Recueil général et complet des fabliaux des 13e et 14e siècles/AvantPropos

La bibliothèque libre.
Avant-Propos
Recueil général et complet des fabliaux des XIIIe et XIVe siècles, Texte établi par Anatole de MontaiglonLibrairie des BibliophilesTome I (p. v-xxi).

AVANT-PROPOS



Après les grandes Chansons de gestes, les Fabliaux ont été à un moment, et pendant deux siècles au moins, une des formes les plus importantes et les plus personnelles de l’ancienne littérature de la France et, on peut le dire maintenant, de la littérature française.

Le premier qui s’en soit aperçu à l’état d’historien est le Président Claude Fauchet dans son Histoire des anciens poëtes françois, publiée en 1581, alors que leur esprit était depuis longtemps passé ailleurs, dans les Farces d’abord et ensuite dans les conteurs en prose. Le dix-septième siècle les a ignorés. Molière, sans le savoir et par une série d’intermédiaires encore inconnus, a fait dans son Médecin malgré lui un chef-d’œuvre avec le vieux Fabliau du Vilain Mire, et La Fontaine a cru les trouver dans leurs imitateurs italiens. Il était réservé à la curiosité du dix-huitième siècle d’avoir l’intelligence de se reprendre directement à ce passé oublié.

Dans un Mémoire imprimé en 1746 dans le tome XX des Mémoires de l’Académie des Inscriptions, un amateur et un archéologue, ordinairement curieux de l’art italien ancien et moderne, le comte de Caylus, et d’après l’examen d’un seul manuscrit, celui de Saint-Germain-des-Prés, rappela, presque en s’en étonnant, l’attention sur cette forme particulière de l’ancienne littérature de son pays. Dix ans après, en 1756, Barbazan en publia, aussi bien qu’on le pouvait alors, un certain nombre, bien plus considérable à coup sûr qu’on n’eût dû s’y attendre de son temps.

Le Grand d’Aussy, vers la fin du siècle, en 1779 et 1789 en fit un autre recueil, où les analyses l’emportent de beaucoup sur les textes.

Sous l’Empire, en 1802 Méon en publia en quatre volumes un recueil, déjà plus général et maintenant encore le plus important, successivement augmenté par un supplément de deux volumes imprimés par lui sous la Restauration, en 1823 et par un autre recueil aussi de deux volumes, publiés en 1889 et en 1842 par M.  Jubinal. Quelques trop rares plaquettes, imprimées par des éditeurs différents, au nombre desquels il faut surtout compter en France M.  Francisque Michel, et en Angleterre M.  Thomas Wright, y ont ajouté quelques pièces. Voilà, sans entrer dans le menu du détail bibliographique, l’état où en est aujourd’hui la question.

En même temps il faut remarquer que, dans toutes ces publications qui avaient à leur disposition tout l’inédit du Moyen Âge français, comme la Renaissance du xve et du XVIe siècles avait eu le bonheur de trouver tous les classiques latins et grecs, il est entré bien des pièces qui ne sont des Fabliaux à aucun titre. Miracles et contes dévots, chroniques historiques rimées, Lais, petits Romans d’aventures, Débats, Dits, pièces morales, tout ce qui se rencontrait d’ancien et de curieux sans être long a été publié un peu au hasard et en masse par les différents éditeurs dont j’ai rappelé les noms. Ils avaient à coup sûr raison ; tout ce qu’ils ont imprimé était une découverte et un document à la fois philologique et littéraire. Maintenant que les publications d’anciens textes français, et il faut encore un long temps pour en épuiser la mine, se sont accumulées, il convient forcément d’être plus sévère au point de vue du genre, et, si l’on s’occupe des Fabliaux, de s’en tenir à ce qui est le vrai Fabliau, c’est-à-dire à un récit, plutôt comique, d’une aventure réelle ou possible, même avec des exagérations, qui se passe dans les données de la vie humaine moyenne. Tout ce qui est invraisemblable, tout ce qui est historique, tout ce qui est pieux, tout ce qui est d’enseignement, tout ce qui est de fantaisie romanesque, tout ce qui est lyrique ou même poétique, n’est à aucun titre un Fabliau, et par suite ce Recueil se trouvera ne pas réimprimer plus d’un tiers, peut-être une moitié de ceux qui l’ont précédé. Un Fabliau est le récit d’une aventure toute particulière et ordinaire ; c’est une situation, et une seule à la fois, mise en œuvre dans une narration plutôt terre à terre et railleuse qu’élégante ou sentimentale. Les délicatesses de la forme ou du fonds tournent vite soit aux élégances de la poésie, soit aux hauteurs du drame tragique ; le Fabliau reste au-dessous. Il est plus naturel, bourgeois si l’on veut, mais il est foncièrement comique, souvent, par malheur, jusqu’à la grossièreté. C’est enfin, et à l’état comme individuel, c’est-à-dire relativement court, sans former de suite ni de série, un conte en vers, plus long qu’un conte en prose, mais qui n’arrive jamais à être ni un roman ni un poëme.

On voit par là le cadre dans lequel notre tâche d’éditeur doit se restreindre. Nous avons à donner tous les vrais Fabliaux qui ont déjà été imprimés une ou plusieurs fois, et y ajouter, autant que nous le saurons, ceux qui sont encore inédits. Tous les meilleurs sont connus, et nous n’aurons d’autre mérite que de les revoir avec soin sur les manuscrits ; c’est une tâche périlleuse, mais assez facile, en ce sens seulement que les manuscrits des Fabliaux sont aussi rares que ceux des poésies des Troubadours provençaux, que le plus grand nombre même n’existe que dans un seul manuscrit, et qu’à l’exception du manuscrit de Berne tous les manuscrits qui en contiennent un certain nombre sont au Département des Manuscrits de notre grande Bibliothèque nationale. Malheureusement, et sauf de trop rares exceptions, ceux que nous imprimerons pour la première fois sont les plus mauvais, les plus sots, les plus grossiers, parfois même les plus stupidement obscènes ; mais, comme nous faisons œuvre d’éditeur de textes anciens sans pouvoir arriver au grand public qui ne les comprend guère et s’y intéresse assez peu pour ne pas même y toucher, que ceux qui les liront seront ou des philologues ou des historiens, nous n’avons à nous préoccuper ici ni de jugement, ni de choix, ni d’extraits, ni de suppressions. Nous voulons faire le recueil des textes de Fabliaux ; c’est notre devoir, et nous ne pouvons nous y soustraire. Nous ne pouvons que donner et nous devons donner tous ceux qui sont connus, imprimés ou inédits, bons ou mauvais, spirituels ou maladroits, bien ou mal écrits, amusants ou ennuyeux, courts ou longs, réellement comiques ou violemment grossiers. Ce sont des textes non-seulement utiles, mais même nécessaires pour l’histoire de la langue et pour l’histoire littéraire ; quelques-uns sont des chefs-d’œuvre d’observation et de malice, de la grande lignée, peut-être la plus française, de Villon, de Rabelais, de Molière et de Voltaire ; d’autres sont acceptables ; d’autres ennuient ; d’autres dégoûtent aujourd’hui après avoir été entendus de leur temps et avec plaisir par des oreilles même féminines, plus honnêtes que celles qui ne les supporteraient pas aujourd’hui. Nous n’avons pas à les juger ; précisément parce que nous nous restreignons à un seul genre, nous sommes, à la suite de nos prédécesseurs dans la même voie, forcés à la fois de reproduire tout ce qu’ils ont donné et d’être plus complets.

En même temps nous devons à ceux qui viendront chercher ce qu’ils doivent exiger de nous, c’est-à-dire le recueil des textes, raison de l’ordre ou plutôt de l’absence d’ordre méthodique dans lequel ils se trouveront imprimés. La question était plus délicate qu’il ne semble, et M.  Jannet et moi n’avons pas été sans la discuter plus d’une fois. Car je dois à l’estime et à l’amitié que j’avais pour sa personne et que je conserve pour sa mémoire, de dire qu’il m’avait autrefois demandé ce recueil pour la Bibliothèque elzevirienne, que sans l’interruption de celle-ci il y aurait paru depuis longtemps et que je lui avais naturellement conservé ce que j’avais déjà fait de collations, sûr qu’un jour ou l’autre nous l’imprimerions ensemble. Le moment en était venu ; une partie de ce premier volume des Fabliaux était même déjà imprimée et tirée avant la guerre et le siége de Paris, pendant lequel M.  Jannet mourut. On voit que, s’il n’y a pas dans ce Recueil un ordre méthodique, c’est qu’après un examen sérieux il nous a paru impossible d’arriver dans ce sens à un ordre qui non-seulement fût satisfaisant, mais ne fût pas en même temps aussi faux que dangereux.

Il n’était pas possible de penser à les grouper par auteurs. Presque tous sont anonymes ; les auteurs de quelques-uns sont connus, alors seulement qu’ils ont enchâssé leur nom dans les vers de leur récit, et ces noms ne disent rien puisqu’on ne sait d’eux rien autre chose. De plus, avec la façon dont les copistes du Moyen Âge changeaient innocemment la langue et le dialecte de ce qu’ils transcrivaient pour l’accommoder au parler du jour et aux habitudes de leur propre province, ce qui fait qu’on ignore surtout leur date précise, il n’était pas plus possible de classer les Fabliaux dans l’ordre chronologique de leur rédaction.

Méon a bien mis sur son titre « Contes et Fabliaux des XIe, XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles. » Il est certain que nous ne possédons pas un seul Fabliau en vers français du XIe siècle, si même il y en a eu ; on en a écrit certainement au xiie siècle, mais nous n’en possédons pas un qui soit bien authentiquement de cette époque ; tous les manuscrits sont du XIIIe, et du XIVe siècle ; pour le XVe siècle, il n’y en a plus ; le Fabliau avait fait son temps, il était vieilli, démodé et ne s’écrivait plus. En réalité, tous nos manuscrits de Fabliaux ne dépassent pas une période d’un grand siècle et demi. Quels sont là dedans ceux qui sont du temps même du manuscrit qui, selon l’âge réel, c’est-à-dire selon que le copiste qui garde son écriture était jeune ou vieux, peut varier d’une trentaine d’années en moyenne et ne s’apprécier que par approximation ? Quels sont dans chacun de ces recueils, — et ce sont des recueils en très-petit nombre, une dizaine au plus de cartulaires de Fabliaux, si l’on peut employer ce terme à leur propos, qui contiennent la presque-totalité de ce qui en est venu jusqu’à nous, — quels sont, dis-je, les Fabliaux qui sont antérieurs à l’exécution du manuscrit et qui s’y trouvent remaniés comme forme de mots, même comme style et comme récit ? Autant de questions insolubles.

Dans une notice excellente qui a été écrite par M.  Victor Leclerc pour le vingt-troisième volume de l’Histoire littéraire (p.69-215), notice à laquelle je ne puis que renvoyer en regrettant de ne pas pouvoir la réimprimer en tête de ce Recueil, dont elle serait à la fois la meilleure préface et le plus juste commentaire, il a, pour classer ce qu’il en avait à dire, très-ingénieusement divisé les Fabliaux selon le caractère de leurs personnages principaux. Après avoir parlé des Fabliaux — ou plutôt des récits pieux qui ne sont pas des Fabliaux et sortent de notre cadre — où figurent la Vierge, les Anges et les Saints, il a parlé de ceux qui se rapportent au Clergé séculier, aux Moines, aux Chevaliers et Barons, aux Bourgeois et enfin aux Vilains. C’est un ordre ingénieux, naturel à un tableau littéraire, mais impossible dans une publication de textes. Non-seulement il aurait fallu, avoir en commençant, sans la moindre lacune, la collation et la copie de tous les Fabliaux imprimés ou inédits qui existent dans les manuscrits, mais en fait, chose dont il n’avait pas à s’inquiéter, on se trouverait mettre ensemble tous les Fabliaux grossiers à l’article du Clergé et à celui des Vilains, et mettre ensemble tous les plus heureux et les meilleurs à l’article des Bourgeois ; c’est là aussi qu’eussent été réunis tous les plus longs.

Devant ces difficultés, réellement insurmontables, — et l’on en pourrait citer d’autres, celle par exemple des Fabliaux qui ne rentrent précisément dans aucune de ces divisions ou qui pourraient indifféremment se mettre dans plusieurs — il a paru qu’il fallait tenir une voie moyenne et rester dans la condition de mélange et de variété adoptée du reste par tous ceux qui les ont édités antérieurement. Il y a, en effet, avantage pour la lecture à ne pas mettre ensemble tous les bons, parce qu’alors tous les mauvais se seraient trouvés réunis, à mêler les longs et les courts pour que chaque volume en ait un nombre à peu près égal, à éparpiller les Fabliaux grossiers parce que groupés ils formeraient un ensemble insoutenable, et que, si un éditeur est forcé de les subir, il n’a pas à en aggraver l’impression en les mettant à la suite l’un de l’autre, comme ont fait certains éditeurs pour les pires épigrammes de Martial. L’ordre en réalité ne pouvait, je crois, s’établir dans ce recueil autrement que d’une façon presque matérielle, par une sorte de proportion et d’équilibre entre les courts et les longs, entre les bons et les mauvais. Comme ce sont particulièrement des pièces séparées et sans aucune liaison, un ordre logique y est moins important qu’ailleurs ; plus même on chercherait à vouloir l’établir, moins on serait sûr d’en trouver un qui fut satisfaisant, moins on serait sûr de pouvoir le suivre, par cette bonne raison qu’il y a vraiment impossibilité.

Ce sera donc, comme le porte le titre, aussi complétement que possible, mais simplement un recueil de textes ; le premier volume n’a pas de variantes parce que les pièces qui y sont contenues ne se trouvent que dans un seul manuscrit ; dans les suivants, selon que les Fabliaux se trouveront dans deux ou dans trois, ce qui n’est pas fréquent, les variantes seront réunies à la fin du volume. C’est aussi cette condition, la plus simple et la plus exécutable, d’être un recueil de textes, qui en a fait retrancher volontairement tout l’appareil d’un commentaire d’histoire littéraire qui eût été insuffisant ou beaucoup trop développé. Les Fabliaux ne sont autre chose que des contes ; et les contes, qui se remanient et se reproduisent incessamment, n’ont de valeur nouvelle que par la forme et la mise en œuvre ; ils se transmettent et se retrouvent partout, dans le temps comme dans l’espace, aussi bien à la même époque qu’en remontant et en descendant. Il y a sur ce point déjà trop de textes et d’études pour, à moins d’un travail nouveau, énorme, et qui serait d’autant plus intéressant qu’il serait général et s’adresserait à l’ensemble sans se tenir à un recueil de contes ni à un auteur en particulier, faire autre chose qu’une compilation sans saveur et sans utilité. Indiquer ce qui a passé dans Boccace ou dans La Fontaine est inutile ; mais signaler, même par un simple renvoi, toutes les ressemblances avec les conteurs orientaux de toutes les époques, toutes ou même seulement les principales ressemblances ou imitations des conteurs européens postérieurs, ce serait faire l’histoire non pas seulement des conteurs français, mais bien plus encore de tous les Novellieri italiens. Être complet est impossible, être incomplet est inutile, et, dans une annotation nécessairement courte, on en dirait beaucoup moins que dans les livres, trop nombreux pour que je puisse même les rappeler dans cet avertissement, où l’on a commencé de s’occuper de la filiation et de la transmission des contes ou plutôt de leurs analogies.

Les ressemblances ou, si l’on veut, les coïncidences sont frappantes, mais la distinction successive des dates et surtout les généalogies réelles et prochaines sont beaucoup moins sûres. Ce serait la recherche la plus importante et l’affirmation la plus profitable ; mais, la plupart du temps, en dehors de ce qui est la littérature européenne moderne postérieure à l’imprimerie, cette source vraiment directe et positive est, et sera peut-être toujours, à peu près impossible à établir pour nos Fabliaux.

Assurément beaucoup de contes, tous les contes peut-être, viennent de l’Orient, et on les y retrouve plus ou moins ; mais assurément aussi les auteurs de nos Fabliaux ne les ont pas pris directement à l’Orient, qui, en dehors de quelques produits naturels, ou manufacturés, et transportables en nature à l’état de marchandises, a été, quoi qu’on en dise très-légèrement, presque aussi complétement ignoré après qu’avant les Croisades. Ce qui doit être l’origine des Fabliaux, ce sont des recueils de petits contes écrits en latin, et nous en possédons fort peu, surtout avec une date certaine. On peut en particulier croire que les Gesta Romanorum, à part, bien entendu, les moralisations qui me semblent évidemment ajoutées et très-postérieures au texte, sont bien plus anciens qu’on ne le pense ; ils sont évidemment postérieurs aux légendes des Mirabilia Urbis Romæ, mais doivent encore appartenir, au moins originairement, à ces quelques siècles du premier Moyen Âge par le plus étrange oubli et la perversion la plus singulière des faits, des noms et des idées les plus vulgaires de l’antiquité ; il y a là un reste et un fonds de contes barbares dont nous ne possédons presque plus rien et où les Fabliaux avaient leur racine peut-être plus directe que dans l’Orient. Et même celui-ci est venu trouver l’Europe, mais par plus d’intermédiaires qu’on ne le dit d’ordinaire. Les premiers sont les Arabes, mais ils n’eussent pas suffi ; le second et vrai intermédiaire, c’est le peuple cosmopolite par excellence et le seul qui le fut au Moyen Âge, c’est-à-dire les Juifs, orientaux eux-mêmes d’esprit et de tradition, qui seuls savaient l’arabe et qui seuls pouvaient le traduire en latin, la langue unique et générale par le canal de laquelle un conte aussi bien qu’une idée pouvait entrer dans le courant européen. Une trace bien curieuse et bien positive, c’est la Disciplina clericalis de Pierre Alphonse, et le cadre comme les récits des histoires des Sept Sages ont dû être transmis par les Juifs encore plus que par les Grecs, qui ont eu si peu d’influence sur notre vrai Moyen Âge. En même temps, il y a sur ce point toute une recherche à faire dans le Talmud ; il renferme, écrivait rapidement M.  Deutsch et sans y attacher d’importance, beaucoup d’historiettes qu’on retrouve dans les conteurs du Moyen Âge. Il faut des connaissances toutes spéciales pour étudier le Talmud à quelque point de vue que ce soit, mais il serait digne d’un hébraïsant érudit de s’attacher à ce filon et d’en établir l’importance. La solution de la question, c’est-à-dire le vrai passage des contes orientaux en Europe, est peut-être là tout entier. S’ils se trouvent dans le Talmud aussi bien qu’en Perse ou dans l’Inde, c’est le Talmud qui les aura conservés chez les Juifs, et ce sont eux qui, en les écrivant en latin, en ont donné à l’Europe le thème et la matière.

Maintenant il est à remarquer qu’une fois écrits en français et en vers, à l’état individuel de pièces séparées ayant chacune une existence propre, une longueur personnelle, variable et plus développée que dans un recueil de contes, les Fabliaux sont devenus une forme qui reste particulière à la France.

L’Espagne et l’Allemagne, dont l’une a imité et dont l’autre a traduit nos grands poëmes, n’ont pas acclimaté chez elles nos Fabliaux et n’en possèdent pas qui leur soient particuliers. Si l’Angleterre en a profité, non pas seulement en les imitant comme a fait Chaucer, mais en en écrivant elle-même quelques-uns en anglo-normand, ils n’y ont pas la même importance que chez nous. L’Italie en a profité aussi, et Boccace en a rapporté des bords de la Seine, sur ceux de l’Arno, mais il est rentré dans le cadre et dans la forme de ces recueils latins maintenant perdus et qui devaient encore exister de son temps ; il est revenu d’un côté à la prose, de l’autre à la brièveté des récits, à leur pondération équilibrée, et son exemple a entraîné tous les auteurs italiens dont il est le maître et le modèle. Autrement dit, l’Italie a des contes et des conteurs, mais en prose, et ce qu’il peut y avoir de contes italiens écrits en séances ne sont que de petits poëmes, mais sans être davantage ce que chez nous ont été les Fabliaux.

Du reste ils n’ont pas chez nous duré plus de deux siècles sous la forme nouvelle et originale qui leur est et qui nous est vraiment propre. Lorsque l’élément comique, après avoir été d’abord un détail pour reposer de la gravité des Mystères, après s’y être étendu jusqu’à y passer à l’état d’intermède, s’est détaché du drame religieux et est devenu, non pas la Comédie, mais cependant une vraie pièce de théâtre et ce qui s’est appelé la Farce, celle-ci a tué le Fabliau ; elle lui a tout pris, ses sujets et ses personnages ainsi que son esprit et son ton lui-même. Comme le Fabliau, la Farce n’est pas autre chose, je ne dirai pas qu’une action, mais qu’une situation unique prise dans la vie commune et du côté de la moquerie. Le Fabliau avait plus dialogué que le Conte ; la Farce se débarrasse du récit et le met tout entier en dialogue. C’est si bien le même esprit, les mêmes visées, les mêmes auteurs, que du moment où, pour préparer le retour à la Comédie, la Farce a fait rire nos pères en se moquant d’eux à la façon du Fabliau, c’est-à-dire au quinzième siècle, il n’y a plus de Fabliaux ; ils sont morts, ou pour mieux dire ils se sont métamorphosés pour revivre sous une nouvelle forme. Seulement, comme le conte ne peut pas périr, avec les Cent nouvelles et les recueils du XVIe siècle il est, à la suite de Boccace et des Italiens, revenu à la prose, à la condition de recueil, et par elle à une brièveté maintenue d’une façon à peu près égale. L’imprimerie a été aussi une raison pour l’empêcher de reprendre sa forme versifiée, plus naturelle à la récitation publique que la prose, qui se lit plutôt parce que celle-ci ne reste pas dans la mémoire d’une façon assez sûre pour se dire facilement.

En tout cas, depuis la seconde moitié du xiie siècle, où il s’est essayé et développé, jusqu’à la fin du xive, le Fabliau a vécu en France d’une vie propre, et c’est chez lui et chez lui seul que pendant le même temps se trouve presque tout l’esprit comique. Leur meilleur historien en a dit à un endroit : « Il est permis de désirer encore une édition collective des Fabliaux, rigoureusement revue sur les manuscrits, correcte, méthodique, bornée au seul genre des contes, enrichie et non surchargée d’éclaircissements, de gloses, de parallèles avec les conteurs des divers pays et qui apprenne à la France quel rang elle occupait dans la poésie narrative au xiiie siècle. »

J’ai indiqué les raisons qui m’empêchent de tenter un ordre méthodique et de faire cette glose, pour laquelle, à mon sens, les vrais matériaux, c’est-à-dire les sources directes et prochaines, ou manquent ou ne sont pas encore explorées. Je me borne, je le répète, à donner, aussi bien que je le pourrai, l’édition collective des textes, bornée au seul genre des contes et revue sur les manuscrits, dont, il y a déjà seize ans, le savant M.  Victor Leclerc signalait la nécessité et qu’il appelait de ses vœux.

Anatole de Montaiglon.