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Recueil des lettres entre Lebniz et Clarke (Félix Alcan)/9

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Recueil des lettres entre Lebniz et Clarke — Cinquième réplique de M. Leibniz, ou réponse à la quatrième réplique de M. Clarke
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome premier (p. 765-797).

Cinquième réplique de M. Leibniz, ou réponse à la quatrième réplique de M. Clarke[1], sur les §§ 1 et 2 de l’écrit précédent.

1. Je répondrai cette fois plus amplement pour éclaircir les difficultés, et pour essayer si l’on est d’humeur à se payer de raison, et à donner des marques de l’amour de la vérité, ou si l’on ne fera que chicaner sans rien éclaircir.

2. On s’efforce souvent de n’imputer la nécessité et la fatalité, quoique peut-être personne n’ait mieux expliqué, et plus à fond que j’ai fait dans la Théodicée, la véritable différence entre liberté, contingence, spontanéité, d’un côté, et nécessité absolue, hasard, coaction, de l’autre. Je ne sais pas encore si on le fait parce qu’on le veut, quoi que je puisse dire, ou si ces imputations viennent de bonne foi, de ce qu’on n’a point encore pesé mes sentiments. J’expérimenterai bientôt ce que j’en dois juger, et je me réglerai là-dessus.

3. Il est vrai que les raisons font dans l’esprit du sage, et les motifs dans quelque esprit que ce soit, ce qui répond à l’effet que les poids font dans une balance. On objecte que cette notion mène à la nécessité et à la fatalité. Mais on le dit sans le prouver et sans prendre connaissance des explications que j’ai données autrefois pour lever toutes les difficultés qu’on peut faire la-dessus.

4. Il semble aussi qu’on se joue d’équivoque. Il y a des nécessités qu’il faut admettre. Car il faut distinguer aussi entre une nécessité absolue et une nécessité hypothétique. Il faut distinguer aussi entre une nécessité qui a lieu, parce que l’opposé implique contradiction, et laquelle est appelée logique, métaphysique ou mathématique ; et entre une nécessité qui est morale, qui fait que le Sage choisit le meilleur, et que tout esprit suit l’inclination la plus grande.

5. La nécessité hypothétique est celle que la supposition ou hypothèse de la prévision de Dieu impose aux futurs contingents. Et il faut l’admettre, si ce n’est qu’avec les sociniens on refuse à Dieu la prescience des contingents futurs, et la providence qui règle et gouverne les choses en détail.

6. Mais ni cette prescience, ni cette préordination ne dérogent point à la liberté. Car Dieu, porté par la suprême raison à choisir entre plusieurs suites de choses ou mondes possibles, celui où les créatures libres prendraient telles ou telles résolutions, quoique non sans son concours, a rendu par là tout événement certain et déterminé une fois pour toutes sans déroger par là à la liberté de ces créatures ; ce simple décret du choix, ne changeant point, mais actualisant seulement leurs natures qu’il y voyait dans ses idées.

7. Et quant à la nécessité morale, elle ne déroge point non plus à la liberté. Car, lorsque le Sage et surtout Dieu, le sage souverain, choisit le meilleur, il n’en est pas moins libre ; au contraire, c’est la plus parfaite liberté de n’être point empêche d’agir le mieux. Et lorsqu’un autre choisit selon le bien le plus apparent et le plus inclinant, il imite en cela la liberté du Sage à proportion de sa disposition ; et sans cela, le choix serait un hasard aveugle.

8. Mais le bien, tant vrai qu’apparent, en un mot le motif, incline sans nécessité, c’est-à-dire sans imposer une nécessité absolue. Car lorsque Dieu, par exemple, choisit le meilleur, ce qu’il ne choisit point, et qui est inférieur en perfection, ne laisse pas d’être possible. Mais si ce que Dieu choisit était absolument nécessaire, tout autre parti serait impossible contre l’hypothèse, car Dieu choisit parmi les possibles, c’est-à-dire parmi plusieurs partis dont pas un n’implique contradiction.

9. Mais de dire que Dieu ne peut choisir que le meilleur, et d’en vouloir inférer que ce qu’il ne choisit point est impossible, c’est confondre les termes, la puissance et la volonté, la nécessité métaphysique et la nécessité morale, les essences et les existences. Car ce qui est nécessaire l’est par son essence, puisque l’opposé implique contradiction ; mais le contingent qui existe doit son existence au principe du meilleur, raison suffisante des choses. Et c’est pour cela que je dis que les motifs inclinent sans nécessité et qu’il y a une certitude et infaillibilité, mais non pas une nécessité absolue dans les choses contingentes. Joignez à ceci ce qui se dira plus bas, Num. 73 et 76.

10. Et j’ai assez montré dans ma Théodicée que cette nécessité morale est heureuse, conforme à la perfection divine ; conforme au grand principe des existences, qui est celui du besoin d’une raison suffisante ; au lieu que la nécessité absolue et métaphysique dépend de l’autre grand principe de nos raisonnements, qui est celui des essences ; c’est-à-dire celui de l’identité ou de la contradiction ; car ce qui est absolument nécessaire est seul possible entre les partis, et sans contradiction.

11. J’ai fait voir aussi que notre volonté ne suit pas toujours précisément l’entendement pratique, parce qu’elle peut avoir ou trouver des raisons pour suspendre sa résolution jusqu’à une discussion ultérieure.

12. M’imputer après cela une nécessite absolue, sans avoir rien à dire contre les considérations que je viens d’apporter, et qui vont jusqu’au fond des choses, peut-être au delà de ce qui se voit ailleurs, ce sera une obstination déraisonnable.

13. Pour ce qui est de la fatalité, qu’on m’impute aussi, c’est encore une équivoque. Il y a fatum mahometanum, fatum stoicum, fatum christianum’. Le destin à la turque veut que les effets arriveraient quand on en éviterait la cause, comme s’il y avait une nécessité absolue. Le destin stoïcien veut qu’on soit tranquille ; parce qu’il faut avoir patience par force, puisqu’on ne saurait regimber contre la suite des choses. Mais on convient qu’il y a fatum christianum, une destinée certaine de toutes choses, réglée parla prescience et par la providence de Dieu. Fatum est dérivé de fari ; c’est-à-dire prononcer, décerner ; et dans le bon sens, il signifie le décret de la providence. Et ceux qui s’y soumettent par la connaissance des perfections divines, dont l’amour de Dieu est une suite (puisqu’il consiste dans le plaisir que donne cette connaissance), ne prennent pas seulement patience comme les philosophes païens, mais ils sont même contents de ce que Dieu ordonne, sachant qu’il fait tout pour le mieux ; et non seulement pour le plus grand bien en général, mais encore pour le plus grand bien particulier de ceux qui l’aiment.

14. J’ai été obligé de m’étendre, pour détruire une bonne fois les imputations mal fondées, comme j’espère de pouvoir le faire par ces explications dans l’esprit des personnes équitables. Maintenant je viendrai à une objection qu’on me fait ici contre la comparaison des poids d’une balance avec les motifs de la volonté. On objecte que la balance est purement passive, est poussée par les poids ; au lieu que les agents intelligents et doués de volonté sont actifs. À cela je réponds que le principe du besoin d’une raison suffisante est commun aux agents et aux patients. Ils ont besoin d’une raison suffisante de leur action, aussi bien que de leur passion. Non seulement la balance n’agit pas, quand elle est poussée également de part et d’autre ; mais les poids égaux aussi n’agissent point, quand ils sont en équilibre ; de sorte que l’on ne peut descendre, sans que l’autre monte autant.

15. Il faut encore considérer qu’à proprement parler les motifs n’agissent point sur l’esprit comme les poids sur la balance ; mais c’est plutôt l’esprit qui agit en vertu des motifs, qui sont ses dispositions à agir. Ainsi vouloir, comme l’on veut ici, que l’esprit préfère quelquefois les motifs faibles aux plus forts, et même l’indifférent aux motifs, c’est séparer l’esprit des motifs comme s’ils étaient hors de lui, comme le poids est distingue de la balance ; et comme si dans l’esprit il y avait d’autres dispositions pour agir que les motifs, en vertu desquels l’esprit rejetterait les motifs. Au lieu que dans la vérité les motifs comprennent toutes les dispositions que l’esprit peut avoir pour agir volontairement ; car ils ne comprennent pas seulement les raisons, mais encore les inclinations qui viennent des passions ou d’autres impressions précédentes. Ainsi, si l’esprit préférait l’inclination faible à la forte, il agirait contre soi-même, et autrement qu’il est disposé d’agir. Ce qui fait voir que les notions contraires ici aux miennes sont superficielles, et se trouvent n’avoir rien de solide, quand elles sont bien considérées.

16. De dire aussi que l’esprit peut avoir de bonnes raisons pour agir quand il n’a aucuns motifs, et quand les choses sont absolument indifférentes, comme on s’explique ici, c’est une contradiction manifeste ; car s’il a de bonnes raisons pour le parti qu’il prend, les choses ne lui sont point indifférentes.

17. Et de dire qu’on agira quand on a des raisons pour agir, quand même les voies d’agir seraient absolument indifférentes, c’est encore parler fort superficiellement, et d’une manière très insoutenable. Car on n’a jamais une raison suffisante pour agir, quand on n’a pas aussi une raison suffisante pour agir tellement ; toute action étant individuelle, et non générale, ni abstraite de ses circonstances, et ayant besoin de quelque voie pour être effectuée. Donc, quand il y a une raison suffisante pour agir tellement, il y en a aussi pour agir par une telle voie ; et par conséquent les voies ne sont point indifférentes. Toutes les fois qu’on a des raisons suffisantes pour une action singulière, on en a pour ses réquisits. Voyez encore ce qui se dira plus bas, Num. 66.

18. Ces raisonnements sautent aux yeux, et il est bien étrange qu’on m’impute que j’'avance mon principe du besoin d’une raison suffisante, sans aucune preuve tirée de la nature des choses, ou des perfections divines. Car la nature des choses porte que tout événement ait préalablement ses conditions, réquisits, dispositions convenables, dont existence en fait la raison suffisante.

19. Et la perfection de Dieu demande que toutes ses actions soient conformes à sa sagesse, et qu’on ne puisse point lui reprocher d’avoir agi sans raisons, ou même d’avoir préféré une aison plus faible à une raison plus forte.

20. Mais je parlerai plus amplement sur la fin de cet écrit, de la solidité et de l’importance de ce grand principe du besoin d’une raison suffisante pour tout événement, dont le renversement renverserait la meilleure partie de toute la philosophie. Ainsi il est bien étrange qu’on veuille ici qu’en cela je commets une pétition de principe ; et il paraît bien qu’on veut soutenir des sentiments insoutenables, puisqu’on est réduit à me refuser ce grand principe, un des plus essentiels de la raison.

Sur les §§ 3 et 4.

21. Il faut avouer que ce grand principe, quoiqu’il ait été reconnu, n’a pas été assez employé. Et c’est en bonne partie la raison pourquoi jusqu’ici la philosophie première a été si peu féconde, et si peu démonstrative. J’en infère, entre autres conséquences, qu’il n’y a point dans la nature deux êtres réels absolus indiscernables ; parce que, s’il y en avait, Dieu et la nature agiraient sans raison, en traitant l’un autrement que l’autre ; et qu’ainsi Dieu ne produit point deux portions de matières parfaitement égales et semblables. On répond à cette conclusion, sans en réfuter la raison ; et on y répond par une objection bien faible : « Cet argument, dit-on, s’il était bon, prouverait qu’il serait impossible à Dieu de créer aucune matière ; car les parties de la matière parfaitement solides, étant prises égales et de la même figure (ce qui est une supposition possible), seraient exactement faites l’une comme l’autre. » Mais c’est une pétition de principe très manifeste, de supposer cette parfaite convenance, qui selon moi ne saurait être admise. Cette supposition de deux indiscernables, comme de deux portions de matière qui conviennent parfaitement entre elles, paraît possible en termes abstraits ; mais elle n’est point compatible avec l’ordre des choses, ni avec la sagesse divine, où rien n’est admis sans raison. Le vulgaire s’imagine de telles choses, parce qu’il se contente de notions incomplètes. Et c’est un des défauts des atomistes.

22. Outre que je n’admets point dans la matière des portions parfaitement solides, ou qui soient tout d’une pièce, sans aucune variété, ou mouvement particulier dans leurs parties, comme l’on conçoit les prétendus atomes. Poser de tels corps est encore une opinion populaire mal fondée. Selon mes démonstrations, chaque portion de matière est actuellement sous-divisée en parties différemment mues, et pas une ne ressemble entièrement à l’autre.

23. J’avais allégué que, dans les choses sensibles, on n’en trouve jamais deux indiscernables, et que, par exemple, on ne trouvera point deux feuilles dans un jardin, ni deux gouttes d’eau parfaitement semblables. On l’admet à l’égard des feuilles, et peut-être (perhaps) à l’égard des gouttes d’eau ; mais on pourrait l’admettre sans perhaps (senza forse, dirait un Italien), encore dans les gouttes d’eau.

24. Je crois que ces observations générales, qui se trouvent dans les choses sensibles, se trouvent encore à proportion dans les insensibles ; et qu’à cet égard on peut dire, comme disait Arlequin dans l’Empereur de la Lune, que c’est tout comme ici. Et c’est un grand préjugé contre les indiscernables, qu’on n’en trouve aucun exemple. Mais on s’oppose à cette conséquence : parce que, dit-on, les corps sensibles sont composés, au lieu qu’on soutient qu’il y en a d’insensibles qui sont simples. Je réponds encore que je n’en accorde point. Il n’y a rien de simple, selon moi, que les véritables monades, qui n’ont point de parties ni d’étendue. Les corps simples, et même les parfaitement similaires, sont une suite de la fausse position du vide et des atomes, ou d’ailleurs de la philosophie paresseuse, qui ne pousse pas assez l’analyse des choses, et s’imagine de pouvoir parvenir aux premiers éléments corporels de la nature, parce que cela contenterait notre imagination.

25. Quand je nie qu’il y ait deux gouttes d’eau entièrement semblables, ou deux autres, corps indiscernables, je ne dis point qu’il soit impossible absolument d’en poser, mais que c’est une chose contraire à la sagesse divine, et qui par conséquent n’existe point.

26. J’avoue que si deux choses parfaitement indiscernables existaient, elles seraient deux ; mais la supposition est fausse, et contraire au grand principe de la raison. Les philosophes vulgaires se sont trompés, lorsqu’ils ont cru qu’il y avait des choses différentes solo numero, ou seulement parce qu’elles sont deux : et c’est de cette erreur que sont venues leurs perplexités sur ce qu’ils appelaient le principe d’individuation. La métaphysique a été traitée ordinairement en simple doctrine des termes, comme un dictionnaire philosophique, sans venir à la discussion des choses. La philosophie superficielle, comme celle des Atomistes et des Vacuistes, se forge des choses que les raisons supérieures n’admettent point. J’espère que mes démonstrations feront changer de face à la philosophie malgré les faibles contradictions telles qu’on n’oppose ici.

27. Les parties du temps ou du lieu, prises en elles-mêmes, sont des choses idéales ; ainsi elles se ressemblent parfaitement, comme deux unités abstraites. Mais il n’en est pas de même de deux uns concrets, ou de deux temps effectifs, ou deux espaces remplis, c’est-à-dire véritablement actuels.

28. Je ne dis pas que deux points de l’espace sont un même point, ni que deux instants du temps sont un même instant, comme il semble qu’on m’impute ; mais on peut s’imaginer, faute de connaissance, qu’il y a deux instants différents, où il n’y en a qu’un ; comme j’ai remarqué dans l’art. 47 de la précédente réponse, que souvent en géométrie on suppose deux, pour représenter l’erreur d’un contredisant, et on n’en trouve qu’un. Si quelqu’un supposait qu’une ligne droite coupe l’autre en deux points, il se trouvera, au bout du compte, que ces deux points prétendus doivent coïncider, et n’en sauraient faire qu’un.

29. J’ai démontré que l’espace n’est autre chose qu’un ordre de l’existence des choses, qui se remarque dans leur simultanéité. Ainsi la fiction d’un univers matériel fini, qui se promène tout entier dans un espace vide infini, ne saurait être admise. Elle est tout à fait déraisonnable et impraticable. Car, outre qu’il n’y a point d’espace réel hors de l’univers matériel, une telle action serait sans but ; ce serait travailler sans rien faire, agendo nihil agere. Il ne se produirait aucun changement observable par qui que ce soit. Ce sont des imaginations des philosophes à notions incomplètes, qui se font de l’espace une réalité absolue. Les simples mathématiciens, qui ne s’occupent que de jeux de l’imagination, sont capables de se forger de telles notions ; mais elles sont détruites par des raisons supérieures.

30. Absolument parlant, il paraît que Dieu peut faire l’univers matériel fini en extension ; mais le contraire paraît plus conforme a sa sagesse.

31. Je n’accorde point que tout fini est mobile. Selon l’hypothèse même des adversaires, une partie de l’espace, quoique fini, n’est point mobile. Il faut que ce qui est mobile puisse changer de situation par rapport a quelque autre chose, et qu’il puisse arriver un état nouveau discernable du premier ; autrement le changement est une fiction. Ainsi il faut qu’un fini mobile fasse partie d’un autre, afin qu’il puisse arriver un changement observable.

32. Descartes a soutenu que la matière n’a point de bornes, et je ne crois pas qu’on l’ait suffisamment réfuté. Et quand on le lui accorderait., il ne s’ensuit point que la matière serait nécessaire, ni qu’elle ait été de toute éternité, puisque cette diffusion de la matière sans bornes ne serait qu’un effet du choix de Dieu, qui l’aurait trouvé mieux ainsi.

Sur le § 7.

33. Puisque l’espace en soi est une chose idéale comme le temps, il faut bien que l’espace hors du monde soit imaginaire, comme les scholastiques mêmes l’ont bien reconnu. Il en est de même de l’espace vide dans le monde, que je crois encore être imaginaire, par les raisons que j’ai produites.

34. On n’objecte le vide inventé par M. Guérike, de Magdebourg, qui se fait en pompant l’air d’un récipient ; et on prétend qu’il y a véritablement du vide parfait, ou de l’espace sans matière, en partie au moins, dans ce récipient. Les aristotéliciens et les cartésiens, qui n’admettent point le véritable vide, ont répondu à cette expérience de M. Guérike, aussi bien qu’à celle de M. Torricelli, de Florence (qui vidait l’air d’un tuyau de verre par le moyen du mercure), qu’il n’y a point de vide du tout dans le tuyau ou dans le récipient ; puisque le verre a des pores subtils, à travers lesquels les rayons de la lumière, ceux de l’aimant et autres matières très minces peuvent passer. Et je suis de leur sentiment, trouvant qu’on peut comparer le récipient à une caisse pleine de trous, qui serait dans l’eau, dans laquelle il y aurait des poissons, ou d’autres corps grossiers, lesquels en étant ôtés, la place ne laisserait pas d’être remplie par de l’eau. Il y a seulement cette différence que l’eau, quoiqu’elle soit fluide et plus obéissante que ces corps grossiers, est pourtant aussi pesante et aussi massive, ou même davantage ; au lieu que la matière qui entre dans le récipient à la place de l’air est bien plus mince. Les nouveaux partisans du vide répondent à cette instance que ce n’est pas la grossièreté qui fait de la résistance ; et par conséquent qu’il y a nécessairement plus de vide, où il y a moins de résistance ; on ajoute que la subtilité n’y fait rien, et que les parties du vif-argent sont aussi subtiles et aussi fines que celles de l’eau, et que néanmoins le vif-argent résiste plus de dix fois davantage. À cela je réplique que ce n’est pas tant la quantité de la matière, que la difficulté qu’elle fait de céder, qui fait la résistance. Par exemple, le bois flottant contient moins de matière pesante que l’eau de pareil volume, et néanmoins il résiste plus au bateau que l’eau.

35. Et quant au vif-argent, il contenta la vérité environ quatorze fois plus de matière pesante que l’eau, dans un pareil volume ; mais il ne s’ensuit point qu’il contienne quatorze fois plus de matière absolument. Au contraire, l’eau en contient autant, mais prenant ensemble tant sa propre matière, qui est pesante, qu’une matière étrangère non pesante, qui passe à travers de ses pores. Car tant le vif-argent que l’eau sont des masses de matière pesante, percées à jour, à travers lesquelles passe beaucoup de matière non pesante, et qui ne résiste point sensiblement, comme est apparemment celle de rayons de lumière, et d’autres fluides insensibles, tels que celui surtout qui cause lui-même la pesanteur des corps grossiers, en s’écartant du centre où il les fait aller. Car c’est une étrange fiction que de faire toute la matière pesante, et même vers toute autre matière ; comme si tout corps attirait également tout autre corps selon les masses et les distances ; et cela par une attraction proprement dite, qui ne soit point dérivée d’une impulsion occulte des corps : au lieu que la pesanteur des corps sensibles vers le centre de la terre doit être produite par le mouvement de quelque fluide. Et il en sera de même d’autres pesanteurs, comme de celles des plantes vers le soleil, ou entre elles. Un corps n’est jamais mû naturellement que par un autre corps qui le pousse en le touchant ; et après cela il continue jusqu’à ce qu’il soit empêché par un autre corps qui le touche. Toute autre opération sur le corps est ou miraculeuse ou imaginaire.

Sur les §§ 8 et 9.

36. Comme ej’avais objecté que l’espace, pris pour quelque chose de réel et d’absolu sans les corps, serait une chose éternelle, impassible, indépendante de Dieu, on a tâché d’éluder cette difficulté, en disant que l’espace est une propriété de Dieu. J’ai opposé à cela, dans mon écrit précédent, que la propriété de Dieu est l’immensité ; mais que l’espace, qui est souvent commensuré avec les corps, et l’immensité de Dieu, n’est pas la même chose.

37. J’ai encore objecté que, si l’espace est une propriété, et si l’espace infini est l’immensité de Dieu, l’espace fini sera l’étendue ou la mensurabilité de quelque chose finie. Ainsi l’espace occupé par un corps sera l’étendue de ce corps ; chose absurde, puisqu’un corps peut changer d’espace, mais qu’il ne peut point quitter son étendue.

38. J’ai encore demandé : si l’espace est une propriété, de quelle chose sera donc la propriété un espace vide borné, tel qu’on s’imagine dans le récipient épuisé d’air ? Il ne paraît point raisonnable de dire que cet espace vide, rond ou carré, soit une propriété de Dieu. Sera-ce donc peut-être la propriété de quelques substances immatérielles, étendues, imaginaires, qu’on se figure, ce semble, dans les espaces imaginaires ?

39. Si l’espace est la propriété ou l’affection de la substance qui est dans l’espace, le même espace sera tantôt l’affection d’un corps, tantôt d’un autre corps ; tantôt d’une substance immatérielle, tantôt peut-être de Dieu, quand il est vide de toute autre substance matérielle ou immatérielle. Mais voilà une étrange propriété on affection, qui passe de sujet en sujet. Les sujets quitteront ainsi leurs accidents comme un habit, afin que d’autres sujets s’en puissent revêtir. Après cela, comment distinguera-t-on les accidents et les substances ?

40. Que si les espaces bornes qui y sont, et si l’espace infini est la propriété de Dieu, il faut (chose étrange !) que la propriété de Dieu soit composée des affections des créatures ; car tous les espaces finis, pris ensemble, composent l’espace infini.

41. Que si l’on nie que l’espace borné soit une affection des choses bornées, il ne sera pas raisonnable non plus que l’espace infini soit l’affection ou la propriété d’une chose infinie. J’avais insinué toutes ces difficultés dans mon écrit précédent ; mais il ne paraît point qu’on ait taché d’y satisfaire.

42. J’ai encore d’autres raisons contre l’étrange imagination que l’espace est une propriété de Dieu. Si cela est, l’espace entre dans l’essence de Dieu. Or, l’espace a des parties ; donc il y aurait des parties dans l’essence de Dieu, spectatum admissi.

43. De plus, les espaces sont tantôt vides, tantôt remplis ; donc il y aura dans l’essence de Dieu des parties tantôt vides, tantôt remplies, et par conséquent sujettes à un changement perpétuel. Les corps, remplissant l’espace, rempliraient une partie de l’essence de Dieu, et y seraient commensurés ; et dans la supposition du vide, une partie de l’essence de Dieu sera dans le récipient. Ce Dieu à parties ressemblera fort au dieu stoïcien, qui était l’univers tout entier, considère comme un animal divin.

44. Si l’espace infini est l’immensité de Dieu, le temps infini sera l’éternité de Dieu : il faudra donc dire que ce qui est dans l’espace est dans l’immensité de Dieu, et par conséquent dans son essence ; et que ce qui est dans le temps est dans l’éternité de Dieu. Phrases étranges, et qui font bien connaître qu’on abuse des termes.

45. En voici encore une autre instance. L’immensité de Dieu fait que Dieu est dans tous les espaces. Mais si Dieu est dans l’espace, comment peut-on dire que l’espace est en Dieu, ou qu’il est sa propriété ? On a bien ouï dire que la propriété soit dans le sujet ; mais on n’a jamais ouï dire que le sujet soit dans sa propriété. De même, Dieu existe en chaque temps : comment donc le temps est-il dans Dieu ; et comment peut-il être une propriété de Dieu ? Ce sont des alloglossies perpétuelles.

46. Il paraît qu’on confond l’immensité ou l’étendue des choses avec l’espace selon lequel cette étendue est prise. L’espace infini n’est pas l’immensité de Dieu ; l’espace fini n’est pas l’étendue des corps, comme le temps n’est point la durée. Les choses gardent leur étendue, mais elles ne gardent point toujours leur espace. Chaque chose a sa propre étendue, sa propre durée ; mais elle n’a point son propre temps, et elle ne garde point son propre espace.

47. Voici comment les hommes viennent à se former la notion de l’espace. Ils considèrent que plusieurs choses existent à la fois, et ils y trouvent un certain ordre de coexistence, suivant lequel le rapport des uns et des autres est plus ou moins simple. C’est leur situation ou distance. Lorsqu’il arrive qu’un de ces coexistants change de ce rapport à une multitude d’autres, sans qu’ils en changent entre eux ; et qu’un nouveau venu acquiert le rapport tel que le premier avait eu à d’autres, on dit qu’il est venu à sa place, et on appelle ce changement un mouvement qui est dans celui ou est la cause immédiate du changement. Et quand plusieurs, ou même tous, changeraient selon certaines règles connues de direction et de vitesse, on peut toujours déterminer le rapport de situation que chacun acquiert à chacun ; et même celui que chaque autre aurait ou qu’il aurait à chaque autre, s’il n’avait point changé, ou s’il avait autrement changé. Et supposant et feignant que parmi ces coexistants il y ait un nombre suffisant de quelques-uns, qui étaient point eu de changement en eux, on dira que ceux qui ont un rapport à ces existants fixes, tel que d’autres avaient auparavant à eux, ont eu la même place que ces derniers avaient eue. Et ce qui comprend toutes ces places est appelé espace. Ce qui fait voir que pour avoir l’idée de la place, et par conséquent de l’espace, il suffit de considérer ces rapports et les règles de leurs changements, sans avoir besoin de se figurer ici aucune réalité absolue hors des choses dont on considère la situation. Et, pour donner une espèce de définition, place est ce qu’on dit être le même à A et à B, quand le rapport de coexistence de B avec C, E, F, G, etc., convient entièrement avec le rapport de coexistence qu’A a eu avec les mêmes ; suppose qu’il n’y ait eu aucune cause de changement dans C, E, F, G, etc. On pourrait dire aussi, sans ecthèse, que place est ce qui est le même en moments différents à des existents, quoique différents, quand leurs rapports de coexistence avec certains existents, qui depuis un de ces moments à l’autre sont supposés fixes, conviennent entièrement. Et existents fixes sont ceux dans lesquels il n’y a point eu de cause du changement de l’ordre de coexistence avec d’autres ; ou (ce qui est le même) dans lesquels il n’y a point eu de mouvement. Enfin, espace est ce qui résulte des places prises ensemble. Et il est bon ici de considérer la différence entre la place, et entre le rapport de situation qui est dans le corps qui occupe la place. Car la place d’A et de B est la même ; au lieu que le rapport d’A aux corps fixes n’est pas précisément et individuellement le même que le rapport que B (qui prendra sa place) aura aux mêmes fixes ; et ces rapports conviennent seulement. Car deux sujets différents, comme A et B, ne sauraient avoir précisément la même affection individuelle ; un même accident individuel ne se pouvant point trouver en deux sujets, ni passer de sujet en sujet. Mais l’esprit non content de la convenance cherche une identité, une chose qui soit véritablement la même, et la conçoit comme hors de ces sujets ; et c’est ce qu’on appelle ici place et espace. Cependant cela ne saurait être qu’idéal, contenant un certain ordre où l’esprit conçoit l’application des rapports : comme l’esprit se peut figurer un ordre consistant en lignes généalogiques, dont les grandeurs ne consisteraient que dans le nombre des générations, où chaque personne aurait sa place. Et si l’on ajoutait la fiction de la métempsycose, et si l’on faisait revenir les mêmes âmes humaines, les personnes y pourraient changer de place. Celui qui a été père ou grand-père pourrait devenir fils ou petit-fils, etc. Et cependant ces places, lignes et espaces généalogiques, quoiqu’elles exprimeraient des vérités réelles, ne seraient que choses idéales. Je donnerai encore un exemple de l’usage de l’esprit de se former, à l’occasion des accidents qui sont dans les sujets, quelque chose qui leur réponde hors des sujets. La raison ou proportion entre deux lignes, L et M, petit être conçue de trois façons : comme raison du plus grand L, au moindre M ; comme raison du moindre M, au plus grand L ; et enfin comme quelque chose d’abstrait des deux, c’est-à-dire comme la raison entre L et M, sans considérer lequel est l’antérieur ou le postérieur, le sujet ou l’objet. Et c’est ainsi que les proportions sont considérées dans la musique. Dans la première considération, L le plus grand est le sujet ; dans la seconde, M le moindre est le sujet de cet accident, que les philosophes appellent relation ou rapport. Mais quel en sera le sujet dans le troisième sens ? On ne saurait dire que tous les deux, L et M ensemble, soient le sujet d’un tel accident ; car ainsi nous aurions un accident en deux sujets, qui aurait une jambe dans l’un et l’autre dans l’autre ; ce qui est contre la notion des accidents. Donc il faut dire que ce rapport, dans ce troisième sens, est bien hors des sujets ; mais que, n’étant ni substance ni accident, cela doit être une chose purement idéale, dont la considération ne laisse pas d’être utile. Au reste, j’ai fait ici à peu près comme Euclide, qui, ne pouvant pas bien faire entendre absolument ce que c’est que raison prise dans le sens des géomètres, définit bien ce que c’est que mêmes raisons. Et c’est ainsi que, pour expliquer ce que c’est que la place, j’ai voulu définir ce que c’est que la même place. Je remarque enfin que les traces des mobiles, qu’ils laissent quelquefois dans les immobiles sur lesquels ils exercent leur mouvement, ont donné à l’imagination des hommes l’occasion de se former cette idée, comme s’il restait encore quelque trace lors même qu’il n’y a aucune chose immobile ; mais cela n’est qu’idéal, et porte seulement que, s’il y avait là quelque immobile, on l’y pourrait désigner. Et c’est cette analogie qui fait qu’on s’imagine des places, des traces, des espaces, quoique ces choses ne consistent que dans la vérité des rapports, et nullement dans quelque réalité absolue.

48. Au reste, si l’espace vide de corps (qu’on s’imagine) n’est pas vide tout à fait, de quoi est-il donc plein ? Y a-t-il peut-être des esprits étendus ou des substances immatérielles, capables de s’étendre et de se resserrer, qui s’y promènent et qui se pénètrent sans s’incommoder, comme les ombres de deux corps se pénètrent sur la surface d’une muraille ? Je vois revenir les plaisantes imaginations de M. Henri Morus (homme savant et bien intentionné d’ailleurs), et de quelques autres, qui ont cru que ces esprits se peuvent rendre impénétrables quand bon leur semble. Il y en a même eu qui se sont imaginé que l’homme, dans l’état d’intégrité, avait aussi le don de la pénétration ; mais qu’il est devenu solide, opaque et impénétrable par sa chute. N’est-ce pas renverser les notions des choses, donner à Dieu des parties, donner de l’étendue aux esprits ? Le seul principe du besoin de la raison suffisante fait disparaître tous ces spectres d’imagination. Les hommes se font aisément des fictions, faute de bien employer ce grand principe.

Sur le § 10.

49. On ne peut point dire qu’une certaine durée est éternelle ; mais on peut dire que les choses qui durent toujours sont éternelles, en gagnant toujours une durée nouvelle. Tout ce qui existe du temps et de la duration, étant successif, périt continuellement : et comment une chose pourrait-elle exister éternellement, qui, à parler exactement, n’existe jamais ? Car comment pourrait exister une chose, dont jamais aucune partie n’existe ? Du temps n’existent jamais que des instants, et l’instant n’est pas même une partie du temps. Quiconque considérera ces observations comprendra bien que le temps ne saurait être qu’une chose idéale ; et l’analogie du temps et de l’espace fera bien juger que l’un est aussi idéal que l’autre. Cependant, si en disant que la duration d’une chose est éternelle, on entend seulement que la chose dure éternellement, je n’ai rien à y redire.

50. Si la réalité de l’espace et du temps est nécessaire pour l’immensité et l’éternité de Dieu ; s’il faut que Dieu soit dans des espaces ; si être dans l’espace est une propriété de Dieu ; Dieu sera en quelque façon dépendant du temps et de l’espace, et il en aura besoin. Car l’échappatoire que l’espace et le temps sont en Dieu, et comme des propriétés de Dieu, est déjà fermée. Pourrait-on supporter l’opinion qui soutiendrait que les corps se promènent dans les parties de l’essence divine ?

Sur les §§ 11 et 12.

51. Comme j’avais objecté que l’espace a des parties, on cherche une autre échappatoire en s’éloignant du sens reçu des termes, et soutenant que l’espace n’a point de parties ; parce que ses parties ne sont point séparables, et ne sauraient être éloignées les unes des autres par discerption. Mais il suffit que l’espace ait des parties, soit que ces parties soient séparables ou non ; et on les peut assigner dans l’espace, soit par les corps qui y sont, soit par les lignes ou surfaces qu’on y peut mener.

Sur le § 13.

52. Pour prouver que l’espace, sans les corps, est quelque réalité absolue, on m’avait objecté que l’univers matériel fini se pourrait promener dans l’espace. J’ai répondu qu’il ne paraît point raisonnable que l’univers matériel soit fini ; et quand on le supposerait, il est déraisonnable qu’il ait du mouvement, autrement qu’en tant que ses parties changent de situation entre elles ; parce qu’un tel mouvement ne produirait aucun changement observable, et serait sans but. Autre chose est quand ses parties changent de situation entre elles ; car alors on y reconnaît un mouvement dans l’espace, mais consistant dans l’ordre des rapports, qui sont changés. On réplique maintenant que la vérité du mouvement est indépendante de l’observation, et qu’un vaisseau peut avancer sans que celui qui est dedans s’en aperçoive. Je réponds que le mouvement est indépendant de l’observation ; mais qu’il n’est point indépendant de l’observiabilité. Il n’y a point de mouvement, quand il n’y a point de changement observable. Et même quand il n’y a point de changement observable, il n’y a point de changement du tout. Le contraire est fondé sur la supposition d’un espace réel absolu, que j’ai réfuté démonstrativement par le principe du besoin d’une raison suffisante des choses.

53. Je ne trouve rien dans la définition huitième des Principes mathématiques de la nature, ni dans le scholie de cette définition, qui prouve, ou puisse prouver la réalité de l’espace en soi. Cependant j’accorde qu’il y a de la différence entre un mouvement absolu véritable d’un corps, et un simple changement relatif de la situation par rapport à un autre corps. Car lorsque la cause immédiate du changement est dans le corps, il est véritablement en mouvement ; et alors la situation des autres, par rapport à lui, sera changée par conséquence, quoique la cause de ce changement ne soit point en eux. Il est vrai qu’à parler exactement, il n’y a point de corps qui soit parfaitement et entièrement en repos ; mais c’est de quoi on fait abstraction, en considérant la chose mathématiquement. Ainsi je n’ai rien laissé sans réponse, de tout ce qu’on a alléguée pour la réalité absolue de l’espace. Et j’ai démontré la fausseté de cette réalité, par un principe fondamental des plus raisonnables et des plus éprouvés, contre lequel on ne saurait trouver aucune exception ni instance. Au reste, on peut juger, par tout ce que je viens de dire, que je ne dois point admettre un univers mobile, ni aucune place hors de l’univers matériel.

Sur le § 14.

54. Je ne connais aucune objection, à laquelle je ne croie avoir répondu suffisamment. Et quant à cette objection, que l’espace et le temps sont des quantités, ou plutôt des choses douées de quantité, et que la situation et l’ordre ne le sont point, je réponds que l’ordre a aussi sa quantité ; il a ce qui précède et ce qui suit ; il y a distance ou intervalle. Les choses relatives ont leur quantité, aussi bien que les absolues. Par exemple, les raisons ou proportions dans les mathématiques ont leur quantité, et se mesurent par les logarithmes ; et cependant ce sont des relations. Ainsi, quoique le temps et l’espace

consistent en rapports, ils ne laissent pas d’avoir leur quantité.

Sur le § 15.

55. Pour ce qui est de la question, si Dieu a pu créer le monde plus tôt, il faut se bien entendre. Comme j’ai démontré que le temps sans les choses n’est autre chose qu’une simple possibilité idéale, il est manifeste que, si quelqu’un disait que ce même monde qui a été créé effectivement ait sans aucun autre changement pu être créé plus tôt, il ne dira rien d’intelligible. Car il n’y a aucune marque ou différence, par laquelle il serait possible de connaître qu’il eût été créé plus tôt. Ainsi, comme je l’ai déjà dit, supposer que Dieu ait créé le même monde plus tôt, c’est supposer quelque chose de chimérique. C’est faire du temps une chose absolue, indépendante de Dieu, au lieu que le temps doit coexister aux créatures, et ne se conçoit que par l’ordre et la quantité de leurs changements.

56. Mais, absolument parlant, on peut concevoir qu’un univers ait commencé plus tôt qu’il n’a commencé effectivement. Supposons que notre univers, ou quelque autre, soit représenté par la figure AF, que l’ordonnée AB représente son premier état ; et que les ordonnées CDEF, représentent des états suivants. Je dis qu’on peut concevoir qu’il ait commencé plus tôt en concevant la figure prolongée en arrière, et en y ajoutant RS, AR, BS. Car ainsi, les choses étant augmentées, le temps sera augmenté aussi. Mais E F si une telle augmentation est raisonnable et conforme à la sagesse de Dieu, c’est une autre question ; et il faut dire non, autrement Dieu l’aurait faite. Ce serait comme

Humano capiti cervicem pictor equinam
Jungere si velit.

Il en est de même de la destruction. Comme on pourrait concevoir quelque chose d’ajouté au commencement, on pourrait concevoir de même quelque chose de retranché vers la fin. Mais ce retranchement encore serait déraisonnable.

57. C’est ainsi qu’il parait comment on doit entendre que Dieu a créé les choses en quel temps il lui a plu ; car cela dépend des choses qu’il a résolu de créer. Mais les choses étant résolues avec leurs rapports, il n’y a plus de choix sur le temps ni sur la place, qui n’ont rien de réel en eux à part, et rien de déterminant, ou même rien de discernable.

58. On ne peut donc point dire, comme l’on fait ici, que la sagesse de Dieu peut avoir eu de bonnes raisons pour créer ce monde dans un tel temps particulier, ce temps particulier pris sans les choses étant une fiction impossible, et de bonnes raisons d’un choix ne se pouvant point trouver là où tout est indiscernable.

59. Quand je parle de ce monde, j’entends tout l’univers des créatures matérielles et immatérielles prises ensemble, depuis le commencement des choses ; mais si l’on n’entendait que le commencement du monde matériel, et si l’on supposait avant lui des créatures immatérielles, on se mettrait un peu plus à la raison en cela. Car le temps alors, étant marqué par les choses qui existeraient déjà, ne serait plus indifférent ; et il y pourrait avoir du choix. Il est vrai qu’on ne ferait que différer la difficulté. Car, supposant que l’univers entier des créatures immatérielles et matérielles ensemble a commencé, il n’y a plus de choix sur le temps où Dieu le voudrait mettre.

60. Ainsi on ne doit point dire, comme l’on fait ici, que Dieu a créé les choses dans un espace, ou dans un temps particulier, qui lui a plu. Car tous les temps et tous les espaces, en eux-mêmes, étant parfaitement uniformes et indiscernables, l’un ne saurait plaire plus que l’autre.

61. Je ne veux point m’arrêter ici sur mon sentiment expliqué ailleurs, qui porte qu’il n’y a point de substances créées entièrement destituées de matière. Car je tiens avec les anciens et avec la raison que les anges ou les intelligences, et les âmes séparées du corps grossier, ont toujours des corps subtils, quoique elles-mêmes soient incorporelles. La philosophie vulgaire admet aisément toute sorte de fictions ; la mienne est plus sévère.

62. Je ne dis point que la matière et l’espace sont la même chose ; je dis seulement qu’il n’y a point d’espace où il n’y a point de matière ; et que l’espace en lui-même n’est point une réalité absolue. L’espace et la matière diffèrent comme le temps et le mouvement. Cependant ces choses, quoique différentes, se trouvent inséparables.

63. Mais il ne s’ensuit nullement que la matière soit éternelle et nécessaire, sinon en supposant que l’espace est éternel et nécessaire ;

supposition mal fondée en toutes manières.

Sur les §§ 16 et 17.

64. Je crois avoir répondu à tout, et j’ai répondu particulièrement à cette objection, qui prétend que l’espace et le temps ont une quantité, et que l’ordre n’en a point. (Voyez ci-dessus, no 54.)

65. J’ai fait voir clairement que la contradiction est dans l’hypothèse du sentiment opposé, qui cherche une différence là où il n’y en a point. Et ce serait une iniquité manifeste d’en vouloir inférer que j’ai reconnu de la contradiction dans mon propre sentiment.

Sur le § 18.

66. Il revient ici un raisonnement que j’ai déjà détruit ci-dessus, no 17. On dit que Dieu peut avoir de bonnes raisons pour placer deux cubes parfaitement égaux et semblables ; et alors il faut bien, dit-on, qu’il leur assigne leurs places, quoique tout soit parfaitement égal ; mais la chose ne doit point être détachée de ses circonstances. Ce raisonnement consiste en notions incomplètes. Les résolutions de Dieu ne sont jamais abstraites et imparfaites ; comme si Dieu décernait premièrement a créer les deux cubes, et puis décernait à par où les mettre. Les hommes, bornés comme ils sont, sont capables de procéder ainsi ; ils résoudront quelque chose, et puis ils se trouveront embarrassés sur les moyens, sur les voies, sur les places, sur les circonstances. Dieu ne prend jamais une résolution sur les fins, sans en prendre en même temps sur les moyens et sur toutes les circonstances. Et même j’ai montré, dans la Théodicée, qu’à proprement parler il n’y a qu’un seul décret dans l’univers tout entier, par lequel il est résolu de l’admettre de la possibilité à l’existence. Ainsi Dieu ne choisira point de cube, sans choisir sa place en même temps ; et il ne choisira jamais entre des indiscernables.

67. Les parties de l’espace ne sont déterminées et distinguées que par les choses qui y sont : et la diversité des choses dans l’espace détermine Dieu à agir différemment sur différentes parties de l’espace. Mais l’espace, pris sans les choses n’a rien de déterminant, et même il n’est rien d’actuel.

68. Si Dieu est résolu de placer un certain cube de matière, il s’est aussi déterminé sur la place de ce cube ; mais c’est par rapport à d’autres portions de matière, et non pas par rapport à l’espace détaché, où il n’y a rien de déterminant.

69. Mais sa sagesse ne permet pas qu’il place en même temps deux cubes parfaitement égaux et semblables : parce qu’il n’y a pas moyen de trouver une raison de leur assigner des places différentes ; il y aurait une volonté sans motif.

70. J’avais comparé une volonté sans motif (telle que des raisonnements superficiels assignent à Dieu) au hasard d’Épicure. On y oppose que le hasard d’Épicure est une nécessité aveugle, et non pas un choix de volonté. Je réplique que le hasard d’Épicure n’est pas une nécessité, mais quelque chose d’indifférent. Épicure l’introduisait exprès, pour éviter la nécessité. Il est vrai que le hasard est aveugle ; mais une volonté sans motif ne serait pas moins aveugle, et ne serait pas moins due au simple hasard.

Sur le § 19.

71. On répète ici ce qui a déjà été réfuté ci-dessus, no 21, que la matière ne saurait être créée, si Dieu ne choisit point parmi les indiscernables. On aurait raison, si la matière consistait en atomes, en corps similaires, ou autres fictions semblables de la philosophie superficielle ; mais ce même grand principe, qui combat le choix entre les indiscernables, détruit aussi ces fictions mal bâties.

Sur le § 20.

72. On m’avait objecté dans la troisième réplique (nos 7 et 8) que Dieu n’aurait point en lui un principe d’agir, s’il était déterminé par les choses externes. J’ai répondu que les idées des choses externes sont en lui, et qu’ainsi il est déterminé par des raisons internes, c’est-à-dire par sa sagesse. Maintenant on ne veut point entendre à propos de quoi je l’ai dit.


Sur le § 21.

73. On confond souvent, dans les objections qu’on me fait, ce que Dieu ne veut point, avec ce qu’il ne peut point. (Voy. ci-dessus, no 9, et plus bas, no 76.) Par exemple, Dieu peut faire tout ce qui est possible, mais il ne veut faire que le meilleur. Ainsi je ne dis point, comme on m’impute ici, que Dieu ne peut point donner des bornes à l’étendue de la matière ; mais il y a de l’apparence qu’il ne le veut point, et qu’il a trouvé mieux de ne lui en point donner.

74. De l’étendue à la durée, non vatlet consequentia. Quand l’étendue de la matière n’aurait point de bornes, il ne s’ensuit point que sa durée n’en ait pas non plus, pas même en arrière, c’est-à-dire qu’elle n’ait point eu de commencement. Si la nature des choses, dans le total est de croître uniformément en perfection, l’univers des créatures doit avoir commencé ; ainsi il y aura des raisons pour limiter la durée des choses, quand même il n’y en aurait point pour en limiter l’étendue. De plus, recommencement du monde ne déroge point à l’infinité de la durée a parte post, ou dans la suite ; mais les bornes de l’univers dérogeraient à l’infinité de son étendue. Ainsi il est plus raisonnable d’en poser un commencement que d’en admettre des bornes ; afin de conserver dans l’un et dans l’autre le caractère d’un auteur infini.

75. Cependant ceux qui ont admis l’éternité du monde, ou du moins, comme ont fait des théologiens célèbres, la possibilité de l’éternité du monde, n’ont point nié pour cela sa dépendance de Dieu, comme on le leur impute ici sans fondement.

Sur les §§ 22 et 23.

76. On m’objecte encore ici, sans fondement, que, selon moi, tout ce que Dieu peut faire, doit être fait nécessairement. Comme si l’on ignorait que j’ai réfuté cela solidement dans la Théodicée, et que j’ai renversé l’opinion de ceux qui soutiennent qu’il n’y a rien de possible que ce qui arrive effectivement ; comme ont fait déjà quelques anciens philosophes, et entre autres Diodore chez Cicéron. On confond la nécessité morale, qui vient du choix du meilleur, avec la nécessité absolue ; on confond la volonté avec la puissance de Dieu. Il peut produire tout possible ou ce qui n’implique point de contradiction : mais il veut produire le meilleur entre les possibles. Voyez ce que j’ai dit ci-dessus, no 9 et no 74.

77. Dieu n’est donc point un agent nécessaire en produisant les créatures, puisqu’il agit par choix. Cependant ce qu’on ajoute ici est mal fondé, qu’un agent nécessaire ne serait point un agent. On prononce souvent hardiment et sans fondement, en avançant contre moi des thèses qu’on ne saurait prouver.

Sur les §§ 24-28.

78. On s’excuse de n’avoir point dit que l’espace est le sensorium de Dieu, mais seulement comme son sensorium. Il semble que l’un

est aussi peu convenable et aussi peu intelligible que l’autre.

Sur le § 29.

79. L’espace n’est pas la place de toute chose, car il n’est pas la place de Dieu ; autrement voilà une chose d’éternelle à Dieu, et indépendante de lui, et même de laquelle il dépendrait s’il a besoin de place.

80. Je ne vois pas aussi comment on peut dire que l’espace est la place des idées ; car les idées sont dans l’entendement.

81. Il est fort étrange aussi de dire que l’âme de l’homme est l’âme des images. Les images qui sont l’entendement sont dans l’esprit ; mais s’il était l’âme des images, elles seraient hors de lui. Que si l’on entend des images corporelles, comment veut-on que notre esprit en soit l’âme, puisque ce ne sont que des impressions passagères dans les corps dont il est l’âme ?

82. Si Dieu sent ce qui se passe dans le monde, par le moyen d’un sensorium, il semble que les choses agissent sur lui, et qu’ainsi il est comme on conçoit l’âme du monde. On m’impute de répéter les objections, sans prendre connaissance des réponses ; mais je ne vois point qu’on ait satisfait à cette difficulté ; on ferait mieux de renoncer tout à fait à ce sensorium prétendu.

Sur le § 30.

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83. On parle comme si l’on n’entendait point comment, selon moi, l’âme est un principe présentatif, c’est-à-dire comme si l’on n’avait jamais ouï parler de mon harmonie préétablie.

84. Je ne demeure point d’accord des notions vulgaires, comme si les images des choses étaient transportées (conveyed) par les organes jusqu’à l’âme. Car il n’est point concevable par quelle ouverture ou par quelle voiture ce transport des images depuis l’organe jusque dans l’âme se peut faire. Cette notion de la philosophie vulgaire n’est point intelligible, comme les nouveaux cartésiens l’ont assez montré. L’on ne saurait expliquer comment la substance immatérielle est affectée par la matière : et soutenir une chose non intelligible là-dessus, c’est recourir à la notion scholastique chimérique de je ne sais quelles espèces intentionnelles inexplicables, qui passent des organes dans l’âme. Ces cartésiens ont vu la difficulté, mais ils ne l’ont point résolue : ils ont eu recours à un concours de Dieu tout particulier, qui serait miraculeux en effet ; mais je crois avoir donné la véritable solution de cette énigme. 85. De dire que Dieu discerne les choses qui se passent, parce qu’il est présent aux substances, et non pas par la dépendance que la continuation de leur existence a de lui, et qu’on peut dire envelopper une production continuelle : c’est dire des choses non intelligibles. La simple présence, ou la proximité de coexistence ne suffit point pour entendre comment ce qui se passe dans un être doit répondre à ce qui se passe dans un autre être.

86. Par après, c’est donner justement dans la doctrine, qui fait de Dieu l’âme du monde, puisqu’on le fait sentir les choses non pas par la dépendance qu’elles ont de lui, c’est-à-dire par la production continuelle de ce qu’il y a de bon et de parfait en elles, mais par une manière de sentiment ; comme l’on s’imagine que notre âme sent ce qui se passe dans le corps. C’est bien dégrader la connaissance divine.

87. Dans la vérité des choses, cette manière de sentir est entièrement chimérique, et n’a pas même lieu dans les âmes. Elles sentent ce qui se passe hors d’elles, par ce qui se passe en elles, répondant aux choses de dehors ; en vertu de l’harmonie que Dieu a préétablie par la plus belle et la plus admirable de toutes ses productions, qui fait que chaque substance simple en vertu de sa nature est, pour ainsi dire, une concentration et un miroir vivant de tout l’univers suivant son point de vue. Ce qui est encore une des plus belles et des plus incontestables preuves de l’existence de Dieu ; puisqu’il n’y a que Dieu, c’est-à-dire la cause commune, qui puisse faire cette harmonie des choses. Mais Dieu même ne peut sentir les choses par le moyen par lequel il les fait sentir aux autres. Il les sent, parce qu’il est capable de produire ce moyen ; et il ne les ferait point sentir aux autres, s’il ne les produisait lui-même toutes consentantes ; et s’il n’avait ainsi en soi leur représentation, non comme venant d’elles, mais parce qu’elles viennent de lui, et parce qu’il en est la cause efficiente et exemplaire. Il les sent, parce qu’elles viennent de lui, s’il est permis de dire qu’il les sent, ce qui ne doit qu’en dépouillant le terme de son imperfection, qui semble signifier qu’elles agissent sur lui. Elles sont, et lui sont connues, parce qu’il les entend et veut ; et parce que ce qu’il veut est autant que ce qui existe. Ce qui paraît d’autant plus, parce qu’il les fait sentir les unes aux autres ; et qu’il les fait sentir mutuellement par la suite des natures qu’il leur a données une fois pour toutes, et qu’il ne fait qu’entretenir souvent les lois de chacune à part ; lesquelles, bien que différentes, aboutissent à une correspondance exacte des résultats. Ce qui passe toutes les idées qu’on a eues vulgairement de la perfection divine et des ouvrages de Dieu, et les élève au plus haut degré, comme M. Bayle a bien reconnu, quoiqu’il ait cru sans sujet que cela passe le possible.

88. Ce serait bien abuser du texte de la sainte Écriture, suivant lequel Dieu se repose de ses ouvrages, que d’en inférer qu’il n’y a plus de production continuée. Il est vrai qu’il n’y a point de production de substances simples nouvelles ; mais on aurait tort d’en inférer que Dieu n’est maintenant dans le monde que comme l’on conçoit que l’âme est dans le corps, en le gouvernant seulement par sa présence, sans un concours nécessaire pour lui faire continuer son existence.

Sur le § 31.

89. L’harmonie ou correspondance entre l’âme et le corps n’est pas un miracle perpétuel, mais l’effet ou la suite d’un miracle primigène fait dans la création des choses, comme sont toutes les choses naturelles. Il est vrai que c’est une merveille perpétuelle comme sont beaucoup de choses naturelles.

90. Le mot d’harmonie préétablie est un terme de l’art, je l’avoue ; mais non pas un terme qui n’explique rien, puisqu’il est expliqué fort intelligiblement, et qu’on n’oppose rien qui marque qu’il y ait de la difficulté.

91. Comme la nature de chaque substance simple, âme ou véritable monade, est telle, que son état suivant est une conséquence de son état précédent ; voilà la cause de l’harmonie toute trouvée. Car Dieu n’a qu’à faire que la substance simple soit une fois et d’abord une représentation de l’univers, selon son point de vue : puisque de cela seul il suit qu’elle le sera perpétuellement, et que toutes les substances simples auront toujours une harmonie entre elles, parce qu’elles représentent toujours le même univers.

Sur le § 32.

99. Il est vrai que, selon moi, l’âme ne trouble point les lois du corps, ni le corps celles de l’âme, et qu’ils s’accordent seulement, l’une agissant librement, suivant les règles des causes finales, et l’autre agissant machinalement, suivant les lois des causes efficientes. Mais cela ne déroge point à la liberté de nos âmes, comme on le prétend ici. Car tout agent qui agit suivant les causes finales est libre, quoiqu’il arrive qu’il s’accorde avec celui qui n’agit que par des causes efficientes sans connaissance ou par machine ; parce que Dieu, prévoyant ce que la cause libre ferait, a réglé d’abord sa machine en sorte qu’elle ne puisse manquer de s’y accorder. M. Jaquelot a fort bien résolu cette difficulté dans un de ses livres contre M. Bayle ; et j’en ai cité le passage dans la Théodicée, part. 1, § 63. J’en parlerai encore plus bas, no 124.

Sur le § 33.

93 Je n’admets point que toute action donne une nouvelle force à ce qui pâtit. Il arrive souvent dans le concours des corps que chacun garde sa force ; comme lorsque deux corps durs égaux concourent directement. Alors la seule direction est changée, sans qu’il y ait du changement dans la force ; chacun des corps prenant la direction de l’autre, et retournant avec la même vitesse qu’il avait déjà eue.

94. Cependant je n’ai garde de dire qu’il soit surnaturel de donner une nouvelle force à un corps ; car je reconnais qu’un corps reçoit souvent une nouvelle force d’un autre corps, qui en perd autant de la sienne. Mais je dis seulement qu’il est surnaturel que tout l’univers des corps reçoive une nouvelle force ; et ainsi qu’un corps gagne de la force, sans que d’autres en perdent autant. C’est pourquoi je dis aussi qu’il est insoutenable que l’âme donne de la force au corps ; car alors tout l’univers des corps recevrait une nouvelle force.

95. Le dilemme qu’on fait ici est mal fondé, parce que, selon moi, il faut on que l’homme agisse surnaturellement, ou que l’homme soit une pure machine comme une montre. Car l’homme n’agit point surnaturellement, et son corps est véritablement une machine, et n’agit que machinalement ; mais son âme ne laisse pas d’être une cause libre.

Sur les §§ 34 et 35.

96. Je me remets aussi à ce qui a été ou sera dit dans ce présent écrit nos 82, 86 et 111, touchant la comparaison entre Dieu et l’âme du monde ; et comment le sentiment qu’on oppose au mien fait

trop approcher l’un à l’autre.

Sur le § 36.

97. Je me rapporte aussi à ce que je viens de dire touchant l’harmonie entre l’âme et le corps, nos 89 et suiv.

Sur le § 37.

98. 011 me dit que l’âme n’est pas dans le cerveau, mais dans le sensorium, sans dire ce que c’est que ce sensorium. Mais supposé que ce sensomium soit étendu, comme je crois qu’on l’entend, c’est toujours la même difficulté ; et la question revient si l’âme est diffuse par tout cet étendu, quelque grand ou quelque petit qu'il soit ; car le plus ou moins de grandeur n’y fait rien.

Sur le § 38.

99. Je n’entreprends pas ici d’établir ma dynamique, ou ma doctrine des forces ; ce lieu n’y serait point propre. Cependant je puis fort bien répondre à l’objection qu’on me fait ici. J’avais soutenu que les forces actives se conservent en ce monde. On m’objecte que deux corps mous, ou non élastiques, concourant entre eux, perdent de leur force. Je réponds que non. Il est vrai que les touts la perdent par rapport à leur mouvement total ; mais les parties la reçoivent, étant agitées intérieurement par la force du concours. Ainsi ce défaut n’arrive qu’en apparence. Les forces ne sont détruites, mais dissipées parmi les parties menues. Ce n’est pas les perdre, mais c’est faire connue font ceux qui changent la grosse monnaie en petite. Je demeure cependant d’accord que la quantité du mouvement ne demeure point la même, et en cela j’approuve ce qui se dit, page 341 de l’Optique de M. Newton, qu’on cite ici. Mais j’ai montré ailleurs qu’il y a de la différence entre la quantité du mouvement et la quantité de la force.


100. On m’avait soutenu que la force décroissait naturellement dans l’univers corporel, et que cela venait de la dépendance des choses (troisième réplique sur les §§ 13 et 14). J’avais demandé, dans ma troisième réponse, qu’on prouvât que ce défaut est une suite de la dépendance des choses. On esquive de satisfaire à ma demande, en se jetant sur un incident, et en niant que ce soit un défaut ; mais que ce soit un défaut ou non, il fallait prouver que c’est une suite de la dépendance des choses.

101. Cependant il faut bien que ce qui rendrait la machine du monde aussi imparfaite que celle d’un mauvais horloger soit un défaut.

102. On dit maintenant que c’est une suite de l’inertie de la matière ; mais c’est ce qu’on ne prouvera pas non plus. Cette inertie mise en avant, et nommée par Képler, et répétée par Descartes dans ses Lettres, et que j’ai employée dans la Théodicée, pour donner une image et en même temps un échantillon de l’imperfection naturelle des créatures, fait seulement que les vitesses sont diminuées quand les matières sont augmentées ; mais c’est sans aucune diminution des forces.

Sur le § 40.

103. J’avais soutenu que la dépendance de la machine du monde d’un auteur divin est plutôt cause que ce défaut n’y est point ; que l’ouvrage n’a pas besoin d’être redressé ; qu’il n’est point sujet à se détraquer ; et enfin, qu’il ne saurait diminuer en perfection. Je donne maintenant à deviner aux gens comment on peut inférer contre moi, comme on fait ici, qu’il faut, si cela est, que le monde matériel soit infinis avoir créé autant d’hommes et d’autres espèces qu’il est possible d’en créer.

Sur le § 41.

104. Je ne dis point que l’espace est un ordre ou une situation qui rend les choses situables ; ce serait parler galimatias. On n’a qu’a considérer mes propres paroles, et les joindre à ce que je viens de dire ci-dessus, no 47, pour montrer comment l’esprit vient à se former l’idée de l’espace, sans qu’il faille qu’il y ait un être réel et absolu qui y réponde, hors de l’esprit et hors des rapports. Je ne dis donc point que l’espace est un ordre ou une situation, mais un ordre des situations, ou selon lequel les situations sont rangées, et que l’espace abstrait est cet ordre des situations, conçues comme possibles. Ainsi c’est quelque chose d’idéal. Mais il semble qu’on ne me veut point entendre. J’ai répondu déjà ici, no 54, à l’objection qui prétend qu’un ordre n’est point capable de quantité, 105. On objecte ici que le temps ne saurait être un ordre des choses successives, parce que la quantité du temps peut devenir plus grande ou plus petite, l’ordre des successions demeurant le même. Je réponds que cela n’est point ; car si le temps est plus grand, il y aura plus d’états successifs interposés ; et s’il est plus petit, il y en aura moins, puisqu’il n’y a point de vide ni de condensation ou de pénétration, pour ainsi dire, dans les temps, non plus que dans les lieux.

106. Je soutiens que, sans les créatures, l’immensité et l’éternité de Dieu ne laisseraient pas de subsister, mais sans aucune dépendance ni des temps, ni des lieux. S’il n’y avait point de créatures, il n’y aurait ni temps, ni lieux ; et par conséquent point d’espace actuel. L’immensité de Dieu est indépendante de l’espace, comme l’éternité de Dieu est indépendante du temps. Elles portent seulement à l’égard de ces deux ordres de choses, que Dieu serait présent et coexistant à toutes les choses qui existeraient. Ainsi je n’admets point ce qu’on avance ici, que si Dieu seul existait, il y aurait temps et espace, comme à présent. Au lieu qu’alors, à mon avis, ils ne seraient que dans les idées, comme des simples possibilités. L’immensité et l’éternité de Dieu sont quelque chose de plus éminent que la durée et l’étendue des créatures, non seulement par rapport à la grandeur, mais encore par rapport à la nature de la chose. Ces attributs divins n’ont pas besoin de choses hors de Dieu, comme sont les lieux et les temps actuels. Ces vérités ont été assez reconnues par les théologiens et par les philosophes.

Sur le § 42.

107. J’avais soutenu que l’opération de Dieu, par laquelle il redresserait la machine du monde corporel, prête par sa nature (à ce qu’on prétend) à tomber dans le repos, serait un miracle. On a répondu que ce ne serait point une opération miraculeuse, parce qu’elle serait ordinaire, et doit arriver assez souvent. J’ai répliqué que ce n’est pas l’usuel ou le non-usuel, qui fait le miracle proprement dit, ou de la grande espèce, mais de surpasser les forces des créatures ; et que c’est le sentiment des théologiens et des philosophes. Et qu’ainsi on m’accorde, au moins, que ce qu’on introduit, et que je désapprouve, est un miracle de la plus grande espèce, suivant la notion reçue, c’est-à-dire qui surpasse les forces créées ; et que c’est justement ce que tout le monde tâche d’éviter en philosophie. Ou me répond maintenant que c’est appeler de la raison à l’opinion vulgaire. Mais je réplique encore que cette opinion vulgaire, suivant laquelle il faut éviter en philosophant, autant qu’il se peut, ce qui surpasse les natures des créatures, est très raisonnable. Autrement rien ne sera si aisé que de rendre raison de tout, en faisant survenir une divinité, Deum ex machina, sans se soucier des natures des choses.

108. D’ailleurs, le sentiment commun des théologiens ne doit pas être traité simplement en opinion vulgaire. Il faut de grandes raisons pour qu’on ose y contrevenir, et je n’en vois aucune ici.

109. Il semble qu’on s’écarte de sa propre notion, qui demandait que le miracle soit rare, en me reprochant, quoique sans fondement, sur le § 31, que l’harmonie préétablie serait un miracle perpétuel ; si ce n’est qu’on ait voulu raisonner contre moi ad hominem.

Sur le § 43.

110. Si le miracle ne diffère du naturel que dans l’apparence et par rapport à nous, en sorte que nous appelions seulement miracle ce que nous observons rarement, il n’y aura point de différence interne réelle entre le miracle et le naturel ; et, dans le fond des choses, tout sera également naturel, ou tout sera également miraculeux. Les théologiens auront-ils raison de s’accommoder du premier, et les philosophes du second ?

111. Cela n’ira-t-il pas encore à faire de Dieu l’âme du monde, si toutes ses opérations sont naturelles, comme celles que l’âme exerce dans le corps ? Ainsi. Dieu sera une partie de la nature.

112. En bonne philosophie, et en saine théologie, il faut distinguer entre ce qui est explicable par les natures et les forces des créations, et ce qui n’est explicable que par les forces de la substance infinie. Il faut mettre une distance infinie entre l’opération de Dieu qui va au delà des forces des natures, et entre les opérations des choses qui suivent les lois que Dieu leur a données, et qu’il les a rendues capables de suivre par leurs natures, quoique avec son assistance.

113. C’est par là que tombent les attractions proprement dites, et autres opérations inexplicables par les natures des créatures, qu’il faut faire effectuer par miracle, ou recourir aux absurdités, c’est-àdire aux qualités occultes scholastiques, qu’on commence à nous débiter sous le spécieux nom de forces, mais qui nous ramènent dans le royaume des ténèbres. C’est, inventa fruge, glandibus vesci.

114. Du temps de M. Boyle, et d’autres excellents hommes qui froissaient en Angleterre sous les commencements de Charles II, on n’aurait pas osé nous débiter des notions si creuses. J’espère que ce beau temps reviendra sous un aussi bon gouvernement que celui qu’à présent, et que les esprits un peu trop divertis par le malheur des temps retourneront à mieux cultiver les connaissances solides. Le capital de M. Boyle était d’inculquer que tout se faisait mécaniquement dans la physique. Mais c’est un malheur des hommes de se dégoûter enfin de la raison même, et de s’ennuyer de la lumière. Les chimères commencent à revenir et plaisent, parce qu’elles ont quelque chose de merveilleux. Il arrive dans le pays philosophique ce qui est arrivé dans le pays poétique. On s’est lassé des romans raisonnables, tels que la Clélie française, ou l’Amène allemande ; et on est revenu depuis quelque temps aux contes des fées.

145. Quant aux mouvements des corps célestes, et, plus encore, quant à la formation des plantes et des animaux, il n’y a rien qui tienne du miracle, excepté le commencement de ces choses. L’organisme des animaux est un mécanisme qui suppose une préformation divine ; ce qui en suit est purement naturel et tout à fait mécanique.

116. Tout ce qui se fait dans le corps de l’homme, et de tout animal, est aussi mécanique que ce qui se fait dans une montre. La différence est seulement telle qu’elle doit être entre une machine d’une invention divine, et entre la production d’un ouvrier aussi borné que l’homme.

Sur le § 44.

117. Il n’y a point de difficulté chez les théologiens, sur les miracles des anges ; il ne s’agit que de l’usage du mot. On pourra dire que les anges font des miracles, mais moins proprement dits ou d’un Ordre inférieur. Disputer la-dessus serait une question de nom. On pourra dire que cet ange, qui transportait Habacue par les airs, qui remuait le lac de Bethzaïda, faisait un miracle ; mais ce n’était pas un miracle du premier rang, car il est explicable par les forces naturelles

des anges, supérieures aux nôtres.

Sur le § 45.

118. J’avais objecté qu’une attraction proprement dite, ou à la scholastique, serait une opération en distance, sans moyen. On répond ici qu’une attraction sans moyen serait une contradiction. Fort bien ; mais comment l’entend-on donc, quand on veut que le soleil, au travers d’un espace vide, attire le globe de la terre ? Est-ce Dieu qui sert de moyen ? Mais ce serait un miracle s’il y en a jamais eu ; cela surpasserait les forces des créatures.

119. Ou sont-ce peut-être quelques substances immatérielles, ou quelques rayons spirituels, ou quelque accident sans substance, quelque espèce, comme intentionnelle ; ou quelque autre je ne sais quoi, qui doit faire ce moyen prétendu ? choses dont il semble qu’on a encore bonne provision en tête sans assez les expliquer.

120. Ce moyen de communication est, dit-on, invisible, intangible, non mécanique. On pouvait ajouter avec le même droit, inexplicable, non intelligible, précaire, sans fondement, sans exemple.

121. Mais il est régulier, dit-on, il est constant, et par conséquent naturel. Je réponds qu’il ne saurait être régulier sans être raisonnable ; et qu’il ne saurait être naturel, sans être explicable par les natures des créatures.

122. Si ce moyen, qui fait une véritable attraction, est constant, et en même temps inexplicable par les forces des créatures, et s’il est véritable avec cela, c’est un miracle perpétuel ; et s’il n’est pas miraculeux, il est faux. C’est une chose chimérique ; une qualité occulte scholastique.

123. Il serait comme le cas d’un corps allant en rond, sans s’écarter par la tangente, quoique rien d’explicable ne l’empêchât de le faire. Exemple que j’ai déjà allégué, et auquel on n’a pas trouvé à propos de répondre ; parce qu’il montre trop clairement la différence entre le véritable naturel d’un côté, et entre la qualité occulte chimérique des écoles de l’autre côté.

Sur le § 46.

124. Les forces naturelles des corps sont toutes soumises aux lois mécaniques, et les forces naturelles des esprits sont toutes soumises aux lois morales. Les premières suivent l’ordre des causes efficientes. et les secondes suivent l’ordre des causes finales. Les premières opèrent sans liberté, comme une montre ; les secondes sont exercées avec liberté, quoiqu’elles s’accordent exactement avec cette espèce de montre, qu’une autre cause libre supérieure a accommodée avec elles par avance. J’en ai déjà parlé, no 92.

125. Je finis par un point qu’on m’a opposé au commencement de ce quatrième écrit, où j’ai déjà répondu ci-dessus, nos 18, 19, 20. Mais je me suis réservé d’en dire encore davantage en concluant. On a prétendu d’abord que je commets une pétition de principe ; mais de quel-principe, je vous en prie ? Plût à Dieu qu’on n’eût jamais supposé des principes moins clairs ! Ce principe est celui du besoin d’une raison suffisante, pour qu’une chose existe, qu’un événement arrive, qu’une vérité ait lieu. Est-ce un principe qui a besoin de preuves ? On me l’avait même accordé ou fait semblant de l’accorder, au second numéro du troisième écrit : peut-être parce qu’il aurait parti trop choquant de le nier ; mais ou l’on ne l’a fait qu’en paroles, ou l’on se contredit, ou l’on se rétracte.

126. J’ose dire que, sans ce grand principe, on ne saurait, venir à la preuve de l’existence de Dieu, ni rendre raison de plusieurs autres vérités importantes.

127. Tout le monde ne s’en est-il point servi en mille occasions ? Il est vrai qu’on l’a oublié par négligence en beaucoup d’autres ; mais c’est la justement l’origine des chimères ; comme, par exemple, d’un temps ou d’un espace absolu réel, du vide, des atomes, d’une attraction à la scholastique, de l’influence physique entre l’âme et le corps, et de mille autres fictions, tant de celles qui sont restées de la fausse persuasion des anciens, que de celles qu’on a inventées depuis peu.

128. N’est-ce pas à cause de la violation de ce grand principe que les anciens se sont déjà moqués de la déclinaison sans sujet des atomes d’Épicure ? Et j’ose dire que l’attraction à la scholastique, qu’on renouvelle aujourd’hui et dont on ne se moquait pas moins il y a trente ans ou environ, n’a rien de plus raisonnable.

129. J’ai souvent défie les gens de m’apporter une instance contre ce grand principe, un exemple non contesté, où il manque ; mais on ne l’a jamais fait, et on ne le fera jamais. Cependant il y a une infinité d’exemples où il réussit ; ou plutôt il réussit dans tous les cas connus où il est employé. Ce qui doit faire juger raisonnablement qu’il réussira encore dans les cas inconnus, ou qui ne deviendront connus que par son moyen, suivant la maxime de la philosophie expérimentale, qui procède a posteriori ; quand même il ne serait point d’ailleurs justifié par la pure raison ou a priori.

130. Me nier ce grand principe, c’est faire encore d’ailleurs comme Épicure, réduit à nier cet autre grand principe, qui est celui de la contradiction ; savoir que toute énonciation intelligible doit être vraie ou fausse. Chirisippe s’amusait à le prouver contre Épicure ; mais je ne crois pas avoir besoin de l’imiter, quoique j’aie déjà dit ci-dessus ce qui peut justifier le mien, et quoique je puisse dire encore quelque chose là-dessus, mais qui serait peut-être trop profond pour convenir à cette présente contestation. Et je crois que des personnes raisonnables et impartiales m’accorderont que d’avoir réduit son adversaire à nier ce principe, c’est l’avoir mené ad absurdum.

  1. Dans l’édition de Londres de ce cinquième écrit, il y a à la marge plusieurs additions et corrections que M. Leibniz y avait faites en l’envoyant à M. Des Maiseaux. M. Clarke en rendit compte dans un petit avertissement mis à la tête de cet écrit, et conçu en ces termes : « Les différentes leçons, imprimée à la marge de l’écrit suivant, sont des changements faits de la propre main de M. Leibniz dans une autre copie de cet écrit, laquelle il envoya à un de ses amis en Angleterre peu de temps avant sa mort. Mais dans cette édition on a inséré ces additions et corrections dans le texte, et par là on a rendu ce cinquième écrit conforme au manuscrit original, que M. Leibniz avait envoyé à M. Des Maiseaux. » Note de l’éditeur français (Des Maiseaux).