Recueil des lettres entre Lebniz et Clarke (Félix Alcan)/10

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Recueil des lettres entre Lebniz et Clarke — Cinquième réplique de M. Clarke
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome premier (p. 797-816).

Cinquième réplique de M. Clarke.

Comme un discours diffus n’est pas une marque d’un esprit clair, ni un moyen propre à donner des idées claires aux lecteurs, je tacherai de répondre à ce cinquième écrit d’une manière distincte, et en aussi peu de mots qu’il me sera, possible.

1-20. Il n’y a aucune ressemblance entre une balance mise en mouvement par des poids ou par une impulsion, et un esprit qui se ment, ou qui agit, par la considération de certains motifs. Voici en quoi consiste la différence. La balance est entièrement passive, et par conséquent sujette une nécessité absolue : au lieu que l’esprit non seulement reçoit une impression, mais encore agit, ce qui fait l’essence de la liberté. Supposer que lorsque différentes manières d’agir paraissent également bonnes, elles ôtent entièrement à l’esprit le pouvoir d’agir, comme les poids égaux empêchent nécessairement une balance de se mouvoir, c’est nier qu’un esprit ait en lui-même un principe d’action, et confondre le pouvoir d’agir avec l’impression que les motifs font sur l’esprit, en quoi il est tout à fait passif. Le motif, ou la chose que l’esprit considère, et qu’il a en vue, est quelque chose d’externe. L’impression, que ce motif fait sur l’esprit est la qualité perceptive dans laquelle l’esprit est passif. Faire quelque chose après, ou en vertu de cette perception, est la faculté de se mouvoir de soi-même ou d’agir. Dans tous les agents animés, c’est la spontanéité ; et dans les agents intelligents, c’est proprement ce que nous appelons liberté. L’erreur où l’on tombe sur cette matière vient de ce qu’on ne distingue pas soigneusement ces deux choses, de ce que l’on confond le motif avec le principe d’action, de ce que l’on prétend que l’esprit n’a point d’autre principe d’action que le motif, quoique l’esprit soit tout à fait passif en recevant l’impression du motif. Cette doctrine fait croire que l’esprit n’est pas plus actif que le serait une balance, si elle avait d’ailleurs la faculté d’apercevoir les choses : ce que l’on ne peut dire sans renverser entièrement l’idée de la liberté. Une balance poussée des deux côtés par une force égale ou pressée des deux côtés par des poids égaux ne peut avoir aucun mouvement. Et suppose que cette balance reçoive la faculté d’apercevoir en sorte qu’elle sache qu’il lui est impossible de se mouvoir, ou qu’elle se fasse illusion, en s’imaginant qu’elle se meut elle-même, quoiqu’elle n’ait qu’un mouvement communiqué ; elle se trouverait précisément dans le même état, où le savant auteur suppose que se trouve un agent libre, dans tous les cas d’une indifférence absolue. Voici en quoi consiste la fausseté de l’argument dont il s’agit ici. La balance, faute d’avoir en elle-même un principe d’action, ne peut se mouvoir lorsque les poids sont égaux ; mais un agent libre, lorsqu’il se présente deux ou plusieurs manières d’agir également raisonnables et parfaitement semblables, conserve encore en lui-même le pouvoir d’agir parce qu’il a la faculté de se mouvoir. De plus, cet agent libre peut avoir de très bonnes et de très fortes raisons, pour ne pas s’abstenir entièrement d’agir ; quoique peut-être il n’y ait aucune raison qui puisse déterminer qu’une certaine manière d’agir vaut mieux qu’une autre. On ne peut donc soutenir que, supposé que deux différentes manières de placer certaines particules de matière fussent également bonnes et raisonnables, Dieu ne pourrait absolument, ni conformément à sa sagesse, les placer d’aucune de ces deux manières, faute d’une raison suffisante, qui pût le déterminer à choisir l’une préférablement à l’autre : on ne peut, dis-je, soutenir une telle chose, sans faire Dieu un être purement passif ; et par conséquent il ne serait point Dieu ou le gouverneur du monde. Et quand on nie la possibilité de cette supposition, savoir, qu’il peut y avoir deux parties égales de matière, dont la situation peut être également bien transposée, on n’en saurait alléguer d’autre raison que cette pétition de principe ; savoir, qu’en ce cas-là ce que le savant auteur dit d’une raison suffisante ne serait pas bien fondé. Car, sans cela, comment peut-on dire qu’il est impossible que Dieu puisse avoir de bonnes raisons pour créer plusieurs particules de matière parfaitement semblables en différents lieux de l’univers ? Et en ce cas-là, puisque les parties de l’espace sont semblables, il est évident que, si Dieu n’a point donné à ces parties de matière des situations différentes dès le commencement, il n’a pu en avoir d’autre raison que sa seule volonté. Cependant on ne peut pas dire avec raison qu’une telle volonté est une volonté sans aucun motif ; car les bonnes raisons que Dieu peut avoir de créer plusieurs particules de matière parfaitement semblables doivent par conséquent lui servir de motif pour choisir (ce qu’une balance ne saurait faire) l’une des deux choses absolument indifférentes ; c’est-à-dire pour mettre ces particules dans une certaine situation, quoiqu’une situation tout à fait contraire eût été également bonne.

La nécessité, dans les questions philosophiques, signifie toujours une nécessite absolue. La nécessité hypothétique et la nécessité morale, ne sont que des manières de parler figurées ; et à la rigueur philosophique, elles ne sont point une nécessite. Il ne s’agit pas de savoir si une chose doit être, lorsque l’on suppose qu’elle est, ou qu’elle sera : c’est ce qu’on appelle une nécessité hypothétique. Il ne s’agit pas non plus de savoir s’il est vrai qu’un être bon, et qui continue d’être bon, ne saurait faire le mal ; ou si un être sage ne saurait agir d’une matière contraire à la sagesse ; ou si une personne qui aime la vérité, et qui continue de l’aimer, peut dire un mensonge ; c’est ce que l’on appelle une nécessite morale. Mais la véritable et la seule question philosophique touchant la liberté consiste à savoir si la cause ou le principe immédiat et physique de l’action est réellement dans celui que nous appelons l’agent ; ou si c’est quelque autre raison suffisante qui est la véritable cause de l’action, en agissant sur l’agent, et en faisant qu’il ne soit pas un véritable agent, mais un simple patient. On peut remarquer ici en passant que le savant auteur contredit sa propre hypothèse, lorsqu’il dit que la volonté ne suit pas toujours exactement l’entendement pratique, parce qu’elle peut quelquefois trouver des raisons exactement pour suspendre sa résolution. Car ces raisons-la ne sont-elles pas le dernier jugement de l’entendement pratique ?

24-25. S’il est possible que Dieu produise, ou qu’il ait produit deux portions de matière parfaitement semblables, de sorte que le changement de leur situation serait une chose indifférente ? Ce que le savant auteur dit d’une raison suffisante ne prouve rien. En répondant à ceci, il ne dit pas, comme il le devrait dire, qu’il est impossible que Dieu fasse deux portions de matière tout à fait semblable, mais que sa sagesse ne lui permet pas de le faire. Comment fait-il cela ? Pourra-t-il prouver qu’il n’est pas possible que Dieu puisse avoir de bonnes raisons pour créer plusieurs parties de matière parfaitement semblables en différents lieux de l’univers ? La seule preuve qu’il allègue est qu’il n’y aurait aucune raison suffisante qui pût déterminer la volonté de Dieu à mettre une de ces parties de matière dans une situation plutôt que dans une autre. Mais si Dieu peut avoir plusieurs bonnes raisons (on ne saurait prouver le contraire), si Dieu, dis-je, peut avoir plusieurs bonnes raisons pour créer plusieurs parties de matière tout a fait semblables, l’indifférence de leur situation suffira-t-elle pour en rendre la création impossible, ou contraire à sa sagesse ? Il me semble que c’est formellement supposer ce qui est en question. On n’a point répondu à un autre argument de la même nature, que j’ai fondé sur l’indifférence absolue de la première détermination particulière du mouvement au commencement du monde.

26-32. Il semble qu’il y ait ici plusieurs contradictions. On reconnait que deux choses tout à fait semblables seraient véritablement deux choses ; et nonobstant cet aveu, on continue de dire qu’elles n’auraient pas le principe d’individuation ; et dans le quatrième écrit, § 6, on assure positivement qu’elles ne seraient qu’une même chose sous deux noms. Quoique l’on reconnaisse que ma supposition est possible, on ne veut pas me permettre de faire cette supposition. On avoue que les parties du temps et de l’espace sont parfaitement semblables en elles-mêmes ; mais on nie cette ressemblance lorsqu’il y a des corps dans ces parties. On compare les différentes parties de l’espace qui coexistent, et les différentes parties successives du temps, à une ligne droite, qui coupe une autre ligne droite en deux points coïncidents, qui ne sont qu’un seul point. On soutient que l’espace n’est que l’ordre des choses qui coexistent ; et cependant on avoue que le monde matériel peut être borné ; d’où il s’ensuit qu’il faut nécessairement qu’il y ait un espace vide au delà du monde. On reconnaît que Dieu pouvait donner des bornes à l’univers ; et, après avoir fait cet aveu, on ne laisse pas de dire que cette supposition est non seulement déraisonnable et sans but, mais encore une fiction impossible ; et l’on assure qu’il n’y a aucune raison possible qui puisse limiter la quantité de la matière. On soutient que le mouvement de l’univers tout entier ne produirait aucun changement ; et cependant on ne répond pas il ce que j’avais dit, qu’une augmentation ou une cessation subite du mouvement du tout causerait un choc sensible à toutes les parties. Et il n’est pas moins évident qu’un mouvement circulaire du tout produirait une force centrifuge dans toutes les parties. J’ai dit que le monde matériel doit être mobile, si le tout est borné ; on le nie, parce que les parties de l’espace sont immobiles dont le tout est infini et existe nécessairement. On soutient que le mouvement renferme nécessairement un changement relatif de situation dans un corps par rapport il d’autres corps ; et cependant on ne fournit aucun moyen d’éviter cette conséquence absurde, savoir, que la mobilité d’un corps dépend de l’existence d’autres corps ; et que si un corps existait seul, il serait incapable de mouvement ; ou que les parties d’un corps qui circule (du soleil par exemple) perdraient la force centrifuge qui nait de leur mouvement circulaire, si toute la matière extérieure qui les environne était annihilée. Enfin, on soutient que l’infinité de la matière est l’effet de la volonté de Dieu ; et cependant on approuve la doctrine de Descartes, comme si elle était incontestable, quoique tout le monde sache que le seul fondement sur lequel ce philosophe l’a établie est cette supposition : Que la matière était nécessairement infinie, puisque l’on ne saurait la supposer finie sans contradiction. Voici ses propres termes : Puto implicarc contradictionem, ut mandus sit finitus. Si cela est vrai, Dieu n’a jamais pu limiter la quantité de la matière ; et par conséquent il n’en est point le créateur, et il ne peut la détruire.

Il me semble que le savant auteur n’est jamais d’accord avec lui-même dans tout ce qu’il dit touchant la matière et l’espace. Car tantôt il combat le vide, ou l’espace destitué de matière, comme s’il était absolument impossible (l’espace et la matière étant inséparables) ; et cependant il reconnaît souvent que la quantité de la matière dans l’univers dépend de la volonté de Dieu.

33, 34, 35. Pour prouver qu’il y a du vide, j’ai dit que certains espaces ne font point de résistance. Le savant auteur répond que ces espaces sont remplis d’une matière qui n’a point de pesanteur. Mais l’argument n’était pas fondé sur la pesanteur ; il était fondé sur la résistance, qui doit être proportionnée à la quantité de la matière, soit que la matière ait de la pesanteur ou qu’elle n’en ait pas.

Pour prévenir cette réplique, l’auteur dit que la résistance ne vient pas tant de la quantité de la matière que de la difficulté qu’elle a à céder ; mais cet argument est tout à fait hors d’œuvre ; parce que la question dont il s’agit ne regarde que les corps fluides qui ont peu de ténacité, ou qui n’en ont point du tout, comme l’eau et le vif-argent, dont les parties n’ont de la peine à céder qu’à proportion de la quantité de matière qu’elles contiennent. L’exemple que l’on tire du bois flottant, qui contient moins de matière pesante qu’un égal volume d’eau, et qui ne laisse pas de faire une plus grande résistance ; cet exemple, dis-je, n’est rien moins que philosophique. Car un égal volume d’eau renfermée dans un vaisseau, ou gelée et flottante, fait une plus grande résistance que le bois flottant ; parce qu’alors la résistance est causée par le volume entier de l’eau. Mais lorsque l’eau se trouve en liberté et dans son état de fluidité, la résistance n’est pas causée par toute la masse du volume égal d’eau, mais seulement par une partie de cette masse ; de sorte qu’il n’est pas surprenant que dans ce cas l’eau semble faire moins de résistance que le bois.

36, 37, 38. L’auteur ne paraît pas raisonner sérieusement dans cette partie de son écrit. Il se contente de donner un faux jour à l’idée de l’immensité de Dieu, qui n’est pas une intelligentia supramundana (semota a nostris rebus sejunctaque longe), et qui n’est pas loin de chacun de nous ; car en lui nous avons la vie, le mouvement et l’être.

L’espace occupé par un corps n’est pas l’étendue de ce corps ; mais le corps étendu existe dans cet espace.

Il n’y a aucun espace borné ; mais notre imagination considère dans l’espace, qui n’a point de bornes, et qui n’en peut avoir, telle partie ou telle quantité qu’elle juge et propos d’y considérer.

L’espace n’est pas une affection d’un ou de plusieurs corps, ou d’aucun être borné, et il ne passe point d’un sujet à un autre ; mais il est toujours, et sans variation, l’immensité d’un être immense, qui ne cesse jamais d’être le même.

Les espaces bornés ne sont point des propriétés des substances bornées ; ils ne sont que des parties de l’espace infini dans lesquelles les substances bornées existent.

Si la matière était infinie, l’espace infini ne serait pas plus une propriété de ce corps infini, que les espaces finis sont des propriétés des corps finis. Mais, en ce cas, la matière infinie serait dans l’espace infini, comme les corps finis y sont présentement.

L’immensité n’est pas moins essentielle à Dieu que son éternité. Les parties de l’immensité étant tout à fait différentes des parties matérielles, séparables, divisibles et mobiles, d’où naît la corruptibilité, elles n’empêchent pas l’imensité d’être essentiellement simple ; comme les parties de la durée n’empêchent pas que la même simplicité ne soit essentielle à l’éternité.

Dieu lui-même n’est sujet à aucun changement par la diversité et les changements des choses, qui ont la vie, le mouvement et l’être en lui.

Cette doctrine, qui paraît si étrange à l’auteur, est la doctrine formelle de saint Paul et la voix de la nature et de la raison.

Dieu n’existe point dans l’espace ni dans le temps ; mais son existence est la cause de l’espace et du temps. Et lorsque nous disons, conformément au langage du vulgaire, que Dieu existe dans tout l’espace et dans tout le temps, nous voulons dire seulement qu’il est partout et qu’il est éternel : c’est-à-dire que l’espace infini et le temps sont des suites nécessaires de son existence ; et non que l’espace et le temps sont des êtres distincts de lui, dans lesquels il existe.

J’ai tait voir ci-dessus, sur le § 40, que l’espace borné n’est pas l’étendue des corps. Et l’on n’a aussi qu’à comparer les deux sections suivantes (47 et 48) avec ce que j’ai déjà dit.

48, 50, 51. Il me semble que ce que l’on trouve ici n’est qu’une chicane sur des mots. Pour ce qui est de la question touchant les parties de l’espace, voyez ci-dessus, Réplique III, § 3, et Réplique IV, § 11.

52 et 53. L’argument dont je me suis servi ici pour faire voir que l’espace est réellement indépendant des corps est fondé sur ce qu’il est possible que le monde matériel soit borné et mobile. Le savant auteur ne devait donc pas se contenter de répliquer qu’il ne croit pas que la sagesse de Dieu lui ait pu permettre de donner des bornes à l’univers, et de le rendre capable de mouvement. Il faut que l’auteur soutienne qu’il était impossible que Dieu fit un monde borné et mobile ; ou qu’il reconnaisse la force de mon argument, fondé sur ce qu’il est possible que le monde soit borné et mobile. L’auteur ne devait pas non plus se contenter de répéter ce qu’il avait avancé : savoir, que le mouvement d’un monde borné ne serait rien, et que, faute d’autres corps avec lesquels on put les comparer, il ne produirait aucun changement sensible. Je dis que l’auteur ne devait pas se contenter de répéter cela, à moins qu’il ne fût en état de réfuter ce que j’avais dit d’un fort grand changement qui arriverait dans le cas proposé : savoir, que les parties recevraient un choc sensible par une soudaine augmentation du mouvement du tout, ou par la cessation de ce même mouvement. On n’a pas entrepris de répondre à cela.

53. Comme le savant auteur est obligé de reconnaître ici qu’il y a de la différence entre le mouvement absolu et le mouvement relatif, il me semble qu’il s’ensuit de là nécessairement que l’espace est une chose tout à fait différente de la situation ou de l’ordre des corps. C’est de quoi les lecteurs pourront juger, en comparant ce que l’auteur dit ici avec ce que l’on trouve dans les Principes de M. le chevalier Newton, lib. I, Defin. 8.

511. J’avais dit que le temps et l’espace étaient des quantités ; ce qu’on ne peut pas dire de la situation et de l’ordre. On réplique à cela que l’ordre a sa quantité ; qu’il y a dans l’ordre quelque chose qui précède et quelque chose qui suit ; qu’il y a une distance ou un intervalle. Je réponds que ce qui précède et ce qui suit constituent la situation ou l’ordre : mais la distance, l’intervalle, ou la quantité du temps et de l’espace, dans lequel une chose suit une autre, est une chose tout à fait distincte de la situation ou de l’ordre, et elle ne constitue aucune quantité de situation ou d’ordre. La situation ou l’ordre peuvent être les mêmes lorsque la quantité du temps et de l’espace, qui intervient, se trouve fort différente. Le savant auteur ajoute que les raisons et les proportions ont leur quantité ; et que, par conséquent, le temps et l’espace peuvent aussi avoir la leur, quoiqu’ils ne soient que des relations. Je réponds premièrement que, s’il était vrai que quelques sortes-de relations (comme par exemple les raisons ou les proportions) fussent des quantités, il ne s’ensuivrait pourtant pas que la situation et l’ordre, qui sont des relations d’une nature tout à fait différente, seraient aussi des quantités. Secondement, les proportions ne sont pas des quantités, mais des proportions de quantités. Si elles étaient des quantités, elles seraient des quantités de quantités, ce qui est absurde. J’ajoute que si elles étaient des quantités, elles augmenteraient toujours par addition comme toutes les autres quantités. Mais l’addition de la proportion de 1 à 1, à la proportion de 1 à 1, ne fait pas plus que la proportion de 1 à 1, et l’addition de la proportion de ½ à 1, à la proportion de 1 à 1, ne fait pas la proportion de 1 ½ à 1, mais seulement la proportion de ½ à 1. Ce que les mathématiciens appellent quelquefois, avec peu d’exactitude, la quantité de la proportion, n’est, à parler proprement, que la quantité de la grandeur relative ou comparative d’une chose par rapport à une autre ; et la proportion n’est pas la grandeur comparative même, mais la comparaison ou le rapport d’une grandeur à une autre. La proportion de 6 à 1, par rapport à celle de 3 à 1, n’est pas une double quantité de proportion, mais la proportion d’une double quantité. Et en général, ce que l’on dit avoir une plus grande ou plus petite proportion n’est pas avoir une plus grande ou plus petite quantité de proportion ou de rapport, mais avoir une plus grande ou plus petite quantité à une autre. Ce n’est pas une plus grande ou plus petite comparaison, mais la comparaison d’une plus grande ou plus petite quantité. L’expression logarithmique d’une proportion n’est pas (comme le savant auteur le dit) la mesure, mais seulement l’indice ou le signe artificiel de la proportion. Cet indice ne désigne pas une quantité de la proportion ; il marque seulement combien de fois une proportion est répétée ou compliquée. Le logarithme de la proportion d’égalité est 0, ce qui n’empêche pas que ce ne soit une proportion aussi réelle qu’aucune autre ; et lorsque le logarithme est négatif, comme 1, la proportion, dont il est le signe ou l’indice, ne laisse pas d’être affirmative. La proportion doublée ou triplée ne désigne pas une double ou triple quantité de proportion ; elle marque seulement combien de fois la proportion est répétée. Si l’on triple une fois quelque grandeur ou quelque quantité, cela produit une grandeur ou une quantité, laquelle, par rapport à la première, a la proportion de 3 à 1. Si on triple une seconde fois, cela ne produit pas une double quantité de proportion, mais une grandeur ou une quantité, laquelle par rapport à la première a la proportion (que l’on appelle doublée) de 9 à 1. Si on triple une troisième fois, cela ne produit pas une triple quantité de proportion, mais une grandeur ou une quantité, laquelle par rapport à la première a la proportion (que l’on appelle triplée) de 27 à 1 ; et ainsi du reste. Troisièmement, le temps et l’espace ne sont point du tout de la nature des proportions, mais de la nature des quantités absolues, auxquelles les proportions conviennent. Par exemple, la proportion de 12 à 1 est une proportion beaucoup plus grande que celle de 2 à 1 ; et cependant une seule et même quantité peut avoir la proportion de 12 à l, par rapport à une chose, et en même temps la proportion de 2 à 1, par rapport a une autre. C’est ainsi que l’espace d’un jour a une beaucoup plus grande proportion à une heure, qu’à la moitié d’un jour ; et cependant nonobstant ces deux proportions, il continue d’être la même quantité de temps sans aucune variation. Il est donc certain que le temps (et l’espace aussi par la même raison) n’est pas de la nature des proportions, mais de la nature des quantités absolues et invariables, qui ont des proportions différentes. Le sentiment du savant auteur sera donc encore, de son propre aveu, une contradiction ; à moins qu’il ne fasse voir la fausseté de ce raisonnement.

55-63. Il me semble que tout ce que l’on trouve ici est une contradiction manifeste. Les savants en pourront juger. On suppose formellement, dans un endroit, que Dieu aurait pu créer l’univers plus tôt ou plus tard. Et ailleurs on dit que ces termes mêmes (plus tôt et plus tard) sont des termes inintelligibles, et des suppositions impossibles. On trouve de semblables contradictions dans ce que l’auteur dit touchant l’espace dans lequel la matière subsiste. Voyez ci-dessus, sur le § 26-32.

64 et 65. Voyez ci-dessus, § 54.

66-70. Voyez ci-dessus, § 1-20 et § 21-25. J’ajouterai seulement ici que l’auteur, en comparant la volonté de Dieu au hasard d’Épicure lorsque entre plusieurs manières d’agir également bonnes elle en choisit une, compare ensemble deux choses, qui sont aussi différentes que deux choses le puissent être ; puisque Épicure ne reconnaissait aucune volonté, aucune intelligence, aucun principe actif dans la formation de l’univers.

71. Voyez ci-dessus, §, 21-25.

72. Voyez ci-dessus, § 1-20.

73, 74, 77. Quand on considère si l’espace est indépendant de la matière, et si l’univers peut être borné et mobile (voyez ci-dessus, § 1-20 et § 26-32), il ne s’agit pas de la sagesse ou de la volonté de Dieu, mais de la nature absolue et nécessaire des choses. Si l’univers peut être borné et mobile par la volonté de Dieu, ce que le savant auteur est obligé d’accorder ici, quoiqu’il dise continuellement que c’est une supposition impossible, il s’ensuit évidemment que l’espace dans lequel ce mouvement se fait est indépendant de la matière. Mais si, au contraire, l’univers ne peut être borne et mobile, et si l’espace ne peut être indépendant de la matière, il s’ensuit évidemment que Dieu ne peut, ni ne pouvait donner des bornes à la matière ; et par conséquent l’univers doit être non seulement sans bornes, mais encore éternel, tant à parte ante qu’à parte post, nécessairement et indépendamment de la volonté de Dieu. Car l’opinion de ceux qui soutiennent que le monde pourrait avoir existé de toute éternité, par la volonté de Dieu, qui exerçait sa puissance éternelle ; cette opinion, dis-je, n’a aucun rapport a la matière dont il s’agit ici.

76 et 77. Voyez ci-dessus, § 73, 74, 75 et § l-20 ; et ci-dessous, § 103.

78. On ne trouve ici aucune nouvelle objection. J’ai fait voir amplement, dans les écrits précédents, que la comparaison dont M. le chevalier Newton s’est servi, et que l’on attaque ici, est juste et intelligible.

79-82. Tout ce que l’on objecte ici dans la section 79, et dans la suivante, est une pure chicane sur des mots. L’existence de Dieu, comme je l’ai déjà dit plusieurs fois, est la cause de l’espace ; et toutes les autres choses existent dans cet espace. Il s’ensuit donc que l’espace est aussi le lieu des idées ; parce qu’il est le lieu des substances mêmes, qui ont des idées dans leur entendement.

J’avais dit, par voie de comparaison, que le sentiment de l’auteur était aussi déraisonnable que si quelqu’un soutenait que l’âme humaine est l’âme des images des choses qu’elle aperçoit. Le savant auteur raisonne la-dessus en plaisantant, comme si j’avais assuré que ce fût mon propre sentiment.

Dieu aperçoit tout, non par le moyen d’un organe, mais parce qu’il est lui-même actuellement présent partout. L’espace universel est donc le lieu où il aperçoit les choses. J’ai fait voir amplement ci-dessus ce que l’on doit entendre par le mot de sensorium, et ce que c’est que l’âme du monde. C’est trop que de demander qu’on abandonne la conséquence d’un argument, sans faire aucune nouvelle objection contre les prémisses.

83-88 et 89, 90, 91. J’avoue que je n’entends point ce que l’auteur dit, lorsqu’il avance que l’âme est un principe représentatif ; que chaque substance simple est par sa propre nature une concentration et un miroir vivant de tout l’univers ; qu’elle est une représentation de l’univers, selon son point de vue ; et que toutes les substances simples auront toujours une harmonie entre elles, parce qu’elles représentent toujours le même univers.

Pour ce qui est de l’harmonie préétablie, en vertu de laquelle on prétend que les affetions de l’âme, et les mouvements mécaniques du corps, s’accordent sans aucune influence mutuelle, voyez ci-dessous sur le § 110-116.

J’ai supposé que les images des choses sont portées par les organes des sens dans le sensorium, où l’âme les aperçoit. On soutient que c’est une chose inintelligible ; mais on n’en donne aucune preuve.

Touchant cette question, savoir si une substance immatérielle agit sur une substance matérielle, ou si celle-ci agit sur l’autre, voyez ci-dessous, § 110-16.

Dire que Dieu aperçoit et connaît toutes choses, non par sa présence actuelle, mais parce qu’il les produit continuellement de nouveau ; ce sentiment, dis-je, est une pure fiction des scholastiques, sans aucun fondement.

Pour ce qui est de l’objection, qui porte que Dieu serait l’âme du monde, j’y ai répondu amplement ci-dessus, Réplique II, § 12, et Réplique IV, § 32.

92. L’auteur suppose que tous les mouvements de nos corps sont nécessaires et produits par une simple impulsion mécanique de la matière, tout à fait indépendante de l’âme ; mais je ne saurais m’empêcher de croire que cette doctrine conduit à la nécessité et au destin. Elle tend à faire croire que les hommes ne sont que de pures machines (comme Descartes s’était imaginé que les bêtes n’avaient point d’âmes) ; en détruisant tous les arguments fondés sur les phénomènes, c’est-à-dire sur les actions des hommes, dont on se sert pour prouver qu’ils ont des âmes, et qu’ils ne sont pas des êtres purement matériels. Voyez ci-dessous, sur § 110-116.

93. 94, 95. J’avais dit que chaque action consiste à donner une nouvelle force aux choses, qui reçoivent quelque impression. On répond à cela que deux corps durs et égaux, poussés l’un contre l’autre, rejaillissent avec la même force ; et que par conséquent leur action réciproque ne donne point une nouvelle force. Il suffirait de répliquer qu’aucun de ces deux corps ne rejaillit avec sa propre force ; que chacun d’eux perd sa propre force, et qu’il est repoussé avec une nouvelle force communiquée par le ressort de l’autre : car si ces deux corps n’ont point de ressort, ils ne rejailliront pas. Mais il est certain que toutes les communications de mouvement purement mécaniques ne sont pas une action, à parler proprement ; elles ne sont qu’une simple passion, tant dans les corps qui poussent que dans ceux qui sont poussés. L’action est le commencement d’un mouvement qui n’existait point auparavant, produit par un principe de vie ou d’activité : et si Dieu ou l’homme, ou quelque agent vivant ou actif, agit sur quelque partie du monde matériel, si tout n’est pas un simple mécanisme, il faut qu’il y ait une augmentation et une diminution continuelle de toute la quantité du mouvement qui est dans l’univers. Mais c’est ce que le savant auteur nie en plusieurs endroits.

96, 97. Il se contente ici de renvoyer à ce qu’il a dit ailleurs. Je ferai aussi la même chose.

98. L’âme est une substance qui remplit le sensorium, ou le lieu dans lequel elle aperçoit les images des choses, qui y sont portées ; il ne s’ensuit point de là qu’elle doit être composée de parties semblables à celles de la matière (car les parties de la matière sont des substances distinctes et indépendantes l’une de l’autre) ; mais l’âme tout entière voit, entend et pense, comme étant essentiellement un seul être individuel.

99. Pour faire voir que les forces actives qui sont dans le monde, c’est-à-dire la quantité du mouvement ou la force impulsive communiquée aux corps ; pour faire voir, dis-je, que ces forces actives ne diminuent point naturellement, le savant auteur soutient que deux corps mous et sans ressort, se rencontrant avec des forces égales et contraires, perdent chacun tout leur mouvement, parce que ce mouvement est communiqué aux petites parties dont ils sont composes. Mais lorsque deux corps tout à fait durs et sans ressort perdent tout leur mouvement en se rencontrant, il s’agit de savoir ce que devient ce mouvement, ou cette force active et impulsive ? Il ne saurait être dispersé parmi les parties de ces corps, parce que ces parties ne sont susceptibles d’aucun trémoussement, faute de ressort. Et si l’on nie que ces corps doivent perdre leur mouvement total, je réponds qu’en ce cas-la il s’ensuivra que les corps durs et élastiques rejailliront avec une double force ; savoir, avec la force qui résulte du ressort et de plus avec toute la force directe et primitive, ou du moins avec une partie de cette force ; ce qui est contraire à l’expérience.

Enfin, l’auteur ayant considéré la démonstration de M. Newton, que j’ai citée ci-dessus, est obligé de reconnaître que la quantité du mouvement dans le monde n’est pas toujours la même ; et il a recousît un autre subterfuge, en disant que le mouvement et la force ne sont pas toujours les mêmes en quantité. Mais ceci est aussi contraire à l’expérience. Car la force dont il s’agit ici n’est pas cette force de la matière, qu’on appelle vis inertiæ, laquelle continue effectivement d’être toujours la même, pendant que la quantité de la matière est la même ; mais la force dont nous parlons ici est la force active, impulsive et relative, qui est toujours proportionnée à la quantité du mouvement relatif. C’est ce qui paraît constamment par l’expérience, à moins que l’on ne tombe dans quelque erreur faute de bien supputer et de déduire la force contraire, qui nait de la résistance que les fluides font au corps, de quelque manière que ceux-ci se puissent mouvoir, et de l’action contraire et continuelle de la gravitation sur les corps jetés en haut.

100, 101, 102. J’ai fait voir, dans la dernière section, que la force active, selon la définition que j’en ai donnée, diminue continuellement et naturellement dans le monde matériel. Il est évident que ce n’est pas un défaut, parce que ce n’est qu’une suite de l’inactivité de la matière. Car cette inactivité est non seulement la cause, comme l’auteur le remarque, de la diminution de la vitesse, à mesure que la quantité de la matière augmente (ce qui à la vérité n’est point une diminution de la quantité du mouvement) ; mais elle est aussi la cause pourquoi des corps solides, parfaitement durs et sans ressort, se rencontrant avec des forces égales et contraires, perdent tout leur mouvement et toute leur force active, comme je l’ai montré ei-dessus ; et par conséquent ils ont besoin de quelque autre cause pour recevoir un nouveau mouvement.

103. J’ai fait voir amplement, dans mes écrits précédents, qu’il n’y a aucun défaut dans les choses dont on parle ici. Car pourquoi Dieu n’aurait-il pas eu la liberté de faire un monde, qui continuerait dans l’état où il est présentement, aussi longtemps ou aussi peu de temps qu’il le jugerait à propos, et qui serait ensuite changé, et recevrait telle forme qu’il voudrait lui donner, par un changement sage et convenable, mais qui peut-être serait tout à fait au-dessus des lois du mécanisme ? L’auteur soutient que l’univers ne peut diminuer en perfection : qu’il-n’y a aucune raison qui puisse borner la quantité de la matière ; que les percerions de Dieu l’obligent à produire toujours autant de matière qu’il lui est possible ; et qu’un monde borné est une fiction impraticable. J’ai inféré de cette doctrine que le monde doit être nécessairement infini et éternel ; c’est aux savants à juger si cette conséquence est bien fondée.

104. L’auteur dit à présent que l’espace n’est pas un ordre ou une situation, mais un ordre de situations. Ce qui n’empêche pas que la même objection ne subsiste toujours : savoir, qu’un ordre de situations n’est pas une quantité, connue l’espace l’est. L’auteur renvoie donc à la section 54, où il croit avoir prouvé que l’ordre est une quantité. Et moi je renvoie à ce que j“ai dit sur cette section dans ce dernier écrit, où je crois avoir prouvé que l’ordre n’est pas une quantité. Ce que l’auteur dit aussi touchant le temps renferme évidemment cette absurdité : savoir, que le temps n’est que l’ordre des choses successives ; et que cependant il ne laisse pas d’être une véritable quantité ; parce qu’il est non seulement l’ordre des choses successives, mais aussi la quantité de la durée qui intervient entre chacune des choses particulières qui se succèdent dans cet ordre. Ce qui est une contradiction manifeste.

Dire que l’immensité ne signifie pas un espace sans bornes, et que l’éternité ne signifie pas une durée ou un temps sans commencement, sans fin, c’est (ce me semble) soutenir que les mots n’ont aucune signification. Au lieu de raisonner sur cet article, l’auteur nous renvoie à ce que certains théologiens et philosophes (qui étaient de son sentiment) ont pensé sur cette matière. Mais ce n’est pas là de quoi il s’agit entre lui et moi.,

107, 108, 109. J’ai dit que, parmi les choses possibles, il n’y en a aucune qui soit plus miraculeuse qu’une autre, par rapport à Dieu ; et que par conséquent le miracle ne consiste dans aucune difficulté qui se trouve dans la nature d’une chose qui doit être faite, mais qu’il consiste simplement en ce que Dieu le fait rarement. Le mot de nature et ceux de forces de la nature, de cours de la nature, etc., sont des mots qui signifient simplement qu’une chose arrive ordinairement ou fréquemment. Lorsqu’un corps humain réduit en poudre est ressuscité, nous disons que c’est un miracle : lorsqu’un corps humain est engendré de la manière ordinaire, nous disons que c’est une chose naturelle ; et cette distinction est uniquement fondée sur ce que la puissance de Dieu produit l’une de ces deux choses ordinairement, et l’autre rarement. Si le soleil (ou la terre) est arrêté soudainement, nous disons que c’est un miracle ; et le mouvement continuel du soleil (ou de la terre) nous paraît une chose ordinaire et l’autre extraordinaire. Si les hommes sortaient ordinairement du tombeau, comme le blé sort de la semence, nous dirions certainement que ce serait aussi une chose naturelle : et si le soleil (ou la terre) était toujours immobile, cela nous paraîtrait naturel ; et en ce cas la nous regarderions le mouvement du soleil (ou de la terre) comme une chose miraculeuse. Le savant auteur ne dit rien contre ces raisons (ces grandes raisons, comme il les appelle), qui sont si évidentes. Il se contente de nous renvoyer encore aux manières de parler ordinaires de certains philosophes et de certains théologiens ; mais, comme je l’ai déjà remarqué ci-dessus, ce n’est pas la de quoi il s’agit entre l’auteur et moi.

Il est surprenant que, sur une matière qui doit être décidée par la raison et non par l’autorité, on nous renvoie encore à l’opinion de certains philosophes et théologiens. Mais, pour ne pas insister sur cela, que veut dire le savant auteur par une différence réelle et interne entre ce qui est miraculeux et ce qui ne l’est pas ; ou entre des opérations naturelles et non naturelles, absolument, et par rapport à Dieu ? Croit-il qu’il y ait en Dieu deux principes d’action différents et réellement distincts, on qu’une chose soit plus difficile à Dieu qu’une autre ? S’il ne le croit pas, il s’ensuit, ou que les mots d’action de Dieu naturelle et surnaturelle sont des termes dont la signification est uniquement relative aux hommes ; parce que nous avons accoutumé de dire qu’un effet ordinaire de la puissance de Dieu est une chose naturelle, et, qu’un effet extraordinaire de cette même puissance est une chose surnaturelle (ce qu’on appelle les forces de la nature n’étant véritablement qu’un mot sans aucun sens), ou bien il s’ensuit que, par une action de Dieu surnaturelle, il faut entendre ce que Dieu fait lui-même immédiatement ; et par une action de Dieu naturelle, ce qu’il fait par intervention des causes secondes. L’auteur se déclare ouvertement, dans cette partie de son écrit, contre la première de ces deux distinctions ; et il rejette formellement la seconde dans la section 117, où il reconnaît que les anges peuvent faire de véritables miracles. Cependant je ne crois pas que l’on puisse inventer une troisième distinction sur la matière dont il s’agit ici.

Il est tout à fait déraisonnable d’appeler l’attraction un miracle, et de dire que c’est un terme qui ne doit pas entrer dans la philosophie, quoique nous ayons si souvent déclaré, d’une manière distincte et formelle, qu’en nous servant de ce terme nous ne prétendons pas exprimer la cause qui fait que les corps tendent l’un vers l’autre ; mais seulement l’effet de cette cause, ou le phénomène même, et les lois ou les proportions selon lesquelles les corps tendent l’un vers l’autre, comme on le découvre par l’expérience, quelle qu’en puisse être la cause. Il est encore plus déraisonnable de ne vouloir point admettre la gravitation ou l’attraction dans le sens que nous lui donnons, selon lequel elle est certainement un phénomène de la nature ; et de prétendre en même temps que nous admettions une hypothèse aussi étrange que l’est celle de l’harmonie préétablie, selon laquelle l’âme et le corps d’un homme n’ont pas plus d’influence l’un sur l’autre que deux horloges, qui vont également bien, quelque éloignées qu’elles soient l’une de l’autre, et sans qu’il y ait entre elles aucune action réciproque. Il est vrai que l’auteur dit que Dieu, prévoyant les inclinations de chaque âme, a formé dès le commencement la grande machine de l’univers d’une telle manière, qu’en vertu des simples lois du mécanisme les corps humains reçoivent des mouvements convenables, comme étant des parties de cette grande machine. Mais est-il possible que de pareils mouvements, et autant diversifiés que le sont ceux des corps humains, soient produits par un pur mécanisme, sans que la volonté et l’esprit agissent sur ces corps ? Est-il croyable que, lorsqu’un homme forme une résolution, et qu’il sait un mois par avance ce qu’il fera un certain jour, ou à une certaine heure ; est-il croyable, dis-je, que son corps, en vertu d’un simple mécanisme qui a été produit dans le monde matériel dès le commencement de la création, se conformera ponctuellement à toutes les résolutions de l’esprit de cet homme au temps marqué ? Selon cette hypothèse, tous les raisonnements philosophiques, fondés sur les phénomènes et sur les expériences, deviennent inutiles. Car, si l’harmonie préétablie est véritable, un homme ne voit, n’entend et ne sent rien, et il ne meut point son corps : il s’imagine seulement voir, entendre, sentir et mouvoir son corps. Et si les hommes étaient persuadés que le corps humain n’est qu’une pure machine, et que tous ses mouvements, qui paraissent volontaires, sont produits par les lois nécessaires d’un mécanisme matériel, sans aucune influence ou opération de l’âme sur les corps ; ils concluraient bientôt que cette machine est l’homme tout entier, et que l’âme harmonique, dans l’hypothèse d’une harmonie préétablie, n’est qu’une pure fiction et une vaine imagination. De plus, quelle difficulté évite-t-on par le moyen d’une si étrange hypothèse ? On n’évite que celle-ci, savoir, qu’il n’est pas possible de concevoir comment une substance immatérielle peut agir sur la matière. Mais Dieu n’est-il pas une substance immatérielle, et n’agit-il pas sur la matière ? D’ailleurs, est-il plus difficile de concevoir qu’une substance immatérielle agit sur la matière, que de concevoir que la matière agit sur la matière ? N’est-il pas aussi aisé de concevoir que certaines parties de matière peuvent être obligées de suivre les mouvements et les inclinations de l’âme, sans aucune impression corporelle, que de concevoir que certaines portions de matière soient obligées de suivre leurs mouvements réciproques, à cause de l’union ou adhésion de leurs parties, qu’on ne saurait expliquer par aucun mécanisme ; ou que les rayons de la lumière soient réfléchis régulièrement par une surface qu’ils ne touchent jamais ? C’est de quoi M. le chevalier Newton nous a donné diverses expériences oculaires dans son Optique.

Il n’est pas moins surprenant que l’auteur répète encore en termes formels que, depuis que le monde a été créé, la continuation du mouvement des corps célestes, la « formation des plantes et des animaux, et tous les mouvements des corps huntains et de tous les autres animaux, ne sont pas moins mécaniques que les mouvements d’une horloge ». Il me semble que ceux qui soutiennent ce sentiment devraient expliquer en détail par quelles lois de mécanisme les planètes et les comètes continuent de se mouvoir dans les orbes où elles se meuvent, au travers d’un espace qui ne fait point de résistance ; par quelles lois mécaniques les plantes et les animaux sont formés, et quelle est la cause des mouvements spontanés des animaux et des hommes, dont la variété est presque infinie. Mais je suis fortement persuadé qu’il n’est pas moins impossible d’expliquer toutes ces choses, qu’il le serait de faire voir qu’une maison ou une ville a été bâtie par un simple mécanisme, ou que le monde même a été formé dès le commencement sans aucune cause intelligente et active. L’auteur reconnaît formellement que les choses ne pouvaient pas être produites au commencement par un pur mécanisme. Après cet aveu, je ne saurais comprendre pourquoi il paraît si zélé a bannir Dieu du gouvernement actuel du monde, et à soutenir que sa providence ne consiste que dans un simple concours, comme on l’appelle, par lequel toutes les créatures ne font que ce qu’elles feraient d’elles-mêmes par un simple mécanisme. Enfin, je ne saurais concevoir pourquoi l’auteur s’imagine que Dieu est obligé, par sa nature ou par sa sagesse, de ne rien produire dans l’univers, que ce qu’une machine corporelle peut produire par de simples lois mécaniques, après qu’elle a été une fois mise en mouvement.

117. Ce que le savant auteur avoue ici, qu’il y a du plus et du moins dans les véritables miracles, et que les anges peuvent faire de tels miracles ; ceci, dis-je, est directement contraire à ce qu’il a dit ci-devant de la nature du miracle dans tous ses écrits.

118-123. Si nous disons que le soleil attire la terre au travers d’un espace vide ; c’est-à-dire que la terre et le soleil tendent l’un vers l’autre (quelle qu’en puisse être la cause), avec une force qui est en proportion directe de leurs masses, ou de leurs grandeurs et densités prises ensemble, et en proportion doublée inverse de leurs distances, et que l’espace qui est entre ces deux corps est vide, c’est-à-dire qu’il n’a rien qui résiste sensiblement au mouvement des corps qui le traversent ; tout cela n’est qu’un phénomène on un fait actuel, découvert par l’expérience. Il est sans doute vrai que ce phénomène n’est pas produit sans moyen, c’est-à-dire sans une cause capable de produire un tel effet. Les philosophes peuvent donc rechercher cette cause, et tâcher de la découvrir, si cela leur est possible, soit qu’elle soit mécanique ou non mécanique. Mais s’ils ne peuvent pas découvrir cette cause, s’ensuit-il que l’effet même ou le phénomène découvert par l’expérience (c’est là tout ce que l’on veut dire par les mots d’attraction et de gravitation), s’ensuit-il, dis-je, que ce phénomène soit moins certain et moins incontestable ? Une qualité évidente doit-elle être appelée occulte, parce que la cause immédiate en est peut-être occulte, ou qu’elle n’est pas encore découverte ? Lorsqu’un corps se meut dans un cercle, sans s’éloigner par la tangente, il y a certainement quelque chose qui l’en empêche : mais si dans quelques cas il n’est pas possible d’expliquer mécaniquement la cause de cet effet, ou si elle n’a pas encore été découverte, s’ensuit-il que le phénomène soit faux ? Ce serait une manière de raisonner fort singulière.

124-130. Le phénomène même, l’attraction, la gravitation ou l’effort (quelque nom qu’on lui donne), par lequel les corps tendent l’un vers l’autre, et les lois ou les proportions de cette force sont assez connus par les observations et les expériences. Si M. Leibniz, ou quelque autre philosophe, peut expliquer ces phénomènes par les lois du mécanisme, bien loin d’être contredit, tous les savants l’en remercieront. En attendant, je ne saurais m’empêcher de dire que l’auteur raisonne d’une manière tout à fait extraordinaire, en comparant la gravitation, qui est un phénomène ou un fait actuel, avec la déclinaison des atomes, selon la doctrine d’Épicure ; lequel ayant corrompu, dans le dessein d’introduire l’athéisme, une philosophie plus ancienne et peut-être plus saine, s’avisa d’établir cette hypothèse, qui n’est qu’une pure fiction ; et qui d’ailleurs est impossible dans un monde où l’on suppose qu’il n’y a aucune intelligence.

Pour ce qui est du grand principe d’une raison suffisante, tout ce que le savant auteur ajoute ici touchant cette matière ne consiste qu’à soutenir sa conclusion, sans la prouver ; et par conséquent il n’est pas nécessaire d’y répondre. Je remarquerai seulement que cette expression est équivoque ; et qu’on peut l’entendre, comme si elle ne renfermait que la nécessité, ou comme si elle pouvait aussi signifier une volonté et un choix. Il est très certain, et tout le monde convient, qu’en général il y a une raison suffisante de chaque chose. Mais il s’agit de savoir si, dans certains cas, lorsqu’il est raisonnable d’agir, différentes manières d’agir possibles ne peuvent pas être également raisonnables, si, dans ces cas, la simple volonté de Dieu n’est pas une raison suffisante pour agir d’une certaine manière plutôt que d’une autre ; et si, lorsque les raisons les plus fortes se trouvent d’un seul côte, les agents intelligents et libres n’ont pas un principe d’action (en quoi je crois que l’essence de la liberté consiste) tout à fait distinct du motif ou de la raison que l’agent a en vue ? Le savant auteur nie tout cela. Et comme il établit son grand principe d’une raison suffisante, dans un sens qui exclut tout ce que je viens de dire, et qu’il demande qu’on lui accorde ce principe dans ce sens-la, quoiqu’il n’ait pas entrepris de le prouver, j’appelle cela une pétition de principe ; ce qui est tout à fait indigne d’un philosophe.

N. B. La mort de M. Leibniz l’a empêché de répondre à cette cinquième réplique.