Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations/Livre 2/Introduction

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Traduction par Germain Garnier, Adolphe Blanqui.
Guillaumin (tome Ip. 333-335).

LIVRE II.


DE LA NATURE DES FONDS[1], DE LEUR ACCUMULATION
ET DE LEUR EMPLOI.



INTRODUCTION.


Quand la société est encore dans cet état d’enfance où il n’y a aucune division de travail, où il ne se fait presque point d’échanges et où chaque individu pourvoit lui-même à tous ses besoins, il n’est pas nécessaire qu’il existe aucun fonds accumulé ou amassé d’avance pour faire marcher les affaires de la société. Chaque homme cherche, dans sa propre industrie, les moyens de satisfaire aux besoins du moment, à mesure qu’ils se font sentir. Quand la faim le presse, il s’en va chasser dans la forêt ; quand son vêtement est usé, il s’habille avec la peau du premier animal qu’il tue ; et si sa hutte commence à menacer ruine, il la répare, du mieux qu’il peut, avec les branches d’arbres et la terre qui se trouvent sous sa main.

Mais, quand une fois la division du travail est généralement établie, un homme ne peut plus appliquer son travail personnel qu’à une bien petite partie des besoins qui lui surviennent. Il pourvoit à la plus grande partie de ces besoins par les produits du travail d’autrui achetés avec le produit de son travail, ou, ce qui revient au même, avec le prix de ce produit. Or, cet achat ne peut se faire à moins qu’il n’ait eu le temps, non-seulement d’achever tout à fait, mais encore de vendre le produit de son travail. Il faut donc qu’en attendant il existe quelque part un fonds de denrées de différentes espèces, amassé d’avance pour le faire subsister et lui fournir en outre la matière et les instruments nécessaires à son ouvrage. Un tisserand ne peut pas vaquer entièrement à sa besogne particulière s’il n’y a quelque part, soit en sa possession, soit en celle d’un tiers, une provision faite par avance, où il trouve de quoi subsister et de quoi se fournir des outils de son métier et de la matière de son ouvrage, jusqu’à ce que sa toile puisse être non-seulement achevée, mais encore vendue. Il est évident qu’il faut que l’accumulation précède le moment où il pourra appliquer son industrie à entreprendre et achever cette besogne.

Puis donc que, dans la nature des choses, l’accumulation d’un capital est un préalable nécessaire à la division du travail, le travail ne peut recevoir des subdivisions ultérieures qu’en proportion de l’accumulation progressive des capitaux. À mesure que le travail se subdivise, la quantité de matières qu’un même nombre de personnes peut mettre en œuvre augmente dans une grande proportion ; et comme la tâche de chaque ouvrier se trouve successivement réduite à un plus grand degré de simplicité, il arrive qu’on invente une foule de nouvelles machines pour faciliter et abréger ces tâches. À mesure donc que la division du travail devient plus grande, il faut, pour qu’un même nombre d’ouvriers soit constamment occupé, qu’on accumule d’avance une égale provision de vivres, et une provision de matières et d’outils plus forte que celle qui aurait été nécessaire dans un état de choses moins avancé. Or, le nombre des ouvriers augmente en général dans chaque branche d’industrie en même temps qu’y augmente la division du travail, ou plutôt c’est l’augmentation de leur nombre qui les met à portée de se classer et de se subdiviser de cette manière.

De même que le travail ne peut acquérir cette grande extension de puissance productive sans une accumulation préalable de capitaux, de même l’accumulation des capitaux amène naturellement cette extension. La personne qui emploie son capital à faire travailler cherche nécessairement à l’employer de manière à ce qu’il produise la plus grande quantité possible d’ouvrage : elle tâche donc à la fois d’établir entre ses ouvriers la distribution de travaux la plus convenable, et de les fournir des meilleures machines qu’elle puisse imaginer ou qu’elle soit à même de se procurer. Ses moyens pour réussir dans ces deux objets sont proportionnés, en général, à l’étendue de son capital ou au nombre de gens que ce capital peut tenir occupés. Ainsi, non-seulement la quantité d’industrie augmente dans un pays en raison de l’accroissement du capital qui la met en activité, mais encore, par une suite de cet accroissement, la même quantité d’industrie produit une beaucoup plus grande quantité d’ouvrages.

Tels sont, en général, les effets de l’accroissement des capitaux sur l’industrie et sur la puissance productive.

Dans le livre suivant, j’ai cherché à expliquer la nature des fonds, les effets qui résultent de leur accumulation en capitaux de différentes espèces, et les effets qui résultent des divers emplois de ces capitaux. Ce livre est divisé en cinq chapitres.

Dans le premier chapitre, j’ai tâché d’exposer quelles sont les différentes parties ou branches dans lesquelles se divise naturellement le fonds accumulé d’un individu, ainsi que celui d’une grande société.

Dans le second, j’ai traité de la nature et des opérations de l’argent considéré comme une branche particulière du capital général de la société.

Le fonds qu’on a accumulé pour en faire un capital peut être employé par la personne à qui il appartient, ou il peut être prêté à un tiers ; la manière dont il opère dans l’une et l’autre de ces circonstances est examinée dans les troisième et quatrième chapitres.

Le cinquième et dernier chapitre traite des différents effets que les emplois différents des capitaux produisent immédiatement, tant sur la quantité d’industrie nationale mise en activité, que sur la quantité du produit annuel des terres et du travail de la société.


  1. Ce mot est employé dans un sens moins étendu que celui que lui a attribué l’usage. Il est ici proprement opposé à ce qu’on entend par biens-fonds ou fonds de terre, et il signifie tout amas quelconque des produits de la terre ou du travail des manufactures. C’est dans ce dernier sens qu’il est pris, quand on dit un fonds de commerce, les fonds publics, etc. Il ne prend le nom de capital que lorsqu’il rapporte à son propriétaire un revenu ou un profit quelconque*. Garnier.

    *. Cette distinction entre les fonds et le capital n’est plus admise dans la langue de l’économie politique, et l’on désigne tous le nom général de capital ce que Smith appelle stock et capital. A. B.