Recueil des lettres missives de Henri IV/1580/15 avril ― À messieurs de la noblesse

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1580. — 15 avril.

Cop. – B. R. Fonds Brienne, Mss. 207, fol. 494 recto.


À MESSIEURS DE LA NOBLESSE.

Messieurs, Je ne doubte poinct qu’une bonne partie d’entre vous, et du peuple mesme, qui sous la faveur des edicts du Roy mon seigneur avoit jà gousté quelque fruict de la derniere paix, ne trouve maintenant estrange de voir les troubles dont ce Royaume est si longuement agité, et que l’on estimoit assoupis, se renouveler encores, et les armes reprises par ceulx de la Religion. J’estime aussy qu’aprés plusieurs discours des raisons et occasions qui les ont meus de ce faire, chascun jugeant selon sa passion, ou selon qu’il aura peu entendre, ils en voudront rejeter toute la haine sur moy comme chef et protecteur des eglises reformées, et me donneront d’aultant plus le blasme, que, tenant le rang qui de nature et de sang m’appartient, je devrois avec plus de soing, de labeur et d’affection apporter tous mes moïens pour appuyer, deffendre, conserver et maintenir cest Estat, qui, tellement esbranlé par sy frequentes recheutes, mal-aisement se pourra relever. Et comme le medecin qui neglige son malade, ou pour une medecine luy donne quelque poison, l’on me rendra du tout coupable des maulx qui pourront advenir, par faulte d’y apporter le remede convenable. Ainsy j’encourray l’indignation de ceulx principalement qui, esloignés des provinces de deçà, n’ont veu le cours et les progrez des affaires. Ceux-là, par l’apparance, me pourront estimer comme aveugle, privé de tout bon jugement ; mais les justes occasions qui m’ont poussé à ceste necessité leur estant divulguées, comme j’espere en brief, ils pourront changer d’advis. Les desportemens, artifices, entreprises, surprises, voleries, massacres, injustices, toutes especes de contraventions dont les ennemis de cest Estat et du repos et tranquillité publique ont usé de puis l’edict de la paix et conference de Nerac, me peuvent servir de deffense. Cependant, pour ne laisser trop engravée une mauvaise impression, ains attendant que je vous puisse representer par un plus long discours tout ce qui nous a esmeu et peut servir à ma justification, j’ay bien voulu sommairement vous touscher par la presente quelques particularitez, pour vous esclaircir de l’intention connue de nous tous, qui sommes de la Religion, qui pour nostre juste deffense avons eu recours aux remedes extremes et à la force des armes. Nous avons par la derniere paix quitté, comme chascun sçait, six ou sept vingt bonnes places, lesquelles, nonobstant la violence de ceulx qui s’y fussent ahurtez, on [auroit] peu si bien garder et pour si long temps qu’en fin ils eussent esté contrainctz nous laisser en repos ; et nous sommes contentés de quinze ou vingt des moindres d’icelles, pour servir de seureté à ceulx qui ne pourroient rentrer ou vivre dans leurs maisons. Cela seul peut tesmoigner que nous desirons la paix ; car aultrement ce eust esté grande simplicité de quitter un tel advantage. Et de faict n’avons-nous pas, au mesme instant qu’elle a esté publiée, faict cesser tous actes d’hostilité ? Neantmoings les ennemis de cest Estat, impatiens de notre ayse et repos, se sont incontinent saisis de ce que nous avons delaissé, armé les places que nous avons desarmées, fermé celles que nous avons ouvertes, surpris les aultres qui n’estoient plus guardées, chassé dehors ceulx qui les ont receues, tué ou meurtry ceulx qui n’estoient plus en deffence. Villeneufve d’Agenés, qui fut repris incontinent, en peut rendre bonne preuve ; et la ville d’Agen, la ville de Leuserte[1], la ville de Langon[2], et les inhumanitez plus que barbares qui ont esté commises trois jours aprés la conference, sans aulcun respect de la presence de la Royne, mere du Roy, tant avoit pris de travail pour icelle ; la prise de La Reolle et celle de Montagnac, celle de Figeac, aussy faicte contre la foy publique et respectivement donnée par les habitans d’une et d’aultre religion ; l’entreprise sur Pamiers[3] par mille ou douze cens hommes de guerre, à descouvert ; la prinse de Soureze[4] et le massacre commis de sang froid ; le forcement des femmes et filles, et de nouveau la revolte du gouverneur de la Reolle pratiquée par les dicts ennemis[5]. J’en laisse pour briefveté plusieurs aultres[6], qui peuvent assez donner d’argumens de complaincte. Cependant on n’en a veu aulcun exploict de justice. Les aucteurs et coulpables ont esté receus aux bonnes villes, honorés, deschargés, remunerez et recompensez ; leurs butins receus et vendus duz publiquement. De tant d’assassinats et voleries commises où est la punition exemplaire ? On a faict semblant d’en informer seulement ; mais au lieu qu’on attendoit et que chascun avoit les yeux ouverts pour voir quel chastiment on feroit des contraventions ; par la connivence d’icelles, on a doublé la licence [des uns] et augmenté l’audace aux aultres. Et chascun s’y est efforcé, au mespris, contemptement d’iceulx edicts, de faire quelque attemptat, de mettre à execution quelque entreprinse nouvelle. De sorte que la plus part ont pensé que la paix et les edicts n’estoit que une chose feincte, et que la rompre ou differer l’execution d’icelle estoit tacitement permis. Voire ceux-là qui en ont ainsy usé ont esté estimés bons serviteurs du Roy. Je sçais qu’on alleguera pour excuse que les principaulx officiers, par le soubçon les uns des aultres, ne pouvoient donner la force ny l’auctorité à l’execution des edicts ny à la justice. En estoit-il aulcun besoing pour le meurtre du feu baron Beauville, dont les meurtriers ont eu abolition delà [la] riviere de Loire, où les officiers de la justice peuvent faire leurs fonctions librement et sans contredict ? Du massacre de Gien ne s’est ensuivy aulcune punition ; le faict a esté aboly. De celluy de Meurture, on a consommé en poursuittes et frais ceulx de la Religion, pour leur faire tout quitter. Des assassineurs de la ville de Mer on n’a faict aulcune justice. Qu’on remarque un seul exploict contre aulcun qui aye attempté sur ceulx de la Religion ; lesquels, au contraire, voyans que parmi eux y en avoit de mal-vivans, ont prins à leur propre poursuitte et despens plus de six vingts prisonniers qu’ils ont livré eux-mesmes et qui ont esté condemnez et executez à mort. Neanmoins, au lieu de leur en sçavoir gré, on a retorqué contre eux, et tourné à leur perte ceste poursuite qu’ils ont faicte devant[7] le prevost de Castelnau d’Ary, par faulses accusations et dellations extorquées par la cruauté des tourmens de la torture de ceulx qu’ils avoient livrez, proceddé contre quatre ou cinq des plus gens de bien, que l’on a tasché de rendre prevostables pour mieulx envelopper leur innocence et les punir comme criminels (dont la chambre de L’Isle, quelque arrest qu’elle aye donné, n’a jamais peu faire apporter la procedure), et contre moy-mesme qui ay faict rendre celuy qui vouloit trahir et me livrer le Mas prés Pamiers[8], tenu par les Catholiques. Aprés la confession volontaire faicte en presence du seigneur de Rambouillet et de l’abbé de Gadaigne[9], on a retorqué ceste accusation pour sur icelle commencer à faire mon procez. Les maisons des particuliers sont encore retenues ; plusieurs chasteaux qui m’appartiennent ne m’ont poinct esté rendus, quelque commandement qu’il ait pleu au Roy d’en faire ; si ceulx de la Religion en ont tenu quelques uns, soudain ils ont esté assiegés ; on les a reprins de force, ceux de dedans ont esté taillez en pieces, comme Sainct Ubery[10] ; et ailleurs, si j’ay voulu ravoir les miens on l’a trouvé fort mauvais, on s’y est armé pour deffendre ceulx qui les ont occupez, comme dernierement Puynormand[11] et Montagnac. Quant à la Religion, on est à prouvoir encores de lieux pour l’exercice d’icelle en la plus part des baillages et seneschaulsées, quelques poursuites qu’on ait faictes de cimetieres pour les morts. L’institution des enfans n’est permise dans les colleges, s’ils ne font profession de la religion romaine ; nul n’est admis aux charges et fonctions de sa foy, comme il s’y est veu par Canaye[12] qui a esté plus de six mois, combien qu’il fust trés suffisant, avant qu’estre receu en l’estat de conseiller du grand conseil, quelque rigoureux et exprez commandement que le Roy mon seigneur en fist, seulement pour le poinct qu’il est de la Religion. Et telles difficultez ne sont poinct faictes sans cause, mais pour estranger et reculer, de tout, ceulz qui voudront estre pourveus de quelque estat ou office. Et quant à moy, ne suis-je pas presque privé de l’exercice du mien et de mon Gouvernement ? Mon cousin monsieur le Prince, estant entré dans le [sien], a-il jamais peu obtenir d’y commander, non pas seulement d’adresser des lettres et commissions ? Je ne mettray en avant les exactions, tyrannies et oppressions des aultres gouverneurs, les tourmens et afflictions que les Eglises de Languedoc, Albigeois, Rouergue et Vivarez ont journellement souffertes ; ayant reduict plusieurs au desespoir, et commis des insolences dont tous les gens de bien ne peuvent estre que tres marris. Enfin, estans reduicts en tant de necessitez, voyant qu’ils estoient menacez, courrus à force, volez et meurtris, ils ont eu recours à moy. Je les ay faict patienter longuement, leur donnant esperance que l’on y pourvoiroit. J’ay envoyé leurs plainctes et doleances devers le Roy par plusieurs personnages d’honneur et d’autorité, exprés, et dernierement envoyez [au mois] de janvier par le seigneur de Bouchard, dont on n’a eu encore response ne remede convenable. Bien a-on faict quelque ouverture d’envoyer par deçà une chambre des plus zelez et insignes conseillers de la Court du Parlement de Paris, en forme de Grands-Jours, ce qui n’a esté trouvé bon par la pluspart des Estats ; au contraire on s’est aresté à demander opiniastrement les petites villes accordées pour seureté[13] comme si elles eussent esté entre les mains des estrangers. C’étoit pour nous desnuer et destituer des moyens de retraicte et de deffiance. Cependant nos ennemis se preparoient à la guerre ; Ils en dressoient les estats, avoient le pied à l’estrier ; par ruses et artifices ils vous y prouvoquent ; et j’avois chascun jour advis qu’on dressoit des entreprises pour attempter sur ma personne[14]. Toutes ces considerations mises en avant, les justes complainctes de nos Eglises qui imploroient mon assistance m’ont contrainct de venir, en ceste necessité et presse de maulx si extremes, chercher les remedes extremes, protestant devant Dieu et ses anges que c’est à mon tres grand regret, et que mon intention n’est poinct d’atempter contre la personne du Roy que nous recognoissons pour notre souverain seigneur, contre son Estat ny sa couronne, de laquelle je desire la conservation et grandeur, ayant cest honneur d’y appartenir. Ce n’est pour m’enrichir ny augmenter mes moyens ; chascun sçait assez combien je suis esloigné de ce but ; ce n’est que pour nostre desfense, pour nous garantir et delivrer de l’oppression de ceulx qui soubs l’auctorité du Roy et le manteau de sa justice taschent de nous exterminer. Lesquels nous tenons et desclarons pour ennemis de l’Estat, fracteurs des edicts et loix conservatrices d’iceluy. Contre ceulx-là nous portons les armes, non contre les catholiques paisibles, que chascun voit que nous embrassons esgalement sans aulcune passion ny distinction quelconque, auxquels nous n’entendons empescher l’exercice de leur religion ny la perception des biens ecclesiastiques, si ce n’est de ceulx qui suivent party contraire : obtestant tous princes, seigneurs, et magistrats, villes et communautez, et principalement vous, Messieurs de la Noblesse, tous gens de bien, de quelque ordre ou estat qu’ils soient, amateurs de leur patrie, desirant le repos d’icelle, nous secourir et assister, se joindre à nous, à nostre si juste cause, pour laquelle nous sommes resolus d’employer vie et moyens, n’aspirant à aultre fin que de revoir cest Estat en son ancienne splendeur par une vraye et ferme paix ; entiere et non simulée execution des edicts ; par une esgale justice ; par une reunion de tous les subjects d’iceluy en une parfaite obeissance qui est deue à nostre Prince ; chascun remis et reintegré en ses estats, honneurs et biens. L’asseurance que nous avons que de vostre chef vous ne voudriez faillir d’apporter tous en une si necessaire entreprise ce qui est en vostre pouvoir et de vostre debvoir, nous gardera de vous en dire davantage, si ce n’est pour prier Dieu, Messieurs, vous avoir en sa tres saincte garde. De Lisle, ce jourd’huy xve jour d’avril 1580.

Vostre bien affectionné et asseuré amy,


HENRY.


  1. Le journal de Faurin nous apprend que la ville de Lauzerte avait été prise le 5 mai 1578.
  2. Langon, petite ville du Bazadois, aujourd’hui chef-lieu de canton dans la Gironde. La prise de cette ville est du 8 avril.
  3. Cette ville avait été prise pendant que la plupart des habitants étaient allés s’emparer de celle de Tarascon. Mais les religionnaires ne tardèrent pas à reprendre Pamiers.
  4. Petite ville du département du Tarn. « Le 3 mars, dit Faurin, les catholiques prirent par escalade la ville de Sorèze près de Revel. Le ministre et plusieurs habitants se retirèrent à Durfort et à Revel. » Le journal de Faurin nous apprend encore que, par suite d’une tentative de siége, qui fut repoussée, on fit mourir dans la ville soixante protestants.
  5. Voir ci-dessus, lettre entre le 17 et le 28 octobre 1578, note 1.
  6. Le journal de Faurin énumère, à la date du 8 avril, comme prises par les catholiques, les villes de Peiregous, Langon, Meilhan, Castillon, au diocèse d’Usez, Sainte-Croix-lez-Sauve, au diocèse de Nîmes, et la Vacarie, au diocèse de Lodève.
  7. Nous substitué les mots perte et devant aux mots prendre et ayant, du manuscrit, qui n’offrent aucun sens. Cette copie est en général très-fautive.
  8. Le Mas-Saint-Antonin, ancienne résidence des évêques de Pamiers.
  9. Jean-Baptiste Guadagne, dit l’abbé de Gadagne, fils de Philippe Guadagne, noble florentin qui s’était établi à Lyon avec son frère Thomas. On le trouve fréquemment employé par la reine mère dans des négociations importantes.
  10. Ou plutôt Saint-Tibery, près Montagnac. Les religionnaires le prirent le 25 octobre 1579, et il fut repris le surlendemain par le maréchal de Montmorency, qui fit tout passer au fil de l’épée.
  11. Dans l’ancien duché d’Albret, aujourd’hui du département de la Gironde.
  12. Philippe Canaye, seigneur de Fresne. On a de lui trois volumes in-fol. intitulés Lettres et ambassades, sur ses négociations à Venise et dans d’autres parties de l’Italie, pendant le règne de Henri IV.
  13. « D’autant que le Roy de Navarre vouloit colorer ce soulèvement de quelque prétexte, qui ne fust pas moins apparentqu’honneste, après que le temps de rendre les places de seureté fust venu et que le Roy les eust demandées (bien qu’avec assez de froideur et plutost pour la satisfaction des catholiques que pour un desir de les ravoir si promptement), il ne laissa pas d’en faire beaucoup de bruit. » (Davila, Histoire des guerres civiles de France, l. VI.)
  14. Voyez ci-dessus, lettres d’avril 1579 environ et de février 1580.