Recherches sur les principes de la morale/Section 1

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SECTION I.

Des principes généraux de la Morale.

De toutes les disputes on seroit tenté de regarder comme la plus désagréable, celle que l’on est oblige d’avoir avec des personnes opiniâtres & entêtées de leur sentiment ; il est cependant encore plus fâcheux d’avoir à disputer contre des gens qui ne sont point persuadés des opinions qu’ils soutiennent & qui s’engagent dans la discussion par envie de contredire, par affectation, ou par le desir de faire étalage d’un esprit supérieur au reste des hommes. Les uns & les autres montrent le même attachement à leurs raisonnemens, le même mépris pour leurs adversaires, & la même opiniâtreté à soutenir des sophismes & des absurdités. Comme leur façon de penser n’est point fondée sur la raison, c’est en vain qu’on se flatteroit, au moyen d’une logique qui ne sait point parler à la passion, de les ramener à des principes plus vrais & plus sensés.

Ceux qui nient la réalité des distinctions morales, peuvent être placés dans la dernière classe, c’est-à dire, parmi les gens qui disputent de mauvaise foi. En effet on ne sauroit se persuader qu’un homme raisonnable ait jamais pu croire sérieusement que tous les caracteres & toutes les actions méritassent également l’amour & l’estime de tout le monde. La différence que la nature a mise entre un homme & un autre homme, est souvent si grande, & cette différence est encore si fort augmentée par l’éducation, par l’exemple & par l’habitude, qu’il n’y a point de sceptique assez téméraire & assez déterminé, qui en s’appercevant de tant d’extrémités si opposées, ose nier la distance immense qui se trouve entre elles. Quelle que soit l’insensibilité d’un homme, il ne laissera pas d’être souvent touché par les images de juste & de l’injuste, & quelle que soit la force de ses préjugés, il ne pourra s’empêcher de voir que les autres sont susceptibles de la même impression ; ainsi le seul moyen de convaincre un adversaire de ce caractere, est de l’abandonner à lui-même ; car s’il ne trouve personne qui veuille s’engager avec lui dans la dispute, il y a tout lieu de croire que l’ennui suffira à la fin pour le rappeller au bon sens & à la raison.

Il n’y a pas long-tems qu’il s’est élevé une dispute plus digne d’attention, sur la base générale de la morale, il s’agit de savoir s’il faut la fonder sur la raison ou bien sur le sentiment : si nous parvenons à la connoissance par une chaîne de raisomemens & de conséquences, ou par sentiment intérieur & immédiat, si, ainsi que tous les jugemens sains sur le vrai & sur le faux, la morale est la même pour tous les êtres intelligens & raisonnables, ou si semblable aux idées de beauté & de difformité, elle n’est fondée que sur la conformation particuliere des hommes, sur la façon dont ils sont organisés.

Quoique les anciens philosophes répetent souvent que la vertu n’est autre chose que la conformité avec la raison, ils semblent pourtant fonder la morale sur le goût & sur le sentiment. D’un autre côté, nos moralistes modernes, en parlant sans cesse de la beauté de la vertu & de la difformité du vice, se sont toujours efforcés d’en rendre compte par des raisonnemens métaphysiques déduits des principes les plus abstraits de l’esprit humain. On a jeté beaucoup d’obscurité sur cette matiere ; les systêmes se sont trouvés opposés les uns aux autres ; & il y a souvent eu de la contradiction jusques dans les différentes parties d’un même systême. L’élégant le sublime lord Shaftesbury, qui le premier, parmi nous, a fait remarquer la distinction dont nous parlons, & qui en général étoit du sentiment des anciens, n’est point lui-même exempt de confusion.

Il faut avouer que les deux côtés de cette question sont susceptibles de raisonnemens très-spécieux. On peut soutenir que la raison suffit seule pour discerner les distinctionts morales ; en effet, sans cela, d’où naîtroient les disputes qui s’élèvent sur cette matiere, tant parmi le vulgaire, que parmi les philosophes ? d’où viendroient cette longue suite de preuves que chacun allégue en faveur de ses opinions, les exemples, qu’on apporte, les autorités dont on s’appuie, les analogies auxquelles on a recours, les faussetés qu’on prétend découvrir, les inductions qu’on emploie, & les différentes conséquences que l’on tire des mêmes principes ? on peut disputer sur la vérité, mais jamais sur le goût : ce qui existe dans la nature est la regle ou le modele de nos jugemens ; ce que chaque homme sent au-dedans de lui-même est sa regle du sentiment. On peut démontrer des proportions de géométrie, & disputer sur des systêmes de physique ; mais l’harmonie des vers, la tendresse de la passion, le brillant du génie, sont de nature à exciter un plaisir immédiat. Les hommes ne disputent gueres sur la beauté ou sur la laideur des autres, mais souvent ils raisonnent sûr la justice ou l’injustice de leurs actions. Dans la discussion d’une affaire criminelle, le premier objet de l’accusé, est de prouver qu’il n’est point coupable des faits dont on le charge & de nier les actions qu’on lui impute : le second est de prouver que ces faits, quand ils seroient vrais, peuvent être justifiés & regardés comme innocens & légitimes. Il est constant que le premier de ces points est soutenu par une suite de conséquences tirées de l’entendement : comment donc pouvons-nous supposer que c’est une faculté différente qui fixe l’autre point ?

D’un autre côté, ceux qui regardent le sentiment comme la source de la morale, s’efforcent de prouver qu’il est impossible à l’entendement de former des raisonnemens satisfaisans de cette espece : selon eux le propre de la vertu est d’être aimable, le propre du vice d’être odieux, cela est de leur essence & de leur nature ; mais la raison ou le raisonnement sont-ils en état d’appliquer ces différentes épithétes à une action, & de décider, avant que l’une de ces actions ait excité l’amour, & que l’autre ait produit la haine ? Or, quelle autre cause peut-on donner de ces sentimens qu’on éprouve, sinon la disposition primitive de nos organes & de nos facultés intellectuelles, formée par la nature pour les recevoir ?

Le but de toutes les spéculations morales est de nous apprendre nos devoirs, de nous montrer la difformité du vice & la beauté de la vertu, pour nous engager à éviter l’un & à suivre l’autre, & pour faire naître en nous des habitudes analogues à cette disposition. Mais peut-on attendre ces effets des conséquences tirées par notre entendement, puisqu’elles ne peuvent se soumettre nos affections, ni émouvoir les facultés actives de l’homme ? Le raisonnement fait découvrir des vérités, mais lorsque ces vérités sont indifférentes, & qu’elles ne font naître ni desir ni répugnance, elles n’ont gueres d’influence sur notre conduite. Ce qui est honorable, ce qui est beau, ce qui est décent, ce qui est noble, ce qui est généreux saisit notre coeur, & nous excite à l’embrasser & à nous y tenir attachés. Ce qui est intelligible, ce qui est évident, ce qui est probable, ce qui est vrai, n’obtient qu’un consentement froid de la part de l’entendement, & en satisfaisant notre curiosité, met fin à nos recherches.

Eteignez tous les sentimens qui échauffent en faveur de la vertu, tous les dégoûts que fait naître le vice, rendez les hommes totalement indifférens sur ces distinctions, la morale ne sera plus une étude de spéculation, & ne tendra plus à régler notre conduite & nos actions.

Ces raisonnemens, dont on s’appuie de part & d’autre, & que l’on pourroit augmenter par beaucoup de semblables, sont si plausibles, que je suis tenté de croire qu’ils sont également solides & satisfaisans, & de soupçonner que la raison & le sentiment se réunissent dans presque toutes les déterminations morales. Il y a tout lieu de penser que l’arrêt définitif, qui décide si un caractere ou une action sont aimables ou odieux, dignes de louanges ou de blâme, qui leur imprime le sceau de l’honneur ou de l’infamie, de l’approbation ou de la censure, qui fait de la morale un principe actif, en attachant notre bonheur à la vertu, & notre malheur au vice ; que cet arrêt, dis-je, dépend d’un sentiment intérieur que la nature a donné à tous les hommes. Quel autre pouvoir pourroit produire un effet de cette espece ? Mais pour préparer les hommes à un tel sentiment, & pour leur faire distinguer quel en est le véritable objet, nous voyons qu’il est souvent besoin de le faire précéder d’un grand nombre de raisonnemens, d’établir des distinctions très-déliées, & tirer des conséquences précises, de former des comparaisons éloignées, d’examiner des relations exactes, de constater & de fixer des faits généraux. Il y a des beautés, sur-tout celles de la nature, qui du premier coup d’œil captivent nos affections & s’attirent nos suffrages ; lorsqu’elles ne produisent point cet effet, il est impossible au raisonnement de remédier à ce défaut d’influence, & de les rendre plus propres à flatter notre goût, ou à exciter nos sentimens. Mais il est d’autres beautés, & de ce genre sont celles des beaux arts, qui pour être senties demandent une longue suite de raisonnemens ; & alors les argumens & la réflexion redressent souvent les impressions fautives en ce genre. On a de fortes raisons pour croire que les beautés morales sont de cette derniere espece, & qu’elles exigent l’assistance des facultés de l’entendement, pour produire des impressions durables dans le cœur des hommes.

Quoique la question qui regarde le principe général de la morale, soit extrêmement curieuse & importante, il est inutile, quant à présent, de faire de nouvelles recherches sur ce sujet ; en effet, si dans le cours de cet examen nous sommes assez heureux pour pouvoir fixer la véritable origine de la morale, on appercevra aisément jusqu’à quel point le sentiment ou la raison entrent dans les determinations de cette nature[1]. En attendant que cette question soit entiérement décidée, il ne sera pas peut-être possible de suivre un ordre ou une méthode aussi précise que les sciences l’exigent, c’est-à-dire, de donner d’abord des définitions exactes de la vertu & du vice qui sont les objets de nos méditations. Mais nous prendrons une route qui ne doit pas paroître moins satisfaisante : nous considérerons notre matiere comme susceptible d’expériences, ainsi nous appellerons vertueuse toute action qui sera accompagnée de l’approbation unanime des hommes, & nous nommerons vicieuse toute qualité qui fera l’objet du blâme & de la censure. Nous tâcherons de comparer ces notions, & après avoir examiné les circonstances dans lesquelles elles s’accordent, nous pourrons espérer de parvenir à la connoissance de la base de la morale, & à découvrir les principes universels d’où dérivent l’approbation & le blâme. Toutes ces questions roulent sur des faits, & ne sont point une science abstraite, mais nous ne pouvons nous promettre quelque succès, qu’en suivant la route de l’expérience, & en tirant des maximes générales de l’analogie des exemples particuliers. L’autre méthode scientifique qui commence par établir un principe général abstrait, pour en tirer ensuite des conséquences qui en partent comme des rameaux de la tige ; cette méthode peut être plus parfaite, mais elle convient certainement moins à l’imperfection de l’esprit humain, & en ce genre comme en beaucoup d’autres elle est communément une source d’erreur & d’illusion. Les hommes sont actuellement guéris des systêmes & des hypotheses de physique, ils ne prêtent l’oreille qu’aux preuves tirées de l’expérience. Il est tems de mettre dans la morale, la même réforme, & de rejeter tout systême, quelque ingénieux qu’il puisse être d’ailleurs, lorsqu’il ne sera point fondé sur des observations & des faits.

  1. Voyez la premiere addition.