Recherches sur les végétaux nourrissans/Troisième Objection

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des pommes de terre. Les labours profonds, les engrais, les différens rechauffemens, l’obligation où l’on eſt de remuer & de fouiller la terre pour en faire la récolte, ſont ſans doute les meilleurs moyens de la préparer à recevoir & à multiplier les grains qu’on voudra faire ſuccéder à cette Plante, ſoit froment, orge, chanvre, lin, &c. Dans un terrein ainſi amélioré, il faut beaucoup moins de ſemences, la récolte en eſt ſûre & abondante ; c’eſt d’ailleurs un excellent moyen de purger ſa terre des mauvaiſes herbes étouffées par l’épaiſſeur des tiges de la pomme de terre & peut-être par une ſorte de virulence : ainſi, loin de détériorer le ſol, notre Plante concourt à ſa fécondité.


Troiſième Objection.


En conſultant les Mémoires publiés ſur la culture des pommes de terre, on rencontre tant de méthodes différentes entr’elles, qu’on ne ſait à laquelle donner la préférence pour obtenir des récoltes aſſurées, abondantes & à peu de frais.

Réponse.


Il exiſte, à la vérité, pluſieurs méthodes de cultiver la pomme de terre, dont la bonté eſt conſtatée par des expériences déciſives, & qu’on pratique maintenant avec ſuccès dans différentes contrées ; elles ont même été décrites par des hommes d’un mérite ſupérieur ; il ſuffit de les nommer : M.rs Duhamel, de Sauſſure, Engel, Sprenger & le Chevalier Muſtel. Comme ces méthodes varient entre elles, en raiſon ſans doute des eſpèces, de la nature du ſol & des expoſitions, j’avois eu le projet de les eſſayer toutes, afin de pouvoir indiquer la meilleure à ſuivre : déjà pluſieurs arpens de terre avoient été conſacrés à cet objet ; mais privé des premières notions d’Agriculture, & obligé de partir pour l’armée, la plantation qui eut tout le ſuccès poſſible du côté de l’abondance, ne put entièrement remplir mes vues.

Convaincu de plus en plus que cette Plante ne deviendrait avantageuſe à la plupart de nos provinces, qu’autant qu’il ſeroit poſſible de la cultiver en grand & avec des animaux, comme on cultive les vignes en Gaſcogne, je pris quelques informations pour connoître les recherches qui avoient été ſaites à ce ſujet. Je ſus par feu M. d’Eſpagnac de Puimarets, que M. Dubois, Baron de Saint-Hilaire, s’étoit occupé de ce travail, dont il avoit envoyé le réſultat à la Société royale d’Agriculture de Limoges ; je fis en ſorte de me le procurer, & j’en rappelle ici l’abrégé. J’écrivis auſſi à M. Blanchet, l’Apôtre des pommes de terre en Bretagne, & ſans contredit l’Agriculteur le plus diſtingué de cette province, pour avoir également ſon avis, perſuadé qu’ayant voyagé dans les cantons à pommes de terre, il devoit avoir examiné, obſervé & comparé toutes les méthodes de cultiver ce végétal, & que celle qu’il avoit adoptée, ſeroit la plus parfaite ; il me procura tous les détails que je pouvois deſirer : je vais auſſi les publier ; car on ne ſauroit trop raſſembler de ſaits & d’obſervations ſur une matière qui intéreſſe la ſubſiſtance journalière des hommes les moins à l’aiſe.

Méthode pratiquée en Bretagne.


La culture de la pomme de terre ſe pratique de différentes manières ; mais la meilleure eſt ſûrement celle qui conſiſte à les planter en rangs, à la main, en alignant des trous d’environ un pied en quarré, dix pouces de profondeur & deux pieds entre chaque trou, ce qui forme trois pieds de diſtance entre chaque plant ; la terre étant préparée par différens labours pendant l’hiver, on y dépoſe, vers la fin de Mars, une pomme de terre, depuis la grosseur d’une noix juſqu’à celle d’un œuf de poule, ſi elle eſt plus grosse, on la coupe par quartier : on met ſur chacune une jointée de bon fumier, on recouvre le tout d’environ ſix pouces de terre ; après que les tiges ſont élevées de cinq à ſix pouces au deſſus de la ſurface, on les étend en éventail, on les couvre de terre de cinq pouces d’épaiſſeur, environ de quatre à cinq pieds d’intervalle entre les rangs : ce binage détruit les mauvaiſes herbes. En Mai, vers la fin de Juin, on recouvre encore de terre les tiges, obſervant de laiſſer toujours à l’air leurs extrémités autrement elles dépériraient ; après le ſecond recouvrage, ce qui formoit cavité, devient butte comme une grosse mère taupinière : s’il paroît encore de mauvaiſes herbes, il faudrait les détruire, ſoit en binant ou rechauſſant les tiges une troiſième fois, ſoit en les arrachant à la main, car elles nuiſent beaucoup à l’accroiſſement de ces racines. Cette façon eſt diſpendieuſe, où l’œuvre de main eſt chère ; mais elle paye amplement les dépenſes par l’abondante récolte qu’elle procure.

La méthode que je pratique conſiſte à cultiver mes pommes de terre à la charrue ; je prépare le terrein par deux & trois labours, ſuivant que la terre a beſoin d’être diviſée ; au dernier, je la fais former en ſillons de quatre raies de charrue, les plus égaux & les plus droits poſſibles : pour mon pays, où on laboure mal, malgré les inſtructions que je n’ai ceſſé de donner depuis vingt-huit ans, les ſillons étant d’environ trois pieds de large chacun avant de ſemer, je fais rapprofondir la raie par un trait de charrue & y ſemer une pomme de terre de ſeize à dix-huit pouces de diſtance ; je mets ſur chaque ſemence ; ſoit entière ou coupée en quartier, une jointée de fumier, & enſuite je la fais recouvrir d’un trait de charrue à environ ſix pouces de terre ; lorſque les tiges ont ſix pouces à peu-près de hauteur, je les fais couvrir d’un côté d’un trait de charrue, obſervant de laiſſer à l’air les extrémités des tiges ; trois ſemaines après je les fais recouvrir de l’autre côté auſſi avec la charrue & dreſſer la terre autour des tiges avec le bidant ou le fort rateau ; s’il y a de mauvaiſes herbes, elles ſont arrachées au commencement de Juillet ; je fais creuſer les raies par la charrue & jeter la terre vers les tiges : une charrue à pointe droite & deux verſoirs, eſt excellente pour cette opération. Au 8 Septembre, on peut couper les tiges, c’eſt-à-dire ce qui eſt bon à manger, environ à huit pouces au-deſſus de la terre, & les donner à manger au gros bétail ; les pommes de terre n’en groſſiſſent pas moins à perfection, & c’eſt une très-bonne nourriture pendant un mois pour les beſtiaux : ces racines ſont mûres au 1.er Octobre & même plus tôt ſi les tiges jauniſſent. Pour les récolter, je les déchauſſe avec la charrue, & les deux dernières raies renverſées à droite & à gauche, mettent en rigoles ou raies ce qui étoit en ſillons en jetant dehors aſſez proprement les pommes de terre que l’on ſait ſerrer dans des paniers pour les tranſporter la maiſon dans un lieu ſec & où on puiſſe les couvrir de paille afin de les préſerver de la gelée, ſeul inconvénient deſtructeur des pommes de terre : la récolte annuelle en eſt plus ſûre que celle de tous les grains cultivés en Europe.


Méthode pratiquée dans le bas Limoſin.


Pour connoître au vrai la différence des frais & du produit de la culture à bras ou avec des bœufs, je pris deux portions de terre égales en ſurface & en qualité ; dans l’une, je fis faire des trous de trois pieds de diamètre & huit pouces de profondeur, diſtans de deux pieds les uns des autres ; ce travail fut fait dans un terrein de deux mille pieds de ſuperficie ; je fis donner à l’autre terre un labour profond avant Noël, il fallut deux journées de bœuf & d’un homme, un ſecond labour labour au mois de Février & un troiſième au mois de Mars, pour diſpoſer ma terre en planches de quatre pieds ſix pouces de large, non compris les ſentiers ; ces deux labours n’exigèrent que deux journées de deux bœufs & d’un laboureur.

Mes planches ainſi diſpoſées, je fis tranſporter dans ce champ trois charretées de terreau mal conſommé, ſait de balayures de baſſe-cour ; ce fumier fut dépoſé dans les ſentiers qui ſéparoient les planches ; il fallut une journée de deux bœufs & de trois hommes : le lendemain, un homme ſema des pommes de terre, coupées par quartiers ſur ce fumier, & le Laboureur les recouvroit d’un trait de charrue ; on mit une demi-journée à ce travail.

L’autre portion de champ donna beaucoup plus de peine : comme l’eſpace entre les trous n’étoit pas ſuffiſant pour faire paſſer une charrette, il ſallut dépoſer le fumier à la tête du champ & le porter dans les trous avec des paniers ; celui qui fit ce tranſport n’ayant pas obſervé d’égalité, trois charretées ne furent pas ſuffiſantes ; on en tranſporta deux de plus : les différens tranſports de fumiers ou la plantation qui eut lieu en même temps, occupèrent quatre hommes pendant ſix jours, & deux bœufs pendant une demi-journée.

Ces plantations dans l’une & l’autre terre, furent faites du 8 au 20 d’Avril.

Vers le 12 Mai on donna un léger ſarclage à la main, aux plantes qui étoient dans les trous ; ce travail occupa quatre hommes pendant deux jours.

Dans l’autre portion de terre ſemée à rayons, la naiſſance des plantes fut plus tardive ; elles ne parurent que le 25 Mai : j’attribuai cette lenteur à ce qu’étant ſemées ſur le fumier même, elles furent repliées par l’oreille de la charrue, & que le fumier étant mal conſommé, forma comme une croûte au-deſſus ; mais dès qu’elles eurent été ſarclées, elles réparèrent bien vîte le temps qu’elles avoient mis à naître : cette façon qu’on leur donna vers les premiers jours de Juin occupa quatre hommes pendant un jour.

Les différens travaux des récoltes ne permirent pas de s’occuper de leur culture juſqu'à la fin de Juillet que je fis donner un binage à chacune de mes deux pièces.

Les Plantes, dans la pièce ſemée à rayons, n’avoient que dix-huit pouces de hauteur ; elles furent rechauſſées de deux traits de charrue, donnés de chaque côté de rayon ; ce travail occupa trois hommes & un bœuf depuis quatre heures juſqu’à dix, ce qui fait une demi-journée. Le binage, dans l’autre pièce, fut beaucoup plus coûteux ; on le donna avec le hoyau, & comme les Plantes avoient pour la plupart trois pieds de hauteur, & que la terre amollie par les pluies abondantes qui tombèrent en Juin & Juillet, étoit en grosses mottes, ce travail fut long & pénible ; il occupa quatre hommes pendant huit jours : les occupations de la ſaiſon ne permirent point de leur donner d’autre façon.

L’autre champ eut deux façons de plus, l’une vers le 15 Août, l’autre au 8 Septembre ; ces deux façons n’exigèrent pas plus de temps que la première : chacune une demi-journée de trois hommes & d’un bœuf.

Avant de paſſer au produit de ces deux pièces, je crois néceſſaire de raſſembler les prix des différentes façons données à ces deux terres, pour mieux juger à laquelle de ces deux cultures on doit donner la préférence: quoique tous ces travaux aient été faits par des valets à gage, j'ai eſtimé les journées d’homme & de bœufs,, nourriture compriſe, au taux commun du canton que j'habite.

Culture à Bras.
Prix fait des trous 
 7#   12f
Façon de fumier & Plantes, de bœufs & d'un homme 
 //    15.
Vingt-quatre journées d'hommes à 12 ſous 
 14.     8.
Sarclage, huit journées à 12 ſous 
 4.   16.
Binage, trente-deux journées à 15 ſous. 
 24.     // 
                                                       Total 
 51.    11.


Culture à Bœuf.
Premier labour, deux journées de deux bœufs & d'un homme à 1# 10 ſous. 
 3#     //f
2.e & 3.e Labours, 2 journées, idem
 3.     // 
Façon de fumer, demi-journée d'un Bouvier & de deux bœufs. 
 //    15.
Plus, deux journées d'homme. 
 1.     4.
Façon de ſemer, demi-journée de bœuf. 
 //    15.
Plus, demi-journée d'homme 
 //      6.
                                                        
 9.     // 
                         De l’autre part. 
 9.      //ſ
Sarclage, quatre journées à 15 ſous.. 
 3.     // 
1.er, 2.e & 3.e Binages, une journée & demie d’un bœuf & d’un homme. 
 2.     5.
Plus, trois journées d’un homme 
 2.     5.
                                                       Total. 
 16.   10.


On voit par ces deux états de dépenſe, que la culture à bras eſt deux fois plus diſpendieuſe que celle des bœufs, qui doit être préférée, en ce que dans un pays où les bras manquent, il eſt preſqu’impoſſible, quand on veut cultiver en grand cette Plante, de donner à propos pluſieurs façons qui peuvent ſeules procurer une récolte abondante.

Le produit de ces deux portions de terre, fut auſſi différent que le ſont les frais des deux cultures ; dans la portion cultivée par les bœufs, on rechauſſa les Plantes graduellement ; leur croiſſance n’en fut pas interrompue, & malgré qu’il gela au mois d’Octobre, ce qui s’oppoſa à leur parfaite maturité, cette pièce me rendit deux charretées & demie, la charretée évaluée à douze quintaux, ce qui fait en tout trente quintaux.

II s’en faut bien que l’autre pièce ait autant rendu ; les pluies continuelles qu’il fit cette année, ayant trop ſouvent inondé les trous, un quart de la ſemence ou à peu-près, ſe pourrit ſans germer, & celles qu’on replanta, ne donnèrent que des tiges ſans fruit : ces Plantes ayant d’ailleurs été battues bruſquement de deux pieds ſix pouces de terre peu meuble, ce poids ſubit empêcha les racines de s’étendre, & chaque Plante ne donna que trois ou quatre tubercules, tandis que dans l’autre pièce, le produit fut énorme ; ce qui m’a déterminé à la culture à bœuf.

En conſéquence, les deux mêmes portions de terre ont été ſemées à rayons l’année ſuivante, & cultivées avec les bœufs ; la culture de la première année ayant rendu la terre très-meuble à une grande profondeur, il n’a fallu qu’un léger labour afin d’unir le terrein, avant de dreſſer les planches : la ſeule différence que je fis mettre dans la façon de ſemer, fut de faire recouvrir de terre le fumier dépoſé dans les ſentiers, de faire ſemer les pommes ſur cette terre & non ſur le fumier, comme l’année précédente, pour prévenir l’inconvénient que je préſumois avoir retardé leur naiſſance ; ce travail ſe fit en donnant d'abord un trait de charrue du côté du fillon ; un homme venant derrière le Bouvier, ſemois des portions de pommes à un pas de diſtance les unes des autres, & les aſſuroit avec les pieds, & le Laboureur les recouvroit d’un ſecond trait de charrue donné en ſens contraire : on fit un ſarclage à la main dès que les Plantes furent nées, & trois binages avec les bœufs ; le dernier fut donné dans les premiers jours de Septembre.

La ſane ayant ſéché au commencement de Novembre, on fit la récolte des pommes de terre en renversant la terre de côté & d’autre, en dos-d’âne, par pluſieurs coups de charrue, que l’on réitère juſqu’à ce qu’on découvre les tubercules, ce qui accélère beaucoup le travail ; après cette opération, un homme arrache, d’un coup de hoyau, les Plantes qu’il jette à côté de lui, & les pommes ſont ramaſſées par des femmes & des enfans : cette façon de les recueillir eſt ſans contredit la plus expéditive : le produit a été de cinq charretées, évaluées à douze quintaux, ce qui ſait ſoixante quintaux.