Recherches sur les principes de la morale/Section 2

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SECTION II.

De la Bienveillance.


I.

Beaucoup de gens se sont fait un principe entiérement incompatible avec toute vertu & tout sentiment moral, & comme leur opinion ne peut venir que de la disposition la plus dépravée, elle contribue à son tour à nourrir & à entretenir la dépravation. Selon eux la bienveillance n’est qu’hypocrisie, l’amitié n’est qu’une tromperie, l’amour du bien public qu’une comédie, la fidélité qu’un piége propre à surprendre la confiance ; tandis que chacun de nous ne cherche que son intérêt particulier, nous nous servons de ces dehors séduisans, de ces mots pompeux, pour tromper nos voisins, & pour les faire tomber dans les filets que nous leur tendons. Quel cœur doit avoir un homme qui fait profession de pareils principes & qui n’éprouve point en lui-même de sentiment qui démente un systême si dangereux ! Quelle affection & quelle bienveillance peut-il sentir pour des êtres qu’il représente sous des couleurs si noires, & qu’il suppose si peu capables de retour & de reconnoissance ! Si nous ne voulons point attribuer ces principes à un cœur entiérement perverti, nous ne pouvons du moins nous dispenser de reprocher à ceux qui les ont avancés d’avoir examiné les choses avec légéreté & avec précipitation. Des raisonneurs superficiels, voyant dons les hommes un grand nombre de prétentions fausses & injustes, & se sentant peut-être eux-mêmes très-peu disposés à se contraindre, ont pu tirer inconsidérément une conclusion trop générale & trop téméraire ; ils ont pu dire que tout est également corrompu, & que les hommes différens en cela de tous les autres animaux & de tous les autres êtres, ne sont susceptibles d’aucuns degrés de bonté ni de méchanceté, mais sont en toute occasion les mêmes créatures masquées sous différens déguisemens.

Il y a un autre principe qui ressemble assez à celui dont nous venons de parler. Plusieurs philosophes s’en sont appuyés, & il a été le fondement d’un grand nombre de systêmes. Ce principe est que quelqu’affection qu’on éprouve, ou qu’on croie sentir pour les autres, elle n’est point & ne peut être désintéressée ; que l’amitié la plus genéreuse, quelque sincere qu’elle soit, n’est qu’un amour-propre modifié, & que même à notre insu, nous ne cherchons que ce qui peut nous faire plaisir, tandis que nous paroissons le plus occupés des avantages, & de bien-être de nos semblables. Par le tour de notre imagination, par des réflexions rafinées, par l’enthousiasme de la passion, nous nous persuadons de prendre une part réelle à ce qui intéresse les autres, & nous nous croyons entiérement dégagés de vues particulieres : mais dans le fond, le citoyen le plus généreux & l’avare le plus sordide …, le héros le plus magnanime & l’homme le plus lâche, dans toutes leurs actions ont également en vue leur propre intérêt & leur bonheur personnel.

On se trouveroit souvent trompé dans les expériences, si en considérant le but auquel paroît tendre cette opinion, on concluoit que ceux qui la soutiennent ne sauroient éprouver un vrai sentiment de bienveillance, ni avoir de l’estime pour la vertu pure. L’honneur & la probité n’étoient point étrangers à Épicure ni à sa secte. Atticus & Horace paroissent avoir reçu de la nature, & avoir cultivé par réflexion une disposition aussi généreuse, & autant de penchant à l’amitié qu’aucun des disciples des écoles les plus austeres. Et parmi les modernes Hobbes & Locke qui soutenoient le systême de l’ propre dans la morale, n’ont pas laissé de mener la vie la plus irréprochable ; cependant, le premier avoit absolument secoué le joug de la religion, qui auroit pu suppléer à ce qui manquoit à sa philosophie.

Un épicurien, ou un disciple de Hobbes avouera qu’il existe dans le monde une amitié sans fard & sans hypocrisie ; mais à force de subtilité philosophique, il essaiera d’analyser ce sentiment, pour en répandre les élémens dans ceux d’une autre passion ; il s’efforcera de prouver que tous nos sentimens ne sont qu’un amour-propre déguisé sous une infinité de formes différentes. Cependant le même tour d’imagination ne domine point dans tous les hommes, & par conséquent ne peut donner la même modification au sentiment primitif de chacun ; cela seul suffit, même dans le systême de l’amour-propre, pour mettre la plus grande différence entre les caracteres des hommes, & pour attirer le nom de vertueux & d’humains aux uns, & celui d’intéressés & de vicieux aux autres. Je fais cas d’un homme dont l’amour-propre, de quelque maniere que ce soit, est dirigé de façon à s’intéresser à ses semblables, & à se rendre utile à la société ; de même que je hais ou méprise celui qui n’a d’égards que pour ce qui peut contribuer à ses indignes plaisirs. En vain voudra-t-on me dire que ces caracteres, quoique opposés en apparence, sont les mêmes dans le fond, & qu’un tour d’imagination très-léger en fait toute la différence ; quand cette différence seroit encore plus petite qu’elle n’est, chaque caractere me paroît assez décidé & très-difficile à changer ; & je ne trouve pas plus, en ce genre que dans d’autres, que les sentimens naturels, excités par les apparences générales des choses soient aisément détruits par les réflexions raffinées qu’on fait sur l’origine commune & imperceptible de ces apparences. L’incarnat vif & animé d’un beau visage ne m’inspire-t-il pas du plaisir même, lorsque la physique m’aura appris que toutes les différences de teint ne viennent que de plus ou moins d’épaisseur des particules dont la peau est composée, & qu’au moyen de ces différences une surface est disposée à réfléchir une des couleurs primitives de la lumière & à absorber les autres ?

Quoique la question sur l’amour-propre, général ou particulier de l’homme ne soit pas aussi importante à la morale & à la pratique qu’on a coutume de se l’imaginer, cependant elle est certainement de très-grande conséquence dans les spéculations sur la nature humaine, & cet objet est très-digne de notre curiosité & de nos recherches. Il ne sera donc pas hors de propos de s’arrêter pour y faire quelque réflexion.

L’objection qui se présente le plus naturellement contre le systême de l’amour-propre, est que ce sentiment étant contraire à ce qu’on éprouve ordinairement, & aux idées & aux opinions les plus exemples de préjugés, il faut que la philosophie fasse un effort prodigieux pour établir un paradoxe si extraordinaire. L’observateur le moins attentif apperçoit bientôt qu’il existe une disposition telle que la bienveillance & la générosité ; qu’il y a des sentimens tels que l’amour, l’amitié, la compassion, la reconnoissance. Ces sentimens ont leurs causes, leurs effets, leurs objets & leurs opérations. Le langage ordinaire a exprimé toutes ces idées, & les a distinguées des passions qui n’ont en vue que l’intérêt particulier : comme c’est-là le coup d’œil sous lequel les choses se présentent naturellement, il faut s’y tenir jusqu’à ce qu’on découvre un systême, qui pénétrant plus profondément la nature humaine, prouve que les premiers de ces sentimens ne sont que des modifications de dernier. Toutes les tentatives de ce genre ont été infructueuses jusqu’à présent, & semblent n’être dues qu’à cette envie de simplifier qui a été la source d’un grand nombre de faux raisonnemens dans la philosophie. Je n’entrerai point ici dans aucun détail là-dessus : beaucoup de philosophes habiles ont fait voir l’insuffisance de ce systême ; & je supposerai qu’on m’accorde ce que la moindre réflexion doit selon moi rendre évident à tout homme qui fera des recherches impartiales.

La nature du sujet donne lieu de présumer que l’on ne trouvera point par la suite de meilleur systême, pour expliquer comment la bienveillance dérive de l’intérêt personnel, & qu’on ne pourra réduire les différens mouvemens de l’ame à des principes plus simples & plus uniformes. Il n’en est pas de cette espece de philosophie comme de la physique. Dans cette science, il y a beaucoup d’hypotheses qui, quoiqu’elles paroissoient contraires aux premieres apparences, se sont ensuite trouvées solides & vraies après un examen plus exact, nous en avons tant d’exemples, qu’un philosophe[1] ingénieux n’a pas fait difficulté de dire que quand il y a plus d’une maniere de produire un phénomene, on doit présumer qu’il est dû à des causes qui sont les moins ordinaires, & qui se présentent le moins fréquemment à nos yeux. Mais dans toutes les recherches sur l’origine de nos passions & des opérations de l’ame, la présomption est pour l’autre méthode ; la cause la plus simple, & qui se présente le plus naturellement pour expliquer un phénomene, est probablement la plus vraie. Lorsqu’un philosophe, pour établir son systême, est obligé d’avoir recours à des réflexions fines & compliquées, & de les supposer essentielles pour produire une passion ou un mouvement de l’ame, nous sommes en droit de nous mettre en garde contre une hypothese si trompeuse. Nos passions ne sont point susceptibles de ces impressions qui partent du rafinement de l’esprit & de l’imagination ; & l’on trouvera toujours qu’un exercice sérieux de ces dernières facultés absorbe & détruit toute la force & toute l’activité des premieres. Tel est le peu de capacité de l’ame humaine ; elle ne sauroit suffire à deux objets si différens. Il est vrai que souvent notre intention & le motif qui nous détermine nous sont inconnus à nous-mêmes, sur-tout lorsque ce motif se combine & se confond avec d’autres, auxquels l’esprit, par présomption & par vanité, accorde plus de force & d’influence qu’ils n’en ont réellement ; mais il n’y a point d’exemple que nous ayions ignoré les causes de nos sentimens, parce qu’elles étoient trop obscures & trop compliquées. Un homme qui a perdu son ami & son protecteur, s’abuse peut-être lorsqu’il croit que toute sa douleur ne vient que d’un sentiment généreux, sans aucun mélange de vues basses & intéressées ; mais quel motif peut-on supposer à l’attendrissement d’un homme qui regrette un ami vertueux & estimable, un ami qui avoit besoin de la protection de ses secours ? Croira-t-on que ces regrets viennent de je ne sais quelle considération métaphysique de son intérêt particulier, qui n’est fondée sur aucune réalité ? En supposant, à des petits ressorts ou à des roues d’une montre, la force de donner le mouvement à une voiture très-chargée, on auroit tout autant de raison qu’en puisant dans des réflexions aussi éloignées l’origne des sentimens de notre ame.

Nous remarquons que différens animaux sont susceptibles d’attachement, tant pour leur espece que pour la nôtre ; & l’on ne sauroit soupçonner de l’art ou du déguisement dans leur fait. Dirons-nous aussi que tous leurs sentimens ne viennent que d’un rafinement d’amour-propre ? Et si nous admettons une bienveillance désintéressée dans des êtres inférieurs, par quelle regle d’analogie refuserions-nous ce sentiment à des êtres d’un ordre plus relevé ?

L’amour entre les deux sexes fait naître une complaisance & une bienveillance bien différente de l’assouvissement des desirs. La tendresse naturelle pour la progéniture suffit généralement dans tous les êtres sensibles, pour contrebalancer les mouvemens les plus forts de l’amour-propre, & n’en dépend en aucune façon. Quel peut être l’intérêt de cette tendre mere qui détruit sa santé par les soins qu’elle prodigue à son enfant malade, & qui délivrée enfin par sa mort de ces soins incommodes, tombe elle-même dans la langueur, & finit par mourir de chagrin ?

La reconnoissance n’est elle donc point un sentiment naturel au cœur de l’homme, & n’est-ce qu’un mot dépourvu de sens & de réalité ? Ne trouvons-nous pas plus de satisfaction dans la compagnie d’un homme que dans celle d’un autre, & ne desirons-nous plus le bonheur d’un ami quand l’absence ou la mort nous empêchent de le partager ? Et qu’est-ce qui nous le fait partager lors même que nous sommes vivans & que nous en sommes témoins, si ce n’est l’estime & la passion que nous avons pour lui ?

Ces exemples & une infinité d’autres sont des preuves d’une bienveillance gratuite qui existe dans l’homme, sans qu’un intérêt réel nous attache à l’objet de notre amitié, & il me paroît difficile d’expliquer comment un intérêt supposé & imaginaire, connu & avoué pour tel, peut être l’origine d’un sentiment ou d’un mouvement de l’ame. On n’a point encore trouvé jusqu’à présent d’hypothese satisfaisante en ce genre, & il n’y a pas la moindre apparence que jamais l’art des hommes réussisse dans cette recherche.

De plus si nous voulons considérer cette matiere sans prévention, nous trouverons que le systême qui suppose une bienveillance désintéressée & distincte de l’amour-propre, est réellement plus simple & plus conforme à la nature que celui qui rapporte à ce dernier principe toute amitié & tout sentiment d’humanité. Il est des besoins & des appétits physiques qui de l’ aveu de toute le monde tendent immédiatement à la possession de leur objet & précedent la jouissance de nos sens. Ainsi l’objet de la faim & de la soif est de manger & de boire. Ces appétits primitifs satisfaits, il en résultera un plaisir qui pourra devenir l’objet d’une autre espece de desirs secondaires & intéressés. De même il y a des passions de l’ame, qui, avant toute idée d’intérêt, nous portent à rechercher des objets particuliers tels que la réputation, le pouvoir, la vengeance ; & lorsqu’on les a obtenus, il en résulte une jouissance agréable qui est une suite de l’accomplissement de nos desirs. Suivant la constitution intérieure de notre ame, il existe en nous un penchant naturel à la réputation qui agit avant que nous en ayions recueilli aucun plaisir, & avant que nous puissions la rechercher par des motifs d’amour-propre ou par le desir du bonheur. Si je n’ai point de vanité, je ne trouverai point de plaisir dans la louange : si je suis dégagé d’ambition, le pouvoir ne sera pas une jouissance pour moi : si je n’ai point de ressentiment, la punition d’un ennemi me sera indifférente. Dans tous ces cas la passion fixe sa vue immédiatement sur son objet & le rend nécessaire à notre bonheur. Il est vrai qu’il s’eleve ensuite d’autres sentimens secondaires qui poussent ce bonheur obtenu par nos desirs primitifs plus loin, & en sont une partie de notre bien-être. Si l’amour-propre n’étoit pas précédé par des sentimens d’une nature différente, il se manifesteroit à peine, parce que dans cette supposition nous n’éprouverions que des peines & des plaisirs très-légers, nous n’aurions que peu de malheur à éviter peu de félicité à attendre.

Où seroit donc la difficulté de concevoir qu’il en est de même de la bienveillance & de l’amitié, que des sentimens que nous venons de citer pour exemple ; & pourquoi ne croirions-nous-pas que la constitution primitive de notre ame nous fait desirer le bonheur de nos semblables, nous le rend aussi précieux que le nôtre ? sans nier que peut-être nous le recherchons ensuite par les motifs combinés & de la bienveillance & de l’envie d’en jouir aussi. Qui ne voit pas que la vengeance excitée par la seule force de la passion peut être suivie avec assez d’ardeur, pour nous faire oublier toutes les considérations d’aisance, d’intérêt, de sûreté, & pour nous rendre semblables à ces animaux acharnés, qui, pour blesser leurs ennemis, sacrifient leur propre vie ? Quelle est la malignité d’une philosophie qui ne veut point accorder à l’humanité & à l’amitié les mêmes droits, qu’on est forcé de reconnoître dans des sentimens atroces, tels que la haine & le ressentiment ? Une pareille philosophie est moins la peinture que la satire de la nature humaine. Elle peut fournir des plaisanteries & des paradoxes, mais elle ne pourra jamais être le sujet d’aucun raisonnement sérieux.

II.

On regardera peut-être comme inutile de prouver que le sentiment si doux de la bienveillance est une vertu, & qu’il s’attire, dès qu’il se montre, l’estime, l’ approbation & les suffrages de tous les hommes. Les termes d’ami, de sociable, de bon, d’humain, de clément, de reconnoissant, de genereux, de bienfaisant existent dans toutes les langues, & expriment généralement le plus éminent degré de mérite auquel la nature humaine puisse atteindre : lorsque ces qualités aimables sont accompagnées d’une naissance illustre, de pouvoir & de grands talens, & qu’elles se déploient soit pour gouverner, soit pour éclairer l’homme, elles semblent élever ceux qui les possedent au-dessus même de leur espece, & les approcher en quelque façon de la divinité. Des talens supérieurs, un courage inébranlable, de grands succès ne servent qu’à exposer un grand politique ou un héros aux traits de l’envie & de la malignité publique ; mais lorsqu’on joint à ces qualités celles de l’humanité & de la bienfaisance, & qu’on les embellit par des actions de douceur, d’amitié, de sensibilité, on réduit l’envie même au silence, & les cris sont étouffés par les éloges & les applaudissemens universels. Lorsque Periclès, homme d’état & général des Athéniens, fût prêt d’expirer, ses amis, qui entouroient son lit, croyant qu’il avoit perdu la connoissance, se livrèrent à la douleur que leur causoit la perte imminente de leur protecteur ; ils faisoient l’énumération de ses grandes qualités, de ses succès, de ses conquêtes, de ses victoires ils s’entretenoient de la durée inusitée de son administration ; ils comptoient les neuf trophées qu’il avoit érigés après autant de combats, dans lesquels il avoit défait les ennemis de la république. Le héros mourant, qui n’avoit rien perdu de leur conversation, leur dit : mes amis, vous oubliez ce qu’il y avoit de mieux à dire en ma faveur, tandis que vous vous arrêtez à des avantages vulgaires auxquels la fortune a la plus grande part ; vous n’avez point observé que jamais mon ministere n’a fait prendre le deuil à aucun citoyen[2].

Dans les hommes, dont la capacité & les talens sont médiocres, les vertus sociales deviennent, s’il se peut, encore plus nécessaires, parce que dans ce cas rien ne peut compenser le défaut de ces vertus, ni garantir un homme de notre haine & de nos mépris. Cicéron dit qu’une forte ambition & un courage élevé dans les caracteres ordinaires, sont sujets à dégénérer en une férocité turbulente ; il faut donc alors encore plus desirer les vertus douces & sociales : elles sont toujours utiles & aimables[3].

Le plus grand avantage que Juvenal[4] découvre dans l’étendue de nos facultés, c’est de nous fournir les moyens d’étendre notre bienveillance, & les occasions de répandre nos bienfaits plus qu’il n’appartient aux êtres d’un ordre inférieur. Il faut avouer en effet que ce n’est qu’en faisant du bien qu’un homme jouit des avantages d’un rang distingué : sa place par elle-même, plus elle est élevée, plus elle l’expose à la tempête & l’approche de la foudre ; le seul avantage qu’il a est de mettre à couvert ceux qui sont au-dessous de lui & qui reposent à l’ombre de sa protection.

Mais j’oublie que je m’écarte de mon sujet, en faisant l’éloge de la générosité & de la bienveillance, & en peignant sous leurs vraies couleurs les charmes naturels des vertus sociales ; il est certain que leur idée ne se réveille pas sans séduire tous les cœurs, & il est difficile de s’abstenir de leur éloge aussi souvent qu’elles se présentent dans le discours ou à la réflexion. Mais notre objet étant plutôt la partie spéculative que la partie pratique de la morale, il suffit de faire remarquer une chose dont tout le monde conviendra sans peine, c’est qu’il n’y a point de qualité qui ait plus de droits à l’approbation générale des hommes que la bienfaisance, l’humanité, l’amitié, la reconnoissance, la bienveillance naturelle, l’amour du bien public, en un mot tout ce qui vient d’une sympathie tendre qui nous lie avec les autres & d’un intérêt généreux pour nos semblables. Dès que ces qualités se montrent, il semble que leur vertu passe dans le spectateur & qu’elles nous forcent à prendre pour elles les sentimens d’affection qu’elles répandent sur tout ce qui les environne.

III.

On peut observer que lorsqu’on fait l’éloge d’un homme humain & bienfaisant il y a toujours une circonstance sur laquelle on ne manque point d’insister, c’est le bonheur & la satisfaction que la société retire de son commerce & de ses bons offices. On dit alors qu’il est encore plus cher à ses parens par les soins & par l’attachement qu’il a pour eux que par les liens de la nature. Jamais il ne fait éprouver son autorité à ses enfans que pour leur propre bonheur : avec lui les nœuds de l’amour sont resserrés par la bienfaisance & la tendresse ; les liens de l’amitié approchent de ceux de l’amour par le plaisir qu’il prend à obliger. Ses domestiques & ceux qui sont dans sa dépendance trouvent en lui une ressource assurée, & ne redoutent le pouvoir de la fortune qu’autant qu’elle peut l’exercer sur lui. Celui qui a faim trouve chez lui la nourriture, celui qui est nud est couvert de vêtements, l’ignorant & le paresseux en reçoivent l’adresse & l’industrie. Semblable au soleil, le ministre inférieur de la providence, il porte la joie partout & donne de la vigueur & du soutien à tout ce qui est autour de lui. Est-il resserré dans les bornes de la vie privée ? la sphere de ses actions en est moins étendue, mais sa volonté est toujours portée à la bienfaisance. Est-il dans un rang élevé ? l’humanité & la postérité recueilleront les fruits de ses travaux.

Comme on ne manque jamais de louer un homme par ces endroits, lorsqu’on veut inspirer de l’estime pour lui, ne pourroit-on pas en conclure que l’utilité qui résulte des vertus sociales fait au moins une partie de leur mérite, & est une des sources de l’approbation & de l’estime qu’on lui accorde universellement.

Lorsque nous disons d’un animal ou d’une plante qu’ils sont utiles, nous en faisons un éloge conforme à leur nature. D’un autre côté la malignité ou la mauvaise qualité de ces êtres inférieurs nous inspire toujours un sentiment d’aversion. L’œil est charmé de voir des champs chargés d’épis & de grains, des côteaux couverts de vignobles, des pâturages où paissent les chevaux & les brebis ; mais l’œil se détourne à la vue des ronces & des buissons qui servent de repaires aux loups & aux serpens.

Lorsqu’une machine, un meuble, un habillement, une maison sont utiles & commodes, nous disons qu’ils ont de la beauté & nous les voyons avec plaisir & avec approbation. Un œil exercé découvre en ce genre sur le champ des perfections qui échappent aux personnes ignorantes & sans expérience.

Peut-on alléguer rien de plus fort en faveur du commerce & des manufactures, que les avantages qui en résultent pour la société ? Un moine & un inquisiteur n’entrent-ils point en fureur tout de suite, lorsqu’on dit à l’un que son ordre est inutile, à l’autre que la place est pernicieuse au genre humain ? L’historien triomphe en faisant voir l’utilité qu’on peut recueillir de son travail, le romancier cherche à diminuer ou à nier les effets dangereux qu’on attribue à son genre d’occupation. En général quel éloge n’est point renfermé dans la simple épithete d’utile ! Quel reproche ne se trouve-t-il point dans la qualification contraire !

Cicéron disoit aux épicuriens : «vos dieux ne sont point en droit d’exiger aucun culte ni aucune adoration, quelques perfections imaginaires que vous leur attribuez ; ils sont tous dans l’inaction & inutiles. Les Égyptiens même que vous tournez en ridicule, n’ont jamais décerné de culte à un animal qu’à cause de son utilité»[5].

Les sceptiques[6] soutiennent, quoique sans raison, que tout culte religieux tire son origine de l’utilité dont les objets inanimés, tels que le soleil & la lune, sont pour le bien-être & pour la conservation du genre humain. C’est aussi la raison que nous donnent les historiens de l’apothéose des grands héros & des législateurs[7].

Planter un arbre, cultiver un champ, faire des enfans, sont des actes méritoires Suivant la religion de Zoroastre.

Dans toutes les déterminations morales la circonstance de l’utilité publique est toujours celle qu’on a principalement en vue, & lorsqu’il s’élève des disputes soit en philosophie, soit dans la vie commune au sujet des bornes du devoir, la question ne peut être décidée plus sûrement, qu’en faisant voir de quel côté se trouvent les vrais intérêts de l’humanité. Une opinion établie sur de fausses apparences d’utilité a-t-elle prévalu : aussi-tôt qu’une expérience plus consommée & un raisonnement plus sain nous ont fait prendre une idée plus exacte des choses humaines, nous rétractons nos premiers jugemens, & nous changeons de nouveau les bornes du bien & du mal moral.

L’aumône faite à un pauvre est une chose louable en elle-même, parce qu’elle paroît procurer du soulagement à l’indigent & au malheureux : mais lorsque nous voyons l’encouragement que l’aumône donne à la fainéantise & à la débauche, nous regardons cette espece de charité plutôt comme une foiblesse que comme une vertu.

Le meurtre des tyrans, l’assassinat des usurpateurs & des princes qui oppriment les sujets, méritoit les plus grands éloges dans l’antiquité, parce qu’il delivroit l’humanité de plusieurs de ces monstres & qu’il mettoit souvent un frein à ceux que le poignard ne pouvoit atteindre. Mais L’histoire & l’expérience nous ayant démontré depuis que cette voie n’est propre qu’à augmenter la jalousie & la cruauté des princes, & le malheur des peuples, Timoléon & Brutus, quoiqu’on les juge favorablement à cause des préjugés de leur siecle, passent aujourd’hui pour de très-mauvais exemples à imiter.

La libéralité dans les princes est regardée comme une marque de bienfaisance : mais lorsque par cette libéralité on arrache le pain au citoyen laborieux & utile pour contribuer au luxe scandaleux, à la gourmandise & à la sensualité d’un tas de prodigues & de fainéans, nous rétractons bientôt les louanges inconsidérées que nous avions données à la magnificence du prince. Il y avoit de la noblesse & de la générosité dans Titus à regretter la perte d’un jour, mais s’il n’eût songé qu’à prodiguer des largesses à des courtisans avides, il eût mieux fait de perdre son tems que d’en faire un si mauvais usage.

Le luxe ou le rafinement des plaisirs & des commodités de la vie, a été long-tems regardé comme la source de toute corruption & de tout désordre d’un gouvernement, & comme la cause immédiate des factions, des séditions, des guerres civiles & de la ruine entiere de la liberté. Aussi a-t-on généralement désigné le luxe comme un vice, & nos moralistes séveres & satiriques en ont fait un sujet de déclamation. Aujourd’hui ceux qui prouvent ou du moins qui s’efforcent de prouver que ces rafinemens tendent plutôt à augmenter l’industrie, la politesse & les arts chez une nation, donnent une nouvelle tournure à nos sentimens de morale & de politique à cet égard, nous représentent comme louable & innocent ce qui étoit ci-devant regardé comme pernicieux & blâmable.

Il paroît donc, pour revenir à notre sujet, qu’on ne sauroit nier qu’il existe dans sa nature humaine un sentiment de bienveillance désintéressée ; que rien ne donne un plus grand mérite à un homme que la possession de cette vertu dans un degré éminent ; & que du moins une partie du mérite de ce sentiment vient de ce qu’il tend à favoriser les intérêts de nos semblables & à procurer le bonheur de la société. Nous remarquons les conséquences salutaires d’une telle disposition ; nous voyons avec plaisir & avec complaisance tout ce qui a de si favorables influences, & ce qui tend à un but si desirable. Lorsque les vertus sociales n’ont point un but utile, loin d’être estimées, elles sont regardées comme stériles & indifférentes ; le bonheur de l’humanité, l’ordre dans la société, l’union dans les familles, les secours mutuels dans l’amitié ont toujours été le fruit de leur doux empire sous les cœurs des hommes.

Nous verrons plus loin qu’en effet une grande partie de leur mérité doit être attribué à leur utilité[8], & nous dirons aussi pourquoi cette circonstance a tant de droits sur notre estime & sur nos suffrages[9].

  1. M. de Fontenelle.
  2. Plutarque dans la vie de Periclès
  3. Cicero de Officiis, lib. I.
  4. Juven, Sat. XV. v. 139 &c.
  5. Cicer. de naturâ deorum. lib. I.
  6. Sextus Empiricus advers. mathem. lib. VIII.
  7. Diodore de Sicile en plusieurs endroit
  8. Section III & IV.
  9. Section V.