Recherches sur les végétaux nourrissans/Article XVIII

La bibliothèque libre.
Antoine Parmentier
Article XVIII -
Des Gruaux, du Salep & du Sagou de pommes de terre.


Article XVIII.


Des gruaux du Salep & du Sagou de Pommes de terre.


En réduiſant la pomme de terre ſous différentes formes, nous ne prétendons point qu’elle acquière en même temps toutes les propriétés médicinales, attribuées à chacune des ſubſtances avec leſquelles nous l’aſſimilons ; notre intention eſt ſeulement d’indiquer les reſſources ſalutaires que cette racine peut encore offrir à l’homme, dans l’état de maladie, lorſque ces ſubſtances lui manqueront.


Des gruaux de Pommes de terre.


Sous le nom de gruaux, on comprend aſſez ordinairement les ſemences graminées, diviſées groſſièrement par les meules, & purgées en partie de leur enveloppe corticale ; la manière de s’en ſervir tient encore au premier uſage que l’on fit des farineux : elle conſiſte à les délayer & à les cuire dans un véhicule nutritif. Or les pommes de terre bouillies & cuites avant d’avoir été ſéchées, ne ſauroient être regardées comme des gruaux ; c’eſt plutôt une eſpèce de ſalep ainſi que nous le ferons voir bientôt.

Dès que les pommes de terre ſont nettoyées & pelées, on les coupe par tranches, on les étend enſuite ſur des tamis recouverts de papier, puis on les place ſur le four d’un Boulanger ; bientôt elles ſe retirent, perdent de leur tranſparence, & deviennent en vingt-quatre heures aſſez friables pour ſe laiſſer briſer ſous l’action du pilon & des meules : lorſqu’elles ne ſont que concaſſées, on les peut déſigner ſous le nom de gruaux, & ſous celui de farine quand elles ſe trouvent réduites en poudre fine.

Les tranches de pommes de terre ſéchées, ſont ridées & ternes à leur ſuperficie, & blanchâtres intérieurement ; en les mangeant, on croiroit avoir du blé ou du ſeigle ſous la dent : elles ſont un peu plus difficiles à cuire que les racines entières & fraîches ; elles prennent en outre une couleur griſe-foncée, & leur ſaveur eſt un peu différente.

La farine qu’on obtient des pommes de terre ſéchées, eſt douce au toucher, mais ſa couleur eſt d’un gris-sale ; ſi on en forme une boulette avec de l’eau, elle ne contracte preſque point de ténacité ; délayée & cuite comme on ſait les gruaux dans du lait, du bouillon ou quelques décoctions mucilagineuſes, elle en trouble la tranſparence, prend la conſiſtance de bouillie, exhale l’odeur de la colle de farine, & a une ſaveur moins agréable que la pomme de terre elle-même qui n’a pas été deſſéchée.

En vain on ſe flatteroit que la mouture & la bluterie qui ont tant influé ſur la qualité des farines, pourront bonifier celle des pommes de terre ; la matière extractive qu’elles contiennent n’ayant pas été combinée pendant l’opération qui les a deſſéchées, elle ſe développe au point de devenir très-senſible aux yeux & au goût dans toutes les préparations où cette farine entre, ſoit dans le pain de froment qu’elle rend mat & bis, ſoit dans la bouillie qui eſt d’une couleur fauve & d’un goût déſagréable : il eſt vrai qu’on peut la corriger par le moyen du ſucre ou des autres aromates.

D’après ce qui vient d’être remarqué, on doit diſtinguer la farine de pommes de terre de leur amidon, puiſque l’une eſt la réunion des différentes parties conſtituantes rapprochées par l’évaporation du fluide aqueux, & que l’autre n’en eſt qu’un des principes que la végétation a formé, & qu’on en ſépare très-aiſément pourvu que ces racines n’aient point éprouvé l’action du feu.

La farine de pommes de terre peut ſe conſerver long-temps ſans s’altérer ; il ſuffit qu’elle ſoit parſaitement sèche & qu’on la tienne à l’abri de l’humidité & des animaux deſtructeurs pour leſquels elle devient un appât ; elle m’a paru après un an auſſi bonne que le premier jour de ſa préparation, & je ne me ſuis jamais aperçu qu’au retour du printemps la germination s’y établît, & qu’elle changeât de couleur ainſi qu’on l’a avancé à deſſein ſans doute d’inculper de plus en plus l’uſage d’un pareil aliment.

Il ſeroit infiniment plus expéditif de ſoumettre les pommes de terre toutes entières à l’exſiccation ; mais l’expérience m’a prouvé depuis long-temps que quelque petites qu’elles ſoient, on ne ſauroit parvenir à en ſouſtraire la totalité du principe aqueux : elles s’amolliſſent & ſe gâtent plutôt que d’exhaler le reſtant de l’humidité qui s’oppoſe à leur broiement ; ſouvent j’ai expoſé pendant quelques heures des pommes de terre à une chaleur de trente à quarante degrés, à l’effet de les empêcher de germer ; ce moyen eſt bien capable de leur ôter cette faculté, mais l’organiſation en ſouffre beaucoup : ces racines à moitié deſſéchées, ne ſont plus auſſi délicates après leur cuiſon, & on ne peut plus les conſerver longtemps ſans qu’elles ne s’altèrent au-dedans.

Comme il eſt très-difficile de nettoyer les pommes de terre à cauſe de leur inégalité & de les peler quand elles ſont crues, à moins qu’on ne les laiſſe tremper un certain temps dans l’eau, on pourrait choiſir pour cet objet celles qui ſont unies, & ſaiſir l’inſtant de la récolte pour en ôter la peau ; on chargeroit de cet ouvrage les femmes & les enſans.

Je ne puis cependant me diſpenſer de faire obſerver que malgré les ſoins qu’on prendroit pour éplucher, nettoyer, ſécher & moudre les pommes de terre, leur gruau ou leur farine n’en réuniront jamais tous les avantages ; de quelque manière qu’on les apprête, on ne doit donc pas en eſpérer d’avoir ſous cette forme un aliment auſſi agréable qu’il eſt ſain : quelle différence quand on a fait précéder la cuiſſon à la deſſiccation ? On obtient deux réſultats qui n’ont de commun que la même ſource.


Du Salep de Pommes de terre.


Les racines bulbeuſes de tous les orchis étant cuites, nettoyées, ſéchées & réduites en poudre, portent le nom de ſalep ; on ſait de quel uſage eſt ce ſalep, lorſqu’il s’agit de procurer une nourriture ſubſtantielle & facile à digérer. La pomme de terre qui ſubit une préparation ſemblable, s’en rapproche au point que non-seulement elle peut lui être ſubſtituée dans beaucoup de circonſtances, mais ſuppléer encore en cas de beſoin aux racines fraîches juſqu’a la prochaine récolte.

Quand les pommes de terre ſont voiſines de la cuiſſon, on les pèle au ſortir du feu, on les coupe par tranches, & on les porte au-deſſus ou dans le four d’un Boulanger auſſi-tôt que le pain en eſt tiré ; trente heures après elles ſont ſuffiſamment ſéchées, & ont perdu les trois-quarts de leur poids. <nowili/>

On s’épargneroit l’embarras de diviſer les pommes de terre par quartiers, ſur-tout lorſqu’il s’agiroit enſuite de les mettre en poudre en les réduiſant d’abord en pulpe par le moyen que nous avons indiqué, en les étendant par couches minces dans une étuve ; mais il ne faut les cuire & les pulper qu’à meſure qu’on les ſèche, dans la crainte qu’elles ne s’aigriſſent.

La pomme de terre cuite, coupée par tranches & ſéchée, acquiert la tranſparence & la dureté d’une corne tranſparente ; elle ſe caſſe net, & préſente dans ſa caſſure un état vicieux ; elle n’attire pas l’humidité de l’air ; elle ſe réduit difficilement ſous l’effort du pilon ; elle produit une poudre blanchâtre & sèche ſemblable à celle de la gomme arabique. Cette poudre ſe diſſout dans la bouche, & donne à l’eau un état muqueux ; telles ſont les propriétés les plus générales du ſalep.

On s’eſt ſervi avec beaucoup de ſuccès en Suiſſe, en Alſace, d’un inſtrument propre à broier les pommes de terre ; c’eſt un tube cylindrique, dont le fond eſt percé de petits trous comme une écumoire, & à travers lequel on fait paſſer la pomme de terre bouillie après l’avoir pelée & miſe à ſécher lentement ; il en réſulte une eſpèce de vermicel : c’eſt ainſi qu’on pourroit imiter les pâtes de Gènes & d’Italie, en mêlant la poudre de pommes de terre avec la pulpe, en y ajoutant les aſſaiſonnemens uſités ; ce mélange ſe durcit aiſément, & renfle très-bien dans l’eau aidée de la chaleur.

Si les obſervations d’Ellis & de M. Magellan, au ſujet de la propriété anti-ſcorbutique des pommes de terre, ſont confirmées par des expériences en grand & comparées, ſi cette propriété comme il y a tout lieu de le penſer, réſide dans la matière extractive ; ces racines en cuiſant & en ſéchant n’ayant rien perdu, ſeront dans ce cas encore plus efficaces que leur pain & leur biſcuit qui en ſont dépouillés en partie ; elles auront ſur les pommes de terre fraîches, l’avantage d’occuper moins de place, de pouvoir être ſerrées par-tout, de ſe conſerver plus longtemps, & de devenir en un moment par le moyen d’une ébullition dans l’eau, un aliment ſain & doux ; comparable à celui de la pomme de terre elle-même. On pourroit dans la ſaiſon la plus morte de l’année, en former la pulpe qui entre pour moitié dans la fabrication de leur pain, & ce ſeroit un moyen aſſuré de vivre de ces racines dans un temps où on ne les a plus en nature.

Les pommes de terre en ſalep n’altèrent pas, comme leur farine, la blancheur du pain de froment où elles entrent, ainſi que les diverses préparations de gelée ou de bouillie ; elles conſervent leur couleur, leur odeur & leur ſaveur, parce que durant la cuiſſon la matière extractive s’eſt confondue avec l’amidon & le parenchyme ; au lieu que la ſimple deſſiccation agit ſur chacun de ces principes en particulier, & leur fait éprouver une ſorte d’altération, ce qui rend les pommes de terre ſéchées ſi inférieures à celles qui ont ſubi une cuiſſon préalable.

Pour adminiſtrer les pommes de terre en guiſe de ſalep, on les réduit d’abord en poudre très-fine ; on en prend une once que l’on fait bouillir un quart-d’heure dans un demi-setier d’eau ; on la paſſe enſuite à travers un linge ; on y ajoute un peu de ſucre & d’écorce de citron. Quand la diſſolution eſt refroidie, il en réſulte une ſorte de gelée blanchâtre, que l’on donne de deux heures en deux heures, à la doſe d’une ou de deux cuillerées, ſuivant l’exigence des cas. Mais quand on veut en faire une tiſane mucilagineuſe, comparable à l’eau de riz ou d’orge perlé, on étend cette quantité dans une ou deux pintes d’eau, dont on peut augmenter l’agrément par quelques ſirops convenables à la maladie.

On ne manquera pas d’objecter ici que mon nouveau ſalep n’en jamais que la pomme de terre, dont les différens principes ſe trouvent rapprochés par l’évaporation de leur humidité ſurabondante ; & qu’on ne peut pas la regarder, dans cet état, comme analogue à une racine bulbeuſe dont le mucilage eſt extrêmement atténué. Je réponds que la cuiſſon que je ſais éprouver aux pommes de terre, en forme également un mucilage ſur lequel la deſſiccation agit enſuite ; elle en détruit la viſcoſité & le rapproche de l’état de gelée. Je l’ai donné d’ailleurs avec ſuccès dans les cas ou le ſalep eſt indiqué, dans les coliques bilieuſes, dans les dévoiemens & dans toutes les maladies qui dépendent de l’âcreté de la lymphe. Mais je n’ai pas envie de dogmatiſer en Médecine, ni d’enlever aux riches leur ſalep qu’ils achettent vingt francs la livre : celui dont je parle coûtera fort peu de choſe, & on me permettra de le nommer le ſalep des pauvres gens.


Du Sagou de Pommes de terre.


Le ſagou eſt comme l’on ſait, la fécule que l’on ſépare par les tamis & le lavage, d’une moëlle farineuſe contenue dans le tronc de certains palmiers très-communs aux Moluques. Cette fécule, qui ne ſe diſſout que dans l’eau bouillante, qui augmente conſidérablement de volume & ſe convertit en une gelée tranſparente, n’eſt autre choſe qu’un véritable amidon. Or, je crois avoir prouvé que cette matière étoit homogène dans la Nature comme le ſucre, quel que ſoit le corps qui la renfermoit. L’amidon de pomme de terre peut donc complètement remplacer le ſagou.

La figure de petits grains ſous laquelle on nous apporte le ſagou. & ſa couleur rouſſe, viennent du degré de chaleur que les Indiens lui ont donné pour le ſécher. On connoit la méthode d’extraire l’amidon de pommes de terre ; il ſeroit poſſible auſſi de le faire reſſembler parſaitement au ſagou, ſi en croyoit qu’une deſſication un peu vive pût influer ſur ſes propriétés économiques.

Quand on veut faire cuire le ſagou de pommes de terre, en en met plein une cuiller à bouche dans un poêlon pour le délayer peu-à-peu dans une chopine d’eau chaude ou de lait ; on place le poêlon ſur un feu doux, & on remue ſans diſcontinuer pendant une demi-heure environ ; on y ajoute du ſucre & des aromate, tels que la canelle, l’écorce de citron, le ſafran, l’eau de fleur-d’orange, l’eau roſe, &c.

On peut encore préparer le ſagou de pommes de terre avec de l’eau de veau, de poulet ou avec du bouillon ordinaire, de la même manière que l’on cuit la ſemoule ou le riz au gras ; on le tient plus ou moins épais ſuivant le beſoin & le goût de ceux pour leſquels on le prépare : il ſeroit poſſible d’en faire pluſieurs priſes à la fois, pour le chauffer à mesure qu’on en auroit beſoin. On ſait que la délicateſſe trouve également ſon compte dans l’amidon de pommes de terre, & qu’on en peut faire des crêmes excellentes & des pâtiſſeries fort légères.

Combien d’eſtomacs foibles de conſtitution, ou fatigués par les excès de la table ou par les maladies, qui ne peuvent digérer d’alimens ſolides, ſe trouveroient ſoulagés & même guéris par l’uſage du ſalep & du ſagou de pommes de terre ? L’un & l’autre procureront un aliment ſain, qui ſe digérera aiſément, & remplira les mêmes indications que le ſalep & le ſagou proprement dit. C’eſt un reſtaurant pour les convaleſcens, les enſans & les vieillards. Le tapioca des Américains, qui n’eſt que l’amidon le plus blanc & le plus pur du magnoc, donne des bouillons excellens & très-salutaires dans les maladies d’épuiſement & de conſomption.

Les pommes de terre, je le répète, peuvent remplacer dans les temps d’abondance le ſalep & le ſagou : deux ſubſtances qu’on nous apporte de loin, & que cette circonſtance ſeule peut laiſſer ſoupçonner de mélanges infidèles. Si ce ſont des ſpécifiques dans nos maladies, leur prix exhorbitant empêche les malheureux d’y atteindre & d’en profiter ; les ſubſtituts que je propoſe ne coûteroient preſque rien : il faut quatre livres de pommes de terre pour obtenir une livre de ſalep, & ſix livres de ces racines fournirent une livre de ſagou.

Les préparations pour amener les pommes de terre à l’état de ſalep & de ſagou, ne ſauroient entraîner dans de grandes dépenſes : dans le premier cas, il faut cuire, ſécher & moudre ces racines ; dans le ſecond, au contraire, il eſt néceſfaire de les râper crues, de les paſſer à travers un tamis & de les laver. Faudra-t-il donc toujours mettre à contribution les deux Indes pour ſatiſfaire nos principaux beſoins, & n’attacher de prix qu’aux choſes qu’on nous apporte à grands frais, & qui ont le mérite de naître ſous un autre hémiſphère ?


Article XIX.


Des Semences & Racines farineuſes, dont il eſt néceſfaire d’extraire l’amidon.


Après avoir démontré par tout ce que l’expérience & l’obſervation nous apprennent, que la partie principalement nutritive des