut guère comprendre comment ce mécanisme petit être monté pour une si faible somme.

— Ch’en ai, Madame, à tout brix.

— Je désire vivement acheter une très-bonne montre de dame, mais je craindrais de l’acheter de tout autre qu’un marchand établi et connu.

— N’ayez pas beur, Madame, me hasardai-je à dire ; si nous foulions dromper quoiqu’un, ce ne serait pas une aussi ponne dame.

Je ne sais si ma voix frappa agréablement l’oreille de Patty, ou si ce fut le désir de voir réaliser immédiatement le projet de sa grand’mère mais elle intervint activement, en la priant d’avoir confiance en nous. Les années avaient enseigné à ma grand’mère la prudence, et elle hésitait.

— Mais toutes ces montres sont d’un métal inférieur, observa-t-elle, et j’en veux une de bel or et d’un beau travail.

Mon oncle aussitôt produisit une montre qu’il avait achetée de Blondel à Paris, au prix de cinq cents francs, et qui était digne de figurer à la ceinture d’une grande dame. Il la donna à ma grand’mère qui lut avec quelque surprise le nom du fabricant. La montre fut alors examinée avec attention et admirée d’une voix unanime.

— Et quel est le prix de cet objet ? demanda ma grand’mère.

— Cent dollars, matame ; et être pon marché.

Tom Miller regarda la montre qu’il avait en main, et l’autre bien plus petite que tenait ma grand’mère, et fut aussi embarrassé qu’il l’avait été un instant auparavant à propos des distinctions entre le riche et le pauvre. Tom n’était pas capable de distinguer le vrai du faux, voilà tout.

Ma grand’mère ne parut pas étonnée du prix, quoiqu’elle jetât encore un ou deux regards de méfiance sur le colporteur imaginaire ; enfin la beauté de la montre l’emporta.

— Si vous voulez, dit-elle, apporter cette montre à cette grande maison là-bas, je vous paierai les cent dollars ; je n’ai pas tout cet argent sur moi.

— Ya, ya, très-pien ; fous poufez garder la montre, matame, et che aller pour l’archent, après que che aurai troufé à dîner quelque part.

Ma grand’mère ne se fit, comme de raison, aucun scrupule d’accepter le crédit qui lui était, offert, et elle allait mettre la montre dans sa poche, lorsque Patt étendit dessus sa petite main, et s’écria :

— Maintenant, chère grand’mère, que ce soit fait de suite ; nous sommes ici entre nous.

— Voilà bien l’impatience d’un enfant, dit en riant ma grand’mère. Eh bien ! tu seras satisfaite. Je vous ai donné, Mary, ce porte-crayon seulement en attendant ; mais mon intention était de vous offrir une montre, aussitôt que j’en aurais trouvé une convenable, comme un souvenir des sentiments qu’a fait naître en moi le courage dont vous avez fait preuve, pendant cette cruelle semaine où les anti-rentistes se montrèrent si menaçants. Voici donc cette montre, et je vous prie d’avoir la bonté de l’accepter.

Mary Warren paraissait confondue. Le rouge monta vers ses tempes ; puis elle devint subitement pâle. Je n’avais jamais vu un si joli tableau d’une jeune personne dans l’embarras, embarras qui provenait de la lutte de sentiments opposés mais fort honorables.

— Oh ! madame Littlepage, s’écria-t-elle après avoir regardé avec étonnement et en silence le cadeau qu’on lui offrait, vous n’avez pu me destiner cette belle montre !

— Ma chère, cette belle montre n’est rien de trop pour ma belle Mary.

— Mais, ma chère, chère madame Littlepage, elle est trop magnifique pour ma condition, pour mes moyens.

— Une grande dame peut très-bien porter une pareille montre, et vous êtes une grande dame dans le véritable sens du mot. Quant à vos moyens, vous ne vous offenserez pas si je vous dis qu’elle est achetée selon mes moyens, et qu’il ne peut y avoir aucune prodigalité dans l’achat.

— Mais nous sommes si pauvres, et cette montre a une apparence si riche. Cela me semble à peine convenable.

— Je respecte vos sentiments et vos scrupules, ma chère enfant, et puis les apprécier. Vous savez, je suppose, que j’étais moi-même autrefois aussi pauvre, plus pauvre que vous ne l’êtes ?

— Vous, madame ! non, cela ne se peut pas ; vous appartenez à une famille opulente !

— Cela est pourtant vrai, ma chère. Je n’affecterai pas une extrême humilité, et je ne nie pas que les Malbone n’appartinssent à une bonne famille ; mais, mon frère et moi, nous étions dans un temps tellement réduits, que nous étions obligés de travailler dans les bois, tout auprès de cette propriété. Nous n’avions alors aucune prétention supérieure aux vôtres, et, sous bien des rapports, nous étions plus mal partagés. D’ailleurs la fille d’un ministre instruit et bien élevé mérite, même aux yeux du monde, une certaine considération. Vous m’obligerez donc en acceptant mon offre.

— Chère dame je ne sais comment vous refuser, ni comment recevoir un si riche présent. Vous me permettrez d’abord de consulter mon père ?

— C’est trop juste, ma chère, répondit mon excellente parente en remettant la montre dans sa poche. Heureusement M. Warren dîne avec nous, et nous arrangerons l’affaire avant de nous mettre à table.

Cela mit fin à la discussion dont nous avions été tous témoins. Pour mon oncle et moi, il est à peine nécessaire de dire combien nous fûmes charmés de cette petite scène. D’un côté, le bienveillant désir d’obliger, de l’autre le scrupule de recevoir cette double lutte de délicatesse nous ravissait. Les trois jeunes personnes respectaient trop les sentiments de Mary pour intervenir, quoique Patt se contînt difficilement. Quant à Tom Miller et à Kitty, ils s’étonnaient sans doute que la fille de M. Warren fut assez simple pour hésiter d’accepter une montre qui valait cent dollars. C’était encore un point qu’ils ne pouvaient comprendre.

— Vous parliez de dîner, reprit ma grand’mère en regardant mon oncle ; si vous et votre compagnon vouliez nous suivre à la maison, je vous paierais le prix de la montre, et vous auriez à dîner par-dessus le marché.

Nous fûmes enchantés de cette offre, que nous acceptâmes en faisant force révérences et en exprimant nos remercîments. Après que la voiture fut partie, nous restâmes un instant pour prendre congé de Tom Miller.

— Quand vous aurez terminé dans la grande maison, dit ce brave homme, faites encore un tour par ici ; je voudrais que ma femme et Kitty jetassent un coup d’œil sur toutes vos belles choses, avant que vous les emportiez au village.

Après le lui avoir promis, nous nous mîmes en route vers le bâtiment qui, dans le langage familier du pays, était appelé, par abréviation, Nest. La distance de la ferme à la maison était d’environ un demi mille, les terres dépendantes de la résidence paternelle s’étendant sur presque tout l’intervalle qui séparait les deux bâtiments.

Toutes choses autour de la maison étaient tenues dans un ordre parfait, qui faisait honneur à l’énergie et au goût de ma grand’mère, laquelle avait présidé à tout depuis plusieurs années, c’est-à-dire depuis la mort de son mari. Cette bonne tenue et la grandeur des bâtiments, qui étaient de plus belle apparence que la plupart des autres constructions du pays, avaient, plus que toute autre chose, contribué à faire considérer Ravensnest comme une « résidence aristocratique ». Du reste, je m’aperçus à mon retour que ce mot « aristocratique » avait pris une signification très-étendue, qui dépendait absolument des habitudes et des opinions de ceux qui l’employaient. Ainsi, celui qui chique trouve très-aristocrate celui qui pense que c’est une sale habitude ; l’homme courbé accuse celui qui se tient droit d’avoir des épaules aristocratiques ; et j’ai réellement rencontré un individu qui soutenait que c’était excessivement aristocratique de ne pas se moucher avec ses doigts. Bientôt il sera aristocratique de soutenir la vérité de l’axiome latin de gustibus non disputandum.

Au moment où nous approchions de la porte de la maison, qui ouvrait sur un portique disposé sur trois côtés du bâtiment principal, le cocher dirigeait ses chevaux vers les écuries. Les dames avaient, en quittant la ferme, pris un long détour, et n’étaient arrivées qu’une minute avant nous. Toutes les jeunes personnes excepté Mary Warren, étaient entrées dans la maison, fort indifférentes de l’approche des deux colporteurs ; elle cependant restait à côté de ma grand’mère pour nous recevoir.

— Je crois, sur mon âme, me dit à l’oreille mon oncle, que ma chère bonne mère a un pressentiment sur notre véritable caractère, d’après le respect qu’elle nous témoigne. Mille remercîments, matame, mille remercîments, reprit-il dans son jargon, bour l’honneur que fous nous vaites ; la fame d’une si crande maison defoir pas nous attendre à sa borte.

— Cette jeune personne me dit qu’elle vous a vus auparavant, et qu’elle a appris de vous que vous étiez des gens de bonne éducation et de bonne famille, chassés de votre pays par les troubles politiques. Cela étant, je ne puis vous regarder comme des colporteurs ordinaires. Je sais ce que c’est que d’être frappé par la fortune, et je puis sentir pour ceux qui souffrent. La voix de ma grand’mère tremblait un peu lorsqu’elle disait ces mots.

— Matame, il beut y afoir peaucoup de férité dans cela, répondit mon oncle en se découvrant et en saluant en vrai gentilhomme ; nous afons fu de meilleurs chours, et mon fils, ici présent, a été éduqué dans une université. Mais nous être pauvres marchands de montres et musiciens de rues.

Ma grand’mère se montra, comme toute femme comme il faut, en pareille circonstance, pas assez libre pour oublier les apparences extérieures, ni assez indifférente pour ne pas tenir compte du passé. Elle nous fit entrer dans la maison, et nous apprit que l’on préparait une table pour nous, et nous fûmes traités avec une hospitalité généreuse et réservée qui n’était pas en désaccord avec son rang et son sexe.

En même temps, mon oncle faisait ses affaires. Il reçut ses cent dollars, et tous les objets de valeur, bagues, boucles d’oreilles, chaînes, bracelets, etc., qu’il destinait à faire des cadeaux à ses pupilles, furent mis en évidence et placés sous les beaux yeux des trois demoiselles, Mary Warren se tenant à distance, comme quelqu’un qui ne doit pas contempler des choses au-dessus de sa fortune. Son père était arrivé cependant, avait été consulté, et déjà la montre était attachée à la ceinture de la jeune fille. Je pensai que la larme de reconnaissance qui brillait encore dans ses yeux calmes, était un joyau de bien plus grand prix que tous ceux que pouvait étaler mon oncle.

On nous avait introduits dans la bibliothèque placée sur le devant de la maison, les fenêtres donnant sur le portique. Je fus d’abord assez ému en me trouvant ainsi, inconnu, après tant d’années d’absence, sous le toit paternel et dans une demeure qui m’appartenait. L’avouerai-je ? toutes choses me parurent petites et mesquines auprès des bâtiments que j’avais été accoutumé à voir dans le vieux monde. Je n’établis pas ici de comparaison avec les palais des princes ou les demeures des grands, comme l’imagine toujours un Américain chaque fois que l’on cite quelque chose de supérieur à ce qu’il voit habituellement, mais seulement avec le style, des habitations et les habitudes de la vie domestique chez les Européens qui pourraient à peine être appelés mes égaux. En un mot, l’aristocratie américaine, ou ce qu’il est devenu de mode d’appeler aristocratique, serait considéré comme fort démocratique dans la plupart des contrées de l’Europe. Nos frères de la Suisse ont des habitudes et des châteaux qui sont mille fois plus aristocratiques que tout ce qui se voit à Ravensnest, sans pour cela offenser la liberté ; et je suis persuadé que si le plus orgueilleux établissement en Amérique était signalé à un Européen comme une résidence aristocratique, il ne pourrait s’empêcher de rire sous cape. Le secret de ces accusations mutuelles parmi nous, est cette aversion innée qui se manifeste dans notre pays contre tout homme qui se distingue de la masse en quelque chose, quand même ce serait en mérite.

J’avouerai, quant à moi, que, loin de trouver aucun sujet d’orgueil dans ma splendeur aristocratique, quand j’en vins à considérer mes propriétés et ma maison, je me sentis mortifié et désabusé. Les choses que mes souvenirs me représentaient comme grandes et même belles, me semblaient maintenant très-ordinaires, et, sous beaucoup de rapports, mesquines. « En vérité, me disais-je, soto voce, tout ceci ne mérite guère de causer la violation du droit, le mépris de tout principe, et l’oubli de Dieu et de ses commandements. » Peut-être étais-je trop inexpérimenté pour comprendre combien est vaste la panse de la convoitise, combien est microscopique l’œil de l’envie.

— Soyez le bienvenu à Ravensnest, dit M. Warren en me tendant la main d’une manière amicale ; nous sommes arrivés un peu avant vous, et mes oreilles et mes yeux sont depuis lors ouverts, dans l’espérance d’entendre votre flûte, ou de vous apercevoir sur le chemin près du presbytère, où vous avez promis de venir me voir.

Mary se tenait debout auprès de son père, comme lorsque je la vis pour la première fois, et elle contemplait ma flûte avec une attention qu’elle n’aurait pas montrée si elle m’avait vu dans mon costume véritable et sous mon nom réel.

— Che fous remercie, monsieur, répondis-je. Nous afons crand temps pour faire un beu de mousique, quand les tames le foudront. Che puis chouer Yankee Doodle, Salut Colombias, et la Bannière étoilée[1] ; ce sont de ces airs qui réussissent si pien dans les tafernes et les rues.

M. Warren sourit, et prenant la flûte de mes mains, se mit à l’examiner. Alors je tremblai pour mon incognito. J’avais cet instrument depuis plusieurs années ; il était d’une excellente qualité, bien orné, et garni de clefs et de touches d’argent. Que faire si Patt, si ma grand’mère, le reconnaissaient ? J’aurais donné le plus beau bijou de la collection de mon oncle pour le ravoir dans mes mains ; mais avant que je pusse m’en saisir, la flûte passa de main en main jusqu’à ce qu’elle vînt dans celle de ma sœur. La chère enfant était trop occupée des bijoux, et remit l’instrument, disant à la hâte :

— Voyez, chère grand’mère, voici la flûte que vous avez déclaré avoir les plus beaux sons que vous ayez jamais entendus.

Ma grand’mère prit la flûte, tressaillit, rapprocha ses lunettes de ses yeux, examina l’instrument, devint pâle, et me jeta un regard rapide et inquiet. Je pus la voir, pendant une ou deux minutes, réfléchissant profondément dans le secret de son cœur. Heureusement, tous les autres étaient trop occupés de la boîte du colporteur pour faire attention à ses mouvements. Elle sortit lentement de la chambre, me coudoya en passant, et sortit dans le vestibule. Là, elle se retourna, et, saisissant mon regard, me fit signe de la suivre. Obéissant aussitôt, je la suivis jusqu’à ce qu’elle me conduisit à une petite chambre située dans l’une des ailes, et que je reconnus pour être une espèce de parloir attaché à la chambre à coucher de ma grand’mère. Celle-ci s’assit, ou plutôt se laissa tomber sur un canapé ; car elle tremblait tellement qu’elle ne pouvait se tenir debout, me regarda attentivement, et s’écria avec une émotion que je ne saurais décrire :

— Ne me tenez pas en suspens ! Ai-je raison dans mes conjectures ?

— Oui, ma très-chère grand’mère, répondis-je de ma voix naturelle.

C’en fut assez ; nous étions dans les bras l’un de l’autre.

— Mais qui est ce colporteur, Hughes ? reprit-elle après un intervalle de silence et d’attendrissement. Est-il possible que ce soit mon fils Roger ?

— Ce n’est nul autre : nous sommes venus vous visiter incognito.

— Et pourquoi ce déguisement ? Est-ce à cause des troubles ?

— Sans doute. Nous avons voulu examiner les choses de près par nos propres yeux, et nous avons pensé qu’il serait imprudent de nous présenter ouvertement dans nos véritables rôles.

— Vous avez sagement agi. Cependant je ne sais trop comment vous recevoir dans vos rôles actuels. En aucune façon vos noms véritables ne doivent être révélés. Les démons du goudron et des plumes, les fils de la liberté et de l’égalité, qui signalent leurs principes comme leur courage, en attaquant le petit nombre avec le grand, s’agiteraient s’ils apprenaient votre arrivée, et se proclameraient encore les héros et les martyrs du droit et de la justice. Dix hommes armés et résolus pourraient cependant en faire fuir une centaine ; car ils ont la lâcheté des voleurs ; mais ils sont des héros avec les faibles. Êtes-vous vous-mêmes en sûreté, ainsi déguisés, sous la nouvelle loi ?

— Nous n’avons pas d’armes, pas même un pistolet cela nous protégera.

— Je suis fâchée de dire, Hughes, que ce pays n’est plus ce qu’il était. La justice, si elle existe encore, a épaissi son bandeau, et ne sait plus reconnaître que le côté le plus fort. Un propriétaire courrait de graves dangers devant le jury, le juge ou le pouvoir exécutif, s’il faisait ce que font des milliers de tenanciers ; et ce qu’ils feront encore longtemps avec impunité, à moins qu’une sérieuse catastrophe n’excite les fonctionnaires à faire leur devoir, en éveillant l’indignation publique.

— C’est un triste état de choses, chère grand’mère, et ce qui le rend plus fâcheux, c’est la froide indifférence de la plupart des citoyens. On ne saurait signaler un plus frappant exemple de l’égoïsme de la nature humaine.

— Certaines personnes comme M. Sénèque Newcome vous répondraient que les sympathies sont pour les pauvres, qui sont opprimés par les riches, parce que les derniers ne veulent pas souffrir que les premiers leur volent leurs propriétés. Nous entendons beaucoup parler par tout le monde des forts qui volent les faibles mais peu d’entre nous, je le crains, sont assez clairvoyants pour s’apercevoir qu’il en existe, dans ce pays, un frappant exemple.

— Pourvu, sans doute, que les tenanciers soient appelés les forts et les propriétaires appelés les faibles ?

— Assurément : le nombre fait la force dans ce pays, où tout le pouvoir repose sur la majorité. S’il y avait autant de propriétaires que de tenanciers, personne ne s’aviserait de voir de l’injustice dans l’état actuel des choses.

— C’est ce que dit mon oncle : mais j’entends les pas légers des demoiselles ; soyons sur nos gardes.

Au même instant entra Marthe, suivie des trois autres, et portant dans sa main une superbe chaîne en or que mon oncle avait achetée dans ses voyages, la destinant en cadeau à ma future femme, quelle qu’elle fût. Il avait eu l’indiscrétion de la montrer à sa pupille. Un regard de surprise fut jeté sur moi par chacune des demoiselles successivement, mais aucune ne prononça une parole. D’autres pensées les occupaient pour le moment.

— Regardez ceci, chère grand’mère, cria Patt, en soulevant le bijou. Voici la plus bette chaîne qui ait jamais été faite, et de l’or le plus pur ; mais le colporteur refuse de s’en séparer.

— Peut-être n’offrez-vous pas assez, mon enfant ; elle est, en effet, très, très-belle. Quelle en est, selon lui, la valeur ?

— Cent dollars, dit-il et je le croirais volontiers, car elle pèse la moitié de cet argent. Je voudrais bien que Hughes fût ici ; je suis sûre qu’il parviendrait à l’avoir pour m’en faire cadeau.

— Nein, nein, cheune dame, répliqua le colporteur qui, sans trop de cérémonie, avait suivi ces demoiselles dans la chambre ; cela poufoir pas être. Cette chaîne être la propriété de mon fils, ici, ch’ai churé qu’elle ne serait donnée qu’à sa femme.

Patt rougit un peu et fit la moue ; ensuite elle se mit à rire aux éclats.

— Si on ne peut l’obtenir qu’a cette condition, j’ai peur de ne jamais l’avoir, dit-elle assez impertinemment, quoique ces mots fussent prononcés assez bas pour qu’elle pût espérer ne pas être entendue. Je paierais cependant volontiers les cent dollars de ma poche si on me la cédait. Dites donc quelques mots en ma faveur, grand’mère.

Mais notre bonne aïeule était embarrassée ; car elle savait à qui elle avait affaire, et voyait bien, par conséquent, que l’argent ne ferait rien. Néanmoins, il était nécessaire de continuer le jeu et de dire quelque chose qui parût répondre aux instances de Patty.

— Puis-je espérer, monsieur, que je réussirai à vous faire changer de résolution ? dit-elle en regardant son fils de manière à lui montrer, ou du moins à lui faire soupçonner qu’elle était maîtresse de son secret. Je serais heureuse d’être capable de la satisfaire en lui faisant cadeau d’une si belle chaîne.

Mon oncle Ro s’avança vers sa mère, prit sa main qu’elle avait étendue avec la chaîne, et il l’embrassa avec un profond respect, mais de manière à ce que cet acte fût considéré par les spectateurs comme un usage européen, plutôt que comme le salut réservé d’un enfant envers sa mère.

— Matame, dit-il avec emphase, si quelqu’un poufait me faire changer une résolution depuis longtemps brise, ce serait une tame aussi fénérable, gracieuse et ponne comme che suis sûr que fous êtes. Mais ch’ai fait vœu de donner cette chaîne à la femme de mon fils, quand il épousera quelque chour une cholie cheune américaine ; et che ne puis me dédire.

Ma chère grand’mère sourit ; mais, alors qu’elle comprenait que cette chaîne était réellement destinée à être offerte à ma femme, elle n’insista plus. Examinant encore un instant le bijou :

— Et vous, me dit-elle, avez-vous le même désir que votre on… votre père, veux-je dire ? C’est un riche cadeau à faire pour un homme pauvre.

— Ya, ya, matame, c’est frai ; mais quand le cœur se donne, on peut recarder comme peu de chose l’or qui se donne afec.

La vieille dame eut de la peine à ne pas rire en entendant mon anglais germanique ; mais la bienveillance, la joie et la tendresse qui brillaient dans ses yeux encore beaux, agirent tellement sur moi, que je fus presque sur le point de me jeter de nouveau dans ses bras. Patt continua à bouder pendant une ou deux minutes ; mais son bon naturel reprit bientôt le dessus, et le sourire revint sur sa figure, comme le soleil sort derrière un nuage au mois de mai.

— Eh bien ! cette contrariété doit se supporter, dit-elle d’un ton doux, quoique ce soit bien la plus jolie chaîne que j’aie vue.

— Je ne doute pas qu’il ne se trouve un jour quelqu’un pour vous en offrir une aussi jolie, dit Henriette Colebrooke d’un air assez piquant.

Cette remarque me déplut. C’était une allusion qu’une jeune personne bien élevée n’aurait pas dû se permettre devant des tiers, même devant des colporteurs ; et j’ose ajouter qu’une femme de bon ton ne se la serait en aucune façon permise. Je me promis bien dès lors que la chaîne n’appartiendrait jamais à mademoiselle Henriette, quoiqu’elle fût une belle fille et que cette décision dût contrarier mon oncle. Je fus un peu surpris de voir une légère rougeur sur les joues de Patt, et je me rappelai alors quelque chose comme le nom du voyageur Beekman. Me tournant vers Mary Warren, je vis clairement qu’elle était contrariée, parce que ma sœur l’était, et pour aucune autre raison.

— Votre grand’mère trouvera une chaîne pareille quand elle ira en ville ; cela vous fera oublier celle-ci, murmura-t-elle affectueusement à l’oreille de ma sœur.

Patt sourit et embrassa son amie avec une chaleur qui me prouva que ces deux charmantes personnes s’aimaient sincèrement. Mais la curiosité de ma chère grand’mère avait été éveillée, et elle tenait à la satisfaire. En me rendant la chaîne, elle me dit :

— Ainsi donc, monsieur, vous êtes parfaitement décidé à offrir cette chaîne à votre femme future ?

— Ya, matame, ou, pour être plus exact, à la cheune frau, afant que nous soyons mariés.

— Et votre choix est-il fait ? ajouta-t-elle en jetant un regard sur les deux jeunes filles qui étaient groupées autour des bijoux de mon oncle. Avez-vous choisi la jeune femme qui doit posséder cette belle chaîne ?

— Nein, nein, répondis-je en riant et en regardant aussi le groupe ; il y afait tant de pelles tames en Amérique, que che ne suis pas pressé. Che trouverai en temps celle à qui elle est destinée.

— Eh bien ! grand’mère, interrompit Patt, puisque personne ne peut avoir la chaîne qu’à de certaines conditions, voici les trois objets que nous avons choisis pour Henriette, Anna et moi : une bague, une paire de bracelets et des boucles d’oreilles. Le prix du tout est de deux cents dollars consentez-vous à cela ?

Ma grand’mère, maintenant qu’elle connaissait le colporteur, comprit toute l’affaire, et n’eut aucun scrupule. Le marché fut bientôt conclu, et elle nous fit sortir tous de la chambre, sous prétexte que nous la dérangerions pendant qu’elle compterait avec le colporteur. Son véritable motif, toutefois, était de rester seule avec son fils ; pas un seul dollar, comme de raison, n’étant échangé entre eux.

  1. Chansons américaines.