Recherches sur les végétaux nourrissans/Vingt-quatrième Objection

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préſente, il ne peut par conſéquent prendre l’état d’une pâte molle, aſſez tenace & aſſez flexible pour obéir ſans ſe rompre au mouvement qui doit s’opérer dans l’intérieur. Il ſaut dans ce cas lui ajouter une ſubſtance non-seulement capable de cet effet, mais qui ait encore la faculté de réſiſter à l’échappement d’un fluide élaſtique qui, en ſoulevant la maſſe, écarte toutes ſes parties, donne le volume que l’on cherche à obtenir par la fermentation, & à arrêter bruſquement par la cuiſſon ; or la pomme de terre dans l’état de pulpe, remplit les fonctions de la ſubſtance glutineuſe du froment, qu’il eſt indiſpenſable de produire artificiellement dès qu’elle manque dans les ſubſtances ſoumiſes à la panification, mais jamais en ſe ſervant d’aucun gluten animal, comme l’ont conſeillé quelques Chimiſtes d’après ſon analogie prétendue avec la ſubſtance élaſtique du froment, car il n’en réſulteroit jamais qu’un aliment déteſtable.


Vingt-quatrième Objection.


Si on en croit différens Auteurs, rien n’eſt plus facile que de faire de l’eau-de-vie de de pommes de terre ; il faut bien que ces racines contiennent du ſucre, car ce ſel eſſentiel eſt une des conditions ſans laquelle il ne peut y avoir de fermentation vineuſe, & par conſéquent de l’eſprit ardent.


Réponse.


J’avoue que je ſuis fort embarraſſé pour donner à ce ſujet les éclairciſſemens qu’on pourroit deſirer ; j’ai cherché infructueuſement le corps ſucré dans les pommes de terre, en prenant ces racines dans tous les états, gelées, germées, crues, râpées, cuites, deſſéchées & pulvériſées : cependant je n’oſerois encore aſſurer que ce principe n’y exiſte point, ou du moins les matériaux pour le former. J’ai répété enſuite avec tout le ſoin poſſible, les différens procédés qu’on a publiés ſur la manière de faire de l’eau-de-vie de pommes de terre ſans jamais avoir rien obtenu qui reſſemblât à de l’eſprit inflammable ; cependant, quelqu’infructueux qu’aient été mes efforts, je n’ai garde de prononcer ; l’habitude de faire des expériences apprend à rendre circonſpect & défiant ſur les règles générales. Ce ſeroit ſuivant moi un phénomène chimique que de prouver que, malgré l’absence du ſucre dans les pommes de terre, on puiſſe établir la fermentation ſpiritueuſe.

Indépendamment de ceux qui ont dit vaguement qu’on ſaiſoit de l’eau-de-vie de pommes de terre, pluſieurs perſonnes dignes de foi, me l’ont certifié. M. Tſchiſſety, Secrétaire du ſuprême Conſiſtoire & de la Société économique de Berne, eut même la complaiſance de m’en envoyer deux petites bouteilles pour la goûter ; elle n’avoit rien de particulier que la ſaveur empyreumatique qui lui étoit étrangère : du reſte, elle poſſédoit toutes les propriétés de l’eau-de-vie ordinaire. La lettre de ce ſavant, que la mort vient d’enlever au grand regret de ſa Patrie & des Lettres, contient, ainſi que ma Réponſe, des détails qui ſerviront à juſtifier mon défaut de ſuccès, & celui de beaucoup de perſonnes qui ont ſait des tentatives auſſi vaines que les miennes.


Lettre de M Tſchiſſety.


Monsieur


« Je viens de recevoir, avec autant de plaiſir que de reconnoiſſance, par le canal de M. de Malesherbes, votre obligeante Lettre du 8 du mois paſſé, jointe à votre intéreſſant Mémoire ſur la fabrication d’un bon pain de pommes de terre ſans autre mélange. D’avance je me fais une très-grande fête de les communiquer à notre Société économique à ſa rentrée à la prochaine Saint-Martin, & de propoſer la réception d’un Membre auſſi utile par ſes grandes connoiſſances, que reſpectable par le noble emploi qu’il en fait. Pour cette démarche je n’attends, Monſieur, que votre approbation.

Les pommes de terre ſont une ſorte de pain que la Providence nous préſente tout formé. Rien n’eſt plus vrai, rien n’eſt plus ſage que cet avis que vous donnez aux Ménagères ; c’eſt cette réflexion qui m’a conſtamment ſoutenu dans l’opinion qu’il étoit ſuperflu de les traveſtir artificiellement & au moyen de bien des manipulations, ſous la forme de pain ordinaire. Il n’en eſt pas de même de l’opération de les réduire en amidon ou de les ſécher par petites tranches, ſoit au four, ſoit au ſoleil. Cette réduction donne le très-grand avantage de conſerver pendant des années le ſuperflu de la proviſion de chaque hiver, que la germination détruiroit néceſſairement au retour des chaleurs. La converſion de ce fruit précieux en amidon, convient ſur-tout à un pays tel que la Suiſſe. Peu de ménages ſont aſſez pauvres pour ne pas pouvoir ſe procurer du lait crémé, qui eſt ici à très-vil prix. Il n’en faut pas davantage pour former de ces deux ingrédiens une des nourritures les plus ſaines, les plus agréables & les plus ſubſtancielles qui ſoit à la portée du peuple. Cette eſpèce de bouillie eſt connue ici depuis plus de trente ans ; mais inutilement nous avons cherché juſqu’ici à ſubſtituer au lait quelqu’autre ingrédient auſſi peu coûteux pour en tenir la place en cas de beſoin. Qui le trouveroit, rendrait un grand ſervice à l’humanité en le publiant.

Quelquefois une réflexion en amène une autre. II y a pluſieurs années qu’on m’a communiqué la manière de faire d’aſſez bonne eau-de-vie de pommes de terre ; j’en ai fait faire l’eſſai par un diſtillateur ſous mes yeux ; la facilité du ſuccès m’a effrayé ; j’ai craint que notre peuple, aſſez enclin aux boiſſons ſpiritueuſes, ſur-tout aux plus fortes, ne convertît en poiſon ce que la Nature lui préſente comme aliment ſalubre. Cette conſidération m’a engagé, ainſi que notre Société, à n’en pas publier le procédé dans nos Mémoires, mais d’un autre coté, cette même découverte m’a fait penſer s’il ne ſeroit pas poſſible de ſubſtituer à l’orge la pomme de terre pour en faire de la bière dans un pays où les blés de toute eſpèce ſont habituellenent auſſi chers qu’en Suiſſe. Cette boiſſon moins violente, plus ſaine, plus nourriſſante que l’eau-de-vie, ſeroit un confortatif proportionné aux facultés du pauvre journalier. Oſerai-je, Monſieur, vous propoſer cette queſtion & vous en demander la ſolution ? Vos connoiſſances en Chimie, dont malheureuſement je n’ai aucune notion, m’éclairciroient ſur cet objet. Je vous offre en retour tout ce qui peut dépendre de mes petits ſervices, ayant l’honneur d’être d’ailleurs avec les ſentimens les plus diſtingués, »

Votre très-humble, &c.


Réponse.


Monſieur,


« J’accepte avec autant de reconnoiſſance que de ſenſibilité, la propoſition obligeante que vous avez la bonté de me faire : rien ne me doit être plus agréable que d’appartenir à une Société ſavante, dont tous les travaux tendent au bien public.

J’avois toujours douté, Monſieur, qu’il fut poſſible de faire de l’eau-de-vie de pommes de terre, mais, depuis votre lettre, je ſuis un peu plus croyant, & d’après ce que vous me certifiez, je penſe qu’il ne ſera pas non plus difficile d’en préparer une boiſſon comparable à la bière. Je vous avouerai même que ce genre de travail m’a pour le moins autant occupé que celui du pain de pommes de terre ; l’eſpèce de levain que j’étois parvenu à faire d’abord, me donna quelqu’eſpoir de réuſſir.

Je commençai donc à employer les pommes de terre ſéchées & pulvériſées ; je braſſai ſuivant les règles ordinaires, mais au bout d’un certain temps je n’obtins qu’une liqueur gluante & fort trouble ; ce mauvais ſuccès ne me découragea point, je l’attribuai à l’état mat & lourd de ma farine. J’imaginai qu’en faiſant germer nos racines, elles pourraient gonfler, ainſi que les graminées & les légumineux, qu’enfin leurs parties atténuées & diviſées par cette opération, fermenteraient aiſément, mais le ſuccès fut toujours le même ; enfin je les traitai comme les Allemands traitent les grains, à deſſein d’en tirer de l’eau-de-vie : elles ne fournirent rien qui reſſemblât à de l’eſprit inflammable.

Depuis, j’ai pris vingt-cinq livres de pâte de pommes de terre deſtinée à faire du pain, c'eſt-à-dire compoſée de parties égales de pulpe & d’amidon : je l’ai laiſſé paſſer à l’état de levain le plus fort & le plus aigre pour enſuite le diſtiller à feu nu. Dès que l’ébullition a été établie dans la cucurbite, j’ai ſéparé les premières huit onces de liqueur qui avoient paſſé & j’ai pourſuivi la diſtillation juſqu’à ce que j’euſſe encore le double de liqueur, alors je l’ai arrêtée pour examiner mes deux produits ; l’un & l’autre furent rectifiés à une douce chaleur : je les ai verſés dans une fiole à long col que j’ai placée ſur les charbons ardens ; dès que l’évaporation a commencé à ſe faire, j’ai préſenté à l’orifice de la fiole une bougie allumée, mais la vapeur loin de s’enflammer, éteignoit la bougie ; cet effet a été plus marqué lorsque la liqueur a été bouillante, ce qui paroît ſuffire pour prouver que la pomme de terre, dans le degré de fermentation où la farine de froment & des autres graminées donne du ſpiritueux, ne fournit pas un atome d’eſprit ardent.

J’ai fait encore de nouvelles tentatives cette année, j’ai opéré ſur une plus grande quantité de pommes de terre que je n’en avois employé d’abord, j’en ai eſſayé différentes eſpèces provenantes de différens cantons, cultivées & recueillies par diverses méthodes ; enfin j’ai varié les procédés : cependant tous mes efforts à cet égard ont été inutiles.

Vous voyez, Monſieur, que les difficultés que je rencontre pour développer dans la pomme de terre le mouvement de fermentation néceſſaire pour avoir une boiſſon ſpiritueuſe, ne ſe concilient guère avec la facilité du ſuccès à Berne & en Russie ; car vous ſaurez, Monſieur, que le célèbre Model, dont j’ai traduit les Œuvres, a annoncé la même choſe dans ſa Diſſertation ſur la Diſtillation de l’eau-de-vie de grains : je ſoupçonne toujours quelques mépriſes à ce ſujet, & voici ſur quoi je me fonde.

Il faudroit ſavoir 1.° ſi ce n’eſt point en mêlant aux pommes de terre, des matières ſucrées, telles que le ſucre, le miel, la lie de vin, des ſemences céréales & légumineuſes, des fruits & des racines douces, qu’on eſt parvenu à obtenir l’eau-de-vie ? 2.° N’auroit-on pas pris pour pommes de terre, leurs baies, ou fruits qui renfermant le muqueux ſucré, ſont ſans contredit très-propres à la fermentation ſpiritueuſe ? 3.° La liqueur que l’on dit être ſi commune en Angleterre, & que l’on boit ſous le nom d’eau-de-vie de patate, ne proviendroit-elle pas d’une racine ſucrée appartenant à une autre plante, & dont le nom ſouvent donné à la pomme de terre, parce que vraiſemblablement elles viennent l’une & l’autre de l’Amérique, & qu’on les a cultivées en Europe preſqu’à la même époque ? 4.° Enfin, ne pourroit-il pas exiſter parmi les pommes de terre, une eſpèce particulière, qui au lieu d’avoir un extrait ſavonneux ſemblable à celui de la bourrache & de la bugloſe, ſe trouverait être de la même nature que celui des ſemences céréales & légumineuſes, je veux dire, ſucré ? Le marron d’Inde, par exemple, eſt revêtu de deux écorces comme la châtaigne ; la ſubſtance charnue de ces deux fruits eſt également compoſée de ſubſtance fibreuſe & d’amidon dans les mêmes proportions ; mais, comme l’on ſait, la matière extractive de l’un eſt amère & réſineuſe, tandis que celle de l’autre eſt muqueuſe & ſucrée, cette différence n’auroit-elle pas lieu également ici ? telles ſont les queſtions que je me ſuis faites, je les ſoumets volontiers à vos lumières.

Je ſoupçonne depuis quelque temps, Monſieur, que le produit de l’eſprit ardent qu’on obtient des graminées, n’eſt pas en raiſon de la quantité de matière ſucrée qui s’y trouve contenue ; & que les autres principes conſtitutifs ont quelque part à ſa formation ; ce qui me porte à penſer ainſi, c’eſt que les grains ſont peu riches en matière ſucrée, & qu’au rapport de M. de Juſti le froment qui fournit un tiers de plus d’eau-de-vie que l’orge, ne ſemble pas contenir autant de ſucre que ce grain, ſur-tout lorſqu’on l’a développé par la germination.

Si les ſucs ſucrés, contenus dans la plupart des fruits, paſſent ſpontanément à la fermentation vineuſe ſans avoir beſoin d’opérations préliminaires, il n’en eſt pas de même du corps farineux ; il ne ſuffit point de l’aſſocier avec un levain approprié & la doſe d’eau néceſſaire, il faut des proportions juſtes dans les mélanges, un degré de feu convenable, des foins pour établir la fermentation, la ralentir, l’accélérer ou la ſuſpendre ; enfin, une attention à ſaiſir le véritable moment de diſtiller à propos & ſans interruption : voilà une bonne partie des conditions, ſans leſquelles les grains, quels qu’ils ſoient, ne donnent que des atomes de ſpiritueux.

Peut-être ai-je négligé dans ce nouveau genre d’eſſai, quelques circonſtances particulières : d’abord je ne me ſuis pas ſervi de levain, & cette ſubſtance eſt importante ; car enfin, comme je viens de l’obſerver ; pour porter la farine au mouvement de fermentation ſpiritueuſe, ce n’eſt pas le tout d’y introduire un levain & de l’eau, il faut encore des procédés particuliers qui augmentant la viſcoſité de la matière, développent la ſubſtance ſucrée, qu’il en réſulte enfin une tranſpoſition de parties, une combinaiſon de principes, enfin, un corps approprié à la fermentation.

Si on établit que le produit de l’eſprit ardent n’eſt pas toujours en raiſon de la ſubſtance ſucrée, renfermée dans le corps qui ſubit la fermentation ſpiritueuſe, il s’agira enſuite d’examiner ſi l’amidon ſeul & pur, mais diſſous dans une certaine quantité d’eau & réduit à l’état d’empois ou de colle, étant fournis au travail du Bouilleur, ne fourniroit pas auſſi de l’eau-de-vie ; alors il ne faudroit pas encore en conclure que des ſubſtances, autres que la matière ſucrée, ſont en état de fournir de l’eſprit ardent, car l’amidon lui-même pourroit fort bien n’être que ce ſel eſſentiel, neutraliſé, pour ainſi dire, par la végétation : cette idée n’eſt peut-être pas auſſi ridicule qu’elle le paroît ; l’amidon, jeté ſur les charbons ardens, exhale une odeur qui approche du caramel, & donne par l’analyſe à la cornue, les mêmes produits que le ſucre. La ſolution de toutes ces queſtions ne peut manquer de jeter un grand jour ſur les opérations de la Nature ; il ſuffit qu’elles intéreſſent la ſociété économique pour m’impoſer le devoir de m’en occuper, & de lui rendre compte des réſultats, J’ai l’honneur d’être, &c.