Recherches sur la probabilité des jugements en matière criminelle et en matière civile/Préambule

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RECHERCHES
SUR
LA PROBABILITÉ DES JUGEMENTS
EN MATIERE CRIMINELLE
ET EN MATIÈRE CIVILE.
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Un problème relatif aux jeux de hasard, proposé à un austère janséniste par un homme du monde, a été l’origine du calcul des probabilités. Il avait pour objet de déterminer la proportion suivant laquelle l’enjeu doit être partagé entre les joueurs, lorsqu’ils conviennent de ne point achever la partie, et qu’il leur reste à prendre, pour la gagner, des nombres de points inégaux. Pascal en donna le premier la solution, mais pour le cas de deux joueurs seulement ; il fut ensuite résolu par Fermat, dans le cas général d’un nombre quelconque de joueurs. Toutefois, les géomètres du xviie siècle qui se sont occupés du calcul des probabilités, ne l’ont employé qu’à déterminer les chances de différents jeux de cette époque ; et ce n’est que dans le siècle suivant qu’il a pris toute son extension, et qu’il est devenu une des principales branches des mathématiques, soit par le nombre et l’utilité de ses applications, soit par le genre d’analyse auquel il a donné naissance.

Parmi les applications de ce calcul, une des plus importantes est celle qui se rapporte à la probabilité des jugements, ou, en général, des décisions rendues à la pluralité des voix. Condorcet est le premier qui ait essayé de la déterminer. Le livre qu’il a écrit sur ce sujet[1], avait été entrepris du vivant et à la demande du ministre Turgot, qui concevait tout l’avantage que les sciences morales et l’administration publique peuvent retirer du calcul des probabilités, dont les indications sont toujours précieuses, lors même que, faute de données suffisantes de l’observation, il ne peut conduire aux solutions complètes des questions. Cet ouvrage renferme un discours préliminaire fort étendu, où l’auteur expose, sans le secours des formules analytiques, les résultats qu’il a obtenus, et où sont développées avec soin les considérations propres à montrer l’utilité de ce genre de recherches.

Dans son Traité des probabilités, Laplace s’est aussi occupé du calcul des chances d’erreur à craindre dans le jugement rendu contre un accusé, à une majorité connue, par un tribunal ou un jury composé d’un nombre de personnes également connu. La solution qu’il a donnée de ce problème, l’un des plus délicats de la théorie des probabilités, est fondée sur le principe qui sert à déterminer les probabilités des causes diverses auxquelles on peut attribuer les faits observés ; principe que Bayes a présenté d’abord sous une forme un peu différente, et dont Laplace a fait ensuite le plus heureux usage, dans ses mémoires et dans son traité, pour calculer la probabilité des événements futurs d’après l’observation des événements passés ; mais, en ce qui concerne le problème de la probabilité des jugements, il est juste de dire que c’est à Condorcet qu’est due l’idée ingénieuse de faire dépendre la solution, du principe de Bayes, en considérant successivement la culpabilité et l’innocence de l’accusé, comme une cause inconnue du jugement prononcé, qui est alors le fait observé, duquel il s’agit de déduire la probabilité de cette cause. L’exactitude de ce principe se démontre en toute rigueur ; son application à la question qui nous occupe, ne peut non plus laisser aucun doute ; mais pour cette application, Laplace fait une hypothèse qui n’est point incontestable : il suppose que la probabilité qu’un juré ne se trompera pas est susceptible de tous les degrés également possibles, depuis la certitude, représentée par l’unité, jusqu’à l’indifférence, qui répond dans le calcul à la fraction 1/2, et se rapporte à une égale chance d’erreur et de vérité. L’illustre géomètre fonde son hypothèse sur ce que l’opinion d’un juré a sans doute plus de tendance vers la vérité que vers l’erreur ; ce qu’on doit admettre effectivement en général. Mais il existe une infinité de lois différentes de probabilité des erreurs qui satisfont à cette condition, sans qu’on soit obligé de supposer que la chance qu’un juré ne se trompera pas, ne puisse jamais descendre au-dessous de 1/2, et qu’au-dessus de cette limite, toutes ses valeurs soient également possibles. La supposition particulière de Laplace ne saurait donc être justifiée à priori. Soit à raison de cette hypothèse, soit à cause de leurs conséquences, qui m’ont paru inadmissibles, les solutions du problème de la probabilité des jugements que l’on trouve dans le Traité des probabilités[2] et dans le premier supplément à ce grand ouvrage[3], et qui diffèrent l’une de l’autre, ont toujours laissé beaucoup de doutes dans mon esprit. C’est à l’illustre auteur que je les aurais soumis, si je me fusse occupé de ce problème pendant sa vie : l’autorité de son nom m’en eût fait un devoir, que son amitié, dont je me glorifierai toujours, m’aurait rendu facile à remplir. On concevra sans peine que ce n’est qu’après de longues réflexions, que je me suis décidé à envisager la question sous un autre point de vue ; et l’on me permettra d’exposer, avant d’aller plus loin, les principales raisons qui m’ont déterminé à abandonner la dernière solution à laquelle Laplace s’était arrêté, et dont il avait inséré les résultats numériques dans l’Essai philosophique sur les Probabilités.

La formule de Laplace, pour exprimer la probabilité de l’erreur d’un jugement, ne dépend que de la majorité à laquelle il a été prononcé, et du nombre total des juges ; elle ne renferme rien qui soit relatif à leurs connaissances plus ou moins étendues dans la matière qui leur a été soumise. Il s’ensuivrait donc que la probabilité de l’erreur d’une décision rendue par un jury, à la majorité de sept voix contre cinq, par exemple, serait la même, quelle que fût la classe de personnes où les douze jurés auraient été choisis ; conséquence qui me paraîtrait déjà suffisante pour qu’on fût fondé à ne point admettre la formule dont elle est déduite.

Cette même formule suppose qu’avant la décision du jury, il n’y avait aucune présomption que l’accusé fût coupable ; en sorte que la probabilité plus ou moins grande de sa culpabilité, devrait se conclure uniquement de la décision qui serait rendue contre lui. Mais cela est encore inadmissible : l’accusé, quand il arrive à la cour d’assises, a déjà été l’objet d’un arrêt de prévention et d’un arrêt d’accusation, qui établissent contre lui une probabilité plus grande que 1/2, qu’il est coupable ; et certainement, personne n’hésiterait à parier, à jeu égal, plutôt pour sa culpabilité que pour son innocence. Or, les règles qui servent à remonter de la probabilité d’un événement observé à celle de sa cause, et qui sont la base de la théorie dont nous nous occupons, exigent que l’on ait égard à toute présomption antérieure à l’observation, lorsque l’on ne suppose pas, ou qu’on n’a pas démontré qu’il n’en existe aucune. Une telle présomption étant, au contraire, évidente dans les procédures criminelles, j’ai dû en tenir compte dans la solution du problème ; et l’on verra, en effet, qu’en en faisant abstraction, il serait impossible d’accorder les conséquences du calcul avec les résultats constants de l’observation. Cette présomption est semblable à celle qui a lieu en matière civile, lorsque l’un des plaideurs appelle d’un premier jugement devant une cour supérieure : il y paraît avec une présomption contraire à sa cause ; et l’on se tromperait gravement, si l’on n’avait pas égard à cette circonstance, en calculant la probabilité de l’erreur à craindre dans l’arrêt définitif.

Enfin, Laplace s’est borné à considérer la probabilité de l’erreur d’un jugement rendu à une majorité connue ; cependant le danger que l’accusé court d’être condamné à tort par cette majorité, quand il est traduit devant le jury, ne dépend pas seulement de cette probabilité ; il dépend aussi de la chance qu’une telle condamnation sera prononcée. Ainsi, en admettant pour un moment que la probabilité de l’erreur d’un jugement rendu à la majorité de sept voix contre cinq, soit exprimée par une fraction à très peu près égale à 2/7, comme il résulterait de la formule de Laplace, il faut aussi observer que, d’après l’expérience, le nombre de condamnations par les jurys qui ont eu lieu chaque année en France, à cette majorité, n’est que 7/100 du nombre total des accusés ; le danger pour un accuse d’être mal jugé à la majorité dont il s’agit, aurait donc pour mesure le produit des deux fractions 2/7 et 7/100, ou 1/50 ; car, dans toutes les choses éventuelles, la crainte d’une perte ou l’espoir d’un gain a pour expression le produit de la valeur de la chose que l’on craint ou que l’on espère, multipliée par la probabilité qu’elle aura lieu. Cette considération réduirait déjà à un sur cinquante la proportion des accusés non coupables qui seraient condamnés annuellement à la plus petite majorité des jurys ; ce serait sans doute encore beaucoup trop, si tous ces accusés étaient réellement innocents ; mais c’est ici qu’il convient d’expliquer le sens véritable que l’on doit attacher, dans cette théorie, aux mots coupable et innocent, et que Laplace et Condorcet leur ont effectivement attribué.

On ne saurait jamais arriver à la preuve mathématique de la culpabilité d’un accusé ; son aveu même ne peut être regardé que comme une probabilité très approchante de la certitude ; le juré le plus éclairé et le plus humain ne prononce donc une condamnation que sur une forte probabilité, souvent moindre, néanmoins, que celle qui résulterait de l’aveu du coupable. Il y a entre lui et le juge en matière civile, une différence essentielle : lorsqu’un juge, après l’examen approfondi d’un procès, n’a pu reconnaître, vu la difficulté de la question, qu’une faible probabilité en faveur de l’une des deux parties, cela suffit pour qu’il condamne la partie adverse ; au lieu qu’un juré ne doit prononcer un vote de condamnation que quand, à ses jeux, la probabilité que l’accusé est coupable atteint une certaine limite, et surpasse de beaucoup la probabilité de son innocence. Puisque toute chance d’erreur ne peut être évitée, quoi qu’on fasse, dans les jugements criminels, à quoi doit-elle être réduite, pour assurer à l’innocence la plus grande garantie possible ? C’est une question à laquelle il est difficile de répondre d’une manière générale. Selon Condorcet, la chance d’être condamné injustement pourrait être équivalente à celle d’un danger que nous jugeons assez petite pour ne pas même chercher à nous y soustraire dans les habitudes de la vie ; car, dit-il, la société a bien le droit, pour sa sûreté, d’exposer un de ses membres à un danger dont la chance lui est, pour ainsi dire, indifférente ; mais cette considération est beaucoup trop subtile dans une question aussi grave. Laplace donne une définition, bien plus propre à éclairer la question, de la chance d’erreur qu’on est forcé d’admettre dans les jugements en matière criminelle. Selon lui, cette probabilité doit être telle qu’il y ait plus de danger pour la sûreté publique, à l’acquittement d’un coupable, que de crainte de la condamnation d’un innocent ; comme il le dit expressément, c’est cette question, plutôt que la culpabilité même de l’accusé, que chaque juré est appelé à décider, à sa manière, d’après ses lumières et son opinion ; en sorte que l’erreur de son vote, soit qu’il condamne, soit qu’il absolve, peut provenir de deux causes différentes : ou de ce qu’il apprécie mal les preuves contraires ou favorables à l’accusé, ou de ce qu’il fixe trop haut ou trop bas la limite de la probabilité nécessaire à la condamnation. Non-seulement cette limite n’est pas la même pour toutes les personnes appelées à juger, mais elle change aussi avec la nature des accusations, et dépend même des circonstances où l’on se trouve : à l’armée, en présence de l’ennemi, et pour un crime d’espionnage, elle sera sans doute beaucoup moins élevée que dans les cas ordinaires. Elle s’abaisse, et le nombre des condamnations augmente, pour un genre de crimes qui devient plus fréquent et plus à craindre pour la société.

Les décisions des jurys se rapportent donc à l’opportunité des condamnations ou des acquittements : on rendrait le langage plus exact en substituant le mot condamnable, qui est toute la vérité, au mot coupable, qui avait besoin d’explication, et que nous continuerons d’employer pour nous conformera l’usage. Ainsi, lorsque nous trouverons, que sur un très grand nombre de jugements, il y a une certaine proportion de condamnations erronées, il ne faudra pas entendre que cette proportion soit celle des condamnés innocents ; ce sera la proportion des condamnés qui l’ont été à une trop faible probabilité, non pas pour établir qu’il sont plutôt coupables qu’innocents, mais pour que leur condamnation fût nécessaire à la sûreté publique. Déterminer parmi ces condamnés, le nombre de ceux qui réellement n’étaient pas coupables, ce n’est pas l’objet de nos calculs ; toutefois il y a lieu de croire que ce nombre est heureusement très peu considérable, du moins en dehors des procès politiques ; on en peut juger, dans les cas ordinaires, par le nombre très petit de condamnations prononcées par les jurys, contre lesquelles l’opinion publique se soit élevée ; par le petit nombre de grâces complètes qui ont été accordées ; et par le nombre, aussi très petit, de cas où les cours d’assises ont usé du droit que la loi leur donne, de casser la condamnation prononcée par un jury, et de renvoyer le prévenu devant d’autres jurés, lorsqu’elles jugent que le débat oral a détruit l’accusation, et que le condamné n’est pas coupable.

Les résultats relatifs aux chances d’erreur des jugements criminels, auxquels Laplace est parvenu, ont paru exorbitants, et en désaccord avec les idées générales ; ce qui serait contraire aux paroles de l’auteur, que la théorie des probabilités n’est, au fond, que le bon sens réduit en calcul. Ils ont été mal interprétés ; et l’on s’est trop hâté d’en conclure que l’analyse mathématique n’est point applicable à ce genre de questions, ni généralement aux choses qu’on appelle morales. C’est un préjugé que j’ai vu à regret partagé par de bons esprits ; et, pour le détruire, je crois utile de rappeler ici quelques considérations générales, qui seront propres d’ailleurs, par la comparaison avec d’autres questions où personne ne conteste que l’emploi du calcul soit légitime et nécessaire, à bien faire connaître l’objet du problème que je me suis proposé spécialement dans cet ouvrage.

Les choses de toutes natures sont soumises à une loi universelle qu’on peut appeler la loi des grands nombres. Elle consiste en ce que, si l’on observe des nombres très considérables d’événements d’une même nature, dépendants de causes constantes et de causes qui varient irrégulièrement, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, c’est-à-dire sans que leur variation soit progressive dans aucun sens déterminé, on trouvera, entre ces nombres, des rapports à très peu près constants. Pour chaque nature de choses, ces rapports auront une valeur spéciale dont il s’écarteront de moins en moins, à mesure que la série des événements observés augmentera davantage, et qu’ils atteindraient rigoureusement s’il était possible de prolonger cette série à l’infini. Selon que les amplitudes de variations des causes irrégulières seront plus ou moins grandes, il faudra des nombres aussi plus ou moins grands d’événements pour que leurs rapports parviennent sensiblement à la permanence ; l’observation même fera connaître, dans chaque question, si la série des expériences a été suffisamment prolongée ; et d’après les nombres des faits constatés, et la grandeur des écarts qui resteront encore entre leurs rapports, le calcul fournira des règles certaines pour déterminer la probabilité que la valeur spéciale vers laquelle ces rapports convergent est comprise entre des limites aussi resserrées qu’on voudra. Si l’on fait de nouvelles expériences, et si l’on trouve que ces mêmes rapports s’écartent notablement de leur valeur finale, déterminée par les observations précédentes, on en pourra conclure que les causes dont les faits observés dépendent, ont éprouvé une variation progressive, ou même quelque changement brusque, dans l’intervalle des deux séries d’expériences. Toutefois, sans le secours du calcul des probabilités, on risquerait beaucoup de se méprendre sur la nécessité de cette conclusion ; mais ce calcul ne laisse rien de vague à cet égard, et nous fournit aussi les règles nécessaires pour déterminer la chance d’un changement dans les causes, indiqué par la comparaison des faits observés à différentes époques.

Cette loi des grands nombres s’observe dans les événements que nous attribuons à un aveugle hasard, faute d’en connaître les causes, ou parce qu’elles sont trop compliquées. Ainsi, dans les jeux où les circonstances qui déterminent l’arrivée d’une carte ou d’un dé, varient à l’infini et ne peuvent être soumises à aucun calcul, les différents coups se présentent cependant suivant des rapports constants, lorsque la série des épreuves a été long-temps prolongée. De plus, lorsqu’on aura pu calculer d’après les règles d’un jeu, les probabilités respectives des coups qui peuvent arriver, on vérifiera qu’elles sont égales à ces rapports constants, conformément au théorème connu de Jacques Bernouilli. Mais dans la plupart des questions d’éventualité, la détermination à priori des chances des divers événements est impossible, et ce sont, au contraire, les résultats observés qui les font connaître : on ne saurait, par exemple, calculer d’avance la probabilité de la perte d’un vaisseau dans un voyage de long cours ; on y supplée donc par la comparaison du nombre des sinistres à celui des voyages : quand celui-ci est très grand, le rapport de l’un à l’autre est à peu près constant, du moins dans chaque mer et pour chaque nation en particulier ; sa valeur peut être prise pour la probabilité des sinistres futurs ; et c’est sur cette conséquence naturelle de la loi des grands nombres, que sont fondées les assurances maritimes. Si l’assureur n’opérait que sur un nombre peu considérable d’affaires, ce serait un simple pari, qui n’aurait aucune valeur sur laquelle il pût compter ; s’il opère sur de très grands nombres, c’est une spéculation dont le succès est à peu près certain.

La même loi régit également les phénomènes qui sont produits par des forces connues, concurremment avec des causes accidentelles dont les effets n’ont aucune régularité. Les élévations et les abaissements successifs de la mer dans les ports et sur les côtes, en offrent un exemple d’une précision remarquable. Malgré les inégalités que les vents produisent, et qui feraient disparaître les lois du phénomène dans des observations isolées ou peu nombreuses ; si l’on prend les moyennes d’un grand nombre de marées observées dans un même lieu, on trouve qu’elles sont à très peu près conformes aux lois du flux et du reflux, résultant des attractions de la lune et du soleil, et les mêmes que si les vents accidentels n’avaient aucune influence : celle que peuvent avoir les vents qui soufflent dans une même direction pendant une partie de l’année, sur les marées de cette époque, n’a point encore été déterminée. Ces moyennes déduites d’observations faites au commencement et à la fin du siècle dernier, ou séparées par un intervalle de cent années, n’ont présenté que de petites différences, que l’on peut attribuer à quelques changements survenus dans les localités.

Pour exemple de la loi que je considère, je citerai encore la longueur de la vie moyenne dans l’espèce humaine. Sur un nombre considérable d’enfants nés en des lieux et à des époques assez rapprochés, il y en aura qui mourront en bas âge, d’autres qui vivront plus longtemps, d’autres qui atteindront les limites de la longévité ; or, malgré les vicissitudes de la vie des hommes, qui mettent de si grandes différences entre les âges des mourants, si l’on divise la somme de ces âges par leur nombre supposé très grand, le quotient, ou ce qu’on appelle la vie moyenne, sera une quantité indépendante de ce nombre. Sa durée pourra ne pas être la même pour les deux sexes ; elle pourra différer dans les différents pays, et à différentes époques, parce qu’elle dépend du climat, et sans doute aussi du bien-être des peuples : elle augmentera si une maladie vient à disparaître, comme la petite-vérole par le bienfait de la vaccine ; et, dans tous les cas, le calcul des probabilités nous montrera si les variations reconnues dans cette durée, sont assez grandes et résultent d’un assez grand nombre d’observations, pour qu’il soit nécessaire de les attribuer à quelques changements arrivés dans les causes générales. Le rapport entre les nombres des naissances annuelles masculines et féminines, dans un pays d’une grande étendue, a également une valeur constante, qui ne semble pas dépendre du climat, mais qui, par une singularité dont il ne serait peut-être pas difficile d’assigner une cause vraisemblable, paraît être différente pour les enfants légitimes et pour les enfants nés hors de mariage.

La constitution des corps formés de molécules disjointes que séparent des espaces vides de matière pondérable, offre aussi une application, d’une nature particulière, de la loi des grands nombres. Par un point pris dans l’intérieur d’un corps et suivant une direction déterminée, si l’on tire une ligne droite, la distance de ce point à laquelle elle rencontrera une première molécule, quoique très petite en tous sens, variera néanmoins dans de très grands rapports avec sa direction : elle pourra être dix fois, vingt fois, cent fois… plus grande dans un sens que dans un autre. Autour de chaque point, la distribution des molécules pourra être très irrégulière, et très différente d’un point à un autre ; elle changera même incessamment par l’effet des oscillations intestines des molécules ; car un corps en repos n’est autre chose qu’un assemblage de molécules qui exécutent des vibrations continuelles dont les amplitudes sont insensibles, mais comparables aux distances intermoléculaires. Or, si l’on divise chaque portion du volume, de grandeur insensible, par le nombre des molécules qu’elle contient, lequel nombre sera extrêmement grand à raison de leur excessive petitesse, et si l’on extrait la racine cubique du quotient, il en résultera un intervalle moyen des molécules, indépendant de l’irrégularité de leur distribution, qui sera constant dans toute l’étendue d’un corps homogène et partout à la même température, abstraction faite de l’inégale compression de ses parties, produite par son propre poids. C’est sur de semblables considérations qu’est fondé le calcul des forces moléculaires et du rayonnement calorifique dans l’intérieur des corps, tel que je l’ai présenté dans d’autres ouvrages.

Ces divers exemples de la loi des grands nombres sont tous pris dans l’ordre des choses physiques ; nous pourrions, s’il était nécessaire, les multiplier encore davantage ; et il ne sera pas non plus difficile d’en citer d’autres qui appartiennent aux choses de l’ordre moral. Parmi ceux-ci, nous pouvons indiquer les produits constants d’impôts indirects, sinon annuellement, du moins pendant une période de peu d’années consécutives. Tel est, entre autres, le droit de greffe, porté dans les recettes annuelles de l’État pour une somme à peu près constante, et qui dépend néanmoins du nombre et de l’importance des procès, c’est-à-dire des intérêts opposés et variables des citoyens, et de leur facilité plus ou moins grande à plaider. Tels sont aussi les produits de la loterie de France, avant qu’elle fût heureusement supprimée, et des jeux de Paris, dont la suppression n’est pas moins désirable. Ces jeux présentent des rapports constants de deux natures distinctes : d’une part, la somme des mises est à peu près la même chaque année, ou pendant chaque période d’un petit nombre d’années ; d’un autre côté, le gain du banquier est sensiblement proportionnel à cette somme. Or, cette proportionnalité est un effet naturel du hasard qui amène les coups favorables au banquier, dans une proportion constante et calculable à priori d’après les règles du jeu ; mais la constance de la somme des mises est un fait qui appartient à l’ordre moral, puisque les sommes jouées dépendent du nombre et de la volonté des joueurs. Il faut bien que ces deux éléments, la proportionnalité du gain et la somme des mises, soient peu variables, sans quoi le fermier des jeux ne pourrait pas évaluer d’avance le prix annuel qu’il s’engage à payer au Gouvernement, d’après les bénéfices que l’on a pu faire dans un bail précédent. L’exposition que je ferai tout à l’heure des données de l’expérience sur lesquelles je me suis appuyé dans la question de la probabilité des jugements, fournira encore des exemples péremptoires de la loi des grands nombres, observée dans les choses de l’ordre moral. On y verra que sous l’empire d’une même législation, le rapport du nombre des condamnations à celui des accusés, dans toute la France, a très peu varié d’une année à une autre ; en sorte qu’il a suffi de considérer environ 7 000 cas, c’est-à-dire le nombre de jugements prononcés chaque année par les jurys, pour que ce rapport parvînt sensiblement à la permanence ; tandis que dans d’autres questions, et par exemple dans celle de la vie moyenne que je viens de citer, un pareil nombre serait bien loin d’être suffisant pour conduire à un résultat constant. On y verra aussi, d’une manière frappante, l’influence des causes générales sur le rapport dont il s’agit, qui a varié toutes les fois que la législation a changé.

On ne peut donc pas douter que la loi des grands nombres ne convienne aux choses morales qui dépendent de la volonté de l’homme, de ses intérêts, de ses lumières et de ses passions, comme à celles de l’ordre physique. Et, en effet, il ne s’agit point ici de la nature des causes, mais bien de la variation de leurs effets isolés et des nombres de cas nécessaires pour que les irrégularités des faits observés se balancent dans les résultats moyens. La grandeur de ces nombres ne saurait être assignée d’avance ; elle sera différente dans les diverses questions, et, comme on l’a dit plus haut, d’autant plus considérable, en général, que ces irrégularités auront plus d’amplitude. Mais à cet égard, on ne doit pas croire que les effets de la volonté spontanée, de l’aveuglement des passions, du défaut de lumières, varient sur une plus grande échelle que la vie humaine, depuis l’enfant qui meurt en naissant jusqu’à celui qui deviendra centenaire ; qu’ils soient plus difficiles à prévoir que les circonstances qui feront périr un vaisseau dans un long voyage ; plus capricieux que le sort qui amène une carte ou un dé. Ce ne sont pas les idées que nous attachons à ces effets et à leurs causes, mais bien le calcul et l’observation qui peuvent seuls fixer les limites probables de leurs variations, dans de très grands nombres d’épreuves.

De ces exemples de toutes natures, il résulte que la loi universelle des grands nombres est déjà pour nous un fait général et incontestable, résultant d’expériences qui ne se démentent jamais. Cette loi étant d’ailleurs la base de toutes les applications du calcul des probabilités, on conçoit maintenant leur indépendance de la nature des questions, et leur parfaite similitude, soit qu’il s’agisse de choses physiques ou de choses morales, pourvu que les données spéciales que le calcul exige, dans chaque problème, nous soient fournies par l’observation. Mais, vu son importance, il était nécessaire de la démontrer directement ; c’est ce que j’ai tâché de faire ; et je crois y être enfin parvenu, comme on le verra dans la suite de cet ouvrage. Le théorème de Jacques Bernouilli, cité plus haut, coïncide avec cette loi des grands nombres, dans le cas particulier où les chances des événements demeurent constantes pendant la série des épreuves, ainsi que le suppose essentiellement la démonstration de l’auteur, qu’il médita, comme on sait, pendant vingt années. Il était donc insuffisant dans les questions relatives à la répétition des choses morales ou des phénomènes physiques, qui ont, en général, des chances continuellement variables, le plus souvent sans aucune régularité ; et pour y suppléer, il a fallu envisager la question d’une manière plus générale et plus complète que l’état de l’analyse mathématique ne le permettait à l’époque de Jacques Bernouilli. Lorsque l’on considère cette constance des rapports qui s’établit et se maintient entre les nombres de fois qu’un événement arrive et les nombres très grands des épreuves, malgré les variations de la chance de cet événement pendant leur durée, on est tenté d’attribuer cette régularité si remarquable à l’action de quelque cause occulte, sans cesse agissante ; mais la théorie des probabilités fait voir que la constance de ces rapports est l’état naturel des choses, dans l’ordre physique et dans l’ordre moral, qui se maintient de lui-même sans le secours d’aucune cause étrangère, et qui, au contraire, ne pourrait être empêché ou troublé que par l’intervention d’une semblable cause.

Le gouvernement a publié les Comptes généraux de l’administration de la justice criminelle, pour les neuf années écoulées depuis 1825 jusqu’à 1833 ; c’est dans ce recueil authentique, et présenté avec un soin remarquable, que j’ai puisé tous les documents dont j’ai fait usage. Le nombre des procès jugés annuellement par les cours d’assises du royaume a été d’à peu près 5 000, et celui des accusés d’environ 7 000. Depuis 1825 jusqu’à 1830 inclusivement, la législation criminelle n’a pas changé, et les condamnations par les jurys ont été prononcées à la majorité d’au moins sept voix contre cinq, sauf l’intervention de la cour dans les cas de cette plus petite majorité. En 1831, cette intervention a été supprimée, et l’on a exigé la majorité d’au moins huit voix contre quatre, ce qui a dû rendre les acquittements plus fréquents. Le rapport de leur nombre à celui des accusés, pendant les six premières années, s’est trouvé égal à 0,39, en négligeant les millièmes : une seule année il s’est abaissé à 0,38, et une autre année, il s’est élevé à 0,40 ; d’où il résulte que dans cette période, il n’a varié d’une année à une autre, que d’un centième de part et d’autre de sa valeur moyenne. On peut donc prendre 0,39 pour la valeur de ce rapport, et 0,61 pour le rapport du nombre des condamnations à celui des accusés, sous l’empire de la législation antérieure à 1831. À cette même époque, le rapport du nombre des condamnations prononcées à la majorité minima de sept voix contre cinq, au nombre total des accusés, a été 0,07, et il a aussi très peu varié d’une année à une autre. En retranchant cette fraction de 0,61, il reste 0,54 pour la proportion des condamnations qui ont eu lieu à plus de sept voix contre cinq ; le rapport du nombre des acquittements à celui des accusés aurait donc été 0,46, si l’on eût exigé, pour la condamnation, une majorité d’au moins huit voix contre quatre ; or, c’est effectivement ce qui est arrivé pendant l’année 1831, de sorte que la différence entre ce rapport conclu des années précédentes et celui qui a été observé dans celle-ci, est à peine d’un demi-millième.

En 1832, en conservant la même majorité minima qu’en 1831, la loi a prescrit la question des circonstances atténuantes, entraînant, dans le cas de l’affirmative, une diminution de pénalité ; l’effet de cette mesure a dû être de rendre plus faciles les condamnations par les jurys ; mais dans quelle proportion ? C’est ce que l’expérience seule pouvait nous apprendre, et qu’on ne pouvait pas calculer d’avance, comme l’augmentation du nombre des acquittements, qui avait eu lieu par un changement dans la plus petite majorité. L’expérience a fait voir qu’en 1832, la proportion des acquittements s’est abaissée à 0,41 ; elle est restée la même, à un millième près, dans l’année 1833, pour laquelle la législation n’a pas changé : le rapport du nombre des condamnations à celui des accusés, avant, pendant et après 1831, a donc été successivement 61/100, 54/100, 59/100, de manière qu’après avoir diminué de 0,7, par l’effet d’une voix de plus exigée dans la majorité, il a augmenté seulement de 0,5, par l’influence de la question des circonstances atténuantes sur l’esprit des jurés[4].

Pendant ces deux années 1832 et 1833, le nombre des procès politiques, soumis aux cours d’assises, a été considérable ; on l’a retranché du nombre total des procès criminels, dans l’évaluation qui a donné 0,41 pour la proportion des acquittements ; en y ayant égard, on trouve que cette proportion s’élèverait à 0,45 ; ce qui montre déjà l’influence du genre des affaires sur le nombre des acquittements prononcés par les jurys. Cette influence est rendue tout-à-fait évidente dans les Comptes généraux : les procès criminels y sont classés en deux divisions principales ; ceux qui ont pour objet des vols ou autres attentats contre les propriétés ; ceux qui se rapportent aux attentats contre les personnes, et dont le nombre est environ le tiers de celui des premiers, ou le quart du nombre total des affaires. Depuis 1825 jusqu’à 1830, le rapport du nombre des acquittements à celui des accusés n’a été que 0,34 dans la première division, et dans la seconde, il s’est élevé à 0,52, c’est-à-dire que le nombre des acquittements a même surpassé de 0,04, celui des condamnations. Les valeurs annuelles de chacun de ces deux rapports ont varié seulement de 0,02, tout au plus, de part et d’autre de ces fractions 0,54 et 0,52. Il faut aussi remarquer que le nombre des condamnations prononcées à la majorité minima de sept voix contre cinq, n’a été que 0,05 du nombre des accusés de crimes contre les propriétés, et qu’il s’est élevé à 0,11, dans le cas des accusés de crimes contre les personnes ; en sorte que non-seulement les condamnations ont été proportionnellement plus nombreuses dans le premier cas que dans le second, mais elles ont aussi eu lieu, en général, à de plus fortes majorités. Ces différences peuvent tenir en partie à une moindre sévérité des jurés, quand il s’agit des attentats contre les personnes, que dans le cas des attentats contre les propriétés, qu’ils jugent sans doute plus dangereux pour la société, parce que ces crimes sont les plus fréquents. Mais une manière différente de juger dans les deux cas, ne suffirait pas pour produire la grande inégalité dans la proportion des acquittements que l’expérience a fait connaître ; et le calcul montre qu’elle provient aussi d’une plus grande présomption de la culpabilité, résultant de l’information antérieure au jugement, à l’égard des accusés de vols que relativement aux autres accusés.

Les Comptes généraux mettent aussi en évidence d’autres rapports que les grands nombres ont rendus à peu près invariables, mais dont je n’ai point eu à faire usage. Ainsi, par exemple, depuis 1826, époque où l’on a commencé à indiquer le sexe des prévenus, jusqu’à 1833, le rapport du nombre des femmes mises en jugement au nombre total des accusés, a été annuellement 0,18 à peu près : une seule fois il s’est élevé à près de 0,20, et une seule fois il est descendu à 0,16. Il est constamment plus grand dans les affaires de vols que dans le cas des attentats contre les personnes ; la proportion des acquittements est aussi plus considérable pour les femmes que pour les hommes, et s’élevait pour elles à près de 0,43, lorsque sa valeur n’était que 0,39 pour les accusés des deux sexes.

Mais la constance de ces diverses proportions, qui s’observe chaque année dans la France entière, n’a plus lieu lorsque l’on considère les cours d’assises isolément. La proportion des acquittements varie notablement d’une année à une autre, pour un même département et sous une même législation ; ce qui montre que dans le ressort d’une cour d’assises, le nombre annuel des procès criminels n’est point assez grand pour que les irrégularités des votes des jurés se balancent, et que le rapport du nombre des acquittements à celui des accusés parvienne à la permanence. Ce rapport varie encore plus d’un département à un autre, et le nombre des procès dans chaque ressort de cour d’assises n’est pas non plus assez considérable pour qu’on puisse décider, avec une probabilité suffisante, quelles sont les parties de la France où les jurys ont plus ou moins de tendance à la sévérité. Il n’y a guère que le département de la Seine où les procès criminels sont assez nombreux pour que le rapport qui s’observe entre les nombres des acquittements et des accusés ne soit pas très variable, et puisse être comparé à celui qui a lieu dans la France entière. Le nombre des individus traduits chaque année devant la cour d’assises de Paris est d’environ 800, ou à peu près le neuvième du nombre correspondant pour tout le royaume. Depuis 1825 jusqu’à 1830, la proportion des acquittements a varié entre 0,55 et 0,40, et sa valeur moyenne n’a été que 0,35, tandis qu’elle s’élevait à 0,39, ou à 0,04 de plus, pour la France entière. Quant au rapport du nombre des condamnations prononcées à la majorité minima de sept voix contre cinq, au nombre des accusés, il a aussi été un peu moindre pour Paris, et s’est seulement élevé à 0,065, au lieu de 0,07 qu’il était pour toute la France, sans distinction de l’espèce de crimes.

Telles sont les données que l’expérience a fournies jusqu’à présent sur les jugements des cours d’assises. Maintenant, l’objet précis de la théorie est de calculer, pour des jurys composés d’un nombre déterminé de personnes, jugeant à une majorité aussi déterminée, et pour un très grand nombre d’affaires, la proportion des acquittements et des condamnations qui aura lieu très probablement, et la chance d’erreur d’un jugement pris au hasard parmi ceux qui ont été ou qui seront rendus par ces jurys. Déterminer la chance d’erreur d’un jugement de condamnation ou d’acquittement prononcé dans un procès connu et isolé, serait impossible selon moi, à moins de fonder le calcul sur des suppositions tout-à-fait précaires, qui conduiraient à des résultats très différents, et, à peu près, à ceux que l’on voudrait, suivant ces hypothèses que l’on aurait adoptées. Mais pour la garantie de la société, et celle que l’on doit aux accusés, ce n’est pas cette chance relative à un jugement particulier qu’il importe le plus de connaître ; c’est celle qui se rapporte à l’ensemble des procès soumis aux cours d’assises dans une ou plusieurs années, et qui se conclut de l’observation et du calcul. La probabilité de l’erreur d’un jugement quelconque de condamnation, multipliée par la chance qu’il aura lieu, est la mesure véritable du danger auquel la société expose les accusés non coupables ; le produit de la chance d’erreur d’un acquittement, et de la probabilité qu’il sera prononcé, mesure de même le danger que court la société elle-même, et qu’elle doit également connaître, puisque c’est la grandeur de ce danger qui peut seule justifier l’éventualité d’une injuste condamnation. Dans cette importante question d’humanité et d’ordre public, rien ne pourrait remplacer les formules analytiques qui expriment ces diverses probabilités. Sans leur secours, s’il s’agissait de changer le nombre des jurés, ou de comparer deux pays où il fût différent, comment saurait-on qu’un jury composé de douze personnes, et jugeant à la majorité de huit voix au moins contre quatre, offre plus ou moins de garantie aux accusés et à la société qu’un autre jury composé de neuf personnes, par exemple, pris sur la même liste qu’auparavant, et jugeant à telle ou telle majorité ? Comment déciderait-on si la combinaison qui existait en France avant 1831, d’une majorité d’au moins sept voix contre cinq, avec l’intervention des juges dans le cas du minimum, est plus avantageuse ou moins favorable que celle qui a lieu aujourd’hui, de la même majorité avec l’influence de la question des circonstances atténuantes ? ce qu’au reste on ne peut pas savoir, quant à présent, faute des données de l’observation relatives à l’époque actuelle.

Les formules dont on vient de définir l’objet, et que l’on trouvera dans cet ouvrage, ont été déduites, sans aucune hypothèse, des lois générales et connues du calcul des probabilités. Elles renferment deux quantités spéciales qui dépendent de l’état moral du pays, du mode de procédure criminelle en usage, et de l’habileté des magistrats chargés de la diriger. L’une exprime la probabilité qu’un juré pris au hasard sur la liste du ressort d’une cour d’assises, ne se trompera pas dans son vote ; l’autre est la probabilité, ayant l’ouverture des débats, que l’accusé soit coupable. Ce sont les deux éléments essentiels de la question des jugements criminels ; leurs valeurs numériques doivent être conclues des données de l’expérience, de même que les constantes contenues dans les formules de l’astronomie, sont déduites de l’observation ; et la solution entière du problème que l’on s’est proposé dans ces recherches exigeait le concours de la théorie et de l’expérience. Les données de l’observation dont j’ai fait usage, au nombre de deux, comme celui des éléments à déterminer, sont le nombre de condamnés à la majorité d’au moins sept voix contre cinq, et dans ce nombre celui des condamnés à cette majorité minima, divisés l’un et l’autre par le nombre total des accusés. Ces rapports étant très différents pour les crimes contre les personnes et pour les attentats contre les propriétés, j’ai considéré ces deux cas séparément. Ils ne sont pas non plus les mêmes dans tous les départements ; mais la nécessité de les déduire de très grands nombres, m’a forcé de réunir, pour chacun des deux genres de crimes, les jugements de toutes les cours d’assises du royaume ; les valeurs que j’en ai ensuite conclues pour les deux éléments dont il s’agit, ne sont donc qu’approchées, et supposent que ces éléments ne varient pas beaucoup d’un département à un autre. Mais la loi nouvelle en rétablissant la majorité d’au moins sept voix contre cinq, suffisante pour la condamnation, a prescrit aux jurys de faire connaître si elle a été prononcée à cette plus petite majorité ; on connaîtra donc, par la suite, dans chaque département, des nombres de condamnations, soit à la majorité minima, soit à une majorité quelconque, assez considérables pour servir à la détermination de nos deux éléments ; et l’on saura de cette manière, si la chance d’erreur des jurés varie notablement avec les localités. Déjà, pour le département de la Seine isolément, le calcul montre que cette chance est un peu moindre que pour le reste de la France.

Voici actuellement les principaux résultats numériques que l’on trouvera dans cet ouvrage, et dont il m’a paru utile de présenter ici un résumé.

Avant 1831, et pour la France entière, la probabilité qu’un juré ne se tromperait pas dans son vote était un peu supérieure à 2/3, dans le cas des crimes contre les personnes, et à très peu près égale à 13/17 dans le cas des crimes contre les propriétés. Sans distinction de l’espèce de crimes, cette chance était très peu inférieure à 3/4, toujours pour tout le royaume, et un peu supérieure à cette fraction pour le département de la Seine en particulier. En même temps, l’autre élément des jugements criminels, c’est-à-dire la probabilité avant le jugement, de la culpabilité de l’accusé, ne surpassait pas beaucoup 1/2 et se trouvait comprise entre 0,53 et 0,54, pour la France entière et dans le cas des crimes contre les personnes : elle surpassait un peu 2/3, dans le cas des crimes contre les propriétés ; sans distinction de l’espèce de crimes, elle était à peu près égale à 0,64, et s’élevait à environ 0,68 dans le ressort de la cour d’assises de Paris. En retranchant de l’unité ces diverses fractions, on aura les probabilités qui leur correspondent de l’erreur d’un juré et de l’erreur de l’accusation. On peut remarquer que la probabilité antérieure au jugement, de la culpabilité de l’accusé, surpasse toujours le rapport du nombre des condamnations à celui des accusés ; ainsi, par exemple, dans le cas où cette probabilité était la plus petite et excédait 1/2 de trois ou quatre centièmes seulement, ce rapport, comme on l’a dit plus haut, était au-dessous de 1/2 d’environ deux centièmes. Ce résultat est général ; et les formules de probabilités font voir qu’il a toujours lieu, quelles que soient l’habileté des magistrats, la chance de l’erreur d’un juré, la majorité exigée pour la condamnation. Il faut aussi observer que cette probabilité antérieure au jugement, de la culpabilité des accusés, exprime seulement la probabilité qu’ils sont condamnables par les jurys, d’après leur manière déjuger, c’est-à-dire d’après le degré inconnu de probabilité qu’ils exigent pour la condamnation, et qu’elle est sans doute inférieure à la probabilité qu’un accusé soit réellement coupable, résultant de l’information préliminaire. Personne, en effet, n’hésiterait à parier beaucoup plus d’un contre un, par exemple, qu’un individu est coupable, quand il est traduit à la cour d’assises pour un crime contre les personnes, quoique la probabilité antérieure au jugement, que l’on a trouvée pour ce genre de crimes, surpasse fort peu la fraction 1/2.

En 1831, la majorité suffisante pour la condamnation a seule été changée, et les deux éléments que nous considérons ont dû rester les mêmes. Dans les années suivantes, la question des circonstances atténuantes a sans doute influé sur les valeurs de ces éléments ; mais connaissant seulement, pour 1832 et 1833, le rapport du nombre total des condamnations à celui des accusés, cette donnée ne suffit pas à la détermination de nos deux éléments, et nous ignorons si, à cette époque, la chance qu’un juré ne se trompait pas, était devenue plus grande ou moindre qu’auparavant : nous ne pourrions le savoir qu’en faisant sur l’autre élément une hypothèse qui risquerait de s’écarter beaucoup de la vérité. Nous ignorons également si cette chance de ne pas se tromper ne changera pas encore sous la législation actuelle, à raison du vote secret[5] imposé aux jurés. Quand elle aura pu être déterminée, ainsi que la chance de la culpabilité résultant de l’information antérieure au jugement, au moyen d’un nombre suffisant d’observations futures, on connaîtra aussi, en répétant ces calculs à des époques plus ou moins éloignées, si ces deux éléments varient en France progressivement dans un sens ou dans un autre ; ce qui fournira un important document sur l’état moral de notre pays.

Malgré une plus grande expérience des procès criminels que les juges ont sans doute, leur chance de ne pas se tromper dans leur vote paraît cependant peu différente de celle des jurés. En effet, le cas où la majorité du jury, pour la condamnation, ne s’est formé qu’à sept voix contre cinq s’est présenté 1 911 fois dans la France entière, depuis 1826 jusqu’à 1830 ; les cours d’assises, composées alors de cinq juges, et appelées, dans ce cas, à intervenir, se sont réunies 314 fois à la minorité du jury ; or, le calcul montre qu’elles auraient dû s’y joindre environ 282 fois, en supposant la probabilité de ne pas se tromper égale pour les juges et pour les jurés ; et quoique ces deux nombres 314 et 282 ne soient pas assez considérables pour qu’on puisse décider, avec une très grande probabilité, à quel point cette hypothèse s’écarte de la vérité, leur peu de différence est une raison de penser qu’il doit aussi en exister très peu entre les chances d’erreur des juges et des jurés ; en sorte que pour les jurés, cette chance ne provient pas, comme on pourrait le croire, de leur défaut d’habitude.

Toutes choses d’ailleurs égales, il est évident que la proportion des condamnations diminuerait à mesure que l’on exigerait du jury une plus grande majorité. S’il fallait, comme en Angleterre, l’unanimité des douze jurés, soit pour condamner, soit pour absoudre, et que l’on prît pour les valeurs des deux éléments de la justice criminelle, celles qui se rapportent à la France entière, sans distinction de l’espèce des crimes, la probabilité d’une condamnation différerait peu d’un cinquantième, et celle d’un acquittement serait à peu près moitié moindre ; ce qui rendrait les décisions très difficiles, à moins qu’il n’y eût le plus souvent une sorte d’arrangement entre les jurés, et qu’une partie d’entre eux ne fît le sacrifice de son opinion. On voit même que sans cela, les acquittements unanimes seraient plus difficiles et plus rares que les condamnations, dans le rapport de deux à un. Ce ne serait que dans un nombre de 22 affaires prises au hasard, que l’on pourrait parier un contre un, qu’il y aurait un jugement de condamnation ou d’acquittement, prononcé à l’unanimité[6].

Après le jugement, la probabilité que l’accusé soit coupable est beaucoup plus grande ou beaucoup moindre qu’auparavant, selon que l’accusé a été condamne ou acquitté ; les formules de cet ouvrage en donnent la valeur, dès que les deux éléments qu’elles renferment ont été déterminés par l’observation, et d’après la majorité à laquelle le jugement a été prononcé. Si la majorité nécessaire pour la condamnation est celle d’au moins huit voix contre quatre, la probabilité qu’un condamné est coupable surpasse un peu la fraction 0,98, dans le cas des crimes contre les personnes, et la fraction 0,998, dans le cas des crimes contre les propriétés ; ce qui réduit à un peu moins de deux centièmes et de deux millièmes, les chances d’erreur d’une condamnation prononcée dans l’un et l’autre cas. En ayant égard à la probabilité de n’être point acquitté, il s’ensuit que la chance d’une condamnation erronée est à peu près un cent cinquantième pour un accusé de crime contre les personnes, et seulement quatre dix-millièmes pour un accusé de crime contre les propriétés. On trouve, en même temps, à très peu près 0,72 et 0,82 pour les probabilités de l’innocence d’un accusé dans ces deux cas, lorsqu’il a été acquitté ; et en tenant compte de la probabilité de n’être pas condamné, on trouve aussi, pour la chance qu’un accusé coupable sera acquitté, à peu près 0,18 dans le premier cas, et 0,07 dans le second ; en sorte que sur un très grand nombre d’individus acquittés, il y en a plus d’un sixième, d’une part, et environ un quatorzième de l’autre part qui auraient dû être condamnés.

Dans les sept années écoulées depuis 1825 jusqu’à 1831, le nombre des condamnés à cette majorité d’au moins huit voix contre quatre dans la France entière, a été de près de 6 000 pour des crimes contre les personnes, et d’environ 22 000 pour des crimes contre les propriétés ; d’après les chances d’une condamnation erronée, que l’on vient de citer, il y a donc lieu de croire qu’environ 40 et 9 de ces individus n’étaient pas coupables ; ce qui ferait 7 annuellement. En même temps, le nombre des individus acquittés et coupables a dû être plus de cinquante fois aussi grand, ou égal à environ 360 chaque année, sur le nombre total des accusés qui n’ont pas été condamnés. Mais on ne doit pas perdre de vue le sens que nous attachons à ce mot coupable, qui a été expliqué plus haut, et duquel il résulte que le nombre 7 n’est qu’une limite supérieure de celui des condamnés réellement innocents, tandis que 360 est, au contraire, une limite inférieure du nombre des individus acquittés quoiqu’ils ne fussent point innocents. Ces résultats du calcul, loin de nuire au respect que l’on doit à la chose jugée, et de diminuer la confiance dans les décisions des jurys, sont propres, au contraire, à empêcher toute espèce d’exagération de l’erreur à craindre dans les condamnations. À la vérité, ils ne sont pas de nature à pouvoir se vérifier par l’expérience ; mais ces résultats ont cela de commun avec beaucoup d’autres applications des mathématiques, qui ne sont pas non plus susceptibles de vérification et dont la certitude repose uniquement, comme ici, sur la rigueur des démonstrations, et sur l’exactitude des données de l’observation.

Dans les années qui ont précédé 1831, et pour la France entière, la probabilité de l’erreur d’une condamnation prononcée à la majorité minima de sept voix contre cinq était à très peu près 0,16 ou 0,04, selon qu’il s’agissait d’un crime contre les personnes ou d’un crime contre les propriétés ; sans distinction de l’espèce de crime, elle avait pour valeur 0,06. D’après la formule de Laplace, cette chance d’erreur serait la même dans tous les cas, et à peu près quintuple de 0,06. Mais, il faut, en outre, observer que l’intervention de la cour étant alors nécessaire, dans le cas de la plus petite majorité, cette chance d’erreur 0,06 se trouvait réduite à un peu moins d’un centième si les juges confirmaient la décision des jurés ; en sorte que sur 1 597 condamnations qui ont eu lieu de cette manière, dans les cinq années écoulées depuis 1826 jusqu’à 1830, on peut croire qu’environ 15 ou 16 étaient erronées, en ce sens que les accusés n’étaient pas condamnables, mais non pas qu’ils fussent innocents.

Le caractère distinctif de cette nouvelle théorie de la probabilité des jugements criminels étant donc de déterminer d’abord, d’après les données de l’observation dans un très grand nombre d’affaires de même nature, la chance d’erreur du vote des juges, et celle de la culpabilité des accusés avant l’ouverture des débats, elle doit convenir à toutes les espèces nombreuses de jugements : à ceux de la police correctionnelle, de la justice militaire, de la justice en matière civile, pourvu que l’on ait, dans chaque espèce, les données suffisantes pour la détermination de ces deux éléments. Elle doit aussi s’appliquer aux jugements qui ont été rendus en très grand nombre par des tribunaux extraordinaires, pendant les temps malheureux de la révolution ; mais, à cet égard, il est nécessaire d’entrer dans quelques explications, afin qu’il ne reste aucun doute sur la généralité et l’exactitude de la théorie. La difficulté que ce cas d’exception présente n’a point échappé à des personnes qui voulaient bien écouter avec intérêt les résultats de mon travail.

Un accusé peut être condamné, ou parce qu’il est coupable, et que les juges ne se trompent pas, ou parce qu’il est innocent, et que les juges se trompent. Le rapport du nombre des condamnations à celui des accusés ne varie pas lorsque la probabilité, avant le jugement, que l’accusé soit coupable, et celle que chaque juge ne se trompe pas dans son vote, se changent l’une et l’autre dans leurs compléments à l’unité. Il demeure le même, par exemple, quand ces deux probabilités sont 2/3 et 3/4, et quand elles ne sont que 1/3 et 1/4. Il a aussi une même valeur, lorsqu’elles diffèrent toutes deux très peu de la certitude, ou de l’unité, et lorsqu’elles sont toutes deux presque nulles ; et dans ces cas extrêmes, le nombre des condamnations s’écarte très peu du nombre des accusations. Par cette raison, les équations qu’il faut résoudre pour déterminer ces probabilités sont toujours susceptibles de deux racines réelles et inverses l’une de l’autre. Toutefois, chacune de ces deux solutions a un caractère qui la distingue : en adoptant l’une, la probabilité qu’un condamné est coupable, sera plus grande que celle de son innocence ; le contraire aura lieu en adoptant l’autre. Dans les cas ordinaires, c’est donc la première solution qu’on doit choisir ; car il ne serait pas raisonnable de supposer que les tribunaux fussent généralement injustes, ou qu’ils jugeassent le plus souvent au rebours du bon sens. Mais il n’en est plus de même quand les jugements sont prononcés sous l’influence des passions ; ce n’est plus la racine raisonnable des équations, c’est l’autre solution qu’il faut employer, et qui donne aux condamnations une si grande probabilité d’injustice. La grande proportion des jugements de condamnation, prononcés par les tribunaux révolutionnaires, n’est donc pas une preuve suffisante de la culpabilité légale des accusés ; et nous ne pouvons nullement conclure de cette proportion, celle des condamnés qui étaient coupables ou non coupables, selon les lois de cette époque, que ces tribunaux étaient chargés d’appliquer. Il faut toujours faire attention que, dans cette théorie, l’iniquité du juge et la passion de l’accusateur sont considérées comme des chances d’erreurs, aussi bien qu’une trop grande pitié ou un excès d’indulgence, et que le calcul est établi sur le résultat des votes, quels que soient les motifs qui les ont dictés.

Dans les tribunaux de police correctionnelle, le rapport du nombre des condamnés à celui des accusés a été compris entre 0,86 et 0,85, d’après la moyenne de neuf années consécutives et pour la France entière ; mais cette donnée ne suffit pas pour déterminer la probabilité, avant le jugement, de la culpabilité de l’accusé, et la probabilité qu’un juge de ces tribunaux ne se trompera pas dans son vote. En supposant les jugements prononcés par trois juges, ce qui paraît avoir lieu généralement, il faudrait aussi savoir suivant quelle proportion les condamnations ont eu lieu à l’unanimité, ou à la simple majorité de deux voix contre une ; proportion qui ne nous est pas donnée par l’observation, et à laquelle on ne pourrait suppléer que par quelque hypothèse gratuite.

On manque aussi des deux données nécessaires pour déterminer, dans le cas des tribunaux militaires, les valeurs spéciales des deux éléments contenus dans les formules de probabilités. Les conseils de guerre se composent de sept juges ; les condamnations ne peuvent être prononcées qu’à la majorité d’au moins cinq voix contre deux ; on évalue leur nombre total aux deux tiers de celui des accusés ; mais on ignore la proportion de celles qui ont lieu, soit à l’unanimité, soit à une simple majorité ; et faute de cette donnée de l’observation, on ne peut pas comparer, avec précision, la justice militaire à celle des cours d’assises, sous le rapport de la chance d’erreur des jugements de condamnation et d’acquittement ; ce qu’il serait cependant très intéressant de pouvoir faire.

Lorsqu’il s’agit de jugements en matière civile, les formules de probabilités, au lieu de deux quantités spéciales, n’en contiennent plus qu’une, celle qui exprime la chance qu’un juge ne se trompera pas dans son vote. Les jugements des tribunaux de première instance sont rendus par trois juges, en général, selon le renseignement qui m’a été donné ; mais on ne connaît pas le rapport du nombre de cas où ils prononcent à l’unanimité, au nombre de cas où ils ne décident qu’à la simple majorité de deux voix contre une ; ce qui rend impossible de déterminer directement la chance d’erreur de leurs votes. Pour les jugements dont il est fait appel devant les cours royales, on peut calculer cette chance, en comparant le nombre de ceux qui sont confirmés au nombre de ceux qui ne le sont pas, et supposant que cette chance d’erreur soit la même pour les juges des deux tribunaux successifs. Quoique cette hypothèse s’écarte peut-être beaucoup de la vérité, je l’ai admise cependant, afin de pouvoir donner un exemple du calcul de l’erreur à craindre dans les jugements civils. La vérité ou le bon droit résulterait de la décision, nécessairement unanime, de juges qui n’auraient aucune chance de se tromper ; dans chaque affaire ce bon droit absolu est une chose inconnue : néanmoins, on entend par des votes et des jugements erronés, ceux qui lui sont contraires ; et la question consiste à déterminer leurs probabilités, et par conséquent, les proportions suivant lesquelles ils auraient lieu, à très peu près et très probablement, dans des nombres de cas suffisamment grands.

On trouve dans le Compte général de l’administration de la justice civile, publié par le gouvernement, le nombre des jugements de première instance qui ont été confirmés par les cours royales, et celui des jugements qu’elles ont cassés, pendant les trois derniers mois de 1831, et les années 1832 et 1833. Le rapport du premier de ces deux nombres à leur somme, est à très peu près égal à 0,68, pour la France entière ; il n’a pas varié d’une année à une autre d’un 70e de sa valeur ; en sorte que malgré la diversité des affaires qui ont dû se présenter, et, sans doute aussi, l’inégale instruction des magistrats de tout le royaume, il a suffi cependant d’environ 8 000 arrêts prononcés annuellement, pour que le rapport dont il s’agit atteignît presque une valeur constante ; ce qui présente encore un exemple bien remarquable de la loi universelle des grands nombres. Dans le ressort de la cour royale de Paris, ce rapport a été sensiblement plus grand et s’est élevé à environ 0,76.

En employant la valeur relative à la France entière, et prenant le nombre sept pour celui des conseillers de chaque cour royale, qui prononcent les arrêts d’appel en matière civile, on trouve un peu plus de 0,68, pour la probabilité qu’un de ces conseillers, ou l’un des juges de première instance, pris au hasard dans tout le royaume, ne se trompera ou ne s’est pas trompé, en opinant dans une affaire, prise aussi au hasard, parmi celles qui sont soumises annuellement aux deux degrés de juridictions. Il est possible, d’ailleurs, que cette probabilité soit différente dans les affaires jugées en première instance et dont les parties n’ont point appelé. D’après cette fraction 0,68, on trouve, en négligeant les millièmes, 0,76, pour la probabilité de la bonté d’un jugement de première instance ; 0,95, pour celle de la bonté d’un arrêt de cour d’appel, quand il est conforme au jugement de première instance ; 0,64, pour cette probabilité, lorsque l’arrêt est contraire au jugement ; enfin, 0,75, pour la probabilité qu’un arrêt de cour royale, dont on ignore s’il est conforme ou contraire au jugement de première instance, sera confirmé par une seconde cour royale, jugeant sur les mêmes données que la première. Les probabilités qu’un tribunal de première instance et une première cour d’appel, jugeront tous les deux bien, le tribunal mal et la cour bien, celles-ci mal et le tribunal bien, tous les deux mal, auront respectivement pour valeur approchées, les fractions 0,649 ; 0,203 ; 0,113 ; 0,035, dont la somme est l’unité.

Les questions relatives à la probabilité des jugements, dont on vient d’exposer les principes et de faire connaître les résultats, se trouveront dans le cinquième et dernier chapitre de cet ouvrage. Les quatre premiers renferment les règles et les formules générales du calcul des probabilités ; ce qui dispensera de les aller chercher ailleurs, et a permis de traiter quelques autres questions étrangères à l’objet spécial de ces recherches, mais que l’application du calcul des probabilités était propre à éclairer. On y trouvera aussi la solution d’un problème, qui montre comment la majorité d’une assemblée élective peut changer après une nouvelle élection, du tout au tout, ou dans un bien plus grand rapport que celle des électeurs, distribués en colléges électoraux, et qui élisent ; à la simple majorité dans chaque collége.

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  1. Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix.
  2. Page 460.
  3. Page 32.
  4. Dans le compte de l’administration de la justice criminelle pour l’année 1834, que le gouvernement vient de publier, on trouve que pendant cette année, où la législation a été la même que pour les deux années précédentes, le rapport du nombre des condamnés à celui des accusés, s’est élevé à 0,60 ; de sorte qu’il a seulement excédé d’un centième celui qui avait eu lieu en 1832 et 1833. Le gouvernement de la Belgique, à l’instar de celui de notre pays, a aussi publié le Compte général de l’administration de la justice criminelle dans ce royaume. Le jury ayant été rétabli vers le milieu de 1831, et la majorité nécessaire pour la condamnation étant d’au moins sept voix contre cinq, le rapport du nombre des acquittements à celui des accusés a été 0,41, 0,40, 0,39, pour les années 1832, 1833, 1834, et, ce qui est remarquable, sa valeur moyenne 0,40, n’a différé que d’un centième de ce qu’elle était en France à la même majorité. Avant le rétablissement du jury, les tribunaux criminels de la Belgique se composaient de cinq juges ; et les condamnations pouvaient être prononcées à la simple majorité de trois voix contre deux : le rapport du nombre des acquittements à celui des accusés, variait aussi très peu d’une année à une autre ; mais il s’élevait seulement à environ 0,17, ou à moins de moitié de celui qui a lieu pour les jugements des jurys. Cette différence de plus du simple au double, entre les proportions des acquittements, ne tient pas seulement aux nombres cinq et douze, des juges et des jurés, ni aux majorités minima, trois contre deux et sept contre cinq ; elle suppose aussi, comme on le verra dans cet ouvrage, que les juges exigeaient, pour les condamnations, une probabilité notablement moindre que les jurés, quelle que soit, d’ailleurs, la chance d’erreur pour les uns et pour les autres.
  5. Les jurés ne pouvant plus revenir sur leurs décisions, dès qu’elles auront été prises au scrutin secret, il y a un cas singulier qui pourra se présenter quelquefois, et qu’il est bon de signaler. Deux individus que j’appellerai Pierre et Paul, sont accusés d’un vol ; à la question si Pierre est coupable de ce vol, quatre jurés répondent oui, trois autres oui, les cinq autres non : l’accusé est déclaré coupable à la majorité de sept vois contre cinq ; à la question, si Paul est coupable du même vol, les quatre premiers jurés répondent oui, les trois autres qui avaient dit oui contre Pierre disent non contre Paul, les cinq derniers répondent oui ; Pierre est donc déclaré coupable à la majorité de neuf voix contre trois. On pose ensuite la question, si le vol a été commis par plusieurs, qui entraîne, dans le cas de l’affirmative, une plus forte pénalité. Conséquemment à leurs votes précédents, les quatre premiers jurés répondent oui, et les huit autres qui ont jugé, ou Pierre ou Paul innocent, répondent non. La décision du jury, sans qu’il y ait aucune contradiction dans les votes des jurés, est donc que les deux accusés sont coupables du vol, et en même temps que ce vol n’a pas été commis par plusieurs.
  6. D’après des documents publiés en Angleterre, et qui paraissent dignes de foi, le nombre des individus traduits annuellement devant les jurys s’est continuellement accru dans ces derniers temps, et le rapport du nombre des condamnations à celui des accusés, a aussi augmenté d’une manière progressive (*). Voici des résultats extraits de ces documents, et que l’on pourra comparer à ce qui a lieu dans notre pays. Les nombres suivants se rapportent seulement à l’Angleterre et au pays de Galles. Ils répondent à trois périodes de chacune sept années, finissant en 1818, 1825, 1832.
    nombre
    des accusés.
    nombre
    des condamnés.
    rapport
    du second nombre au 1er.
    condamnés
    à mort.
    exécutés. condamnés
    à un emprisonnement de deux ans ou au-dessous.
    1re période, 064538 41054 0,636… 5802 635 27168
    2e 093718 63418 0,677… 7770 579 42713
    3e 127910 90240 0,705… 9729 414 58757

    Pendant la période de sept années qui a fini en 1817, le nombre des accusés ne s’était pas élevé tout-à-fait à 35 000, et la proportion des condamnations avait été un peu au-dessous de 0,60. Dans la seule année 1832, la dernière de ces périodes, le nombre des accusés est parvenu à 20 839, dont 14 947, ou à peu près les trois quarts, ont été condamnés. J’ignore si ce nombre a augmenté ou diminué dans les années suivantes. La proportion des peines les plus faibles est peu différente en Angleterre et en France. On voit par le tableau ci-dessus qu’en Angleterre, le nombre des peines d’emprisonnement est à peu près les deux tiers du nombre total des condamnations ; pendant les années 1832 et 1833, le premier nombre a surpassé en France la moitié du second. Ce tableau montre, en outre, que dans la dernière période septénaire, où il a été le plus petit, le nombre des sentences de mort exécutées, s’est élevé, terme moyen, à 60 chaque année ; maintenant, il est moitié moindre en France, et ne dépasse pas 30 annuellement.

    (*) Tables of the revenue, population, etc., of the united kingdom, compiled from official returns by G. R. Porter, Part II.