Recherches sur la probabilité des jugements en matière criminelle et en matière civile/Chapitre I

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CHAPITRE PREMIER.

Règles générales des probabilités.

(1). La probabilité d’un événement est la raison que nous avons de croire qu’il aura ou qu’il a eu lieu.

Quoiqu’il s’agisse, dans un cas, d’un fait accompli, et dans l’autre, d’une chose éventuelle ; pour nous, la probabilité est cependant la même, lorsque tout est d’ailleurs égal dans ces deux cas, en eux-mêmes si différents. Une boule va être tirée d’une urne contenant des nombres de boules blanches et de boules noires qui me sont connus, ou bien, elle a été tirée de cette urne et l’on m’a caché sa couleur ; j’ai évidemment la même raison de croire que cette boule est blanche dans le premier cas, ou qu’elle sera blanche dans le second.

La probabilité dépendant des connaissances que nous avons sur un événement, elle peut être inégale pour un même événement et pour diverses personnes. Ainsi, dans l’exemple qu’on vient de citer, si une personne sait seulement que l’urne renferme des boules blanches et des boules noires, et si une autre personne sait, en outre, que les blanches y sont en plus grande proportion que les noires, cette seconde personne aura plus de raison que la première, de croire à l’arrivée d’une boule blanche, ou, autrement dit, l’arrivée d’une boule blanche aura une plus grande probabilité pour la seconde personne que pour la première.

De là viennent les jugements quelquefois contraires que portent deux personnes sur un même événement, lorsqu’elles ont des connaissances différentes en ce qui le concerne. Si A et B désignent ces deux personnes, et que A sache tout ce qui est connu de B et quelque chose de plus, A portera le jugement le plus éclairé, et c’est son opinion qu’il sera raisonnable d’adopter, quand on devra choisir entre les jugements contraires de A et de B, quoique cette opinion puisse être fondée sur une probabilité moindre que celle qui a motivé l’opinion de B, c’est-à-dire, quoique A ait moins de raison de croire à sa propre opinion, que B à la sienne.

Dans le langage ordinaire, les mots chance et probabilité sont à peu près synonymes. Le plus souvent nous emploierons indifféremment l’un et l’autre ; mais lorsqu’il sera nécessaire de mettre une différence entre leurs acceptions, on rapportera, dans cet ouvrage, le mot chance aux événements en eux-mêmes et indépendamment de la connaissance que nous en avons, et l’on conservera au mot probabilité sa définition précédente. Ainsi, un événement aura, par sa nature, une chance plus ou moins grande, connue ou inconnue ; et sa probabilité sera relative à nos connaissances, en ce qui le concerne.

Par exemple, au jeu de croix et pile, la chance de l’arrivée de croix et celle de l’arrivée de pile, résultent de la constitution de la pièce que l’on projette ; on peut regarder comme physiquement impossible que l’une de ces chances soit égale à l’autre ; cependant, si la constitution du projectile nous est inconnue, et si nous ne l’ayons pas déjà soumis à des épreuves, la probabilité de l’arrivée de croix est, pour nous, absolument la même que celle de l’arrivée de pile : nous n’avons, en effet, aucune raison de croire plutôt à l’un qu’à l’autre de ces deux événements. Il n’en est plus de même, quand la pièce a été projetée plusieurs fois : la chance propre à chaque face ne change pas pendant les épreuves ; mais, pour quelqu’un qui en connaît le résultat, la probabilité de l’arrivée future de croix ou de pile varie avec les nombres de fois que ces deux faces se sont déjà présentées.

(2). La mesure de la probabilité d’un événement, est le rapport du nombre de cas favorables à cet événement, au nombre total de cas favorables ou contraires, et tous également possibles, ou qui ont tous une même chance.

Cette proposition signifie que quand ce rapport est égal pour deux événements, nous avons la même raison de croire à l’arrivée de l’un et à celle de l’autre, et que quand il est différent, nous avons plus de raison de croire à l’arrivée de l’événement pour lequel il est le plus grand.

Supposons, par exemple, qu’une urne A renferme quatre boules blanches et six boules noires, et qu’une autre urne B contienne dix boules blanches et quinze boules noires ; les nombres de cas favorables à l’arrivée d’une boule blanche et celui de tous les cas possibles, seront quatre et dix pour la première urne, dix et vingt-cinq pour la seconde ; et le rapport du premier nombre au second étant 2/5, c’est-à-dire, égal pour les deux urnes, il s’agit d’abord de prouver qu’il y a la même probabilité d’extraire une boule blanche de l’une ou de l’autre ; en sorte que si nous avions un intérêt quelconque à l’arrivée d’une boule blanche, nous n’aurions absolument aucune raison de mettre la main plutôt dans l’urne A que dans l’urne B.

En effet, on peut concevoir les vingt-cinq boules que contient l’urne B, partagées en cinq groupes dont chacun soit composé de deux boules blanches et trois noires, et qui seront disposés d’une manière quelconque dans l’intérieur de cette urne. Afin de les distinguer entre eux, on peut aussi donner le no 1 aux boules de l’un des groupes, le no 2 à celles d’un autre groupe, etc.

Pour extraire une boule blanche ou noire, de B, la main devra se porter au hasard sur l’un de ces cinq groupes ; mais puisqu’ils sont tous semblables, quant aux nombres de boules des deux couleurs qu’ils renferment, il s’ensuit qu’au lieu de choisir au hasard le groupe sur lequel la main se portera, on peut le choisir à volonté, et supposer, pour fixer les idées, que ce soit le groupe des boules no 1, sans rien changer à la chance d’extraire une boule blanche de l’urne B ; or, cela revient évidemment à extraire d’abord de B toutes les boules no 1, et à les mettre dans une autre urne C, d’où l’on tirera ensuite une boule au hasard ; la probabilité d’amener une boule blanche est donc indépendante du nombre de groupes qui étaient renfermés dans B, et la même que s’il y en avait un seul au lieu de cinq. En partageant les dix boules contenues dans l’urne A, en deux groupes de deux blanches et trois noires, on verra aussi que la probabilité d’en extraire une boule blanche est la même que si cette urne ne renfermait qu’un seul de ces deux groupes. Donc la probabilité d’extraire une boule blanche soit de A, soit de B, est la même que pour une troisième urne C, qui contiendrait deux boules blanches et trois noires, et, par conséquent, la même pour A et pour B ; ce qu’il s’agissait d’abord de prouver.

Maintenant, je suppose qu’une urne A contienne quatre boules blanches et trois noires, et qu’une urne B renferme trois boules blanches et deux noires ; de sorte que le rapport du nombre de cas favorables, à l’arrivée d’une boule blanche, au nombre total des cas également possibles, soit 4/7 pour A et 3/5 pour B. La seconde fraction excédant la première de 1/35, il y aura plus de raison de croire qu’une boule blanche sortira de B que de A. En effet, en réduisant ces deux fractions au même dénominateur, elles deviennent 20/35 et 21/35 ; or, d’après ce qu’on vient de prouver, la probabilité de l’arrivée d’une boule blanche sera la même pour A et pour une urne C qui contiendrait 35 boules, dont 20 blanches et 15 noires ; elle sera aussi la même pour B, et pour une urne D qui renfermerait 35 boules, dont 21 blanches et 14 noires ; mais ces urnes C et D contenant l’une et l’autre un même nombre de boules, et D renfermant plus de boules blanches que C, il y a évidemment plus de raison de croire que l’on extraira une boule blanche de D que de C ; donc aussi, l’arrivée d’une boule blanche est plus probable pour B que pour A ; ce qui achève de démontrer la proposition énoncée au commencement de ce numéro.

De cette mesure de la probabilité, il semble résulter que cette fraction doit toujours être une quantité commensurable ; mais si le nombre de tous les cas possibles et celui des cas favorables à un événement, sont infinis, la probabilité ou le rapport du second nombre au premier, pourra être une quantité incommensurable. Supposons, par exemple que soit l’étendue d’une surface plane, et celle d’une portion déterminée de ce plan ; si l’on projette une pièce circulaire, dont le centre puisse également retomber sur tous les points de , il est évident que la probabilité qu’il retombera sur un point de , sera le rapport de à , dont les grandeurs peuvent être incommensurables.

(3). Dans les deux parties de la démonstration précédente, on a pris pour exemple des nombres déterminés de boules ; mais il est aisé de voir que le raisonnement est général et indépendant de ces nombres particuliers. On a aussi supposé que l’événement dont on considérait la probabilité, était l’extraction d’une boule blanche, tirée d’une urne qui contient des boules blanches et des boules noires, de manière que le nombre de boules blanches représente celui des cas favorables à l’événement, et le nombre de boules noires, celui des cas contraires. Pour rendre les raisonnements plus faciles à saisir, on peut, en effet, substituer toujours une pareille hypothèse à chaque question d’éventualité relative à des choses de toute autre nature. Si donc, E est un événement d’une espèce quelconque ; que l’on représente par le nombre de cas favorables à son arrivée, par celui des cas contraires, et par la probabilité de E, la mesure ou la valeur numérique de cette dernière quantité, sera, d’après ce qu’on vient de démontrer,

.

En même temps, si F est l’événement contraire à E, de sorte que, de ces deux événements, un seul doive nécessairement arriver, comme l’extraction d’une boule blanche ou celle d’une boule noire, dans les exemples précédents ; et si l’on désigne par la probabilité de F, on aura aussi

,

puisque les cas contraires à E, dont le nombre est , sont les cas favorables à F. Il en résulte

,

c’est-à-dire, que la somme des probabilités de deux événements contraires, tels qu’on vient de les définir, est toujours égale à l’unité.

Lorsque nous n’avons pas plus de raison de croire à l’arrivée de E qu’à celle de F, leurs probabilités sont égales, et l’on a conséquemment . C’est ce qui a lieu dans le cas d’une pièce que l’on projette pour la première fois, et dont la constitution physique nous est inconnue ; E étant alors l’arrivée de l’une des deux faces, et F celle de la face opposée. Au lieu d’un événement qui doit arriver ou ne pas arriver, E peut être une chose quelconque dont il s’agit de savoir si elle est vraie ou fausse : est alors le nombre de cas où nous la croyons vraie, et le nombre de cas où nous la jugeons fausse ; exprime la probabilité de la vérité de E, et celle de sa fausseté.

En évaluant dans chaque exemple, soit d’éventualité, soit de doute et de critique, les nombres de cas favorables ou contraires à E et F, si l’on a la certitude que ces nombres soient effectivement et , les fractions et seront les chances de E et F ; si cette évaluation résulte seulement des connaissances que nous avons sur ces deux choses, et ne sont que leurs probabilités, et pourront différer, comme nous l’avons expliqué, de leurs chances inconnues : il faudra toujours que tous ces cas favorables ou contraires, soient également possibles, soit en eux-mêmes, soit d’après ce que nous en savons.

(4). La certitude est considérée, dans la théorie des chances, comme un cas particulier de la probabilité : c’est le cas où un événement n’a aucune chance contraire ; elle est représentée dans le calcul par l’unité, tandis qu’une probabilité quelconque est exprimée par une fraction moindre que un, la parfaite perplexité de notre esprit entre deux choses contraires, par , et l’impossibilité par zéro. Cette notion de la certitude nous suffit ; nous n’avons pas besoin de la définir en elle-même, et d’une manière absolue ; ce qui serait d’ailleurs impossible ; car la certitude absolue est au nombre de ces choses que l’on ne définit pas, et dont on peut seulement donner des exemples. Parmi les choses que l’on appelle certaines, il y en a en très petit nombre, qui le sont rigoureusement, telles que notre propre existence ; quelques axiomes, non-seulement certains, mais évidents ; des propositions, comme les théorèmes de la géométrie, par exemple, dont on démontre la vérité, ou dont on prouve que le contraire est impossible. Les choses non contraires aux lois générales de la nature, qui nous sont attestées par de nombreux témoignages, et celles qui sont confirmées par une expérience journalière, n’ont cependant qu’une très forte probabilité, assez grande pour qu’on n’ait pas besoin de la distinguer de la certitude complète, soit dans les usages de la vie, soit même dans les sciences physiques et dans les sciences historiques.

Le calcul des probabilités a pour objet de déterminer dans chaque question d’éventualité ou de doute, le rapport du nombre des cas favorables à l’arrivée d’un événement, ou à la vérité d’une chose, au nombre de tous les cas possibles ; de sorte que nous puissions connaître, d’une manière précise, d’après la grandeur de cette fraction plus ou moins approchante de l’unité, la raison que nous avons de croire que cette chose soit vraie, ou que cet événement a eu ou aura lieu, et que nous puissions aussi, sans aucune illusion, comparer cette raison de croire, dans deux questions de nature toute différente. Il est fondé sur un petit nombre de règles que nous allons exposer, et qui se démontrent en toute rigueur, comme on vient d’en voir un exemple, relativement à la proposition du no 2. Ses principes doivent être regardés comme un supplément nécessaire de la logique, puisqu’il y a un si grand nombre de questions où l’art de raisonner ne saurait nous conduire à une entière certitude. Aucune autre partie des mathématiques n’est susceptible d’applications plus nombreuses et plus immédiatement utiles. On verra, dans le second chapitre de cet ouvrage, qu’elles s’étendent à des questions abstraites et controversées de la philosophie générale, dont elles donnent une solution claire et incontestable.

(5). Si et sont les probabilités de deux événements E et E′, indépendants l’un de l’autre, la probabilité de leur concours ou d’un événement composé de ces deux-là, aura pour valeur le produit .

En effet, je suppose que l’événement E soit l’extraction d’une boule blanche, d’une urne A qui contient un nombre de boules, savoir, boules blanches et boules noires, et que E′ soit l’extraction d’une boule blanche, d’une autre urne A′ contenant boules, dont blanches et noires. D’après ce qui précède, on aura

,,

pour les probabilités de E et E′. L’événement composé sera l’arrivée de deux boules blanches, l’une extraite de A, l’autre de A′. Or, si l’on tire au hasard une boule de chacune de ces deux urnes, toutes les boules de A pourront arriver avec toutes celles de A′ ; ce qui donnera un nombre de cas également possibles. Dans ce nombre total, les cas favorables à l’événement composé résulteront des combinaisons de toutes les boules blanches de A avec toutes les boules blanches de A′ ; le nombre de ces cas favorables sera donc le produit . Par conséquent, la probabilité de l’événement composé aura pour valeur (no 2) le rapport de à , ou, ce qui est la même chose, le produit des deux fractions et .

On verra de même que si , , , etc., sont les probabilités d’un nombre quelconque d’événements E, E′, E″, etc., indépendants les uns des autres, la probabilité de leur concours, ou d’un événement composé de tous ceux-là, sera le produit etc. Cette proposition générale peut aussi se déduire du cas particulier d’un événement composé de deux autres ; car, si le produit de et , ou , est la probabilité du concours de E et E′, celle du concours de cet événement composé et de E″ sera de même le produit de et de , ou , celle du concours de ce second événement composé et de E‴ sera le produit de et de , ou , et ainsi de suite.

Toutes les fractions , etc., étant moindres que l’unité, du moins quand aucun des événements E, E′, E″, etc., n’est certain, il s’ensuit que la probabilité de l’événement composé est aussi moindre que celle de chacun des événements dont il dépend. Elle s’affaiblit de plus en plus à mesure que leur nombre augmente ; généralement, elle tend vers zéro, et serait tout-à-fait nulle ou infiniment petite, si ce nombre devenait infini : il n’y a d’exception que quand la série infinie des probabilités , etc., se compose de termes qui approchent indéfiniment de l’unité ou de la certitude ; leur produit, dans ce cas, a pour valeur une quantité de grandeur finie, moindre que l’unité. Si, par exemple, on désigne par une quantité positive, plus petite que l’unité, ou tout au plus égale à un, et que l’on prenne

,,,, etc.,

pour les valeurs de , etc. ; leur produit, ou la probabilité de l’événement composé, sera égal, d’après une formule connue, à , en désignant, à l’ordinaire, par le rapport de la circonférence au diamètre.

(6). Voici un problème relatif à la probabilité d’un événement composé, dont nous donnerons la solution pour exemple de la règle précédente.

Je suppose que l’on ait à retrancher l’un de l’autre deux nombres pris au hasard ; on demande la probabilité que la soustraction totale s’effectuera sans qu’on ait besoin d’augmenter le chiffre supérieur dans aucune des soustractions partielles.

Les chiffres supérieur et inférieur qui se correspondent pouvant avoir chacun dix valeurs différentes, depuis zéro jusqu’à 9, il s’ensuit qu’il y aura cent cas distincts et également possibles dans chaque soustraction partielle. Pour qu’elle se fasse sans augmentation du chiffre supérieur, il faudra que celui-ci surpasse le chiffre inférieur, ou qu’il lui soit égal. Or, cela aura lieu dans 55 des 100 cas possibles, savoir, dans un seul cas quand le chiffre supérieur sera zéro, dans deux cas quand il sera l’unité, …, dans dix cas lorsqu’il sera le chiffre 9 ; ce qui forme une progression arithmétique de 10 termes, dont la somme est 1/2 10 (1 + 10), ou 55. La probabilité relative à chaque soustraction partielle sera donc le rapport de 55 à 100 ; par conséquent, la probabilité que les soustractions partielles s’effectueront toutes à la fois sans augmenter le chiffre supérieur, aura pour valeur, en désignant par leur nombre, ou celui des chiffres supérieurs ou inférieurs.

S’il s’agit, par exemple, de retrancher l’une de l’autre les parties décimales des logarithmes pris dans les tables de Callet, on aura

, ;

c’est-à-dire une probabilité comprise entre 1/66 et 1/65.

On obtiendrait également pour la probabilité d’ajouter l’un à l’autre deux nombres de chiffres, sans qu’aucune des additions partielles donne une unité à retenir.

(7). Si E, E′, E″, etc., sont les arrivées successives d’un même événement E, et que leur nombre soit , le produit etc. se changera dans la puissance qui exprimera, par conséquent, la probabilité que E arrivera fois dans un pareil nombre d’épreuves, pendant lesquelles la probabilité de cet événement demeurera constante et égale à . De même, E et F étant les deux événements contraires dont les probabilités sont et , de sorte qu’on ait (no 3) ; si ces chances demeurent constantes pendant un nombre d’épreuves, le produit sera la probabilité que E arrivera fois et F les autres fois, dans un ordre déterminé ; ce qui se déduira de la règle du no 5, en supposant le nombre des événements E, E′, E″, etc., égal à , et prenant E pour d’entre eux et F pour les autres. L’ordre dans lequel ces événements E et F devront se succéder n’influe pas sur cette probabilité , de l’événement composé : elle est la même pour que E arrive dans les premières épreuves, et F dans les dernières, ou vice versa ; ou bien encore, lorsque ces événements devront être mêlés, d’une manière déterminée. Mais si l’ordre que doivent suivre E et F n’est pas donné, et qu’on veuille seulement que dans un nombre d’épreuves, E arrive fois et F arrive fois, dans un ordre quelconque, il est évident que la probabilité de cet autre événement composé surpassera celle qui répond à chaque ordre déterminé ; elle sera, en effet, un multiple de , dont on donnera plus loin l’expression générale.

Lorsque les chances de E et F sont égales, on a  ; et si l’on fait , la probabilité de l’arrivée, dans un ordre déterminé, de E un nombre de fois, et F un nombre de fois, deviendra  ; en sorte que non-seulement elle ne dépendra pas de l’ordre de ces arrivées, mais elle sera aussi indépendante de leur proportion, et ne dépendra plus que du nombre total des épreuves. Ce cas est celui d’une urne contenant des nombres égaux de boules blanches et de boules noires, dans laquelle on fait tirages successifs, en remettant à chaque fois dans l’urne la boule qui en est sortie. La probabilité d’amener boules blanches est égale à celle d’amener boules blanches et boules noires dans un ordre déterminé. Quand est un nombre considérable, elles sont l’une et l’autre très petites, mais non pas moindres l’une que l’autre. Avant que les tirages aient commencé, on n’aurait eu ni plus ni moins de raison pour croire, soit à l’arrivée d’une suite de boules de la même couleur, soit à l’arrivée d’un pareil nombre de boules, les unes blanches et les autres noires, dans un ordre que quelqu’un eût assigné arbitrairement. Cependant, si nous voyons sortir successivement de l’urne, par exemple, trente boules d’une même couleur, et que nous soyons bien certains que les boules blanches et les boules noires y sont constamment en nombres égaux ; ou bien si nous voyons arriver tout autre événement qui présente quelque chose de symétrique, tel que la sortie de trente boules alternativement blanches et noires, celle de quinze boules blanches suivies de quinze boules noires, nous sommes portés à croire que ces événements réguliers ne sont pas l’effet du hasard, et que la personne qui a tiré les trente boules connaissait la couleur de chacune d’elles, et les a choisies dans une vue particulière. Dans de pareils cas, l’intervention d’une cause autre que le hasard a effectivement une probabilité très approchante de la certitude, ainsi qu’on le verra par la suite.

(8). La puissance est la probabilité que l’événement F arrivera fois de suite, sans interruption ; en la retranchant de l’unité, on aura donc la probabilité de l’événement contraire, c’est-à-dire, la probabilité que dans épreuves consécutives, l’événement E arrivera au moins une fois ; par conséquent, si l’on désigne par la probabilité de cet événement composé, et qu’on mette au lieu de , il en résultera

.

En égalant à cette valeur de , on déterminera le nombre d’épreuves nécessaire pour qu’il y ait la même raison de croire que E arrivera ou qu’il n’arrivera pas, ou autrement dit, pour qu’il y ait un contre un à parier que E arrivera au moins une fois. On aura alors

,.

Si E est, par exemple, l’arrivée d’un six, ou celle d’une autre face déterminée, quand on projette un à six faces, on aura

, ;

en sorte qu’il y aura de l’avantage à parier que six arrivera au moins une fois en quatre coups, et du désavantage à parier qu’il arriverait en trois coups. Si l’on projette deux dés à la fois, et que E soit l’arrivée du double-six, on aura

, ;

ce qui montre que l’avantage sera pour le joueur qui pariera d’amener un double-six en vingt-cinq coups, et le désavantage pour celui qui parierait de l’amener en vingt-quatre coups.

L’expression générale de nous fait voir que quelque faible que soit la chance d’un événement E, pourvu qu’elle ne soit pas tout-à-fait nulle, on peut toujours prendre le nombre des épreuves, assez grand pour que la probabilité que E arrivera au moins une fois, approche aussi près qu’on voudra de la certitude ; car quelque peu différente de l’unité que soit la fraction , on peut toujours prendre l’exposant assez grand pour que la puissance tombe au-dessous d’une fraction donnée. C’est en cela que consiste la différence essentielle entre une chose absolument impossible et un événement E dont la chance est extrêmement petite : la chose impossible, n’arrivera jamais, et l’événement aussi peu probable qu’on voudra, arrivera toujours, très probablement, dans une série d’épreuves assez longtemps prolongée.

Par la formule du binôme, on a

 ;

si est un très grand nombre, et qu’on remplace , , etc., par , on aura, à très peu près,

 ;

série qui est le développement de , en désignant par la base des logarithmes népériens ; il en résultera donc

,

pour la valeur approchée de . Dans le cas de , cette valeur sera le rapport de à . Par conséquent, si la chance d’un événement E est l’unité divisée par un très grand nombre , il suffira d’un pareil nombre d’épreuves pour qu’il y ait une probabilité , ou à peu près égale à 2/3, que E arrivera au moins une fois.

(9). Lorsque deux événements E et E1, ne sont point indépendants, c’est-à-dire, lorsque l’arrivée de l’un influe sur la chance de l’autre, la probabilité de l’événement composé de E et E1 est égale à un produit dans lequel représente la probabilité de l’événement E qui doit arriver le premier, et exprime la probabilité que E étant d’abord arrivé, E1 arrivera ensuite.

Ainsi, et désignant les nombres de boules blanches et de boules noires contenues dans une urne A, et leur somme  ; si E est l’arrivée d’une boule blanche à une première épreuve, et E1 celle d’une boule blanche à un second tirage, sans qu’on ait remis la boule sortie au premier, on aura d’abord

 ;

mais au second tirage, le nombre total des boules sera réduit à , et celui des boules blanches à , on aura donc

,

pour la probabilité de la sortie d’une nouvelle boule blanche ; et, par conséquent,

,

pour celle de l’extraction de deux boules blanches.

Par la même règle, on trouvera

,

pour la probabilité de l’extraction d’une boule blanche et d’une boule noire, dans un ordre déterminé, et sans remettre dans l’urne la boule sortie au premier tirage.

Généralement, si l’on fait tirages successifs sans remettre dans A les boules sorties, et que l’on désigne par la probabilité d’amener, dans un ordre déterminé, boules blanches et boules noires, on aura

,

quel que soit cet ordre déterminé. En effet, si dans les premiers tirages, il est sorti boules blanches et boules noires, le nombre des boules restantes, se composera de blanches et noires ; les probabilités d’amener, soit une boule blanche, soit une boule noire, dans un nouveau tirage, seront donc

, ;

or, en prenant successivement dans ces deux fractions, tous les nombres depuis zéro jusqu’à pour , et depuis zéro jusqu’à pour , le produit des quantités qu’on obtiendra de cette manière, devra évidemment former la valeur de  ; ce qui coïncidera avec la formule que l’on vient d’écrire.

Si l’on remettait à chaque fois dans A la boule blanche ou noire qui en est sortie, les chances d’une boule blanche et d’une boule noire demeureraient constantes et égales à et , pendant toutes les épreuves, et la probabilité d’amener boules blanches et boules noires, dans un ordre déterminé, serait le produit de et , ou . C’est à quoi se réduit effectivement l’expression de , quand les nombres et sont extrêmement grands, et peuvent être considérés comme infinis, par rapport à et , ce qui rend invariables les chances d’une boule blanche et d’une boule noire, pendant toute la durée des épreuves.

En faisant dans la valeur de , il en résulte

,

pour la probabilité de l’extraction de boules blanches sans interruption. Au lieu d’une urne A, si l’on avait, par exemple un jeu composé de seize cartes rouges et autant de cartes noires, et si l’on demandait la probabilité d’en tirer les seize cartes rouges en seize tirages, on ferait

= 16, = 52, = 16,

et il en résulterait

= 1.2.3.….15.16/17.18.19…31.32,

ou bien, en réduisant

= 1/601080390 ;

quantité, comme on voit, un peu au-dessous d’un six-cent millionième. Il faudrait, en conséquence, essayer un peu plus de six-cent millions fois pour qu’il y eût une probabilité égale à 2/3, ou à peu près deux à parier contre un, que les seize cartes rouges sortiraient au moins une fois sans interruption.

(10). Si un événement E peut avoir lieu de plusieurs manières distinctes et indépendantes entre elles ; que d’une première manière, la probabilité de son arrivée soit  ; que d’une seconde manière, elle soit  etc., la probabilité complète sera la somme de toutes ces probabilités partielles, de sorte qu’en la désignant par , on aura

Supposons, pour fixer les idées, que l’on ait un nombre donné d’urnes A, contenant des boules blanches et des boules noires, et que le nombre total de boules et le nombre de boules blanches soient et dans une première urne, et dans une seconde, etc. Supposons aussi que E soit l’extraction d’une boule blanche, en mettant la main au hasard dans l’une de ces urnes. Cet événement pourra alors arriver de manières différentes, puisque est le nombre d’urnes d’où la boule blanche pourra sortir. La probabilité que la main se portera sur l’une de ces urnes sera la même pour toutes et égale à  ; la chance d’extraire une boule blanche sera , , , etc., selon l’urne sur laquelle la main se portera effectivement ; d’après la règle du no 5, les probabilités , , , etc., des diverses manières dont E pourra arriver, seront donc

,,, etc. ;

et il s’agira de prouver que la probabilité complète de l’extraction d’une boule blanche, de l’une ou de l’autre de toutes les urnes A, aura pour valeur

.

La démonstration de cette règle est fondée sur un lemme qui sera également utile dans d’autres occasions.

Concevons un nombre quelconque d’urnes C, contenant des boules blanches et des boules noires en proportions diverses, mais dont le nombre total soit le même et représenté par pour chacune de ces urnes ; la probabilité d’extraire de leur ensemble une boule blanche ne changera pas si l’on réunit les boules qu’elles contiennent dans une seule urne B. En effet, elles y formeront des groupes disposés d’une manière quelconque, dont chacun contiendra les boules provenant d’une même urne C, et qui seront tous composés d’un même nombre de boules, ce qui suffit pour que la chance d’y porter la main soit la même pour tous ces groupes, et égale à , comme quand chaque groupe était renfermé dans une urne C. La chance de tirer une boule blanche du groupe où la main se portera n’aura pas non plus changé ; par conséquent, la probabilité d’extraire une boule blanche sera la même pour l’urne B et pour le système des urnes C. Cette conclusion n’aurait plus lieu, si les nombres de boules que les urnes C renferment étaient inégaux ; quels qu’ils soient, la chance que la main se portera sur l’une des urnes sera la même, et égale à  ; mais quand toutes les boules auront été réunies dans l’urne B, les groupes qu’elles y formeront contenant des nombres inégaux de boules, la chance que la main s’y portera ne sera pas égale pour tous ces groupes : elle est évidemment plus grande pour ceux qui seront formés d’un plus grand nombre de boules.

Cela posé, réduisons toutes les fractions , , , etc., à un même dénominateur, que nous désignerons par . Soient alors , , , etc., leurs numérateurs, de sorte qu’on ait

,,, etc.

La chance d’extraire une boule blanche de chacune des urnes A, et par conséquent de l’ensemble de ces urnes, ne changera pas si l’on remplace chacun des nombres , ,  etc., de boules blanches ou noires, par le même nombre , et les nombres , , , etc., de boules blanches, par , , , etc. La probabilité de l’extraction d’une boule blanche ne changera pas non plus, si l’on réunit ensuite toutes ces boules dans une même urne C. Or, cette urne contenant alors un nombre total de boules, parmi lesquelles il y aura un nombre de boules blanches, cette probabilité sera le rapport du second nombre au premier, ou, ce qui est la même chose,

.

quantité qui coïncide, en vertu des équations précédentes, avec la valeur de qu’il s’agissait de démontrer.

(11). Pour appliquer cette règle à des exemples, supposons d’abord qu’il soit à la connaissance d’une personne qu’une boule a été extraite, ou d’une urne A contenant cinq boules blanches et une boule noire, ou d’une urne B renfermant trois boules blanches et quatre boules noires, et qu’elle n’ait aucune raison de croire que cette boule soit sortie plutôt de l’une que de l’autre des deux urnes. Pour cette personne, la probabilité que la boule extraite est une boule blanche sera

= 1/2 . 5/6 + 1/2 . 3/7 = 53/84 ;

car pour elle, cet événement a pu arriver de deux manières différentes, et les probabilités et qui s’y rapportent sont

= 1/2 . 5/6, = 1/2 . 3/7.

Pour une autre personne, qui sait que la boule extraite est sortie de B, la probabilité qu’elle est noire a pour valeur

= 4/7 = 48/84.

Les fractions 53/84 et 48/84 surpassant 1/2, la première personne doit penser que la boule extraite est blanche, et la seconde qu’elle est noire. Entre ces deux opinions contraires, c’est la dernière que nous devons adopter, parce que la seconde personne est plus instruite que la première en ce qui concerne l’événement dont il s’agit ; et cependant la probabilité 48/84, sur laquelle cette seconde personne appuie son opinion, est moindre que la probabilité 53/84, sur laquelle l’autre personne appuyait la sienne. C’est un exemple fort simple et qu’on pourra aisément multiplier, de ce qui a été dit précédemment (no 1), sur les jugements contraires portés dans une même question par des personnes différemment instruites.

Supposons encore que nous sachions qu’une urne A renferme un nombre donné de boules blanches et de boules noires, dans une proportion qui nous est absolument inconnue. Nous pourrons faire sur cette proportion, hypothèses différentes et également possibles, qui seront autant de manières distinctes dont l’extraction d’une boule blanche pourra avoir lieu. Ces hypothèses seront boules blanches, boules blanches et une noire, boules blanches et deux noires, …, boules noires ; toutes ces suppositions étant également possibles, la probabilité de chacune d’elles sera  ; par conséquent, les probabilités partielles de l’extraction d’une boule blanche, dans ces diverses hypothèses, auront pour valeurs

,,, etc.

et la probabilité complète de cet événement sera

 ;

quantité qui se réduit à , comme cela devait être, puisque nous n’avons aucune raison de croire à l’arrivée d’une boule blanche plutôt qu’à celle d’une boule noire.

Mais si nous savons que dans l’urne A, le nombre des boules blanches est certainement plus grand que celui des boules noires, la valeur de surpassera  ; et pour la déterminer, il faudra distinguer les deux cas de impair et de pair. Si l’on désigne par un nombre entier quelconque et qu’on ait , on ne pourra faire que hypothèses différentes et également possibles, savoir, boules blanches, boules blanches et une noire, …, boules blanches et boules noires ; et dans ce premier cas, la valeur complète de sera

 ;

quantité qui se réduit à

.

Elle est l’unité, comme cela doit être, pour  ; elle s’approche indéfiniment de , en diminuant toujours, à mesure que augmente de plus en plus. Dans le cas de , on peut aussi faire hypothèses également possibles ; on peut supposer que A renferme boules blanches, boules blanches et une boule noire, …, boules blanches et boules noires. Il en résulte

 ;

ou, ce qui est la même chose,

.

pour la valeur complète de . Comme la précédente, elle est et , pour les valeurs extrêmes et . Pour tout autre nombre entier , elle excède la précédente d’une fraction , dont le maximum est  ; et répond à .

Une urne A contenant un nombre total de boules, dont boules blanches, concevons que ces boules soient partagées dans son intérieur, en groupes tels que le premier renferme boules dont blanches, le deuxième boules dont blanches, etc., de sorte que l’on ait

Soit la probabilité d’extraire une boule blanche de cette urne ; elle devra être égale à  ; ce qui fournira simplement une vérification de la règle du numéro précédent. Une boule blanche pourra sortir du premier groupe ; et pour cela, la chance sera le produit de la probabilité que la main se portera sur ce groupe, et de la chance qu’elle en extraira une boule blanche. Il en sera de même à l’égard de tous les autres groupes ; d’où l’on conclura

,

pour la valeur complète de  ; laquelle se réduit effectivement à , en vertu de la seconde des deux équations précédentes. Mais si l’on place tous ces groupes dans des urnes différentes A1, A2, A3, etc., la chance d’en extraire ensuite une boule blanche, ne sera plus , si ce n’est dans le cas où tous les nombres , , , etc., seront égaux : généralement, elle dépendra de la manière dont les boules blanches et noires de A se trouveront distribuées entre A1, A2, A3, etc. ; et nous ne pourrons la calculer que quand cette distribution nous sera connue. Cependant, pour quelqu’un qui ne la connaît pas, la raison de croire à l’arrivée d’une boule blanche, en tirant au hasard dans l’ensemble des urnes A1, A2, A3, etc., est évidemment la même que celle de croire à la sortie d’une pareille boule, extraite de A ; par conséquent, la probabilité de cette sortie, distincte de sa chance propre, sera, pour cette personne, égale à . Je suppose, par exemple, que A renferme deux boules blanches et une boule noire, et que l’on ait mis deux boules dans A1 et la troisième dans A2. Pour cette personne, il y aura trois distributions également possibles des trois boules de A entre A1 et A2, savoir : les deux blanches dans A1, et la boule noire dans A2 ; une boule blanche et la noire dans A1, et l’autre boule blanche dans A2 ; cette seconde boule blanche et la boule noire dans A1, et la première boule blanche dans A2. Dans ces trois cas, les probabilités d’extraire une boule blanche de l’une ou l’autre des urnes A1 et A2, seront

,, ;

en prenant leur somme et la divisant par trois, on aura donc pour la probabilité complète de cette extraction, comme pour celle d’une boule blanche, de l’urne A.

Considérons enfin un système d’urnes D1, D2, D3, etc., dont la première renferme un nombre de boules parmi lesquelles boules blanches, la deuxième un nombre de boules dont boules blanches, etc. ; et supposons que par une raison quelconque, il n’y ait pas la même chance pour toutes ces urnes, que la main s’y portera pour en extraire une boule blanche ou noire. Désignons alors par la probabilité qu’elle se portera sur l’urne D1, par la probabilité qu’elle se portera sur l’urne D2, etc. Par la règle du no 5, la probabilité d’extraire une boule blanche de la première urne sera , de la seconde , etc. ; ces produits exprimeront donc les probabilités partielles , , , etc., relatives aux diverses manières dont l’extraction d’une boule blanche pourra avoir lieu ; par conséquent, la probabilité complète de cet événement aura pour valeur

La considération d’un système d’urnes A1, A2, A3, etc., etc., pour lesquelles les probabilités , , , etc., sont égales entre elles, a suffi à la démonstration de la règle du numéro précédent dans toute sa généralité ; et cette règle étant ainsi démontrée, son application à d’autres urnes D1, D2, D3, etc., pour lesquelles les chances , , , etc., ont des valeurs quelconques, conduit ensuite, comme on voit, à l’expression de qui se rapporte à ce cas général.

(13). Maintenant, soient E et F deux événements contraires, ou qui s’excluent mutuellement, et dont l’un des deux doit toujours arriver. Désignons par et leurs probabilités respectives, de sorte qu’on ait (no 3)

.

Supposons que chacun de ces événements puisse avoir lieu de diverses manières, dont nous représenterons les probabilités par , , , etc., relativement à E, et par , , , etc., par rapport à F. En appliquant successivement la règle précédente à E et à F, nous aurons

et, par conséquent,

.

Dans une question quelconque d’éventualité, les termes du premier membre de cette équation sont les probabilités des diverses combinaisons favorables ou contraires à l’arrivée de E ; cette équation exprime donc que leur somme doit toujours être égale à l’unité ou à la certitude ; ce qui doit être, en effet, si l’on a épuisé toutes les combinaisons possibles.

En vertu de cette même équation, l’expression de peut être mise sous la forme

 ;

étant une quantité que l’on prendra à volonté. Les termes de cette fraction seront proportionnels aux chances , , etc., , , etc., des cas favorables ou contraires à l’arrivée de E. Or, si l’on suppose que parmi les termes du numérateur, il y en ait un nombre qui soient égaux entre eux et représentés par , un nombre égaux entre eux et exprimés par , etc. ; si l’on suppose de même que parmi les termes du dénominateur, il y ait un nombre de termes égaux dont la valeur commune soit , un nombre d’autres termes égaux dont soit la valeur commune, etc., l’expression de deviendra

 ;

Donc, lorsque tous les cas favorables on contraires à un événement E, n’auront pas une même chance, on obtiendra la probabilité de E, en multipliant les nombres de cas également probables, par des quantités proportionnelles à leurs probabilités respectives, et divisant ensuite la somme de ces produits relatifs à tous les cas favorables, par la somme de ces mêmes produits relatifs à tous les cas possibles. Cette règle est plus générale, et souvent plus commode à appliquer, que celle du no 2, en ce qu’elle n’exige pas que l’on ait réduit à une égalité de chance, tous les cas favorables ou contraires, d’où dépend, dans chaque question, l’arrivée d’un événement dont on veut connaître la probabilité.

(14). Les règles des nos 5 et 10 suffisent pour obtenir les formules relatives à la répétition, dans une série d’épreuves, d’un événement dont les chances sont connues, soit qu’elles demeurent constantes, soit qu’elles varient pendant les épreuves.

Appelons toujours E et F les événements contraires, d’une nature quelconque, dont l’un des deux aura lieu à chaque épreuve. Supposons, en premier lieu, que leurs probabilités soient constantes et données ; et représentons, dans chaque épreuve, par la chance de E et par celle de F. Désignons aussi par le nombre total des épreuves, par le nombre de fois que E arrivera, par le nombre de fois que F aura lieu. Nous aurons

,.

La probabilité que ces et arrivées de E et F auront lieu dans un ordre déterminé, est indépendante de cet ordre particulier, et égale à (no 7) ; par conséquent, si l’on appelle la probabilité qu’elles auront lieu dans un ordre quelconque, et le nombre de manières différentes, dont événements E et événements F peuvent se succéder dans un nombre d’épreuves, on aura, d’après la règle du no 10,

.

Pour déterminer , je suppose d’abord que les événements qui doivent avoir lieu soient tous differents, et je les désigne par les lettres A, B, C, D, etc. Ce nombre sera alors celui des permutations que l’on peut faire subir à lettres disposées comme les facteurs d’un produit ; or, il aura pour valeur

 ;

car si on le représente par pour lettres, et qu’on ajoute ensuite une lettre de plus, celle-ci pouvant occuper places distinctes dans chacune des permutations de lettres, il en résultera pour le nombre de permutations de lettres ; et comme ce nombre est l’unité quand , il s’ensuit qu’il sera successivement 1 . 2, 1 . 2 . 3, 1 . 2 . 3. 4, etc., pour , etc. Maintenant, si un nombre des lettres A, B, C, D, etc., représentent un même événement E, celles de leurs permutations qui ne diffèrent que par les places de E seront aussi les mêmes ; ce qui réduira le nombre des permutations distinctes, au produit précédent, divisé par le nombre de permutations dont ces lettres E sont susceptibles, et qui est

.

Si les ou autres lettres représentent aussi un même événement F, il faudra également diviser ce produit par le nombre de permutations de ces lettres F, ou par

.

Par conséquent, le nombre de permutations distinctes que l’on peut faire avec événements E et événements F, c’est-à-dire la valeur de qu’il s’agissait d’obtenir, sera

.

À cause de , cette quantité est symétrique par rapport à et à  ; mais on peut aussi l’écrire sous ces deux autres formes :

qui montrent que la probabilité , ou le produit , est le terme du rang dans le développement de ordonné suivant les puissances croissantes de , ou le terme du rang dans ce développement ordonné suivant les puissances croissantes de .

On conclut de là que dans le cas que nous examinons, où les chances et des deux événements contraires E et F sont constantes, celles de tous les événements composés qui peuvent arriver dans un nombre d’épreuves ont pour expressions, les différents termes de la formule du binome élevé à la puissance .

Le nombre de ces événements est . Ils sont inégalement probables, soit à cause de la multiplicité des combinaisons qui peut les amener et qui est exprimée, pour chacun d’eux, par le nombre , soit à raison de l’inégalité des chances et . Dans le cas de , l’événement le plus probable est celui qui répond à , lorsque est un nombre pair, et l’un des deux qui répondent à , quand est un nombre impair.

(15). Soit la probabilité que E arrivera au moins fois dans le nombre d’épreuves. Cet événement composé pourra avoir lieu de manières différentes, savoir, lorsque E arrivera les nombres de fois ,… et enfin ou  ; les probabilités relatives à ces manières se déduiront de l’expression précédente de , en mettant successivement et zéro, et 1, et 2,… jusqu’à et , au lieu de ces deux derniers nombres ; d’après la règle du no 10, la valeur complète de sera donc la somme de ces probabilités partielles ; et, par conséquent, on aura

de sorte que sera la somme des premiers termes du développement de , ordonné suivant les puissances croissantes de .

Pour , ou , on aura

 ;

ce qui doit être, en effet, puisqu’alors l’événement composé comprenant toutes les combinaisons de E et F qui peuvent arriver, sa probabilité doit être la certitude. Pour , cet événement est le contraire de l’arrivée de F à toutes les épreuves ; et, effectivement, la valeur de est, dans ce cas, le développement entier de , moins son dernier terme  ; ce qui s’accorde avec la valeur de du no 8.

Si est un nombre impair , et si l’on demande la probabilité que E arrivera plus souvent que F, on la déduira de l’expression générale de , en y faisant et . Si est un nombre pair , on obtiendra la probabilité que E arrivera au moins autant de fois que F, en faisant , dans cette même expression.

(16). Ou déduit aussi de cette formule la solution du premier problème de probabilité que l’on ait résolu, que nous avons indiqué au commencement de cet ouvrage, et qui est connu sous le nom de problème des partis. Deux joueurs A et B jouent ensemble à un jeu quelconque, où l’un des deux doit gagner un point à chaque coup ; est la probabilité de A, celle de B, pour gagner ce point ; il reste à A un nombre et à B un nombre de points à prendre pour gagner la partie. On demande la probabilité que ce sera A qui gagnera, ou la probabilité que ce sera B. L’un de ces deux événements contraires devant nécessairement arriver, la somme sera l’unité, et l’on aura seulement à déterminer.

Observons d’abord que la partie sera terminée en un nombre de coups qui ne saurait excéder  ; car dans ce nombre de coups, il arrivera nécessairement que A aura gagné au moins un nombre de points, ou que B en aura gagné au moins un nombre . De plus, sans rien changer à leurs chances respectives de gagner la partie, les deux joueurs peuvent convenir de jouer ce nombre de coups ; car dans cette série de coups, un seul joueur pourra prendre le nombre de points dont il a besoin : selon que A aura pris points avant que B en ait pris , ou que B en aura pris un nombre avant que A en ait pris , ce sera A ou B qui aura gagné la partie, quelque chose qui arrive ensuite. Pour déterminer les chances et , nous pouvons donc supposer qu’il sera toujours joué le nombre de coups. Alors sera la probabilité que sur ce nombre d’épreuves, un événement E dont la chance est à chaque épreuve, arrivera au moins un nombre de fois  ; par conséquent, sa valeur se déduira de l’expression précédente de , en y faisant

,,.

Si l’on a, par exemple,

,,,,

on trouvera

, ;

et surpassant , il s’ensuit qu’un joueur A dont l’habileté est double

de celle de B, ou qui a une chance double de gagner chaque point, ne peut néanmoins parier, sans désavantage, de gagner quatre points avant que B en ait pris deux. Si les deux joueurs conviennent de se retirer sans achever la partie, on verra plus loin que ce qui reviendra à A sera l’enjeu multiplié par la chance de gagner, et à B le produit de l’enjeu et de la chance , c’est-à-dire qu’ils devront partager l’enjeu proportionnellement aux fractions et . (17). Au lieu de deux événements E et F, supposons qu’il y en a un plus grand nombre, trois, par exemple, que nous désignerons par E, F, G, et dont un seul devra arriver à chaque épreuve. Soient , , , leurs probabilités constantes, et le nombre des épreuves. Par une extension facile de la méthode du no 14, on trouvera

,

pour la probabilité que le premier des événements E, F, G, arrivera fois, le second fois, le troisième fois. On aura, en même temps,

, ;

et la probabilité dont il s’agit sera le terme général du développement du trinôme élevé à la puissance .

Ce cas est celui d’une urne qui renfermerait des boules de trois couleurs différentes, dans les proportions marquées par les fractions , , , et où les événements E, F, G, seraient les extractions de ces trois sortes de boules, en remettant à chaque fois dans l’urne la boule qui en est sortie.

En prenant dans le développement de , la somme des termes qui renferment une puissance de , égale ou supérieure à , on aura la probabilité que E arrivera au moins un nombre de fois dans un nombre d’épreuves. Quel que soit le nombre des événements E, F, G, etc., parmi lesquels un seul arrivera à chaque épreuve, on peut aussi déduire immédiatement cette probabilité, de l’expression précédente de . En effet, représentons toujours par , , , etc., les chances constantes de E, F, G, etc. ; à chaque épreuve, l’arrivée de l’un ou l’autre des événements E, F, G, etc., peut être considérée comme un événement composé, que j’appellerai F′ ; en désignant par sa probabilité, on aura

, ;

E et F′ seront alors deux événements contraires, dont un seul aura lieu à chaque épreuve ; par conséquent, la probabilité que E arrivera au moins fois, dans une série de épreuves, s’obtiendra en mettant au lieu de dans l’expression de .

Pour donner un exemple de cette règle fondée sur le développement de la puissance d’un polynome, je suppose qu’une urne A renferme un nombre de boules portant les nos 1, 2, 3,…  ; on tire fois de suite une boule de cette urne, en y remettant à chaque fois la boule sortie ; la chance, à chaque tirage, de l’arrivée d’une boule portant un numéro déterminé, est la même pour toutes les boules, constante pendant les épreuves, et égale à  ; cela étant, désignons par , des nombres donnés qui peuvent être zéro, égaux, inégaux, pourvu qu’on ait toujours

 ;

et soit la probabilité qu’on amènera, dans un ordre quelconque, fois le no 1, fois le no 2,… fois le no  : si l’on fait

,

et que l’on développe suivant les puissances et les produits des indéterminées , la valeur de sera le terme de ce développement, contenant le produit , dans lequel on fera toutes ces indéterminées égales à . En représentant par le coefficient numérique de ce produit, nous aurons donc

 ;

étant un nombre entier, qui dépendra de et des nombres , savoir,

,

où l’on prendra l’unité pour le produit , quand sera zéro, et de même pour chacun des produits semblables.

Cela posé, soit la somme des numéros sortis dans les tirages, on aura

.

Par conséquent, si est un nombre donné ; que l’on prenne successivement pour , tous les nombres entiers ou zéro qui satisfont à cette équation et dont la somme est égale à  ; et que l’on désigne par , , , etc., les valeurs correspondantes de , et par la somme de celles de , il en résultera

,

pour la probabilité d’avoir, dans un nombre de tirages, une somme de numéros donnée et égale à .

On calculera plus aisément la valeur de en changeant dans les indéterminées , dans les puissances , d’une même quantité  : si l’on désigne par ce que deviendra, on aura

 ;

et il est aisé de voir que la somme ne sera autre chose que le coefficient numérique de dans le développement de  ; par conséquent, si l’on représente ce coefficient par , il en résultera

.

Ce coefficient dépendra des nombres donnés , , , et s’obtiendra facilement dans chaque exemple.

Au lieu d’une seule urne A, on peut supposer qu’on ait un nombre d’urnes A1, A2, A3,… A, dont chacune contienne boules numérotées 1, 2, 3,… , et tirer en même temps une boule de chacune de ces urnes. On peut aussi remplacer ces urnes par un pareil nombre de dés : s’il s’agit de dés ordinaires, à six faces, portant les nos 1, 2, 5, 4, 5, 6, ou aura , et exprimera la probabilité qu’en projetant simultanément un nombre de dés, on amènera une somme de numéros égale à . Soit, par exemple, , et conséquemment

,.

Le développement de se composera de seize termes ; les coefficients des termes également éloignés des extrêmes, tels que et , et , … et , seront égaux ; la somme de tous les coefficients aura pour valeur celle de qui répond ou  ; la somme des huit premiers coefficients , …, , sera égale à ainsi que la somme des huit derniers ,  ; d’où l’on conclut qu’en projetant trois dés à la fois, la probabilité d’amener 10 ou un nombre moindre est , comme celle d’amener 11 ou un nombre plus grand ; en sorte qu’on peut parier à jeu égal, ou un contre un, que la somme des trois numéros qui arriveront passera ou ne passera pas le nombre dix. C’est sur ce résultat qu’est fondé le jeu qu’on appelle le passe-dix. Sans le secours d’aucun calcul, on s’assure aisément de l’égalité de chance de chacun des deux joueurs, en observant que chaque couple de faces opposées d’un même , porte les numéros dont la somme est sept, tels que un et six, deux et cinq, trois et quatre. Il s’ensuit alors, que quand les trois dés tombent sur le tapis, la somme des trois numéros supérieurs, jointe à celle des trois numéros inférieurs, forme toujours le nombre 21 ; par conséquent, si la première somme est au-dessus de dix, la seconde sera au-dessous et réciproquement. Les deux joueurs sont donc dans le même cas que si l’un pariait que ce sont les numéros supérieurs qui passeront dix, et l’autre que ce sont les numéros inférieurs. Or, il est évident que les chances de ces deux événements seront égales ; car quels que soient les trois numéros qui arriveront au-dessus et ceux qui arriveront au-dessous, l’événement contraire, c’est-à-dire l’arrivée de ceux-ci au-dessus et de ceux-là au-dessous, sera également possible. Mais pour connaître les chances des diverses valeurs de , depuis jusqu’à , il est nécessaire de recourir au développement de . On trouve, en l’effectuant

pour les nombres des combinaisons de trois numéros qui peuvent amener les sommes 3 ou 18, 4 ou 17,… 10 ou 11 : en les divisant par 6³ ou 216, on aura les chances de ces diverses sommes.

(18). Lorsque la chance de l’événement E varie pendant la durée des épreuves, la probabilité de sa répétition un nombre de fois donné, dépend de la loi de cette variation. Supposons, comme dans le no 9, que E soit l’extraction d’une boule blanche, tirée d’une urne A qui contient des boules de cette couleur et des boules noires, et dans laquelle on ne remet pas la boule sortie à chaque tirage. Soient et les nombres de boules blanches et de boules noires que A renfermait avant les épreuves, le nombre des tirages, et la probabilité qu’il sortira boules blanches et boules noires, dans un ordre déterminé ; la valeur de sera donnée par la formule du numéro cité ; et cette valeur étant indépendante de l’ordre suivant lequel les boules des deux couleurs se succéderont, si nous désignons par la probabilité qu’elles arriveront dans un ordre quelconque, nous aurons

 ;

étant le même nombre que dans le no 14, et en faisant toujours

,.

Faisons aussi

,, :

en sorte que , , , soient ce que deviennent, après les tirages, les nombres de boules des deux couleurs et leur somme, qui étaient primitivement , , . En ayant égard aux expressions de et de , celle de pourra s’écrire ainsi

 ;

ce qui permettra d’étendre facilement cette expression au cas où A renfermerait des boules de trois ou d’un plus grand nombre de couleurs différentes.

En supprimant des facteurs communs au numérateur et au dénominateur, cette formule devient plus simplement[1]

.

La probabilité que sur le nombre de tirages il sortira de A au moins boules blanches, sera la somme des valeurs de que l’on obtient, en mettant successivement au lieu de et dans cette dernière formule, et zéro, et 1, et 2,… et . En désignant cette probabilité par , nous aurons, de cette manière,

Dans le cas de et , on devra avoir  ; on en conclut donc

ce qui coïncide avec une formule connue et analogue à celle du binôme. Dans cette formule et dans toutes celles de ce genre, chaque quantité telle que est un produit de facteurs pour lequel on doit prendre l’unité quand  ; d’où il résulte que cette formule ne convient pas au cas de  ; exception qui a lieu également pour la formule du binôme appliquée à la puissance zéro.

(19). Au lieu de faire tirages successifs sans remettre les boules sorties de A, il est évident que la probabilité d’amener boules blanches et boules noires serait encore la même, si l’on tirait en une seule fois ou boules de cette urne. C’est effectivement ce qu’on peut vérifier de la manière suivante.

Je désigne généralement par le nombre de groupes composés chacun de boules, que l’on peut former avec les boules contenues dans A. On aura

.

En effet, pour former tous ces groupes au moyen de ceux de boules, il faudra combiner chacun de ceux-ci avec les boules qu’il ne contient pas ; ce qui donnerait un nombre de groupes de boules ; mais comme il y a un nombre de groupes de boules qui donnent un même groupe de boules ; on devra diviser ce produit par pour avoir le nombre de groupes différents, composés de boules. On aura donc

 ;

or, pour , on a évidemment  ; si donc on fait successivement , etc., il en résultera

et enfin l’expression de qu’il s’agissait de démontrer.

En représentant ce que devient par , lorsqu’on y change et en et , et par , quand on y fait le changement de et en et , nous aurons de même

Le produit de et sera le nombre de groupes de ou boules que l’on peut former avec les ou boules contenues dans A, et dont chacun renfermera boules blanches et boules noires ; la probabilité d’amener un de ces groupes en tirant à la fois boules de l’urne A, est d’ailleurs égale à leur nombre divisé par celui de tous les groupes de boules que A renferme, c’est-à-dire à ce produit divisé par  ; en la désignant par , on aura donc

 ;

ce qui coïncide avec la valeur de du numéro précédent. L’expression de du même numéro est aussi la probabilité d’amener au moins boules blanches en tirant à la fois boules de l’urne A.

(20). Dans l’exemple de ce no 18, la chance de l’événement E variait pendant les épreuves, parce qu’à chaque nouvelle épreuve, elle dépendait des nombres de fois que E et l’événement contraire F avaient eu lieu précédemment ; mais il y a d’autres questions dans lesquelles ces deux événements, d’une nature quelconque, ont des chances propres, indépendantes à chaque épreuve, de ce qui est arrivé jusque là, et qui varient d’une épreuve à une autre.

Généralement, dans une série de épreuves que l’on va faire ou qui ont eu lieu, soient et les chances de E et F à la première épreuve, et à la seconde…, et à la dernière, de sorte qu’on ait

, , …, .

Pour obtenir la probabilité que E arrivera ou est arrivé un nombre de fois et F un nombre ou , dans un ordre quelconque, je désigne par le produit d’un nombre des fractions , et par celui d’un nombre des fractions , qui n’entrent dans aucune des équations précédentes, avec l’une des fractions comprises dans , de manière que si renferme la fraction quelconque , la fraction correspondante n’entrera pas dans , et que si ne contient pas , la fraction entrera dans . Je multiplie ensuite ces deux produits et l’un par l’autre, puis je fais la somme de toutes les quantités possibles , ainsi formées, et dont le nombre sera celui que l’on a désigné par dans le no 14 : cette somme exprimera la probabilité demandée.

On peut énoncer cette règle d’une autre manière qui nous sera utile dans la suite.

Soient et deux quantités indéterminées ; faisons

,

de manière que exprime un produit de ou facteurs. Si l’on effectue ce produit, on aura un polynôme de termes, ordonné suivant les puissances de et de . Or, le coefficient de dans ce polynôme sera la probabilité que nous considérons, de l’arrivée fois de E et fois de F, dans un ordre quelconque. Prenons, par exemple, . Nous aurons

Le coefficient de est évidemment la probabilité de l’arrivée de trois fois E ; le coefficient de est celle de l’arrivée de deux fois E et une fois F, ce qui peut avoir lieu parce que E arrive aux deux premières épreuves et F à la dernière, F à la seconde épreuve et E aux deux autres, F à la première épreuve et E aux deux dernières ; le coefficient de exprime de même la probabilité de l’arrivée de deux fois F et d’une fois E ; enfin, celui de est évidemment la probabilité de l’arrivée de trois fois F.

Si à chaque épreuve, E peut avoir lieu de plusieurs manières également possibles, on prendra pour la chance de E à cette épreuve, conformément à la règle du no 10, la somme des probabilités respectives de ces diverses manières, divisée par leur nombre. En retranchant de l’unité cette chance moyenne de E, on aura celle de F ; et c’est d’après ces deux chances moyennes à chaque épreuve, que l’on devra calculer la probabilité que E et F arriveront et fois dans épreuves, ou celle de tout autre événement composé de E et F. Quoique les chances partielles de E et F varient en nombre et en grandeur, d’une épreuve à une autre ; si leurs chances moyennes demeurent constantes, les probabilités des événements composés suivront les mêmes lois que dans le cas des chances invariables.

(21). Une des applications les plus fréquentes du calcul des probabilités a pour objet de déterminer les avantages ou les désavantages attachés aux choses éventuelles, d’après le gain ou la perte qu’elles doivent produire, et les chances de leurs arrivées. Elle est fondée sur la règle suivante.

Supposons que l’un des événements E, F, G, H, etc., en nombre quelconque, doive avoir lieu ; et désignons leurs probabilités par , , , , etc., de sorte qu’on ait

.

Supposons aussi qu’un gain soit attaché à l’arrivée de E pour une première personne, à celle de F pour une deuxième personne, etc. ; si toutes ces personnes conviennent de partager avant que le sort ait décidé, ou bien, si elles y sont obligées par des raisons quelconques, ce gain devra être partagé entre elles proportionnellement à leurs probabilités respectives de gagner, c’est-à-dire, que devra être la part de la première personne, celle de la seconde, etc.

En effet, soit le nombre de tous les cas également possibles, et parmi ces cas, soient , , , , etc., les nombres de ceux qui sont favorables à E, F, G, H, etc., de manière qu’on ait

,

et ensuite

,,,, etc.

S’il y avait un nombre de personnes dont chacune dût gagner par l’arrivée de l’un des cas possibles, il est évident qu’il faudrait diviser également entre elles toutes, et que serait la part de chacune ; or, la personne dont est la probabilité de gagner, ou qui a pour elle un nombre de cas possibles, devra aussi réunir un pareil nombre de ces parts égales ; sa part entière devra donc être , ou  ; et de même celles des autres personnes seront , , , etc.

Dans les jeux déjà commencés, cette règle fera connaître ce qui reviendrait à chaque joueur d’après sa probabilité d’achever de gagner la partie, si l’on convenait de se séparer avant de la terminer. On en conclut aussi que la mise de chaque joueur avant que la partie commence doit être proportionnelle à sa chance de la gagner ; car si, au lieu de jouer, on convenait de se séparer, chaque joueur devrait retirer sa mise ; et, d’après la règle précédente, ce qui lui reviendrait devrait aussi être égal à la somme des mises, multipliée par la probabilité de gagner la partie entière. Cette probabilité, dans les jeux de pur hasard, dépend des règles du jeu, et peut se calculer à priori, quand elles ne sont pas très compliquées. Dans les jeux où le succès dépend de l’habileté de chaque joueur, sa probabilité de gagner est fondée ordinairement sur sa réputation, et ne pourrait être déterminée, avec quelque exactitude, que par une longue expérience.

Les probabilités de deux événements contraires E et F étant et , de sorte qu’on ait , si A parie une somme pour l’arrivée de E, et B une somme pour celle de F, il faudra pour que les paris soient égaux, que ces sommes et soient entre elles comme et , ou qu’on ait

.

Mais on ne doit pas oublier que ces probabilités et sont, en général, différentes des chances propres de E et F, et dépendent des connaissances que A et B peuvent avoir en ce qui concerne ces événements. Si ces probabilités sont fondées sur les mêmes connaissances pour A et pour B, le pari est équitable, quoiqu’il puisse favoriser beaucoup l’une de ces deux personnes aux dépens de l’autre. Si elles n’ont pas les mêmes données sur les événements E et F, la proportion des sommes et n’est plus celle des probabilités que A et B supposaient à ces événements, et il n’y a plus moyen de la régler équitablement.

(22). On calculera sans peine, au moyen des formules du no 19, les diverses chances de la loterie de France, heureusement supprimée par une loi récente. En les comparant aux multiples des mises que la loterie payait pour les billets gagnants, on verra que ces multiples étaient beaucoup au-dessous de ceux qu’elle aurait dû payer pour que le jeu fût égal, et qu’il en résultait pour la loterie, aux dépens des joueurs, un avantage exorbitant que la loi aurait puni comme illicite, dans une spéculation particulière.

Soient, en général, le nombre de numéros dont une loterie est composée, celui des numéros qui sortent à chaque tirage, le nombre de ceux qui sont portés sur le billet qu’un joueur a choisi, et la probabilité que ces derniers numéros sortiront. Les nombres de groupes de numéros qu’on peut former, soit avec les numéros de la loterie, soit avec les numéros qui sortent à chaque tirage, seront, d’après les formules du numéro cité,

, ;

et la probabilité aura pour valeur le rapport du second nombre au premier, c’est-à-dire,

.

En prenant pour unité, la mise du joueur, celle de la loterie devra être le rapport de à  ; et en cas de gain, la loterie devra aussi rendre au joueur la mise qu’il a payée d’avance ; si l’on appelle le multiple de cette mise que la loterie devra payer au gagnant, on aura donc

.

Soit aussi le nombre de tirages nécessaire pour que l’on puisse parier un contre un, que les numéros portés au billet du joueur sortiront au moins une fois ; on aura, d’après la règle du no 8,

 ;

et quand la probabilité sera une très petite fraction, il en résultera, à très peu près,

,

en prenant 0,69315 pour le logarithme népérien du nombre 2.

Dans la loterie de France, on avait

= 90, = 5.

Pour un terne, il fallait prendre = 3 ; d’où il résultait

= 5.4.3/90.89.99, = 11 748, = 8 143,13

La loterie aurait donc dû payer au gagnant, pour que le jeu fût égal, 11 748 fois sa mise : elle lui payait seulement 5 500 fois, c’est-à-dire, moins de moitié. La disproportion était encore plus grande dans le cas du quaterne et du quine ; elle était moindre pour l’ambe et l’extrait. Il y avait de l’avantage à parier un contre un, qu’un terne donné sortirait au moins une fois en 8 144 tirages, et du désavantage à parier aussi un contre un, qu’il sortirait en 8 143 épreuves. Relativement à un numéro désigné d’avance, on aurait

, ;

il y avait donc désavantage à parier un contre un que ce numéro sortirait au moins une fois en 12 tirages, et il aurait fallu 13 tirages, pour qu’il fût avantageux de parier un contre un que ce numéro sortirait. Il y avait aussi un contre un à parier que les 90 numéros sortiraient au moins une fois en 85 ou 84 tirages[2].

Parmi les joueurs, les uns choisissaient des numéros parce qu’ils n’étaient pas sortis depuis long-temps, d’autres choisissaient, au contraire, ceux qui sortaient le plus souvent. Ces deux préférences étaient également mal fondées : quoique, par exemple, il y eût une probabilité très approchante de la certitude et égale à , ou à peu près 0,997, qu’un numéro déterminé sortirait au moins une fois dans 100 tirages successifs ; si cependant, il ne fût pas sorti dans les 88 premiers, la probabilité de sa sortie dans les 12 derniers aurait toujours été à peu près 1/2, comme pour tout autre numéro déterminé. Quant aux numéros dont la sortie avait été plus fréquente que celle des autres, cette circonstance ne devait être considérée que comme un effet du hasard, compatible avec l’égalité évidente de chance de tous les numéros à chaque tirage. À tous les jeux de hasard où les chances égales ou inégales sont connues d’une manière certaine, les événements passés n’ont aucune influence sur la probabilité des événements futurs, et toutes les combinaisons que les joueurs imaginent ne peuvent augmenter le gain ni diminuer la perte, qui résultent de ces chances d’après la règle du numéro précédent.

Dans les jeux publics de Paris, l’avantage du banquier à chaque coup est peu considérable : au jeu de trente-et-quarante par exemple, il est un peu au-dessous de onze millièmes de chaque mise[3] ; mais à raison de la rapidité de ces jeux et du grand nombre de coups qui se jouent en peu d’heures, il en résulte pour le banquier des bénéfices assurés, à peu près constants chaque année, et sur lesquels il peut payer annuellement cinq à six millions à l’administration publique, qui lui en concède le monopole. Ils sont encore plus préjudiciables que la loterie ne pouvait l’être ; car l’argent qu’on y joue dans la capitale seulement s’élève chaque année à plusieurs centaines de millions, et surpasse de beaucoup celui que l’on mettait à la loterie dans la France entière. Ce n’est pas ici le lieu de discuter les raisons que l’on a coutume de donner pour la conservation des jeux publics ; je n’ai jamais pu les trouver bonnes ; et il devrait suffire que ces jeux fussent la cause de beaucoup de malheurs et peut-être de crimes, pour que l’administration les interdît au lieu de partager les bénéfices qu’ils procurent, avec les hommes auxquels elle en vend le privilège[4].

(25). Le produit d’un gain et de la probabilité de l’obtenir est ce qu’on appelle espérance mathématique de chaque personne intéressée dans une spéculation quelconque. Si ce gain est 60 000 fr., par exemple, et que 1/3 soit la chance de l’événement auquel il est attaché, la personne qui devra recevoir cette somme éventuellement, pourra considérer le tiers de 60 000 fr., comme un bien qu’elle possède, et que l’on devrait comprendre dans l’inventaire de sa fortune actuelle.

En général, si quelqu’un doit gagner une somme à l’arrivée d’un événement E, une somme à l’arrivée d’un autre événement E′, etc., et que les chances de ces événements soient , , , etc., son espérance mathématique aura pour valeur la somme Lorsqu’une ou plusieurs des quantités , , , etc., exprimeront des pertes que cette personne aura à craindre, on leur donnera le signe − dans cette somme, en conservant le signe + à celles qui sont des gains éventuels. Selon que la valeur totale de l’espérance sera positive ou négative, elle représentera une augmentation ou une diminution du surplus de la fortune, et devra être comprise actuellement parmi les créances ou les dettes, si l’on ne veut pas attendre l’issue des événements. Il est bien entendu que quand les gains ou pertes ne devront avoir lieu qu’à des époques éloignées de celle que l’on considère, il faudra les escompter pour les convertir en valeurs actuelles, indépendamment de leur éventualité. Si ne doit être payé, à la personne dont on évalue la fortune, que dans un nombre d’années, dans un nombre , etc., ces quantités valent aujourd’hui , , , etc., divisées respectivement par les puissances , , , etc., de , en désignant par le taux de l’intérêt annuel. Par conséquent, si l’on appelle la partie de cette fortune qui résulte de l’espérance mathématique de cette personne, on aura

Pour se charger des gains et pertes que les événements amèneront, est la somme qu’une autre personne devrait payer aujourd’hui à celle-là, ou recevoir d’elle, selon que cette quantité est positive ou négative.

Le calcul des rentes viagères sur une ou plusieurs têtes, des assurances sur la vie, des pensions, est fondé sur cette formule et sur les tables de mortalité, ainsi qu’on peut le voir dans les ouvrages qui traitent spécialement de ces questions.

(24). Comme l’avantage qu’un gain procure à quelqu’un dépend de l’état de sa fortune, on a distingué cet avantage relatif, de l’espérance mathématique, et on l’a nommé espérance morale. Lorsqu’il est une quantité infiniment petite, on prend son rapport à la fortune actuelle de la personne, pour la mesure de l’espérance morale, qui peut d’ailleurs être positive ou négative, selon qu’il s’agit d’une augmentation ou d’une diminution éventuelle de cette fortune. Par le calcul intégral, on déduit ensuite de cette mesure des conséquences qui s’accordent avec les règles que la prudence indique sur la manière dont chacun doit diriger ses spéculations. On a aussi trouvé, dans les résultats de ce calcul, des raisons de ne pas jouer, même à jeu égal, qui ne sont peut-être pas les meilleures que l’on puisse donner. L’argument sans réponse contre le jeu, quand il a cessé d’être un simple amusement, c’est qu’il ne crée pas de valeurs, et que les joueurs qui gagnent ne peuvent trouver leur avantage que dans le malheur et quelquefois la ruine de ceux qui perdent. Le commerce est aussi un jeu, en ce sens que le succès des spéculations les plus prudentes, n’a jamais qu’une forte probabilité, et qu’il reste toujours des chances de perte que l’habileté et la prévoyance peuvent seulement atténuer ; mais il augmente la valeur des choses par leur transport d’un lieu dans un autre ; et c’est dans cet accroissement de valeur que le commerçant trouve son bénéfice, en procurant aussi un avantage aux consommateurs.

(25). La règle du no 21, quelque simple et naturelle qu’elle soit, donne lieu cependant à une difficulté dont on s’est autrefois beaucoup occupé.

Deux personnes A et B jouent à croix et pile ; les conditions du jeu sont : 1o. que la partie se terminera lorsque croix arrivera ; 2o. que B donnera à A deux francs si croix arrive au premier coup, quatre francs s’il arrive au deuxième coup,… et généralement francs si croix arrive au ième coup ; 3o. que la partie sera nulle si croix n’arrive pas dans les premiers coups, limitation sans laquelle la partie pourrait être interminable. On suppose que la pièce n’a aucune tendance à retomber plutôt sur une face que sur l’autre, de sorte qu’à chaque coup, la chance d’amener croix soit comme celle d’amener pile. Il s’ensuit que sera la probabilité que croix arrivera au ième coup sans qu’il ait paru auparavant ; car, pour cela, il faudra qu’on amène pile fois de suite, ce qui a pour probabilité ; et que l’on amène croix au coup suivant, autre événement dont la probabilité est . Par conséquent, la probabilité que croix arrivera au ième coup pour la première fois, aura le produit de et de , ou pour valeur. Dans ce cas, A recevra francs ; ce qui donne un franc pour la valeur correspondante de son espérance mathématique ; et comme elle est la même pour chacun des coups dont la partie peut se composer, il s’ensuit que la valeur entière de l’espérance mathématique de A sera un franc répété fois. Pour que le jeu fût égal, A devrait donc donner francs à B, c’est-à-dire mille francs, un million de francs, si la partie pouvait durer jusqu’à mille coups, un million de coups, et même une somme infinie, si elle pouvait se prolonger indéfiniment. Cependant, il n’y a personne qui exposât une somme un peu considérable, mille francs par exemple, à un pareil jeu. Ici la règle de l’espérance mathématique paraît donc en défaut ; et c’est pour lever la difficulté que nous signalons, que l’on a imaginé la règle de l’espérance morale et sa mesure. Mais on doit remarquer que cette difficulté tient à ce que, dans les conditions du jeu, on a fait abstraction de la possibilité pour B, de payer toutes les sommes que les chances du jeu pourront valoir à A. Quelque grande qu’on la suppose, la fortune de B est nécessairement limitée ; si donc on la désigne par un nombre de francs, A ne pourra jamais recevoir une somme plus grande que  ; ce qui diminue, dans un très grand rapport, son espérance mathématique.

En effet, on aura toujours

 ;

étant un nombre entier, et une quantité positive et plus petite que l’unité. Si l’on a , ou seulement , B pourra payer toutes les sommes qui échoiront à A ; mais dans le cas de , B ne pourra plus les payer, lorsque croix arrivera pour la première fois au-delà des premiers coups. L’espérance mathématique de A sera donc pour ces premiers coups ; mais au-delà, c’est-à-dire pour les coups suivants, elle se réduira à la somme constante ou , multipliée par leurs probabilités respectives, depuis jusqu’à . En désignant donc par la valeur complète de l’espérance mathématique de A, ou ce qu’il doit donner à B pour que le jeu soit égal, on aura

,

ou, ce qui est la même chose,

 ;

quantité qui n’est plus croissante avec , et qui est, au contraire, à très peu près indépendante de ce nombre, et se réduit sensiblement à

,

quand il est très grand. Or, la fortune de B ne peut jamais être assez grande pour que cesse d’être un nombre peu considérable ; et, conséquemment, A ne doit exposer au jeu dont il s’agit, qu’une somme peu considérable, comprise entre et . Si l’on suppose que B soit un banquier qui possède cent millions de francs, on trouvera 26 pour la plus grande puissance de 2 comprise dans , c’est-à-dire pour le nombre ; en sorte que A aurait réellement du désavantage à parier 28 francs ou plus, contre le propriétaire de cette fortune colossale.

La règle de l’espérance morale, appliquée à cette question[5], conduit à une fixation différente de la somme que A peut jouer, et que l’on trouve alors dépendante de la fortune de A et non de celle de B ; mais il me semble qu’à ce jeu, c’est la possibilité d’être payé intégralement par B, qui doit limiter la somme que A doit lui donner avant que le jeu commence.

(26). Je terminerai ce chapitre par quelques remarques sur l’influence d’une chance favorable à un événement, sans qu’on sache lequel, et qui augmente toujours, comme on va le voir, la probabilité de la similitude des événements dans une série d’épreuves.

Au jeu de croix et pile, par exemple, il y a toujours lieu de croire que la pièce, d’après sa constitution physique, a une tendance un peu plus grande à tomber plutôt sur une face que sur l’autre ; mais on ignore à priori, si c’est croix ou pile dont l’arrivée est favorisée par cette circonstance ; or, cela n’empêche pas qu’elle n’augmente la probabilité que ce sera la même face qui arrivera plusieurs fois de suite.

Pour le faire voir, désignons par la chance relative à la face que la constitution de la pièce favorise, et, conséquemment, par celle de l’arrivée de l’autre face ; de sorte que soit une petite fraction positive dont la valeur est inconnue, et de sorte aussi que l’on ne sache pas laquelle de ces deux chances inégales appartient à croix ou à pile. Si l’on doit jouer un seul coup, on n’aura aucune raison de croire que la face choisie par l’un des joueurs soit la plus ou la moins favorisée ; la probabilité de son arrivée sera donc 1/2, comme si était zéro. Mais si l’on doit jouer deux coups, il y aura de l’avantage à parier pour la similitude des deux faces qui arriveront. En effet, quatre combinaisons pourront avoir lieu : deux pour la similitude, croix-croix et pile-pile ; deux pour la dissimilitude, croix-pile et pile-croix. Les chances des deux premières seront les carrés de et  ; la probabilité que l’une de ces combinaisons aura lieu sera donc, d’après la règle du no 10, la somme de ces carrés, ou . Les chances des deux autres combinaisons seront égales entre elles, et exprimées chacune par le produit de et  ; leur somme, ou la probabilité de la dissimilitude, aura donc pour valeur ; laquelle est moindre que celle de la similitude, dans le rapport de la différence à la somme , ou de à l’unité. Si A parie un franc pour la similitude, et que B parie contre, il faudra, pour rendre le jeu égal, que B parie un franc diminué de la fraction , c’est-à-dire à peu près 98 centimes, si l’on avait = 1/10, par exemple.

Lorsque la pièce devra être projetée trois fois de suite, huit combinaisons différentes pourront avoir lieu : trois fois croix et trois fois pile seront celles de la similitude ; les six autres lui seront contraires, savoir, trois composées de deux fois croix et une fois pile, et trois composées de deux fois pile et une fois croix. En supposant qu’on eût exactement , les chances de ces huit combinaisons seraient égales entre elles, et, par conséquent, A pariant toujours pour la similitude, sa mise devrait être le tiers de celle de B. Mais n’étant sans doute pas zéro, cette proportion des mises donnerait à A un avantage encore plus grand que dans le cas de deux projections successives. En effet, la probabilité de la similitude sera la somme des cubes de et , qui se réduit à  ; en la retranchant de l’unité, on aura immédiatement celle de la dissimilitude ou de l’événement contraire, qui aura ainsi pour valeur ; laquelle est moindre que le triple de la précédente, dans le rapport de à ou de à l’unité, c’est-à-dire dans un rapport plus désavantageux que celui de à l’unité. On étendra sans difficulté ce raisonnement à plus de trois épreuves, et si l’on veut, à d’autres jeux où il y ait plus de deux événements possibles, dont les chances inconnues peuvent être inégales.

Quand deux personnes jouent ensemble, à un jeu où l’habileté peut quelque chose sur le résultat, il n’est pas vraisemblable qu’elles soient également habiles ; et cela étant, sans connaître la personne qui joue le mieux, il faut parier que ce sera un même joueur qui gagnera les deux premières parties. Mais lors même que l’on connaîtra le joueur le plus habile, on n’aura pas toujours de l’avantage à parier que ce sera lui qui gagnera ces deux parties ; car, sur quatre combinaisons qui pourront arriver, on en aurait alors trois contre soi et une seule favorable ; et quoique celle-ci fût la plus probable, sa chance pourrait ne pas balancer celles des trois autres ensemble.

En général, soit la probabilité connue d’un événement E de nature quelconque, et celle de l’événement contraire F, de sorte qu’on ait . Supposons, en outre, qu’une cause quelconque puisse augmenter la chance de l’un de ces deux événements, sans qu’on sache lequel, et diminuer en même temps celle de l’autre, d’une fraction inconnue . Désignons par la probabilité que sur un nombre d’épreuves, ce sera le même événement, E ou F, qui arrivera constamment. Si E est l’événement favorisé par la chance inconnue, la probabilité de la similitude de événements successifs, sera, d’après la règle du no 10,

 ;

car elle pourra avoir lieu de deux manières différentes, c’est-à-dire, selon que E ou F arrivera à toutes les épreuves. Si, au contraire, c’est F qui est l’événement favorisé, la probabilité de la similitude de événements successifs aura pour expression

.

Or, puisque l’on ignore quel est celui des deux événements E et F dont la chance est augmentée ou diminuée, ces deux valeurs différentes de la probabilité qui répond à la similitude, sont pour nous également possibles ; la probabilité de chacune d’elles est donc 1/2 ; et, toujours par la règle du no 10, la somme de ces deux valeurs multipliées par 1/2, est la probabilité totale de la similitude. Par conséquent, on a

,

ou, ce qui est la même chose,

,

en faisant, pour abréger

Si la chance ambiguë n’existait pas, c’est-à-dire, si l’on avait , la probabilité de la similitude serait simplement  ; toute cause qui accroît la chance de l’un des deux événements contraires E et F, sans qu’on sache lequel, augmente donc aussi la probabilité de la similitude des événements dans une série d’épreuves, puisqu’elle rend la valeur de évidemment plus grande que .

—
  1. Après les tirages qui ont amené boules blanches et noires, la chance d’amener une blanche dans un nouveau tirage, dépend de ces nombres et , et est égale à . Mais pour une personne qui saurait seulement qu’on a tiré de l’urne un nombre de boules, et qui ignorerait la proportion des blanches et des noires qui en sont sorties, la probabilité de l’arrivée d’une boule blanche, dans un nouveau tirage, serait très différente de cette chance  ; et d’après une note que vient de m’adresser M. Émile Mondésir, ancien élève de l’École Polytechnique, la probabilité dont il s’agit est indépendante des nombres et , et égale à, comme avant les tirages.

    Pour vérifier cette proposition sur un exemple, supposons qu’on ait

    ,,,,.

    Relativement aux nombres et , il y aura trois cas possibles, mais inégalement probables, savoir et , et , et . Les probabilités de ces trois cas différents, déduites de l’expression de , seront respectivement 2/7, 4/7, 1/7 ; dans ces mêmes cas, les chances de l’arrivée d’une blanche dans un tirage subséquent, auront pour valeurs 2/5, 3/5, 4/5 ; d’après les règles des nos 5 et 10, la probabilité complète de l’extraction d’une boule blanche, sera donc la somme des produits de 2/7 et 2/5, 4/7 et 3/5, 1/7 et 4/5 : laquelle somme est effeclivement égale à 4/7, ou à . Je renverrai, pour la démonstration générale, à la note de M. Mondésir, qu’il se propose d’insérer dans le journal de M. Liouville.

    La proposition est évidente quand on a  ; car dans ce cas, pour une personne qui ne connaît pas les boules extraites de l’urne, il n’y a pas plus de raison de croire, après comme avant cette extraction, à l’arrivée d’une boule blanche qu’à celle d’une boule noire ; et par conséquent, la probabilité d’amener une boule blanche, reste toujours égale à 1/2. On peut aussi remarquer que cette proposition s’accorde, dans le cas où les nombres et sont infinis, avec une autre qui sera démontrée dans la suite de cet ouvrage, et suivant laquelle il est certain que les nombres et seront entre eux comme et  ; alors, on est donc assuré que les nombres et , des boules restantes dans l’urne sont encore entre eux comme et  ; en sorte que la chance et la probabilité de l’arrivée d’une nouvelle boule blanche, ne sont plus distinctes l’une de l’autre, et ont pour valeur le rapport égal à .

  2. Théorie analytique des probabilités ; page 198.
  3. Voyez sur les chances de ce jeu, le mémoire que j’ai inséré dans le journal de M. Gergonne ; tome XVI, no 6 ; décembre 1825.
  4. Ce numéro de mon ouvrage était écrit avant que la dernière loi de finance eût heureusement prohibé les jeux de hasard à partir du 1er janvier 1838.
  5. Théorie analytique des probabilités ; page 439.