Recueil des lettres missives de Henri IV/1581/6 juillet ― À monsieur de Bellievre

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1581. — 6 juillet.

Cop. — Biblioth. de Tours, ancien manuscrit des Carmes, coté M, n° 50, Lettres historiques, p. 27. Communiqué par M. le préfet.


[À MONSR DE BELLIEVRE.]

Monsr de Bellievre[1], Je croy qu’aurés receu les lettres que je vous escrivis par l’un de mes secretaires exprès, à Bourdeaulx, ne saichant vostre partement. Depuis, j’ay receu les deux vostres du xvie et xxive, auxquelles je respondray selon l’ordre des poincts touchez par ycelles. Pour le premier, qui est de la resolution du Roy à l’observation de son edict de paix, c’est le plus grand heur que nous sçaurions souhaiter, et le plus grand bien qui nous sçauroit arriver, afin que par ce moyen nous rendions preuve de l’obeissance que nous luy devons par quelques signale ; et agreables services qui puissent meriter ses bonnes graces, et que son pauvre peuple puisse respirer soubs la conservation des bons et la depression des mechans, qui s’accroissent par la misere. Je mettray peine en cela de suivre ses susdictes intentions ; et, comme je vous ay mandé, je n’ay rien tant dedans l’ame que d’en voir les vrais effects. Mais quant à ce que Sa Majesté vous a commandé me dire, qu’il trouve fort estrange la resolution de ceulx de la Religion de Daulphiné, qui seuls s’opposent à l’execution de l’edict[2], vous avez esté present aux remonstrances qu’ils ont faictes sur l’importance et necessité de leur seureté, pour laquelle ils supplioient qu’on leur changeast les villes cy devant accordées, à Gap et à Livron. Mais nous n’estions pas lors advertys de ce qu’ils traictoient avec messrs de la cour du parlement de Grenoble ; et ce qu’ils ont offert semble bien esloigné de ceste resolution, ou plustost opiniastreté, ains conforme la l’obeissance que le Roy desire de tous ses subjects, ainsy qu’il apparoit par les actes qui m’ont esté depuis envoyez, et que j’ay mandé au sr de Chassincourt representer par delà. Par lesquels on pourra recueillir que leur obstination n’est pas si grande, qu’elle merite le faict d’une armée telle que nous la voyons. De laquelle, oultre les evenemens qui ne sont pas si certains comme beaucoup peut-estre cuident, ne pourra revenir aulcun fruict qui contrepoise à la tres grande dissipation et ruine de ses subjects en une province frontiere, et de s’asseurer que ces forces ne seront converties contre ceulx qui vouldront vivre et se comporter suivant l’edict de paix. C’est chose mal aisée de ne craindre le feu quand la maison du voisin brusle ; et ne se pourra facilement persuader à tant de peuple bouillant encores des guerres passées, que si les affaires succedent mal pour ceulx d’un mesme party, ils se puissent bien porter pour eulx. Ains penseront que, comme l’on va aisement de l’un à l’aultre, les forces toutes portées se pourront tourner contre eulx. Et bien que l’intention du Roy ne soit à present telle, il n’y aura faulte d’orateurs qui tascheront de l’y pousser, et sur quelque querelle d’Allemaigne, exciteront son couroux, ainsy qu’on peut juger qu’il s’est faict à present, par ceux qui desirent plus retenir les armes en main que voir la paix bien establie. Par quoy les moins asseurez chercheront quelque seureté particuliere, ne se fians en la publique ; je parle de ceulx de Languedoc et de tant de lieux prochains, desquels vous cognoissez les esprits, qui ne se domestiquent pas si aisement. Et comme vous me faictes ce plaisir de discourir librement avecques moy, je vous en parle de mesme, ayant cogneu la franchise de vostre cœur, le zele et l’affection irez louable que portez au service du Roy, et au bien de son Estat. Quant est de la querelle du sr de Fleurac contre le sr de la Roque, si tost que je fus adverty de quelque assemblée, j’envoyay le sr de la Roque Giffart, enseigne de mes gardes[3], devers eulx leur faire deffense de se rien demander, et leur donner jour de me venir trouver pour entendre leur differend et les mettre d’accord. J’en manday aultant au sr de Vivans, qui y estoit meslé[4] et aux aultres gentils-hommes du pays, de ne les accompaigner. Despuis je n’en ay oy parler. Quant à l’arrest donné contre moy, me privant de l’exercice de ma religion en ma dicte ville de Vendosme, ma precedente lettre vous y satisfaict. Despuis laquelle, contre la promesse que m’avez escripte, le dict arrest, bien qu’il n’ayt esté levé, a esté signifié par l’abbé et eschevins, qui demonstre assez qu’ils ne sont poussez que de sedition et mutinerie, se servant d’un reliquaire[5] pour alterer l’edict. Ce que je trouve bien estrange ; et que moy, qui tiens le premier rang de ceulx de la Religion, sois privé de l’exercice d’icelle en ma principale maison. Que pourront esperer les aultres ? Touchant vostre partement, il a donné l’allarme à beaucoup qui en ignoroient la cause ; joinct les advis qu’on avoit de toute part, que les catholiques devoient prendre les armes le xxiv, et le bruict qui couroit du retour du mareschal de Biron à Bordeaux ; aussy qu’il se dressoit plusieurs entreprises pour surprendre villes, dont les nouvelles venoient à coup. Tellement que j’ay changé mon voyage de Foix ; et partant des Baings, suis retourné en ce lieu, ayant conferé par les chemins avec plusieurs de la noblesse, et remis, graces à Dieu, toutes choses en assez bon estat. Une me desplaist : de n’avoir encores nouvelles de la reddition de Mendes[6], pour laquelle vous sçavez les despeches que j’ay faictes par les srs d’Yolet, de Lambert[7] et de la Combe, qui ne sont encores de retour : qui me faict esperer d’en avoir bonne issue ; laquelle a esté, à mon advis, retardée par la prise de Riquestat[8], et aultres contraventions que continuent les catholiques. Je depeschay incontinent celuy qui vint devers moy, pour le prieur de St-Martial, et escrivis pour sa delivrance au capitaine Chamayeu. Je crois que messrs de Thoulouse cognoissent par mes actions qu’ils ont plus d’occasion de se contenter de moy, que je n’ay du peu de justice qu’ils font, et de la faveur qu’ils prestent à ceulx qui surprennent les places.

Or, pour venir à vostre seconde lettre qui touche deux poincts, l’ung du retour du dict sieur mareschal, l’aultre de sa reconciliation avecques moy, je vous diray, Monsr de Believre, quant au premier, que vous avez beaucoup faict pour le repos de ceste province, de l’avoir diverty de ce voyage. Si est-ce que bientost aprés il est venu jusques à Blaye, et de present, comme j’entends, il est encores à Bourg[9]. Et s’il n’est dedans Bourdeaux, il se tient comme aux faux-bourgs, et ne se peut contenir d’escrire toutes sortes de lettres à tout le monde, pour donner l’alarme et nourrir la deffiance, ainsy que verrés par le double de celles que j’envoye et qu’il escript à messrs de la court. Croyez, Monsr de Believre, que l’importance ne m’est poinct qu’il soit en sa maison, pourveu qu’il ne feist poinct de mal ; mais les causes et pretextes qu’il vous a alleguez sont recherchez et foibles. Vous estes trop advisé pour ne le cognoistre poinct. Nous sommes assez advertys qu’il est maintenant à faire ses practiques, pour la mairie de Bourdeaux, de laquelle il sort ce premier jour d’aoust, pretendant se faire continuer, ou substituer son fils[10], ou bien le sr de Duras ou

quelque aultre, faict à sa poste, et mettre pour jurats les srs de la Salle, du Cyron et du Bosq, que chascun cognoist pour le faict de Langon. Quant est de le recevoir en ma bonne grace, pour tenir le rang que j’ay en ce royaulme je ne suis moins serviteur du Roy ; et à ceulx auxquels je ne doibs ceder pour l’un, je ne cederay pour l’aultre, ny en fidélité ny en affection. Ce que l’on cognoistra plus evidemment quand on la vouldra preferer aux moindres. Pour ceste occasion, ses services ne doibvent entrer ny en comparaison ny en consideration de mon honneur ; qui seroit me diminuer la volonté que j’ay d’en faire de plus grands qu’il n’en aura jamais de moyens. Je n’ay poinct refusé l’escript qui m’a esté presenté ; mais ayant seulement esclaircy quelques mots qui me sembloient ambigus, on ne m’en a parlé depuis. Dont je n’ay pas esté marry. Je sçais, graces à Dieu, me contenter de la raison, et d’une honneste satisfaction, quand elle procede du cœur comme de la bouche ; et s’il doubte dire quelque parole pour raison de laquelle on peut blasmer ses actions passées pour le service du Roy, je ne fais moindre difficulté d’en recepvoir de prejudiciable à l’honneur non seulement myen, mais de tous les princes du sang, auxquels on s’attacheroit desormais trop librement et à bon marché. Je n’entre poinct sur le service du Roy, que je prefere à toutes choses ; mais on ne s’en doibt pas masquer pour bastir une fortune de la ruine des grands. Si je le permettois, ce seroit une tache aux miens par trop prejudiciable, au Roy, à sa dignité et à sa postérité. Excusez, Monsr de Bellievre, ung si long discours, ayant pris plaisir en la lecture de vos lettres, auxquelles je n’ay pu respondre moings, vous ayant beaucoup d’obligation de tant de bonne volonté et de bons offices. Lesquels je vous prie me continuer comme à celuy qui n’en sera jamais ingrat, et advancer la venue de mon oncle monsieur de Montpensier avec vostre retour, afin que nous parachevions. Il seroit bien necessaire. de faire venir la chambre[11] et de pourvoir au payement des garnisons, afin d’empescher le mal. Entre aultres, celle de Figeac se plainct, avec grandes raisons, du receveur Bonault. Et n’estoit la patience et prudence du gouverneur, je craindrois quelque desordre. Je vous prie d’en escrire à Bourdeaulx. Vous entendrés particulierement du sr de Mainguet toutes aultres nouvelles de deçà, et par les srs de Clervant et de Chassincourt, auxquels j’ay envoyé plusieurs memoires. Et à tant feray fin à ceste-cy en priant Dieu vous avoir, Monsr de Bellievre, en sa trez saincte et digne garde. De Nerac, ce vje jour de juillet 1581.

Vostre ................


HENRY.


  1. Pompone de Bellièvre, seigneur de Grignon, fils de Claude de Bellièvre, premier président au parlement de Grenoble, et de Louise Faye d’Espesses, était né à Lyon en 1529. Il fut successivement conseiller au sénat de Chambéry pendant l’occupation francaise, lieutenant général au bailliage de Vermandois en 1562, chargé de plusieurs ambassades par Charles IX, président au présidial de Lyon en 1569, conseiller d’état en 1570, surintendant des finances en 1575, président au parlement de Paris en 1576, chargé de plusieurs ambassades et négociations importantes sous les règnes de Henri III et Henri IV, l’un des représentants de la France à Vervins, enfin chancelier de France, le 2 août 1599. Il quitta les sceaux en 1605, mais resta chef du conseil, et mourut à Paris le 9 septembre 1607.
  2. « Les chefs des religionnaires ne goûtèrent pas tous également le nouvel édit de pacification ; et Lesdiguières, qui commandoit pour eux en Dauphiné, refusa de désarmer. » (Dom Vaissète, Hist. génér. de Languedoc, l. XL.)
  3. Il était gentilhomme de la chambre en 1586, comme on le voit dans l’état de la maison du roi de Navarre, dressé par Du Plessis-Mornay.
  4. Voyez ci-dessus la lettre du 22 mai 1581.
  5. La sainte larme, relique en grande vénération, était conservée à l’abbaye de la Sainte-Trinité de Vendôme.
  6. Le prince de Condé, qui s’était mis assez ouvertement à la tête des ennemis de la paix, s’entendait avec le capitaine Merle, possesseur de cette ville : ce vaillant aventurier n’avait garde de s’en dessaisir.
  7. Probablement Pierre de Lambert, seigneur de Rouziers et de la Mazardie,fils de Bertrand de Lambert, seigneur de Lamourat et de la Mazardie, et de Catherine de Siorac.
  8. « Le 6 juin les catholiques se saisirent de Requista et le pillerent. » (Journal de Faurin sur les guerres de Castres.) Requista, petite ville du Rouergue, est aujourd’hui un chef-lieu de canton du département de l’Aveyron.
  9. Bourg-sur-Gironde.
  10. Déjà, l’année précédente, le maréchal de Biron, lorsqu’il s’était cassé la cuisse, s’était fait remplacer dans le commandement de l’armée par ce fils, âgé seulement de dix-huit ans, le même dont l’exécution à mort devait devenir un fait d’une si haute gravité sous le règne de Henri IV. Quant à la candidature à la mairie de Bordeaux, elle ne réussit ni pour le père nipour le fils. Les Bordelais choisirent Michel de Montaigne ; et l’illustre auteur des Essais, après ses deux années de fonctions, fut continué, et resta ainsi dans cette charge jusqu’en 1585. Il eut pour successeur le maréchal de Matignon.
  11. Bellièvre ne tarda pas à faire exaucer ce vœu du roi de Navarre ; car, suivant De Thou, ce même été « En exécution de l’onzieme article de la conference de Fleix, on envoya des commissaires du parlement de Paris, le president Seguier à la tête, pour connoître des causes des protestans, à la place de la chambre mi-partie, tirée trois ans auparavant du parlement de Bordeaux et établie à Agen. J’étois, ajoute De Thou, du nombre des commissaires, en qualité de conseiller-clerc. Les commissaires furent reçus des peuples avec de grandes marques de joie. » (Hist. univers. l. LXXIV.)