Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations/Livre 1/1

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Traduction par Germain Garnier, Adolphe Blanqui.
Guillaumin (tome Ip. 6-18).

LIVRE I.

DES CAUSES QUI ONT PERFECTIONNÉ LES FACULTÉS
PRODUCTIVES DU TRAVAIL,
ET DE L’ORDRE SUIVANT LEQUEL SES PRODUITS SE DISTRIBUENT
NATURELLEMENT
DANS LES DIFFÉRENTES CLASSES DU PEUPLE.



CHAPITRE I.

de la division du travail.


Les plus grandes améliorations dans la puissance productive du travail, et la plus grande partie de l’habileté, de l’adresse, de l’intelligence avec laquelle il est dirigé ou appliqué, sont dues, à ce qu’il semble, à la division du travail[1].

On se fera plus aisément une idée des effets de la division du travail sur l’industrie générale de la société, si l’on observe comment ces effets opèrent dans quelques manufactures particulières. On suppose communément que cette division est portée le plus loin possible dans quelques-unes des manufactures où se fabriquent des objets de peu de valeur. Ce n’est pas peut-être que réellement elle y soit portée plus loin que dans des fabriques plus importantes ; mais c’est que, dans les premières, qui sont destinées à de petits objets demandés par un petit nombre de personnes, la totalité des ouvriers qui y sont employés est nécessairement peu nombreuse, et que ceux qui sont occupés à chaque différente branche de l’ouvrage peuvent souvent être réunis dans un atelier et placés à la fois sous les yeux de l’observateur. Au contraire, dans ces grandes manufactures destinées à fournir les objets de consommation de la masse du peuple, chaque branche de l’ouvrage emploie un si grand nombre d’ouvriers, qu’il est impossible de les réunir tous dans le même atelier. On ne peut guère voir à la fois que les ouvriers employés à une seule branche de l’ouvrage. Ainsi quoique, dans ces manufactures, l’ouvrage soit peut-être en réalité divisé en un plus grand nombre de parties que dans celles de la première espèce, cependant la division y est moins sensible et, par cette raison, elle y a été bien moins observée.

Prenons un exemple dans une manufacture de la plus petite importance, mais où la division du travail s’est fait souvent remarquer : une manufacture d’épingles. Un homme qui ne serait pas façonné à ce genre d’ouvrage, dont la division du travail a fait un métier particulier, ni accoutumé à se servir des instruments qui y sont en usage, dont l’invention est probablement due encore à la division du travail, cet ouvrier, quelque adroit qu’il fût, pourrait peut-être à peine faire une épingle dans toute sa journée, et certainement il n’en ferait pas une vingtaine. Mais de la manière dont cette industrie est maintenant conduite, non-seulement l’ouvrage entier forme un métier particulier, mais même cet ouvrage est divisé en un grand nombre de branches, dont la plupart constituent autant de métiers particuliers. Un ouvrier tire le fil à la bobille, un autre le dresse, un troisième coupe la dressée, un quatrième empointe, un cinquième est employé à émoudre le bout qui doit recevoir la tête. Cette tête est elle-même l’objet de deux ou trois opérations séparées : la frapper est une besogne particulière ; blanchir les épingles en est une autre ; c’est même un métier distinct et séparé que de piquer les papiers et d’y bouter les épingles ; enfin l’important travail de faire une épingle est divisé en dix-huit opérations distinctes ou environ, lesquelles, dans certaines fabriques, sont remplies par autant de mains différentes, quoique dans d’autres le même ouvrier en remplisse deux ou trois. J’ai vu une petite manufacture de ce genre qui n’employait que dix ouvriers, et où par conséquent quelques-uns d’eux étaient chargés de deux ou trois opérations. Mais, quoique la fabrique fût fort pauvre et, par cette raison, mal outillée, cependant, quand ils se mettaient en train, ils venaient à bout de faire entre eux environ douze livres d’épingles par jour ; or, chaque livre contient au delà de quatre mille épingles de taille moyenne. Ainsi ces dix ouvriers pouvaient faire entre eux plus de quarante-huit milliers d’épingles dans une journée ; donc chaque ouvrier, faisant une dixième partie de ce produit, peut être considéré comme donnant dans sa journée quatre mille huit cents épingles. Mais s’ils avaient tous travaillé à part et indépendamment les uns des autres, et s’ils n’avaient pas été façonnés à cette besogne particulière, chacun d’eux assurément n’eût pas fait vingt épingles, peut-être pas une seule, dans sa journée, c’est-à-dire pas, à coup sûr, la deux-cent-quarantième partie, et pas peut-être la quatre-mille-huit-centième partie de ce qu’ils sont maintenant en état de faire, en conséquence d’une division et d’une combinaison convenables de leurs différentes opérations[2].

Dans tout autre art et manufacture, les effets de la division du travail sont les mêmes que ceux que nous venons d’observer dans la fabrique d’une épingle, quoiqu’en un grand nombre le travail ne puisse pas être aussi subdivisé ni réduit à des opérations d’une aussi grande simplicité. Toutefois, dans chaque art, la division du travail, aussi loin qu’elle peut y être portée, amène un accroissement proportionnel dans la puissance productive du travail. C’est cet avantage qui paraît avoir donné naissance à la séparation des divers emplois et métiers. Aussi cette séparation est en général poussée plus loin dans les pays qui jouissent du plus haut degré de perfectionnement : ce qui, dans une société encore un peu grossière, est l’ouvrage d’un seul homme, devient, dans une société plus avancée, la besogne de plusieurs. Dans toute société avancée, un fermier en général n’est que fermier, un fabricant n’est que fabricant. Le travail nécessaire pour produire complètement un objet manufacturé est aussi presque toujours divisé entre un grand nombre de mains. Que de métiers différents sont employés dans chaque branche des ouvrages manufacturés, de toile ou de laine, depuis l’ouvrier qui travaille à faire croître le lin et la laine, jusqu’à celui qui est employé à blanchir et à tisser la toile ou à teindre et à lustrer le drap ! Il est vrai que la nature de l’agriculture ne comporte pas une aussi grande subdivision de travail que les manufactures, ni une séparation aussi complète des travaux. Il est impossible qu’il y ait entre l’ouvrage du nourrisseur de bestiaux et du fermier, une démarcation aussi bien établie qu’il y en a communément entre le métier du charpentier et celui du forgeron. Le tisserand et le fileur sont presque toujours deux personnes différentes ; mais le laboureur, le semeur et le moissonneur sont souvent une seule et même personne. Comme les temps propres à ces différents genres de travaux dépendent des différentes saisons de l’année, il est impossible qu’un homme puisse trouver constamment à s’employer à chacun d’eux. C’est peut-être l’impossibilité de faire une séparation aussi entière et aussi complète des différentes branches du travail appliqué à l’agriculture, qui est cause que, dans cet art, la puissance productive du travail ne fait pas des progrès aussi rapides que dans les manufactures. À la vérité, les peuples les plus opulents l’emportent en général sur leurs voisins, aussi bien en agriculture que dans les autres industries ; mais cependant leur supériorité se fait communément beaucoup plus sentir dans ces dernières. Leurs terres sont en général mieux cultivées, et y ayant consacré plus de travail et de dépense, ils en retirent un produit plus grand, eu égard à l’étendue et à la fertilité naturelle du sol. Mais la supériorité de ce produit n’excède guère la proportion de la supériorité de travail et de dépense. En agriculture, le travail du pays riche n’est pas toujours beaucoup plus productif que celui du pays pauvre, ou du moins cette différence n’est jamais aussi forte qu’elle l’est ordinairement dans les manufactures. Ainsi le blé d’un pays riche, à égal degré de bonté, ne sera pas toujours, au marché, à meilleur compte que celui d’un pays pauvre[3]. Le blé de Pologne, à bonté égale, est à aussi bon marché que celui de France, malgré la supériorité de ce dernier pays en opulence et en industrie. Le blé de France, dans les provinces à blé, est tout aussi bon et, la plupart des années, presque au même prix que le blé d’Angleterre, quoique peut-être la France soit inférieure à l’Angleterre du côté de l’opulence et de l’industrie[4]. Toutefois les terres d’Angleterre sont mieux cultivées que celles de France, et celles-ci sont, à ce qu’on dit, beaucoup mieux cultivées que celles de Pologne. Mais quoique les pays pauvres, malgré l’infériorité de leur culture, puissent en quelque sorte rivaliser avec les pays riches pour la bonté et le bon marché du blé, cependant ils ne peuvent prétendre à la même concurrence en fait de manufactures, du moins si ces manufactures sont en rapport avec le sol, le climat et la situation du pays riche. Les soieries de France sont plus belles et à meilleur compte que celles d’Angleterre, parce que les manufactures de soie ne conviennent pas au climat d’Angleterre aussi bien qu’à celui de France[5], du moins sous le régime des forts droits dont on a chargé chez nous l’importation des soies écrues. Mais la quincaillerie d’Angleterre et ses gros lainages sont sans comparaison bien supérieurs à ceux de France, et beaucoup moins chers à qualité égale. En Pologne, dit-on, à peine y a-t-il des manufactures, si ce n’est quelques fabriques où se font les plus grossiers ustensiles de ménage, et dont aucun pays ne saurait se passer[6].

Cette grande augmentation dans la quantité d’ouvrage qu’un même nombre de bras est en état de fournir, en conséquence de la division du travail, est due à trois circonstances différentes : premièrement, à un accroissement d’habileté chez chaque ouvrier individuellement ; deuxièmement, à l’épargne du temps, qui se perd ordinairement quand on passe d’une espèce d’ouvrage à une autre, et troisièmement enfin, à l’invention d’un grand nombre de machines qui facilitent et abrègent le travail, et qui permettent à un homme de remplir la tâche de plusieurs.

Premièrement, l’accroissement de l’habileté dans l’ouvrier augmente la quantité d’ouvrage qu’il peut accomplir, et la division du travail, en réduisant la tâche de chaque homme à quelque opération très-simple et en faisant de cette opération la seule occupation de sa vie, lui fait acquérir nécessairement une très-grande dextérité. Un forgeron ordinaire qui, bien qu’habitué à manier le marteau, n’a cependant jamais été dans l’usage de faire des clous, s’il est obligé par hasard de s’essayer à en faire, viendra très-difficilement à bout d’en faire deux ou trois cents dans sa journée ; encore seront-ils fort mauvais. Un forgeron qui aura été accoutumé à en faire, mais qui n’en aura pas fait son unique métier, aura peine, avec la plus grande diligence, à en fournir dans un jour plus de huit cents ou d’un millier. Or, j’ai vu des jeunes gens au-dessous de vingt ans, n’ayant jamais exercé d’autre métier que celui de faire des clous, qui, lorsqu’ils étaient en train, pouvaient fournir chacun plus de deux mille trois cents clous par jour. Toutefois la façon d’un clou n’est pas une des opérations les plus simples. La même personne fait aller les soufflets, attise ou dispose le feu quand il en est besoin, chauffe le fer et forge chaque partie du clou. En forgeant la tête, il faut qu’elle change d’outils. Les différentes opérations dans lesquelles se subdivise la façon d’une épingle ou d’un bouton de métal sont toutes beaucoup plus simples, et la dextérité d’une personne qui n’a pas eu dans sa vie d’autres occupations que celles-là, est ordinairement beaucoup plus grande. La rapidité avec laquelle quelques-unes de ces opérations s’exécutent dans les fabriques passe tout ce qu’on pourrait imaginer ; et ceux qui n’en ont pas été témoins ne sauraient croire que la main de l’homme fût capable d’acquérir autant d’agilité[7].

En second lieu, l’avantage qu’on gagne à épargner le temps qui se perd communément en passant d’une sorte d’ouvrage à une autre, est beaucoup plus grand que nous ne pourrions le penser au premier coup d’œil. Il est impossible de passer très-vite d’une espèce de travail à une autre qui exige un changement de place et des outils différents. Un tisserand de la campagne, qui exploite une petite ferme, perd une grande partie de son temps à aller de son métier à son champ, et de son champ à son métier. Quand les deux métiers peuvent être établis dans le même atelier, la perte du temps est sans doute beaucoup moindre ; néanmoins elle ne laisse pas d’être considérable. Ordinairement, un homme perd un peu de temps en passant d’une besogne à une autre. Quand il commence à se mettre à ce nouveau travail, il est rare qu’il soit d’abord bien en train ; il n’a pas, comme on dit, le cœur à l’ouvrage, et pendant quelques moments il niaise plutôt qu’il ne travaille de bon cœur. Cette habitude de flâner et de travailler sans application et avec nonchalance, est naturelle à l’ouvrier de la campagne, ou plutôt il la contracte nécessairement, étant obligé de changer d’ouvrage et d’outils à chaque demi-heure et de mettre la main chaque jour de sa vie à vingt besognes différentes ; elle le rend presque toujours paresseux et incapable d’un travail sérieux et appliqué, même dans les occasions où il est le plus pressé d’ouvrage. Ainsi, indépendamment de ce qui lui manque en dextérité, cette seule raison diminuera considérablement la quantité d’ouvrage qu’il sera en état d’accomplir.

En troisième et dernier lieu, tout le monde sent combien l’emploi de machines propres à un ouvrage abrége et facilite le travail. Il est inutile d’en chercher des exemples. Je ferai remarquer seulement qu’il semble que c’est à la division du travail qu’est originairement due l’invention de toutes ces machines propres à abréger et à faciliter le travail. Quand l’attention d’un homme est toute dirigée vers un objet, il est bien plus propre à découvrir les méthodes les plus promptes et les plus aisées pour l’atteindre, que lorsque cette attention embrasse une grande variété de choses. Or, en conséquence de la division du travail, l’attention de chaque homme est naturellement fixée tout entière sur un objet très-simple. On doit donc naturellement attendre que quelqu’un de ceux qui sont employés à une branche séparée d’un ouvrage, trouvera bientôt la méthode la plus courte et la plus facile de remplir sa tâche particulière, si la nature de cette tâche permet de l’espérer. Une grande partie des machines employées dans ces manufactures où le travail est le plus subdivisé, ont été originairement inventées par de simples ouvriers qui, naturellement, appliquaient toutes leurs pensées à trouver les moyens les plus courts et les plus aisés de remplir la tâche particulière qui faisait leur seule occupation. Il n’y a personne d’accoutumé à visiter les manufactures, à qui on n’ait fait voir une machine ingénieuse imaginée par quelque pauvre ouvrier pour abréger et faciliter sa besogne. Dans les premières machines à feu, il y avait un petit garçon continuellement occupé à ouvrir et à fermer alternativement la communication entre la chaudière et le cylindre, suivant que le piston montait ou descendait. L’un de ces petits garçons, qui avait envie de jouer avec ses camarades, observa qu’en mettant un cordon au manche de la soupape qui ouvrait cette communication, et en attachant ce cordon à une autre partie de la machine, cette soupape s’ouvrirait et se fermerait sans lui, et qu’il aurait la liberté de jouer tout à son aise. Ainsi, une des découvertes qui a le plus contribué à perfectionner ces sortes de machines depuis leur invention, est due à un enfant qui ne cherchait qu’à s’épargner de la peine.

Cependant il s’en faut de beaucoup que toutes les découvertes tendant à perfectionner les machines et les outils aient été faites par les hommes destinés à s’en servir personnellement. Un grand nombre est dû à l’industrie des constructeurs de machines, depuis que cette industrie est devenue l’objet d’une profession particulière, et quelques-unes à l’habileté de ceux qu’on nomme savants ou théoriciens, dont la profession est de ne rien faire, mais de tout observer, et qui, par cette raison, se trouvent souvent en état de combiner les forces des choses les plus éloignées et les plus dissemblables. Dans une société avancée, les fonctions philosophiques ou spéculatives deviennent, comme tout autre emploi, la principale ou la seule occupation d’une classe particulière de citoyens. Cette occupation, comme tout autre, est aussi subdivisée en un grand nombre de branches différentes, dont chacune occupe une classe particulière de savants, et cette subdivision du travail, dans les sciences comme en toute autre chose, tend à accroître l’habileté et à épargner du temps. Chaque individu acquiert beaucoup plus d’expérience et d’aptitude dans la branche particulière qu’il a adoptée : il y a au total plus de travail accompli, et la somme des connaissances en est considérablement augmentée[8].

Cette grande multiplication dans les produits de tous les différents arts et métiers, résultant de la division du travail, est ce qui, dans une société bien gouvernée, donne lieu à cette opulence générale qui se répand jusque dans les dernières classes du peuple[9]. Chaque ouvrier se trouve avoir une grande quantité de son travail dont il peut disposer, outre ce qu’il en applique à ses propres besoins ; et comme les autres ouvriers sont aussi dans le même cas, il est à même d’échanger une grande quantité des marchandises fabriquées par lui contre une grande quantité des leurs, ou, ce qui est la même chose, contre le prix de ces marchandises. Il peut fournir abondamment ces autres ouvriers de ce dont ils ont besoin, et il trouve également à s’accommoder auprès d’eux, en sorte qu’il se répand, parmi les différentes classes de la société, une abondance universelle.

Observez, dans un pays civilisé et florissant, ce qu’est le mobilier d’un simple journalier ou du dernier des manœuvres, et vous verrez que le nombre des gens dont l’industrie a concouru pour une part quelconque à lui fournir ce mobilier, est au-delà de tout calcul possible. La veste de laine, par exemple, qui couvre ce journalier, toute grossière qu’elle paraît, est le produit du travail réuni d’une innombrable multitude d’ouvriers. Le berger, celui qui a trié la laine, celui qui l’a peignée ou cardée, le teinturier, le fileur, le tisserand, le foulonnier[10], celui qui adoucit, chardonne et unit le drap, tous ont mis une portion de leur industrie à l’achèvement de cette œuvre grossière. Combien, d’ailleurs, n’y a-t-il pas eu de marchands et de voituriers employés à transporter la matière à ces divers ouvriers, qui souvent demeurent dans des endroits distants les uns des autres ! Que de commerce et de navigation mis en mouvement ! Que de constructeurs de vaisseaux, de matelots, d’ouvriers en voiles et en cordages, mis en œuvre pour opérer le transport des différentes drogues du teinturier, rapportées souvent des extrémités du monde[11] ! Quelle variété de travail aussi pour produire les outils du moindre de ces ouvriers ! Sans parler des machines les plus compliquées, comme le vaisseau du commerçant, le moulin du foulonnier ou même le métier du tisserand, considérons seulement quelle multitude de travaux exige une des machines les plus simples, les ciseaux avec lesquels le berger a coupé la laine. Il faut que le mineur, le constructeur du fourneau où le minerai a été fondu, le bûcheron qui a coupé le bois de la charpente, le charbonnier qui a cuit le charbon consommé à la fonte, le briquetier, le maçon, les ouvriers qui ont construit le fourneau, la construction du moulin de la forge, le forgeron, le coutelier, aient tous contribué, par la réunion de leur industrie, à la production de cet outil. Si nous voulions examiner de même chacune des autres parties de l’habillement de ce même journalier, ou chacun des meubles de son ménage, la grosse chemise de toile qu’il porte sur la peau, les souliers qui chaussent ses pieds, le lit sur lequel il repose et toutes les différentes parties dont ce meuble est composé ; le gril sur lequel il fait cuire ses aliments, le charbon dont il se sert, arraché des entrailles de la terre et apporté peut-être par de longs trajets sur terre et sur mer, tous ses autres ustensiles de cuisine, ses meubles de table, ses couteaux et ses fourchettes, les assiettes de terre ou d’étain sur lesquelles il sert et coupe ses aliments, les différentes mains qui ont été employées à préparer son pain et sa bière, le châssis de verre qui lui procure à la fois de la chaleur et de la lumière, en l’abritant du vent et de la pluie ; l’art et les connaissances qu’exige la préparation de cette heureuse et magnifique invention, sans laquelle nos climats du nord offriraient à peine des habitations supportables ; si nous songions aux nombreux outils qui ont été nécessaires aux ouvriers employés à produire ces diverses commodités ; si nous examinions en détail toutes ces choses, si nous considérions la variété et la quantité de travaux que suppose chacune d’elles, nous sentirions que, sans l’aide et le concours de plusieurs milliers de personnes, le plus petit particulier, dans un pays civilisé, ne pourrait être vêtu et meublé même selon ce que nous regardons assez mal à propos comme la manière la plus simple et la plus commune. Il est bien vrai que son mobilier paraîtra extrêmement simple et commun, si on le compare avec le luxe extravagant d’un grand seigneur ; cependant entre le mobilier d’un prince d’Europe et celui d’un paysan laborieux et rangé, il n’y a peut-être pas autant de différence qu’entre les meubles de ce dernier et ceux de tel roi d’Afrique qui règne sur dix mille sauvages nus, et qui dispose en maître absolu de leur liberté et de leur vie.



  1. Plusieurs économistes avaient entrevu avant Adam Smith les avantages de la division du travail. Le célèbre publiciste Beccaria les avait signalés, dès l’année 1769, dans son cours d’Économie politique professé à Milan ; mais l’honneur de cette observation appartiendra toujours à Adam Smith, parce que c’est lui qui a le premier démontré l’importance de la division du travail et son influence sur le développement de la production. A. B.
  2. Le progrès général de toutes les industries est dû aux applications nombreuses de la division du travail. Partout elle se substitue aux anciennes méthodes et transforme le travail individuel en travail d’association : mais chaque ouvrier n’est plus qu’un rouage, au lieu d’être un appareil complet ; il devient plus habile, et encore pas toujours, mais plus dépendant. Qu’est-ce qu’un homme qui ne sait faire, même parfaitement, que des têtes d’épingles ou des pointes d’aiguilles ? A. B.
  3. Cette grave question a été traitée d’une manière très-remarquable dans l’ouvrage de M. Ricardo : Principes de l’économie politique et de l’impôt, chapitre du fermage, tom. Ier, pages 57-94 de la traduction de Constancio, annotée par J. B. Say. La fameuse théorie du fermage de Ricardo est exposée tout entière dans ce chapitre. A. B.
  4. En opposant l’agriculture d’une nation riche à ses manufactures, le Dr. Smith méconnaît le principe qui règle le prix du blé. Sa conclusion ferait croire que, parce qu’il aura coûté moins cher d’apporter le blé au marché, ce blé sera vendu à plus bas prix. — Mais le prix de vente du blé n’est pas réglé par les frais de production ; et quoiqu’il pût être produit pour rien, il ne serait pas, pour cela, vendu à plus bas prix. C’est pourquoi ce qu’une riche nation épargne dans les dépenses de culture, ne sert pas à réduire le prix, mais à augmenter le revenu. Buch.
  5. Les événements ont donné un démenti à cette assertion d’Adam Smith. Depuis les réformes que M. Huskisson a fait subir au système restrictif de l’Angleterre, l’industrie des soieries a fait les plus grands progrès dans ce pays. L’Angleterre rivalise aujourd’hui avec la France dans la fabrication des tissus de soie unis. Voyez sur cette importante question les doctrines soutenues par M. Huskisson, dans la collection de ses œuvres intitulée : The speeches of the right honourable William Huskisson, tom. II, pages 465-530 ; ainsi que la grande enquête de 1852 publiée par le gouvernement anglais sous ce titre : Report from select committee on the silk trade, in-fol. de 1050 pages. A. B.
  6. L’opinion de l’auteur sur l’impossibilité de pousser la division du travail aussi loin dans l’agriculture que dans les manufactures ou le commerce, est indubitablement exacte ; mais cette circonstance n’est pas, comme Smith le suppose, la seule ou même la principale raison pour laquelle le prix du blé, dans les pays de haute agriculture, est généralement aussi élevé, et souvent beaucoup plus, que dans les pays qui sont comparativement mal cultivés et barbares. Si une supériorité agronomique, si une plus grande subdivision des instruments ruraux et une introduction plus vaste des machines dans les travaux des champs suffisaient pour déterminer le prix des produits bruts ou naturels, ce prix serait certainement plus bas en Angleterre qu’en Pologne ou en Russie. Mais il est évident que le prix du blé dans les différents pays ne dépend qu’en partie des systèmes de culture, et qu’il est en même temps sérieusement soumis à la différence de fertilité des terres cultivées. C’est ce fait que Smith a, par une étrange inadvertance, totalement négligé. La rareté de la population chez les nations peu civilisées, n’attire nécessairement la culture que sur les terres de la plus haute fertilité ; mais à mesure que la société avance et que la population s’accroît, il devient urgent de s’adresser à des terres moins fertiles. Dès lors, le produit de ces terres, par l’accroissement du capital et du travail que leur culture réclame, doit être relativement cher. Il a été établi, par quelques-uns des rapports sur l’état de l’agriculture en 1821, examiné par un comité de la chambre des communes, que le produit des terres livrées à la culture en Angleterre et dans le pays de Galles, évalué en froment, variait depuis trente-six et quarante boisseaux jusqu’à huit et neuf boisseaux par acre. L’alimentation nécessaire ne pourrait pas être acquise si l’on ne cultivait pas ces terres inférieures, et c’est cette nécessité de recourir aux terrains de moindre fertilité, qui devient la cause réelle de l’élévation relative du prix du blé et des autres produits naturels ou bruts dans les pays de grande population. Il serait superflu d’ajouter que ce prix y serait encore bien plus haut s’il ne trouvait pas un palliatif dans la supériorité des méthodes agronomiques et les progrès qui s’y opèrent chaque jour. Mac Culloch.
  7. Il faut lire dans le spirituel opuscule de Lemontey, Raison et folie, la triste contre-partie de ce brillant tableau. A. B.
  8. Adam Smith aurait fort à rabattre des espérances que lui donnaient les phénomènes de la division du travail, s’il voyait aujourd’hui à quel état de misère et d’abjection l’exagération de ce principe a réduit les classes ouvrières dans son pays. La condition des esclaves dans l’antiquité et celle des noirs dans nos colonies sont mille fois préférables au sort des tisserands et de certains fileurs, en Angleterre. Voyez à ce sujet le livre de M. Buret, intitulé : De la misère des classes ouvrières en Angleterre et en France ; 2 vol. in-8o, 1811, et l’enquête dirigée par le respectable M. Fletcher, (Handloom Weavers inquiry) qui a été publiée en 1840 par les ordres du parlement. A. B.
  9. Mais quels sont ceux qui recueillent les fruits de cette amélioration dans les facultés productives du travail ? Quelle est, parmi les différentes classes de la société, celle qui ajoute à ses commodités et jouissances personnelles tout ce qui résulte de cette augmentation de produits ? Quelle est celle qui profite directement de l’abondance générale des richesses et qui ne les reverse sur les autres membres de la société qu’en raison du prix qu’elle met à leurs Services et selon la proportion plus ou moins libérale dans laquelle elle juge à propos de payer ces services ? Nous verrons, en suivant les développements de la doctrine de notre auteur, que, dans cette masse toujours croissante des produits du travail, la part assignée au travail, prise en masse et quelle que soit l’inégalité des portions dispensées à chaque individu salarié, reste toujours nécessairement bornée à la quantité de subsistances indispensable pour alimenter le travail et pour l’entretenir ; que la part de ces produits attribuée à l’entrepreneur du travail, comme profit de ses avances, est également limitée par la somme de capital indispensable pour tenir le travail en activité, et que l’accumulation des capitaux étant toujours croissante à mesure que le travail donne plus de produits, le taux de profit afférent à chaque portion de capital employé va toujours en baissant à proportion qu’augmente la somme totale des capitaux qui concourent au même service ; qu’enfin, après la déduction de ces salaires et de ces profits, qui est la charge inhérente au travail, sans laquelle il n’aurait pu être exécuté, tout le surplus des produits appartient exclusivement aux propriétaires fonciers, qui l’appliquent selon qu’il leur plaît à leur satisfaction personnelle ; qu’ils peuvent arbitrairement le consacrer soit à leurs besoins, soit à ces fantaisies qui naissent de l’opulence et d’un pouvoir illimité sur le travail d’autrui ; que tout perfectionnement dans les moyens de travail, tout procédé, toute découverte qui tend à multiplier ses produits, tourne directement ou indirectement au profit de cette classe de la société, parce que le droit de propriété lui conférant celui de distribuer à son gré les subsistances et les matières premières, elle s’enrichit de toute l’utilité que le travail peut acquérir et de toute la valeur ajoutée aux matières ; que, dans cette relation entre les diverses classes de la société, qui ne consiste qu’en services rendus et en services commandés, ceux qui vivent de services sont toujours forcés par la concurrence de les offrir au plus bas prix possible, tandis que le territoire qui paye et entretient ces services, restant circonscrit dans les mêmes limites, et ne pouvant croître en étendue et en fertilité à proportion de l’accroissement des consommations de son produit, les maîtres de ce territoire sont investis d’un monopole sur tout le travail de la société, et n’ont à supporter que les charges inhérentes à ce travail ; d’où il suit que si tel individu, non propriétaire foncier, participe à toutes les jouissances que la grande richesse peut procurer, il ne jouit de cet avantage que parce qu’il le reçoit d’une manière plus ou moins immédiate de quelques propriétaires fonciers qui consentent à payer avec libéralité le service de ses talents ou de ses capitaux*. Garnier.

    *. Cette note du traducteur d’Adam Smith est extrêmement remarquable, parce qu’elle caractérise de la manière la plus naïve les doctrines de l’École économique anglaise, ou plutôt les conséquences qu’on a prétendu en tirer. On n’admet plus aujourd’hui que la part des profits du travailleur demeure toujours nécessairement bornée à la quantité de substances indispensable pour l’alimenter, c’est-à-dire pour l’empêcher de mourir ; personne n’ose plus soutenir que tous les profits reviennent exclusivement aux propriétaires fonciers, en vertu du singulier droit de l’appliquer aux fantaisies qui naissent de l’opulence, et du monopole dont ils sont investis sur tout le travail de la société. Ce sont là des préjugés qui appartiennent à l’école de Quesnay et dont le livre même d’Adam Smith a fait justice. M. le sénateur Garnier nous semble avoir eu tort d’imputer à ce grand économiste une telle hérésie. Celle prétention étrange n’a pris naissance que dans les écrits de Malthus, de Ricardo, de M. Mac Culloch et de M. Senior, les vrais représentants de l’école Impitoyable et fataliste, dont l’Essai sur le principe de population est la plus habile et la plus énergique expression. La marche naturelle des choses réfute chaque jour celle inique doctrine. Loin que les grands propriétaires fonciers soient les dispensateurs naturels et exclusifs de la richesse, en qualité de propriétaires, ils vivent en réalité du travail de leurs fermiers, lorsqu’ils ne sont pas cultivateurs eux-mêmes, et nous marchons d’un pas assez rapide vers le moment où ils seront tous forcés de cultiver ou de vendre, s’ils veulent avoir un revenu. A. B.

  10. Ce mot doit s’entendre le plus souvent, dans le cours de cet ouvrage, de l’ouvrier qui tisse le drap, métier qui occupe beaucoup de monde dans certains cantons de l’Angleterre. Garnier.
  11. L’admirable tableau tracé, dans ce chapitre, de l’utilité du commerce, joint avec la division du travail, comme il l’est, semble une réponse suffisante à quelques théories qui mettaient en question l’importance du commerce étranger. Le commerce d’un pays avec un autre ne diffère en aucune façon de son commerce intérieur. Les échanges intérieurs établissent la division du travail ; tandis que les échanges extérieurs étendent le principe bien plus loin, en permettant à une nation, par une direction perfectionnée de ses terres et de son travail, d’en accroître largement le produit annuel. Le commerce étranger et le commerce domestique d’un pays reposent précisément sur un même principe, et le même argument doit conséquemment prouver leur utilité collective. Buchanan.