Recherches sur l’isolement du fluor/Chapitre 1

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Gauthier-Villars (p. 13-20).

CHAPITRE I.
ACTION DE L’ÉTINCELLE D’INDUCTION SUR QUELQUES GAZ FLUORÉS.


La haute température fournie par l’étincelle de la bobine de Ruhmkorff, produisant souvent un dédoublement partiel des composés binaires, nous avons pensé qu’il était intéressant d’étudier cette action sur un certain nombre de gaz fluorés.


Fluorure de silicium.

Nous avons employé dans ces recherches le dispositif si commode indiqué par M. Berthelot[1]. Dans une éprouvette de verre placée sur la cuve à mercure se trouve un certain volume de fluorure de silicium. Ce gaz, qui a été desséché au moment de la préparation, est laissé pendant cinq à six heures en présence d’une baguette de potasse fondue au creuset d’argent, afin d’être certain qu’il ne renferme plus d’humidité.

Deux tubes recourbés, remplis de mercure, donnent passage aux fils de platine qui amènent le courant (fig. 1). Nous nous sommes servi dans ces expériences d’une bobine actionnée par trois éléments Grenet, pouvant donner facilement dans l’air des étincelles de 0m,04.

On avait soin de bien faire jaillir l’étincelle entre les fils de platine maintenus au milieu de l’éprouvette, de telle sorte que cette étincelle ne pût s’étaler sur une paroi de verre. Enfin le mercure, l’éprouvette et les tubes étaient desséchés avec le plus grand soin.

Lorsque l’étincelle a passé pendant une heure, on arrête l’expérience et on laisse le gaz reprendre la température du laboratoire. Il ne s’est produit aucun dépôt de silicium, l’éprouvette de verre n’a pas été dépolie, le volume est resté constant et les propriétés du gaz n’ont pas varié.

Fig. 1.

La même expérience répétée sur un mélange à volumes égaux de fluorure de silicium et d’oxygène a donné des résultats identiques.


Trifluorure de phosphore.

L’action de l’étincelle d’induction sur le trifluorure de phosphore a été décrite avec détails dans un Mémoire précédent[2]. Nous rappellerons donc rapidement les résultats. Si le gaz trifluorure de phosphore est absolument sec, le volume diminue, il se dépose du phosphore sur la paroi de l’éprouvette et l’on obtient finalement un mélange gazeux de trifluorure et de pentafluorure de phosphore. Comme il n’y a pas formation de fluorure de silicium (l’éprouvette n’est même pas dépolie), il faut admettre que le fluor, mis en liberté, se porte aussitôt sur le trifluorure en excès pour donner du pentafluorure de phosphore

5 PhFl3 = 3 PhFl5 + 2 Ph.

Si le trifluorure de phosphore contient une trace d’humidité, le mélange gazeux peut renfermer, après l’expérience, de fluorure de silicium. Cela tient à ce que l’hydrogène de la petite quantité d’eau, contenue dans le gaz, fournit avec le fluor du fluorure de phosphore, de l’acide fluorhydrique qui réagit sur le verre en produisant du fluorure de silicium et de l’eau

2 SiO2 + 4 HFl = Si2Fl4 + 4 HO.

Cette nouvelle quantité d’eau est décomposée à son tour et l’action se continue. Une très petite quantité de vapeur d’eau peut ainsi, sous l’action de l’étincelle, transformer une quantité relativement très grande de fluorure de phosphore en fluorure de silicium. Après l’expérience, la surface intérieure de l’éprouvette est complètement dépolie.

Si cette action de l’étincelle dure plusieurs heures, la décomposition se ralentit. Le fluorure de silicium formé n’est pas détruit par l’étincelle, il entrave l’expérience et vient la limiter.

J’ai réalisé aussi cette expérience à laquelle avait songé Humphry Davy : faire brûler un fluorure de phosphore dans l’oxygène. Un mélange de 4vol de trifluorure de phosphore et de 2vol d’oxygène placé dans une éprouvette de verre sur la cuve à mercure est traversé par une étincelle d’induction. Une violente détonation se produit ; il n’y a pas formation d’acide phosphorique et mise en liberté de fluor, comme l’espérait le savant anglais, mais le trifluorure et l’oxygène s’unissent pour produire un nouveau corps gazeux, l’oxyfluorure de phosphore[3]

PhFl3 + O2 = PhFl3O2.

C’est là un nouvel exemple de la facilité que possède le fluor de fournir des produits d’addition.


Pentafluorure de phosphore.

M. Thorpe n’avait pas réussi à dédoubler le gaz pentafluorure de phosphore, sous l’action de l’étincelle d’induction. Nous avons répété cette expérience en prenant les plus grandes précautions pour n’agir que sur un gaz bien privé d’humidité. Nous avons vu précédemment que le pentafluorure de phosphore sec, produit dans la décomposition du trifluorure par l’étincelle, n’attaque pas le verre.

L’éprouvette graduée, dans laquelle doit se faire la décomposition, est portée à 200°, puis refroidie vers 80° et emplie alors de mercure sec. On la retourne aussitôt sur la cuve à mercure, en ayant bien soin de prendre le métal au moment même de l’expérience, dans un flacon à robinet renfermant de l’acide sulfurique. La cuve à mercure en porcelaine a été desséchée à l’étuve, ainsi que les fils de platine et les tubes de verre.

Du pentafluorure de phosphore entièrement absorbable par l’eau et bien exempt de fluorure de silicium est introduit dans l’appareil ; on dispose les fils de platine dans l’axe de l’éprouvette, de telle sorte que l’étincelle ne touche pas la paroi de verre, puis, au moyen d’un fil de platine, on fait passer au milieu du gaz un morceau de potasse fondue au creuset d’argent, afin d’enlever les dernières traces d’humidité qui pourraient provenir de la manipulation de l’appareil. La potasse est retirée plusieurs heures après ; on note le niveau du mercure dans l’éprouvette, la pression et la température ; on fait alors passer une série d’étincelles d’induction entre les deux fils de platine.

Lorsque l’on se sert d’une bobine fournissant dans l’air des étincelles de 0m,04, on n’obtient aucune décomposition. Après refroidissement, le volume est resté le même, les parois de l’éprouvette n’ont pas été attaquées, le mercure a conservé toute sa netteté et les propriétés du gaz ne sont en rien changées. C’est bien là le résultat obtenu par M. Thorpe[4].

Il n’en est plus de même si l’on emploie une forte bobine pouvant donner dans l’air des étincelles de 0m,20. Dans ces conditions, l’expérience étant disposée comme précédemment, on ne tarde pas à voir l’éprouvette se dépolir, la surface du mercure s’attaquer et perdre son brillant. Dans nos expériences, nous laissions le plus souvent passer l’étincelle pendant une heure. On abandonnait ensuite l’appareil de façon à laisser refroidir l’éprouvette qui s’était beaucoup échauffée. On notait enfin la température et la hauteur du mercure ; le volume du gaz avait diminué.

Si l’on fait l’analyse de ce gaz après le passage des étincelles, on voit qu’il a subi une assez profonde modification. Mis en présence de l’eau, il abandonne de la silice, ce qui indique la formation du fluorure de silicium ; enfin il reste un gaz (parfois jusqu’à 15 pour 100) qui n’est plus absorbable immédiatement par l’eau, qui est absorbable par une solution alcaline et qui présente toutes les réactions du trifluorure de phosphore.

Sous l’action de puissantes étincelles d’induction, le pentafluorure s’est donc dédoublé en trifluorure et en fluor

PhFl5 = PhFl3 + Fl2.

Ce dernier corps a attaqué le mercure et le verre, il s’est produit du fluorure de silicium et du fluorure de mercure. En même temps le fluorure a légèrement diminué ; cela tient, pensons-nous, à ce qu’une partie du pentafluorure de phosphore, sous l’action surtout de l’élévation de température, s’est combinée aux alcalis du verre. L’éprouvette lavée avec de l’eau distillée donne une solution de fluorure et de phosphates alcalins.

Voici les résultats de deux expériences :

ccm
PhFl5.
Volume primitif à 0° et à 760mm 
 98,60
Volume final à 0° et à 760mm 
 95,25
Volume du trifluorure à 0° et à 760mm 
 14,22
Trifluorure formé, pour 100 
 14,62
PhFl5.
Volume primitif à 0° et à 760mm 
 72,30
Volume final à 0° et à 760mm 
 70,26
Volume du trifluorure à 0° et à 760mm 
 10,06
Trifluorure formé, pour 100 
 13,91

En résumé, le pentafluorure de phosphore ne présente pas le facile dédoublement du pentachlorure qui a permis à M. Cahours d’employer avec succès ce composé à la chloruration des corps organiques. Il est beaucoup plus stable et ne se dédouble que sous l’action de très fortes étincelles d’induction. L’expérience, qui se fait dans des vases de verre, en présence du mercure, ne peut pas servir à caractériser le fluor ; car, dans ces conditions, il se produit immédiatement du fluorure de silicium et du fluorure de mercure.


Fluorure de bore.

Soumis à l’action de l’étincelle d’induction, le fluorure de bore n’a pas présenté de propriétés nouvelles. Le volume est resté constant et la paroi de verre n’a pas été attaquée. Il ne s’était pas produit de fluorure de silicium.


Fluorure d’arsenic.

Le trifluorure d’arsenic AsFl3 a été préparé par Dumas, qui, après avoir été blessé en recueillant une certaine quantité de ce produit, a cependant étudié ses propriétés principales[5].

Mac Ivor[6] a déterminé la densité, le point d’ébullition, et indiqué une nouvelle méthode de préparation de ce fluorure d’arsenic.

À la suite de nos recherches sur les fluorures de phosphore, nous avons été amené à reprendre l’étude des propriétés de ce composé[7].

Le trifluorure d’arsenic qui bout à 63° peut facilement être maintenu à l’état gazeux et soumis, comme les corps précédents, à l’action de fortes étincelles d’induction. Le haut de l’éprouvette de verre dans laquelle se fait l’expérience est alors entouré d’un manchon qu’on peut faire traverser par un courant de vapeur d’eau. Cette éprouvette est placée sur la cuve à mercure et l’on dispose les fils conducteurs dans des tubes de verre, courbés comme précédemment. On fait passer dans l’éprouvette remplie de mercure sec une petite ampoule de fluorure d’arsenic, dont on brise la pointe au moyen d’un agitateur, et l’on fait circuler ensuite le courant de vapeur d’eau. Cet appareil a déjà été indiqué par M. Berthelot pour étudier l’action de l’étincelle d’induction sur des corps liquides facilement vaporisables. On ne doit pas oublier dans cette expérience que le fluorure d’arsenic est un composé dangereux à manier qui, mis en contact avec la peau, produit des ulcérations profondes et douloureuses.

L’expérience dure une heure. On laisse ensuite refroidir l’appareil ; on ferme avec soin les tubes qui ont permis l’arrivée et la sortie de la vapeur d’eau, puis on transvase sur la cuve à mercure le gaz produit. Ce dernier est formé en grande partie de fluorure de silicium ; cependant quelques-unes de ses propriétés peuvent laisser croire qu’une trace de fluor a pu échapper à l’action du verre. Ce gaz attaque, en effet, légèrement le mercure lorsqu’il vient d’être préparé. Il déplace l’iode d’une solution d’iodure de potassium, de façon à colorer en rose très nettement quelques centimètres cubes de chloroforme. Ce sont là encore des réactions qui ne présentent pas une grande netteté.

Les fils de platine étaient recouverts, après l’expérience, d’une couche noire d’arsenic ; la paroi de l’éprouvette avait été dépolie, mais ne présentait pas de dépôt d’arsenic.

L’action de l’étincelle d’induction agit bien dans ces conditions comme le ferait la chaleur.

Sous l’action de la chaleur, dans une cloche de verre, le trifluorure de phosphore se dédouble en phosphore, acide phosphorique et fluorure de silicium. La quantité d’oxygène abandonnée par l’acide silicique n’est pas suffisante, en effet, pour transformer la totalité du phosphore en acide phosphorique

4 PhFl3 + 6 SiO2 = 3 Si2Fl4 + 12 O + 4 Ph.

Au contraire, dans les mêmes conditions, le trifluorure d’arsenic en présence de silicates alcalins ne produit pas de dépôt d’arsenic ; ce corps est complètement transformé en acide arsénieux par l’oxygène de la silice

4 AsFl3 + 6 SiO2 = 3 Si2Fl4 + 4 AsO3.

  1. Berthelot, Essai de Mécanique chimique, t. II, p. 340.
  2. H. Moissan, Sur la préparation et les propriétés du trifluorure de phosphore (Annales de Chimie et de Physique, 1re série, t. VI, p. 433).
  3. H. Moissan, Sur un nouveau corps gazeux, l’oxyfluorure de phosphore (Comptes rendus de l’Académie des Sciences, t. CII, p. 1245).
  4. Thorpe, Sur le pentafluorure de phosphore (Proceedings of the Royal Society, t. XXV, p. 122).
  5. Dumas, Note sur quelques composés nouveaux, extraite d’une Lettre de Dumas à Arago (Annales de Chimie et de Physique, 2e série, t. XXXI, p. 433, et Traité de Chimie, t. I, p. 359).
  6. Mac Yvor, Sur le fluorure d’arsenic (Chemical News, t. XXX, p. 169, et t. XXXII, p. 232).
  7. H. Moissan, Sur le trifluorure d’arsenic (Comptes rendus de l’Académie des Sciences, t. LXXXIX, p. 874 ; 1884).