Recueil général et complet des fabliaux des 13e et 14e siècles/Tome I/Texte entier

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Recueil général et complet des fabliaux des 13e et 14e siècles/Tome I
Recueil général et complet des fabliaux des XIIIe et XIVe siècles, Texte établi par Anatole de MontaiglonLibrairie des BibliophilesTome I (p. ).

RECUEIL GÉNÉRAL
ET COMPLET
des
FABLIAUX
DES XIIIe ET XIVe SIÈCLES
imprimés ou inédits
Publiés d’après les Manuscrits
par
M. ANATOLE DE MONTAIGLON

tome premier
PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
Rue Saint-Honoré, 338

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AVANT-PROPOS



Après les grandes Chansons de gestes, les Fabliaux ont été à un moment, et pendant deux siècles au moins, une des formes les plus importantes et les plus personnelles de l’ancienne littérature de la France et, on peut le dire maintenant, de la littérature française.

Le premier qui s’en soit aperçu à l’état d’historien est le Président Claude Fauchet dans son Histoire des anciens poëtes françois, publiée en 1581, alors que leur esprit était depuis longtemps passé ailleurs, dans les Farces d’abord et ensuite dans les conteurs en prose. Le dix-septième siècle les a ignorés. Molière, sans le savoir et par une série d’intermédiaires encore inconnus, a fait dans son Médecin malgré lui un chef-d’œuvre avec le vieux Fabliau du Vilain Mire, et La Fontaine a cru les trouver dans leurs imitateurs italiens. Il était réservé à la curiosité du dix-huitième siècle d’avoir l’intelligence de se reprendre directement à ce passé oublié.

Dans un Mémoire imprimé en 1746 dans le tome XX des Mémoires de l’Académie des Inscriptions, un amateur et un archéologue, ordinairement curieux de l’art italien ancien et moderne, le comte de Caylus, et d’après l’examen d’un seul manuscrit, celui de Saint-Germain-des-Prés, rappela, presque en s’en étonnant, l’attention sur cette forme particulière de l’ancienne littérature de son pays. Dix ans après, en 1756, Barbazan en publia, aussi bien qu’on le pouvait alors, un certain nombre, bien plus considérable à coup sûr qu’on n’eût dû s’y attendre de son temps.

Le Grand d’Aussy, vers la fin du siècle, en 1779 et 1789 en fit un autre recueil, où les analyses l’emportent de beaucoup sur les textes.

Sous l’Empire, en 1802 Méon en publia en quatre volumes un recueil, déjà plus général et maintenant encore le plus important, successivement augmenté par un supplément de deux volumes imprimés par lui sous la Restauration, en 1823 et par un autre recueil aussi de deux volumes, publiés en 1889 et en 1842 par M.  Jubinal. Quelques trop rares plaquettes, imprimées par des éditeurs différents, au nombre desquels il faut surtout compter en France M.  Francisque Michel, et en Angleterre M.  Thomas Wright, y ont ajouté quelques pièces. Voilà, sans entrer dans le menu du détail bibliographique, l’état où en est aujourd’hui la question.

En même temps il faut remarquer que, dans toutes ces publications qui avaient à leur disposition tout l’inédit du Moyen Âge français, comme la Renaissance du xve et du XVIe siècles avait eu le bonheur de trouver tous les classiques latins et grecs, il est entré bien des pièces qui ne sont des Fabliaux à aucun titre. Miracles et contes dévots, chroniques historiques rimées, Lais, petits Romans d’aventures, Débats, Dits, pièces morales, tout ce qui se rencontrait d’ancien et de curieux sans être long a été publié un peu au hasard et en masse par les différents éditeurs dont j’ai rappelé les noms. Ils avaient à coup sûr raison ; tout ce qu’ils ont imprimé était une découverte et un document à la fois philologique et littéraire. Maintenant que les publications d’anciens textes français, et il faut encore un long temps pour en épuiser la mine, se sont accumulées, il convient forcément d’être plus sévère au point de vue du genre, et, si l’on s’occupe des Fabliaux, de s’en tenir à ce qui est le vrai Fabliau, c’est-à-dire à un récit, plutôt comique, d’une aventure réelle ou possible, même avec des exagérations, qui se passe dans les données de la vie humaine moyenne. Tout ce qui est invraisemblable, tout ce qui est historique, tout ce qui est pieux, tout ce qui est d’enseignement, tout ce qui est de fantaisie romanesque, tout ce qui est lyrique ou même poétique, n’est à aucun titre un Fabliau, et par suite ce Recueil se trouvera ne pas réimprimer plus d’un tiers, peut-être une moitié de ceux qui l’ont précédé. Un Fabliau est le récit d’une aventure toute particulière et ordinaire ; c’est une situation, et une seule à la fois, mise en œuvre dans une narration plutôt terre à terre et railleuse qu’élégante ou sentimentale. Les délicatesses de la forme ou du fonds tournent vite soit aux élégances de la poésie, soit aux hauteurs du drame tragique ; le Fabliau reste au-dessous. Il est plus naturel, bourgeois si l’on veut, mais il est foncièrement comique, souvent, par malheur, jusqu’à la grossièreté. C’est enfin, et à l’état comme individuel, c’est-à-dire relativement court, sans former de suite ni de série, un conte en vers, plus long qu’un conte en prose, mais qui n’arrive jamais à être ni un roman ni un poëme.

On voit par là le cadre dans lequel notre tâche d’éditeur doit se restreindre. Nous avons à donner tous les vrais Fabliaux qui ont déjà été imprimés une ou plusieurs fois, et y ajouter, autant que nous le saurons, ceux qui sont encore inédits. Tous les meilleurs sont connus, et nous n’aurons d’autre mérite que de les revoir avec soin sur les manuscrits ; c’est une tâche périlleuse, mais assez facile, en ce sens seulement que les manuscrits des Fabliaux sont aussi rares que ceux des poésies des Troubadours provençaux, que le plus grand nombre même n’existe que dans un seul manuscrit, et qu’à l’exception du manuscrit de Berne tous les manuscrits qui en contiennent un certain nombre sont au Département des Manuscrits de notre grande Bibliothèque nationale. Malheureusement, et sauf de trop rares exceptions, ceux que nous imprimerons pour la première fois sont les plus mauvais, les plus sots, les plus grossiers, parfois même les plus stupidement obscènes ; mais, comme nous faisons œuvre d’éditeur de textes anciens sans pouvoir arriver au grand public qui ne les comprend guère et s’y intéresse assez peu pour ne pas même y toucher, que ceux qui les liront seront ou des philologues ou des historiens, nous n’avons à nous préoccuper ici ni de jugement, ni de choix, ni d’extraits, ni de suppressions. Nous voulons faire le recueil des textes de Fabliaux ; c’est notre devoir, et nous ne pouvons nous y soustraire. Nous ne pouvons que donner et nous devons donner tous ceux qui sont connus, imprimés ou inédits, bons ou mauvais, spirituels ou maladroits, bien ou mal écrits, amusants ou ennuyeux, courts ou longs, réellement comiques ou violemment grossiers. Ce sont des textes non-seulement utiles, mais même nécessaires pour l’histoire de la langue et pour l’histoire littéraire ; quelques-uns sont des chefs-d’œuvre d’observation et de malice, de la grande lignée, peut-être la plus française, de Villon, de Rabelais, de Molière et de Voltaire ; d’autres sont acceptables ; d’autres ennuient ; d’autres dégoûtent aujourd’hui après avoir été entendus de leur temps et avec plaisir par des oreilles même féminines, plus honnêtes que celles qui ne les supporteraient pas aujourd’hui. Nous n’avons pas à les juger ; précisément parce que nous nous restreignons à un seul genre, nous sommes, à la suite de nos prédécesseurs dans la même voie, forcés à la fois de reproduire tout ce qu’ils ont donné et d’être plus complets.

En même temps nous devons à ceux qui viendront chercher ce qu’ils doivent exiger de nous, c’est-à-dire le recueil des textes, raison de l’ordre ou plutôt de l’absence d’ordre méthodique dans lequel ils se trouveront imprimés. La question était plus délicate qu’il ne semble, et M.  Jannet et moi n’avons pas été sans la discuter plus d’une fois. Car je dois à l’estime et à l’amitié que j’avais pour sa personne et que je conserve pour sa mémoire, de dire qu’il m’avait autrefois demandé ce recueil pour la Bibliothèque elzevirienne, que sans l’interruption de celle-ci il y aurait paru depuis longtemps et que je lui avais naturellement conservé ce que j’avais déjà fait de collations, sûr qu’un jour ou l’autre nous l’imprimerions ensemble. Le moment en était venu ; une partie de ce premier volume des Fabliaux était même déjà imprimée et tirée avant la guerre et le siége de Paris, pendant lequel M.  Jannet mourut. On voit que, s’il n’y a pas dans ce Recueil un ordre méthodique, c’est qu’après un examen sérieux il nous a paru impossible d’arriver dans ce sens à un ordre qui non-seulement fût satisfaisant, mais ne fût pas en même temps aussi faux que dangereux.

Il n’était pas possible de penser à les grouper par auteurs. Presque tous sont anonymes ; les auteurs de quelques-uns sont connus, alors seulement qu’ils ont enchâssé leur nom dans les vers de leur récit, et ces noms ne disent rien puisqu’on ne sait d’eux rien autre chose. De plus, avec la façon dont les copistes du Moyen Âge changeaient innocemment la langue et le dialecte de ce qu’ils transcrivaient pour l’accommoder au parler du jour et aux habitudes de leur propre province, ce qui fait qu’on ignore surtout leur date précise, il n’était pas plus possible de classer les Fabliaux dans l’ordre chronologique de leur rédaction.

Méon a bien mis sur son titre « Contes et Fabliaux des XIe, XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles. » Il est certain que nous ne possédons pas un seul Fabliau en vers français du XIe siècle, si même il y en a eu ; on en a écrit certainement au xiie siècle, mais nous n’en possédons pas un qui soit bien authentiquement de cette époque ; tous les manuscrits sont du XIIIe, et du XIVe siècle ; pour le XVe siècle, il n’y en a plus ; le Fabliau avait fait son temps, il était vieilli, démodé et ne s’écrivait plus. En réalité, tous nos manuscrits de Fabliaux ne dépassent pas une période d’un grand siècle et demi. Quels sont là dedans ceux qui sont du temps même du manuscrit qui, selon l’âge réel, c’est-à-dire selon que le copiste qui garde son écriture était jeune ou vieux, peut varier d’une trentaine d’années en moyenne et ne s’apprécier que par approximation ? Quels sont dans chacun de ces recueils, — et ce sont des recueils en très-petit nombre, une dizaine au plus de cartulaires de Fabliaux, si l’on peut employer ce terme à leur propos, qui contiennent la presque-totalité de ce qui en est venu jusqu’à nous, — quels sont, dis-je, les Fabliaux qui sont antérieurs à l’exécution du manuscrit et qui s’y trouvent remaniés comme forme de mots, même comme style et comme récit ? Autant de questions insolubles.

Dans une notice excellente qui a été écrite par M.  Victor Leclerc pour le vingt-troisième volume de l’Histoire littéraire (p.69-215), notice à laquelle je ne puis que renvoyer en regrettant de ne pas pouvoir la réimprimer en tête de ce Recueil, dont elle serait à la fois la meilleure préface et le plus juste commentaire, il a, pour classer ce qu’il en avait à dire, très-ingénieusement divisé les Fabliaux selon le caractère de leurs personnages principaux. Après avoir parlé des Fabliaux — ou plutôt des récits pieux qui ne sont pas des Fabliaux et sortent de notre cadre — où figurent la Vierge, les Anges et les Saints, il a parlé de ceux qui se rapportent au Clergé séculier, aux Moines, aux Chevaliers et Barons, aux Bourgeois et enfin aux Vilains. C’est un ordre ingénieux, naturel à un tableau littéraire, mais impossible dans une publication de textes. Non-seulement il aurait fallu, avoir en commençant, sans la moindre lacune, la collation et la copie de tous les Fabliaux imprimés ou inédits qui existent dans les manuscrits, mais en fait, chose dont il n’avait pas à s’inquiéter, on se trouverait mettre ensemble tous les Fabliaux grossiers à l’article du Clergé et à celui des Vilains, et mettre ensemble tous les plus heureux et les meilleurs à l’article des Bourgeois ; c’est là aussi qu’eussent été réunis tous les plus longs.

Devant ces difficultés, réellement insurmontables, — et l’on en pourrait citer d’autres, celle par exemple des Fabliaux qui ne rentrent précisément dans aucune de ces divisions ou qui pourraient indifféremment se mettre dans plusieurs — il a paru qu’il fallait tenir une voie moyenne et rester dans la condition de mélange et de variété adoptée du reste par tous ceux qui les ont édités antérieurement. Il y a, en effet, avantage pour la lecture à ne pas mettre ensemble tous les bons, parce qu’alors tous les mauvais se seraient trouvés réunis, à mêler les longs et les courts pour que chaque volume en ait un nombre à peu près égal, à éparpiller les Fabliaux grossiers parce que groupés ils formeraient un ensemble insoutenable, et que, si un éditeur est forcé de les subir, il n’a pas à en aggraver l’impression en les mettant à la suite l’un de l’autre, comme ont fait certains éditeurs pour les pires épigrammes de Martial. L’ordre en réalité ne pouvait, je crois, s’établir dans ce recueil autrement que d’une façon presque matérielle, par une sorte de proportion et d’équilibre entre les courts et les longs, entre les bons et les mauvais. Comme ce sont particulièrement des pièces séparées et sans aucune liaison, un ordre logique y est moins important qu’ailleurs ; plus même on chercherait à vouloir l’établir, moins on serait sûr d’en trouver un qui fut satisfaisant, moins on serait sûr de pouvoir le suivre, par cette bonne raison qu’il y a vraiment impossibilité.

Ce sera donc, comme le porte le titre, aussi complétement que possible, mais simplement un recueil de textes ; le premier volume n’a pas de variantes parce que les pièces qui y sont contenues ne se trouvent que dans un seul manuscrit ; dans les suivants, selon que les Fabliaux se trouveront dans deux ou dans trois, ce qui n’est pas fréquent, les variantes seront réunies à la fin du volume. C’est aussi cette condition, la plus simple et la plus exécutable, d’être un recueil de textes, qui en a fait retrancher volontairement tout l’appareil d’un commentaire d’histoire littéraire qui eût été insuffisant ou beaucoup trop développé. Les Fabliaux ne sont autre chose que des contes ; et les contes, qui se remanient et se reproduisent incessamment, n’ont de valeur nouvelle que par la forme et la mise en œuvre ; ils se transmettent et se retrouvent partout, dans le temps comme dans l’espace, aussi bien à la même époque qu’en remontant et en descendant. Il y a sur ce point déjà trop de textes et d’études pour, à moins d’un travail nouveau, énorme, et qui serait d’autant plus intéressant qu’il serait général et s’adresserait à l’ensemble sans se tenir à un recueil de contes ni à un auteur en particulier, faire autre chose qu’une compilation sans saveur et sans utilité. Indiquer ce qui a passé dans Boccace ou dans La Fontaine est inutile ; mais signaler, même par un simple renvoi, toutes les ressemblances avec les conteurs orientaux de toutes les époques, toutes ou même seulement les principales ressemblances ou imitations des conteurs européens postérieurs, ce serait faire l’histoire non pas seulement des conteurs français, mais bien plus encore de tous les Novellieri italiens. Être complet est impossible, être incomplet est inutile, et, dans une annotation nécessairement courte, on en dirait beaucoup moins que dans les livres, trop nombreux pour que je puisse même les rappeler dans cet avertissement, où l’on a commencé de s’occuper de la filiation et de la transmission des contes ou plutôt de leurs analogies.

Les ressemblances ou, si l’on veut, les coïncidences sont frappantes, mais la distinction successive des dates et surtout les généalogies réelles et prochaines sont beaucoup moins sûres. Ce serait la recherche la plus importante et l’affirmation la plus profitable ; mais, la plupart du temps, en dehors de ce qui est la littérature européenne moderne postérieure à l’imprimerie, cette source vraiment directe et positive est, et sera peut-être toujours, à peu près impossible à établir pour nos Fabliaux.

Assurément beaucoup de contes, tous les contes peut-être, viennent de l’Orient, et on les y retrouve plus ou moins ; mais assurément aussi les auteurs de nos Fabliaux ne les ont pas pris directement à l’Orient, qui, en dehors de quelques produits naturels, ou manufacturés, et transportables en nature à l’état de marchandises, a été, quoi qu’on en dise très-légèrement, presque aussi complétement ignoré après qu’avant les Croisades. Ce qui doit être l’origine des Fabliaux, ce sont des recueils de petits contes écrits en latin, et nous en possédons fort peu, surtout avec une date certaine. On peut en particulier croire que les Gesta Romanorum, à part, bien entendu, les moralisations qui me semblent évidemment ajoutées et très-postérieures au texte, sont bien plus anciens qu’on ne le pense ; ils sont évidemment postérieurs aux légendes des Mirabilia Urbis Romæ, mais doivent encore appartenir, au moins originairement, à ces quelques siècles du premier Moyen Âge par le plus étrange oubli et la perversion la plus singulière des faits, des noms et des idées les plus vulgaires de l’antiquité ; il y a là un reste et un fonds de contes barbares dont nous ne possédons presque plus rien et où les Fabliaux avaient leur racine peut-être plus directe que dans l’Orient. Et même celui-ci est venu trouver l’Europe, mais par plus d’intermédiaires qu’on ne le dit d’ordinaire. Les premiers sont les Arabes, mais ils n’eussent pas suffi ; le second et vrai intermédiaire, c’est le peuple cosmopolite par excellence et le seul qui le fut au Moyen Âge, c’est-à-dire les Juifs, orientaux eux-mêmes d’esprit et de tradition, qui seuls savaient l’arabe et qui seuls pouvaient le traduire en latin, la langue unique et générale par le canal de laquelle un conte aussi bien qu’une idée pouvait entrer dans le courant européen. Une trace bien curieuse et bien positive, c’est la Disciplina clericalis de Pierre Alphonse, et le cadre comme les récits des histoires des Sept Sages ont dû être transmis par les Juifs encore plus que par les Grecs, qui ont eu si peu d’influence sur notre vrai Moyen Âge. En même temps, il y a sur ce point toute une recherche à faire dans le Talmud ; il renferme, écrivait rapidement M.  Deutsch et sans y attacher d’importance, beaucoup d’historiettes qu’on retrouve dans les conteurs du Moyen Âge. Il faut des connaissances toutes spéciales pour étudier le Talmud à quelque point de vue que ce soit, mais il serait digne d’un hébraïsant érudit de s’attacher à ce filon et d’en établir l’importance. La solution de la question, c’est-à-dire le vrai passage des contes orientaux en Europe, est peut-être là tout entier. S’ils se trouvent dans le Talmud aussi bien qu’en Perse ou dans l’Inde, c’est le Talmud qui les aura conservés chez les Juifs, et ce sont eux qui, en les écrivant en latin, en ont donné à l’Europe le thème et la matière.

Maintenant il est à remarquer qu’une fois écrits en français et en vers, à l’état individuel de pièces séparées ayant chacune une existence propre, une longueur personnelle, variable et plus développée que dans un recueil de contes, les Fabliaux sont devenus une forme qui reste particulière à la France.

L’Espagne et l’Allemagne, dont l’une a imité et dont l’autre a traduit nos grands poëmes, n’ont pas acclimaté chez elles nos Fabliaux et n’en possèdent pas qui leur soient particuliers. Si l’Angleterre en a profité, non pas seulement en les imitant comme a fait Chaucer, mais en en écrivant elle-même quelques-uns en anglo-normand, ils n’y ont pas la même importance que chez nous. L’Italie en a profité aussi, et Boccace en a rapporté des bords de la Seine, sur ceux de l’Arno, mais il est rentré dans le cadre et dans la forme de ces recueils latins maintenant perdus et qui devaient encore exister de son temps ; il est revenu d’un côté à la prose, de l’autre à la brièveté des récits, à leur pondération équilibrée, et son exemple a entraîné tous les auteurs italiens dont il est le maître et le modèle. Autrement dit, l’Italie a des contes et des conteurs, mais en prose, et ce qu’il peut y avoir de contes italiens écrits en séances ne sont que de petits poëmes, mais sans être davantage ce que chez nous ont été les Fabliaux.

Du reste ils n’ont pas chez nous duré plus de deux siècles sous la forme nouvelle et originale qui leur est et qui nous est vraiment propre. Lorsque l’élément comique, après avoir été d’abord un détail pour reposer de la gravité des Mystères, après s’y être étendu jusqu’à y passer à l’état d’intermède, s’est détaché du drame religieux et est devenu, non pas la Comédie, mais cependant une vraie pièce de théâtre et ce qui s’est appelé la Farce, celle-ci a tué le Fabliau ; elle lui a tout pris, ses sujets et ses personnages ainsi que son esprit et son ton lui-même. Comme le Fabliau, la Farce n’est pas autre chose, je ne dirai pas qu’une action, mais qu’une situation unique prise dans la vie commune et du côté de la moquerie. Le Fabliau avait plus dialogué que le Conte ; la Farce se débarrasse du récit et le met tout entier en dialogue. C’est si bien le même esprit, les mêmes visées, les mêmes auteurs, que du moment où, pour préparer le retour à la Comédie, la Farce a fait rire nos pères en se moquant d’eux à la façon du Fabliau, c’est-à-dire au quinzième siècle, il n’y a plus de Fabliaux ; ils sont morts, ou pour mieux dire ils se sont métamorphosés pour revivre sous une nouvelle forme. Seulement, comme le conte ne peut pas périr, avec les Cent nouvelles et les recueils du XVIe siècle il est, à la suite de Boccace et des Italiens, revenu à la prose, à la condition de recueil, et par elle à une brièveté maintenue d’une façon à peu près égale. L’imprimerie a été aussi une raison pour l’empêcher de reprendre sa forme versifiée, plus naturelle à la récitation publique que la prose, qui se lit plutôt parce que celle-ci ne reste pas dans la mémoire d’une façon assez sûre pour se dire facilement.

En tout cas, depuis la seconde moitié du xiie siècle, où il s’est essayé et développé, jusqu’à la fin du xive, le Fabliau a vécu en France d’une vie propre, et c’est chez lui et chez lui seul que pendant le même temps se trouve presque tout l’esprit comique. Leur meilleur historien en a dit à un endroit : « Il est permis de désirer encore une édition collective des Fabliaux, rigoureusement revue sur les manuscrits, correcte, méthodique, bornée au seul genre des contes, enrichie et non surchargée d’éclaircissements, de gloses, de parallèles avec les conteurs des divers pays et qui apprenne à la France quel rang elle occupait dans la poésie narrative au xiiie siècle. »

J’ai indiqué les raisons qui m’empêchent de tenter un ordre méthodique et de faire cette glose, pour laquelle, à mon sens, les vrais matériaux, c’est-à-dire les sources directes et prochaines, ou manquent ou ne sont pas encore explorées. Je me borne, je le répète, à donner, aussi bien que je le pourrai, l’édition collective des textes, bornée au seul genre des contes et revue sur les manuscrits, dont, il y a déjà seize ans, le savant M.  Victor Leclerc signalait la nécessité et qu’il appelait de ses vœux.

Anatole de Montaiglon.



FABLIAUX

tome premier












FABLIAUX


I

DES DEUX BORDEORS RIBAUZ.

F. Fr., 19152, f. 69, verso.[1]

1
Diva ! quar lai ester ta jangle :
Si te va séoir en cel angle,
Nos n’avons de ta jangle cure,
Quar il est raison et droiture
5Par tot le mont, que cil se taise
Qui ne sait dire riens qui plaise.
Tu ne sez vaillant .II. festuz.
Com tu es[2] ore bien vestuz
De ton gaaignaige[3] d’oan !
10Vois quiex sollers de cordoan,
Et com bones[4] chauces de Bruges !
Certes, ce n’est mie de druges
Que tu es si chaitis et las.
Ge cuit bien, par S. Nicolas,

15Que tu aies faim de forment.
Conment es tu si povrement ?
Que ne gaaignes tu deniers ?
Tu es ci un granz pautoniers :
Tu[5] n’es pas mendre d’un frison.
20Or déusses en garnison
Avoir .II. porpoinz endossez,
Ou à un cureur[6] de fossez
Déusses porter une hôte,
Tant que d’amone[7] povre cote
25Péusses iluec amender.
Mais tu aimes mielz truander,
Lechieres[8], que estre à hennor.
Or esgardez, por Dieu, seignor,
Cils homs[9], com richement se prueve !
30Jamais, à nul jor, robe[10] nueve
N’a u[11], pour chose que il die.
Or esgardez[12] quel hiraudie
Il s’est iluec entorteilliez.
Moult est or bien apareilliez
35De quant tel[13] chaitis doit avoir.
Si t’aïst Diex, or me di voir :
Quiex homs es tu, or me di quiex.
Tu n’es mie menesterex
Ne de nule bone œuvre[14] ovrieis ;
40Tu sanbles un[15] vilains bouvieis,
Ausi contrefez come un bugles ;
Tu sanbles un meneur[16] d’avugles
Miels[17] que tu ne faces autre home.
Ge ne pris pas .I. trox de pome

45Ne toi ne tot quanques tu as.
Se Diex t’aïst[18], s’onques tuas
Onques nul home si te tue,
Que tu ne valz une letue,
Ne chose que tu saiches faire.
50Pour Dé[19], si te devroies taire ;
Ne dois pas parler contre moi.
Que t’ai-ge dit ? or me di quoi ?
Tu ne sez à nul bien repondre[20] ;
Pour ce si te devroit on[21] tondre
55Tantot autresi come un sot.
Tu ne sez dire nul bon mot
Dont tu puisses en pris monter ;
Mais ge sai aussi bien conter[22].
Et en roumanz et en latin.
60Aussi au soir come au matin,
Devant contes et devant dus,
Et si resai bien faire plus
Quant ge sui à cort ou[23] à feste.
Car ge sai de chançon de geste.
65Cantères sui qu’el mont n’a tel[24] :
Ge sai de Guillaume au tinel[25],
Si com il arriva as nés,
Et de Renoart au cort nés[26]
Sai-ge bien chanter com[27] ge vueil,
70Et si sai d’Aïe de Nantueil[28]
Si com ele fu en prison ;
Si sai de Garins d’Avignon[29],
Qui moult estore bon romans ;
Si sai de Guion d’Aleschans[30]

75Et de Vivien de Bourgogne[31] ;
Si sai de Bernart de Saisoigne[32]
Et de Guiteclin de Brebant[33] ;
Si sai d’Ogier de Montaubant[34],
Si com il conquist Ardennois[35] ;
80Si sai de Renaut le Danois[36] ;
Mais de chanter n’ai ge or cure.
Ge sai des romanz d’aventure,
De cels de la réonde Table,
Qui sont à oïr delitable.
85De Gauvain[37] sai le mal parler.
Et de Quex le bon chevalier ;
Si sai de Perceval de Blois[38] ;
De Pertenoble le Galois[39]
Sai ge plus de .XL. laisses ;
90Mais tu, chaitif, morir te laisses
De mauvaitié et de paresce ;
En tot le monde n’a proesce
De quoi tu te puisses vanter ;
Mais ge sai aussi bien conter
95De Blancheflor comme de Floire[40] :
Si sai encor moult bon estoire,
Chançon moult bone et anciene ;
Ge sai de Tibaut de Viane[41] ;
Si sai de Girart d’Aspremont[42].
100Il n’est[43] chançon en tot le mont
Que ge ne saiche par nature ;
Grant despit ai com[44] tel ordure
Com tu es, contre moi parole.
Sez tu nule riens de citole,

105Ne de viele ne de gigue ?
Tu ne sez vaillant une figue.
De toi n’est il nus recouvriers[45] ;
Mais ge sui moult très bons ovriers,
Dont ge me puis bien recouvrer ;
110Se de ma main voloie ovrer[46],
Ansi com ge voi mainte gent,
Ge conquerroie assez argent[47] ;
Mais à[48] nus tens ge ne fas œuvre.
Ge suis cil qui les maisons cueuvre
115D’ués friz[49], de torteax en paele ;
Il n’a home jusqu’à Neele
Qui mielz les cuevre que ge faz.
Ge sui bons seignerres de chaz,
Et bons ventousierres de bués ;
120Si sui bons relierres d’ués,
Li mieldres qu’en el monde saiches.
Si sai bien faire frains à vaches
Et ganz à chiens, coifes à chièvres.
Si sai faire haubers à lièvres,
125Si forz qu’il n’ont garde de chiens.
Il n’a el monde, el siecle, riens[50]
Que ge ne saiche faire à point :
Ge sai faire broches à oint
Mielz que nus hom qui soit sor piez ;
130Si faz bien forreax à trepiez
Et bones gaïnes à sarpes,
Et se ge avoie .II. harpes,
Ge nel lairai que ne vos[51] die,
Ge feroie une[52] meloudie

135Ainz ne fu oïe si granz[53].
Et tu[54], diva, di, fox noienz.
Tu ne sez pas[55] vaillant un pois.
Ge connoi force[56] bons borgois
Et toz les bons sirjanz du monde ;
140Ge connois Gautier Tranche-fonde[57],
Si connois Guillaume Grosgroing[58],
Qui assomma le buef au poing[59],
Et Trenchefer, et Rungefoie[60],
Qui ne doute home que il[61] voie ;
145Mache-Buignet et Guinement[62].
Et tu, connois tu nule gent
Qui onques te faïssent bien ?
Nenil, voir, tu ne connois rien
Qui riens vaille en nulle saison.
150Or me di donc par[63] quel raison
Tu te venis ici[64] enbatre.
Près va que ne te faz tant batre[65]
D’un tinel ou d’un baston gros,
Tant que tu fusses ausi mox
155Com une coille de mouton.
Ains mais, par[66] l’acroiz[67] d’un bouton,
N’oï parler de tel fouet.
Vez quel vuidéor[68] de broet.
Et quel humerre[69] de henas !
160A bien poi se tient[70] que tu n’as
Du mien, se ne fust por[71] pechié ;
Mais il ne m’ert jà reprouchié
Que tel chetif fiere ne bate,
Quar trop petit d’ennor achate

165Qui sor[72] tel chetif met sa mein ;
Mais se tu venoies demain
Entre nos qui savons[73] de geste,
Tu te plaindroies de la feste.
Or t’en va, beax amis, va t’en :
170Esté avons en autre anten.
Fu de ci[74], si feras que saiges,
Ou tu auras parmi les naiges
D’une grosse[75] aguille d’acier ;
Nos ne t’en volons pas chacier
175Vilenement por[76] nostre honte :
Nos[77] savons bien que henor monte.

La response de l’un des II Ribauz.

Tu m’as bien dit tot ton voloir[78] :
Or te ferai apercevoir
Que ge sai plus de toi assez,
180Et si fu mieldres menestrez
De toi ; moult me vois merveillant,
Nel dirai pas en conseillant,
Ainz vueil moult bien que chacun l’oie
Se Diex me doint henor et joie.
185De tex menesterex bordons
À qui en done moult beax[79] dons
À haute[80] Cort menuement ;
Qui bien sor dit et qui bien ment.
Cil est sires des chevaliers ;
190Plus donnent ils as mal parliers[81].
As cointerax[82], as mentéors,

Qu’ils ne font as bons trovéors
Qui contruevent ce que il dient
Et qui de nului ne mesdient.
195Assez voi souvent maint ribaut
Qui de parler se font si baut
Que ge en ai au cuer[83] grant ire.
Et tu, bordons, que sez[84] tu dire.
Qui por menesterel te contes ?
200Sez[85] tu ne beax diz ne beax contes
Pourquoi tu doies riens conquerre ?
De quoi sers tu aval la terre ?
Ce me devroies tu retraire.
Ge te dirai que ge sai faire :
205Ge sui jugleres[86] de vièle ;
Si sai de muse et de frestèle
Et de harpe et de chifonie.
De la gigue, de l’armonie ;
Et el salteire et en la rote
210Sai-je bien chanter une note ;
Bien sai joer de l’escanbot
Et faire venir l’escharbot
Vif et saillant dessus la table,
Et si sai meint beau geu de table
215Et d’entregiet et d’artumaire[87]
Bien sai un enchantement faire ;
Ge sai moult plus que l’en ne cuide,
Quant g’i vueill[88] mestre mon estuide,
Et lire et chanter de clergie.
220Et parler de chevalerie,
Et les preudhomes[89] raviser,

Et lor armes bien deviser.
Ge connois Monseignor Hunaut[90]
Et Monseignor Rogier Ertaut,
225Qui porte un escu à quartiers ;
Tozjors[91] est-il sains et entiers,
Quar onques n’i ot cop féru.
Ge connois Monseignor Bégu,
Qui porte un escu à breteles
230Et sa lance de .II. ateles
Au tournoiement, à La Haie[92] ;
C’est li bons du mont qui mielz paie
Menesterex à haute feste.
Si conois[93] Renaut Brise-teste,
235Qui porte un chat en son escu ;
Cil a u maint tornoi veincu[94] ;
Et Monseignor Giefroi du Maine,
Qui tozjors[95] pleure au diemaine ;
Et Monseignor Gibout Cabot,
240Et Monseignor Augis Rabot,
Et Monseignor Augier Poupée,
Qui à un seul cop[96] de s’espée
Coupe bien à un chat l’oreille.
À tozvos sembleroit merveille
245Se ceus voloie raconter
Que ge connois jusqu’à[97] la mer.
Ge sai plus de toi quatre tanz :
Ge connois[98] toz les bons serjanz,
Les bons chanpions affaitiez ;
250Si en doi estre plus proisiez.
Ge connois Hebert Tue-Buef,

Qui à un seul cop[96] brise un huef ;
Errache[99]-Cuer et Runge-Foie,
Qui ne doute home que il voie.
255Et Heroart et Dent de Fer,
Et Hurtaut et Tierry d’Enfer,
Abat-Paroi, fort pautonier,
Et Jocelin Torne-Mortier,
Et Ysenbart le Mauréglé,
260Et Espaulart, le fils Raiché,
Et Gauquelin Abat-Paroi[100],
Et Brise-Barre et Godefroi,
Et Osoart et Tranche-Fonde[101],
Et toz les bons serjans[102] du monde,
265Et deçà et delà la mer
Vous sauroie bien aconter.
Ge sai tant[103] et si sui itex
Ge connois toz les menestrex,
Cil qui plus sont[104] amé à cort
270Dont li granz renons partot cort.
Ge connois Hunbaut Tranchecoste
Et Tiecelin, et Porte-Hote[105],
Et Torne en fuie[106][107] et Brisevoire,
Et Bornicant, ce est la voire.
275Et Fierabras et Tuterel,
Et Male Branche et Mal-Quarrel,
Songe-Feste à la grant vièle.
Et Grimoart qui chalemèle ;
Tirant, Traiant et Enbatant
280Des menestrex connois itant.
Qui me vorroit mestre à essai,

Que plus de mil nomer en sai.
Ge sai bien servir un prudome,
Et de beau[108] diz toute la some ;
285Ge sai contes, ge sai flabeax ;
Ge sai conter beax diz noveax,
Rotruenges viez et noveles,
Et sirventois et pastoreles.
Ge sai le flabel du Denier[109],
290Et du Fouteor à loier,
Et de Gobert et de dame Erme,
Qui ainz des elz[110] ne plora lerme,
Et si sai de la Coille noire ;
Si sai de Parceval Testoire,
295Et si sai du Provoire taint
Qui o les crucefiz fu painz ;
Du Prestre qui menja les meures
Quant il devoit dire ses heures ;
Si sai Richalt, si sai Renart,
300Et si sai tant d’enging et d’art.
Ge sai joer des baasteax
Et si sai joer des costeax,
Et de la corde et de la fonde,
Et de toz les beax giex du monde.
305Ge sai bien chanter à devise
Du roi Pepin de S. Denise[111] ;
Des Loherans tote l’estoire
Sai-ge par sens et par memoire ;
De Charlemaine et de Roulant
310Et d’Olivier le conbatant.
Ge sai d’Ogier, ge sai d’Aimmoin

Et de Girart de Roxillon,
Et si sai du roi Loeis,
Et de Buevon de Conmarchis
315De Foucon et de Renoart,
De Guielin et de Girart,
Et d’Orson de Beauvez la some ;
Si sai de Florance de Rome,
De Ferragu à la grant teste ;
320De totes les chançons de geste
Que tu sauroies aconter
Sai ge par cuer dire et conter ;
Ge sai bien la trompe bailler.
Si sai la chape au cul tailler,
325Si sai porter consels d’amors
Et faire chapelez de flors
Et çainture de druerie
Et beau parler de cortoisie
À ceus qui d’amors sont espris.
330Et tu donc cuides avoir pris !
Ne parler[112] mais là ou ge soie,
Mais fui de ci et va ta voie.
Va aprendre, si feras bien,
Qui, contre moi, ne sez tu rien.
335Beax seignor, vos qui estes ci.
Qui no parole[113] avez oï.
Se j’ai auques mielz dit de li,
À toz ge vos requier et pri
Que le metez fors de céanz.
340Qui bien pert que c’est .I. noienz.

Explicit des .II. Troveors.

  1. I. — Des .ii. Bordeors ribauz, p. 1.

    A. — Paris, Bibl. nat., Mss. fr. 19152, fol. 69 vo à 70 ro.

    B. — Paris,» Bibl. nat.,» Mss. fr.» 837, fol. 213 vo à 214 ro.


    Le ms. 354 de Berne contient ce fabliau sous le titre de : « Li esbaubismanz lecheor ».


    Publié d’abord par B. de Roquefort, De l’état de la Poésie françoise, 1815, p. 290-305, d’après le ms. A. — Publié ensuite comme inédit par A. C. M. Robert, de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, Fabliaux inédits, 1834, p. 16-26, et par Achille Jubinal, Œuvres complètes de Rutebeuf, 2e  éd., 1875, III, 2-14, d’après le ms. A ; donné en extrait par Legrand d’Aussy, éd. Renouard, II, 369-892.

    Le ms. B porte comme titre : « La gengle au ribaut ».


  2. Vers 8 — Com tu es. B, Vez comme es.
  3. 9 — * gaagnaige. A, gaaigne.
  4. 11 — bones. B, beles.
  5. 19 — Tu. B, Qui.
  6. 22 — un cureur. A, une uevre. B, une oevre. C’est évidemment le sens d’œuvre qu’il faut adopter comme leçon.
  7. 24 — d’amone, leçon de Robert. A, d’aucone. B, d’aucune, qui est la bonne leçon.
  8. 27 — Lechieres. B, Et lechier.
  9. 29 — Cils homs, com. B, Com cils homs.
  10. 30 — robe. B, cote.
  11. 31 — N’a u. B, N’aura.
  12. 32 — Or esgardez. B, Veez or en.
  13. 35 — quant tel. A, quant que. B, quanques.
  14. 39 — bone œuvre. B, oevre bons.
  15. 40 — * Tu sanbles un. A, Tu sanble un. B, Ainz es uns ors. — bouvieis. A, B, bouviers.
  16. 42 — un meneur. B, meneres.
  17. 43 — Miels. B, Molt miels. — faces. B, fez.
  18. 46 — Diex t’aïst. B, t’aïst Diex. — s’onques tu as, lisez s’onques tuas. B, se tu tuas.
  19. 50 — Pour Dé. B, Pour ce.
  20. 53 — repondre. B, respondre.
  21. 54 — on. B, l’en.
  22. 58 — conter. B, chanter.
  23. 63 — et, lisez ou.
  24. 65 — B, Chanter el monde n’i a tel.
  25. 66 — On remarquera que, dans l’énumération des chansons de geste, la plaisanterie consiste à emprunter à deux chansons différentes les éléments de deux nouveaux titres combinés deux à deux. Ici « Guillaume au tinel » est une allusion à « Guillaume au cort nez ».
  26. 68 — « Renoart au cort nés », allusion à « Renoart au tinel ».
  27. 69 — com. B, quant.
  28. 70 — d’Aie. B, d’Aien. — « Aïe de Nanteuil », allusion au roman d’« Aïe d’Avignon ».
  29. 72 — Garins. A, B, Garnier, qui est la bonne leçon. — « Garnier d’Avignon », allusion à « Garnier de Nanteuil ».
  30. 74 — « Guyon d’Aleschans », allusion à « Guy de Bourgogne ».
  31. 75-76 — Manquent dans B. — « Vivien de Bourgogne », allusion à un roman perdu portant le titre de « Vivien d’Aleschans », qui a dû précéder la « Chevalerie Vivien » et « Aliscans », rattaché plus tard à la Geste de Guillaume au court nez.
  32. 76 — « Bernart de Saisoigne », allusion à « Bernard de Brabant », personnage de la maison de Monglane, héros d’une chanson perdue. Cf. G. Paris. Hist. poét. de Charlemagne, p. 79.
  33. 77 — Guiteclin. B, Guidequin. — « Guiteclin de Brebant », allusion à « Guiteclin de Saisoigne », c’est-à-dire à la « Chanson des Saxons ».
  34. 78 — « Ogier de Montauban », allusion à la chanson d’« Ogier le Danois ».
  35. 79-98 — Manquent dans B.
  36. 80 — « Renaut le Danois », allusion à « Renaud de Montauban ».
  37. 85-86 — « Gauvain et Kex », personnages des romans de la Table ronde, qui se prennent ici mutuellement leur épithète ordinaire.
  38. 87 — « Perceval de Blois », allusion à « Perceval le Galois ».
  39. 88 — « Pertenoble le Galois », allusion à « Partenopeus de Blois ».
  40. 95 — Allusion au roman de « Flore et Blanchefleur ».
  41. 98 — « Tibaut de Viane », allusion à « Thibaut d’Aspremont », chanson de geste perdue aujourd’hui et que ce passage nous révèle.
  42. 99 — « Girart d’Aspremont », allusion à « Girart de Viane ».
  43. 100 — n’est. B, n’a.
  44. 102 — Grant despit ai com, B, Si ai desdaing quant.
  45. 107 — recouvriers. A, B, recouvrier.
  46. 110 — Se de ma main voloie ovrer. B, Se je m’en voloie à ovrer.
  47. 112 — Entre le vers 112 et le vers 113, le ms. B donne les 16 vers suivants, qui répètent avec des différences les vers 79-98 du ms. A :

    Mès de chanter n’ai ore cure.
    Si sai de romanz d’aventure
    Qui sont à oïr delitable ;
    Je sai de la roonde table,
    De G. (Gauvin) sai, le mal parlier,
    Et de Keu, le bon chevalier ;
    Si sai de Percheval del bois.
    Et de sire Yvain le Galois
    Sai je plus de .lx. lesses.
    Et tu, chetis, morir te lesses
    De mauvestié et de perece.
    En tout le monde n’a proece
    De qoi tu te puisses vanter.
    Mès je sai aussi bien chanter
    Et en romanz et en latin
    Ausi au soir comme au matin.

  48. 113 — à. B, en.
  49. 115 — D’ues friz. B, Desus.
  50. 126 — B, En ceste monde n’a nule riens.
  51. 133 — nel lairai que ne vos. B, ne lairai que ne te.
  52. 134 — une. B, tel.
  53. 135 — grantz, lisez granz.
  54. 136 — fax, lisez fox. — B, Et tu, que fez, di, folz noiens. — Le ms. B ajoute après ce vers :

    Bien pert que tu es fols naïs ;
    Que quiers tu donc en cest païs ?

  55. 137 — Tu ne sai pas, lisez Tu ne sez pas. B, Quant tu ne sez.
  56. 138 — force. A, B, toz les.
  57. 140 — Trenchefonde, lisez Tranche-fonde.
  58. 141-142 — Ces deux vers sont intervertis dans B. — On lit dans A : Gros-groig, poig.
  59. 142 — B, Qui assomme le buef del poing.
  60. 143-144 — Ces deux vers sont intervertis dans B. — Trenche-fer. A, Tranche-fer. — B, Et Runge-fer et Trenche-foie.
  61. 144 — qu’il, lisez que il.
  62. 145 — B, Et Mache-buignet et Guinant.
  63. 150 — pour, lisez par.
  64. 151 — ici. B, ceens.
  65. 152 — B, Certes l’en te devroit tant batre.
  66. 156 — por, lisez par. — * bouton. A, vouton. B, voton, qui n’a pas de sens.
  67. P. 6, l. 22, la croiz, lisez l’acroiz.
  68. 158 — vuidéor. B, humeor. — brouet, lisez broet.
  69. 159 — humerre. B, vuideor.
  70. 160 — poi se tient. B, petitet.
  71. 161 — pas, lisez por.
  72. 165 — sur, lisez sor. — main, lisez mein. — B, Qui sur chetif homme met main.
  73. 167 — somes. B, savons.
  74. 171 — Fu de ci. B, Or t’en va.
  75. 173 — grosse. B, grant.
  76. 175 — par, lisez por.
  77. 176 — Nos. B, Quar.
  78. 177 — À partir de ce vers, la version du ms. B est toute différente de celle du ms. A, et a été publiée dans le second volume de cette édition (p. 257-263) sous le titre de « La Contregengle ». Nous n’avons donc plus à nous occuper ici que des corrections à faire au ms. A.
  79. 186 — beaux, lisez beax.
  80. 187 — * haute ; ms., hautes.
  81. 190 — * mal parliers ; ms., mentéors.
  82. 191 — cointereax, lisez cointerax ; — * mentéors ; ms., mal parliers.
  83. 197 — cueur, lisez cuer.
  84. 198 — sès, lisez sez.
  85. 200 — Sès, lisez Sez.
  86. 205 — jongleres, lisez jugleres.
  87. 215 — arrumaire, lisez artumaire.
  88. 218 — vueil, lisez vueill.
  89. 221 — prudhomes, lisez preudhomes.
  90. 223 — Tous les noms que nous voyons donner dans ce fabliau à des seigneurs ou à des sergents avaient peut-être pour les auditeurs du temps une application personnelle.
  91. 226 — Tosjors, lisez Tozjors.
  92. 9, 10, la haie, lisez La Haie.
  93. 234 — connois, lisez conois.
  94. 236 — vaincu, lisez veincu.
  95. 238 — tosjors, lisez tozjorz.
  96. a et b 242 et 252 — coup, lisez cop.
  97. 246 — conois dusqu’à, lisez connois jusqu’à.
  98. 248 — connoi, lisez connois.
  99. 253 — Arrache, lisez Errache.
  100. 261-262 — Ces deux vers sont intervertis à tort. — Quauquelin, lisez Gauquelin.
  101. 263 — Funde, lisez Fonde.
  102. 264 — tos les bons sirjans, lisez toz les bons serjans.
  103. 267 — tan, lisez tant.
  104. 269 — sont plus, lisez plus sont.
  105. 272 — Hotte, lisez Hote.
  106. 273 — Torne-Enfine, lisez Torne-en-fui.
  107. 10, 22, Torne Enfine, lisez Torne en fuie.
  108. 284 — * beax ; ms., beau.
  109. 289-298 — Tous les fabliaux dont parle ici notre trouvère sont connus ; celui de « Dame Erme », qu’on ne connaît pas sous ce nom, n’est autre que « le Villain de Bailleul ».
  110. 292 — els, lisez elz.
  111. 306-319 — Les chansons de geste et les héros d’épopée que cite notre auteur sont dans la mémoire de tous : Berthe aux grands pieds, les Loherains, la Chanson de Roland et autres poëmes du cycle carolingien ; Ogier le Danois, les Quatre Fils Aymon, le Couronnement Looïs, Beuve de Comarchis, Foulques de Candie, le Moniage Rainouart, etc.
  112. 331 — Ne parle, lisez Ne parler.
  113. 336 — Le ms. porte « noz parole » ; pour la régularité du vers, il vaut mieux lire no parole.

II

DES TROIS BOÇUS.

(par durand.)
Manuscrit F. Fr., no 837, fol. 238, vo à 240 ro.[1]

1
Seignor se vous volez atendre
Et .I. seul petitet entendre,
Jà de mot ne vous mentirai,
Mes tout en rime vous dirai
5D’une aventure le fablel.
Jadis avint à .I. chastel,
Mès le non oublié en ai,
Or soit aussi comme à Douay,
.I. borgois i avoit manant,
10Qui du sien vivoit belemant.
Biaus hom ert, et de bons amis,
Des borgois toz li plus eslis,
Mès n’avoit mie grant avoir ;
Si s’en savoit si bien avoir
15Que moult ert créuz par la vile.
Il avoit une bele fille.
Si bele que c’ert uns delis,
Et, se le voir vous en devis,
Je ne cuit qu’ainz féist Nature
20Nule plus bele créature.

De sa biauté n’ai or que fère
À raconter ne à retrère,
Quar, se je mesler m’en voloie,
Assez tost mesprendre i porroie ;
25Si m’en vient miex tère orendroit
Que dire chose qui n’i soit.
En la vile avoit .I. boçu,
Onques ne vi si malostru ;
De teste estoit moult bien garnis
30Je cuit bien que Nature ot mis
Grant entencion à lui fère.
À oute riens estoit contrère ;
Trop estoit de laide faiture ;
Grant teste avoit et laide hure,
35Cort col, et les espaules lées,
Et les avoit haut encroées.
De folie se peneroit
Qui tout raconter vous voudroit
Sa façon ; trop par estoit lais.
40Toute sa vie fu entais
A grant amonceler ;
Por voir vous puis dire et conter,
Trop estoit riches durement,
Se li aventure ne ment.
45En la vile n’ot si riche homme ;
Que vous diroie ? c’est la somme
Du boçu, coment a ouvré.
Por l’avoir qu’il ot amassé
Li ont donée la pucele
50Si ami, qui tant estoit bele ;

Mès, ainz puis qu’il l’ot espousée
Ne fu il .I. jor sanz penssée,
Por la grant biauté qu’ele avoit ;
Li boçus si jalous estoit
55Qu’il ne pooit avoir repos.
Toute jor estoit ses huis clos ;
Jà ne vousist que nus entrast
En sa meson, s’il n’aportast,
Ou s’il emprunter ne vousist :
60Toute jor à son sueil séist,
Tant qu’il avint à un Noel
Que .III. boçu menesterel
Vindrent à lui où il estoit ;
Se li dist chascuns qu’il voloit
65Fere cele feste avoec lui,
Quar en la vile n’a nului
Où le déussent fere miex,
Por ce qu’il ert de lor pariex,
Et boçus ausi come il sont.
70Lors les maine li sire amont,
Quar la meson est à degrez ;
Li mengiers estoit aprestez ;
Tuit se sont au disner assis,
Et, se le voir vous en devis,
75Li disners est et biaus et riches :
Li boçus n’ert avers ne chiches,
Ainz assist bien ses compaignons ;
Pois au lart orent et chapons.
Et, quant ce vint après disner,
80Si lor fist li sires doner.

Aus .III. boçus, ce m’est avis,
Chascun .XX. sols de parisis,
Et après lor a desfendu[2]
Qu’il ne soient jamès véu
85En la meson, ne el porpris ;
Quar, s’il i estoient repris,
Il auroient .I. baing cruel
De la froide eve du chanel.
La meson ert sor la rivière,
90Qui moult estoit granz et plenière ;
Et, quant li boçu l’ont oï,
Tantost sont de l’ostel parti
Volentiers, et à chière lie,
Quar bien avoient emploie
95Lor journée, ce lor fu vis.
Et li sires s’en est partis.
Puis est deseur le pont venuz.
La dame, qui ot les boçuz
Oï chanter et solacier,
100Les fist toz .III. mander arrier,
Quar oïr les voloit chanter ;
Si a bien fet les huis fermer.
Ainsi com li boçu chantoient
Et o la dame s’envoisoient,
105Ez-vous[3] revenu le seignor,
Qui n’ot pas fet trop lonc demor ;
A l’uis apela fierement.
La dame son seignor entent,
A la voiz le conut moult bien ;
110Ne sot en cest mont terrien

Que péust fère des boçuz,
Ne comment il soient repus.
.I. chaaliz ot lez le fouier.
C’on soloit fère charriier ;
115El chaaliz ot .III. escrins.
Que vous diroie ? c’est la fins,
En chascun a mis .I. boçu.
Ez-vous[4] le seignor revenu,
Si s’est delez la dame assis,
120Qui moult par séoit ses delis ;
Mès il n’i sist pas longuement ;
De léenz ist, et si descent
De la meson, et si s’en va.
A la dame point n’anuia
125Quant son mari voit avaler.
Les boçus en vout fère aler,
Qu’ele avoit repus ès escrins ;
Mès toz .III. les trova estins.
Quant ele les escrins ouvri.
130De ce moult forment s’esbahi.
Quant les .III. boçus mors trova ;
A l’uis vint corant, s’apela
.I. porteur qu’ele a avisé ;
A soi l’a la dame apelé.
135Quant li bachelers l’a oie,
A li corut ; n’atarja mie.
« Amis, dist-ele, enten à moi :
Se tu me veus plevir ta foi
Que tu jà ne m’encuseras
140D’une rien que dire m’orras,

Moult sera riches tes loiers ;
.XXX. livres de bons deniers
Te donrai, quant tu l’auras fet. »
Quant li portères ot tel plet,
145Fiancié li a volentiers,
Quar il covoitoit les deniers,
Et s’estoit auques entestez ;
Le grant cors monta les degrez.
La dame ouvri l’un des escrins :
150« Amis, ne soiez esbahis,
Cest mort en l’eve me portez,
Si m’aurez moult servi à grez. »
.I. sac li baille, et cil le prant ;
Le boçu bouta enz errant.
155Puis si l’a à son col levé ;
Si a les degrez avalé ;
À la rivière vint corant ;
Tout droit sor le grant pont devant,
En l’eve geta le boçu ;
160Onques n’i a plus atendu,
Ainz retorna vers la meson.
La dame a ataint du leson
L’un des boçus à moult grant paine ;
À poi ne li failli l’alaine ;
165Moult fu au lever traveillie ;
Puis s’en est .I. pou esloingnie.
Cil revint arrier[5] eslessiez ;
« Dame, dist-il, or me paiez ;
Du nain vous ai bien délivrée.
170— Por quoi m’avez-vous or gabée,

Dist cele, sire fols vilains ?
Jà est ci revenuz li nains ;
Ainz en l’eve ne le getastes ;
Ensamble o vous le ramenastes.
175Véz le là, se ne m’en créez.
— Comment, .C. déables mauféz.
Est-il donc revenuz céanz ?
Por lui sui forment merveillanz ;
Il estoit mors, ce m’est avis ;
180C’est un déables antecris,
Mais ne li vaut, par saint Remi. »
A tant l’autre boçu saisi,
El sac le mist, puis si le lieve
A son col, si que poi li grieve ;
185De la meson ist vistemant :
Et la dame tout maintenant
De l’escrin tret le tiers boçu ;
Si l’a couchié delez le fu ;
Atant s’en est vers l’uis venue.
190Li porterres en l’eve rue
Le boçu la teste desouz :
« Alez, que honis soiez-vous,
Dist-il, se vous ne revenez. »
Puis est le grant cors retornez,
195A la dame dist que li pait.
Et cele, sanz nul autre plait,
Li dist que bien li paiera.
Atant au fouier le mena,
Ausi com se rien ne séust
200Du tiers boçu qui là se jut.

« Voiés, dist-ele, grant merveille.
Qui oï ainc mès la pareille ?
Revéz là le boçu où gist. »
Li bachelers pas ne s’en rist,
205Quant le voit gesir lès le fu.
« Voiz, dist-il, par le saint cueur bu,
Qui ainc mès vit tel menestrel ?
Ne ferai-je dont huimès el
Que porter ce vilain boçu ?
210Toz jors le truis ci revenu,
Quant je l’ai en l’eve rué. »
Lors a le tiers ou sac bouté ;
A son col fierement le rue ;
D’ire et de duel, d’aïr tressue.
215A tant s’en torne iréement ;
Toz les degrez aval descent ;
Le tiers boçu a descarchié ;
Dedenz l’eve l’a balancié :
« Va-t’en, dist-il, au vif maufé,
220Tant t’averai hui conporté ;
Se te voi mès hui revenir,
Tu vendras tart au repentir.
Je cuit que tu m’as enchanté ;
Mès, par le Dieu qui me fist né.
225Se tu viens meshui après moi
Et je truis baston ou espoi,
Tel[6] te donrai el haterel,
Dont tu auras rouge bendel. »
A icest mot est retornez.
230Et fus[7] en la meson montez ;

Ainz qu’éust les degrez monté.
Si a derrier lui regardé,
Et voit le seignor qui revient.
Li bons hon pas à geu nel tient ;
230De sa main s’est trois foiz sainiéz,
Nomini Dame Diex aidiez ;
Moult li anuie en son corage.
« Par foi, dist-il, cis a la rage
Qui si près des talons me siut
235Que par poi qu’il ne me consiut.
Par la roele saint Morant,
Il me tient bien por païsant,
Que je nel puis tant comporter
Que jà se vueille déporter
240D’après moi adès revenir. »
Lors cort à ses deux poins sesir
.I. pestel qu’à l’uis voit pendant.
Puis revint au degré corant.
Li sires ert jà près montez :
245« Comment, sire boçus, tornez ?
Or me samble ce enresdie ;
Mès, par le cors sainte Marie,
Mar retornastes ceste part ;
Vous me tenez bien por musart. »
250Atant a le pestel levé.
Si l’en a .I. tel cop doné
Sor la teste, qu’il ot moult grant.
Que la cervele li espant ;
Mort l’abati sor le degré,
255Et puis si l’a ou sac bouté ;

D’une corde la bouche loie ;
Le grant[8] cors se met à la voie ;
Si l’a en l’eve balancié
À tout le sac qu’il ot lié ;
265Quar paor avoit duremant[9]
Qu’il encor ne l’alast sivant.
« Va jus, dist-il, à maléur ;
Or cuit-je estre plus asséur
Que tu ne doies revenir,
270Si verra l’en les bois foillir. »
A la dame s’en vint errant ;
Si demande son paiemant,
Que moult bien a son comant fet.
La dame n’ot cure de plet ;
275Le bacheler paia moult bien
.XXX. livres ; n’en falut rien ;
Trestout à son gré l’a paié,
Qui moult fu lie du marchié ;
Dist que fet a bone jornée,
280Despuis que il l’a délivrée
De son mari, qui tant ert lais.
Bien cuide qu’ele n’ait jamais
Anui, nul jor qu’ele puist vivre,
Quant de son mari est delivre.
285Durans, qui son conte define,
Dist c’onques Diex ne fist meschine
C’on ne puist por denier avoir ;
Ne Diex ne fist si chier avoir.
Tant soit bons ne de grant chierté,
290Qui voudroit dire verité.

Que por deniers ne soit éus.
Por ses deniers ot li boçus
La dame qui tant bele estoit.
Honiz soit li hons, quels qu’il soit.
295Qui trop prise mauvès deniers,
Et qui les fist fère premiers.

Amen.
Explicit des .III. Boçus menesterels.

  1. II. — Des trois Boçus, p. 13.
    Paris, Bibl. nat., Mss. fr. 837, fol. 234 ; lisez fol. 238.

    Publié par Barbazan, II, 125 ; par Méon, III, 245-254 ; par Renouard dans Legrand d’Aussy, IV, app. 27-30, et traduit par Legrand d’Aussy, IV, 257-263.


  2. Vers 83 — deffendu, lisez desfendu.
  3. 105 — Ez-vos, lisez Ez-vous.
  4. 118 — Es-vous, lisez Ez-vous.
  5. 167 — arrière, lisez arrier.
  6. 227 — Jel, lisez Tel.
  7. 230 — * fust ; ms., fus.
  8. 262 — grand, lisez grant.
  9. 265 — durement ; lisez duremant.

    Ce fabliau se retrouve dans Straparole, Nuit V, nouv. 3. Cf. Loiseleur Deslongchamps, Essai sur les fables indiennes, p. 157, et Straparole, éd. Jannet, I, xxviij.

III

DU VAIR PALEFROI.

Manuscrit F. Fr., no 837[1]

1
Por remembrer et por retrère
Les biens c’on puet de fame trère
Et la douçor et la franchise,
Est iceste œuvre en escrit mise ;
5Quar l’en doit bien ramentevoir
Les biens c’on i puet parcevoir.
Trop sui dolenz et molt m’en poise
Que toz li mons nes loe et proise
Au fuer qu’eles estre déussent ;
10Ha ! Diex, s’eles les cuers éussent
Entiers et sains, verais et fors,
Ne fust el mont si granz tresors.
C’est granz domages et granz dels
Quant eles ne se gardent miex :
15A poi d’aoite sont changies
Et tost muées et plessies.
Lor cuer samblent cochet au vent ;
Quar avenir voit-on souvent

Qu’en poi d’eure sont leur corages
20Muez plus tost que li orages.
Puis qu’en semonsse m’a l’en mis
De ce dont me sui entremis,
Jà ne lerai por les cuivers
Qui les corages ont divers,
25Et qui sont envieus sor ceus
Qui les cuers[2] ont vaillanz et preus,
Que ne parfornisse mon poindre
Por moi aloser et espoindre.
En ce lay du Vair Palefroi
30Orrez le sens Huon Leroi
Auques regnablement descendre ;
Por ce que réson sot entendre,
Il veut de ses dis desploier,
Que molt bien les cuide emploier.
35Or redit c’uns chevaliers preus,
Cortois et bien chevalereus,
Riches de cuer, povres d’avoir,
Issi com vous porrez[3] savoir,
Mest en la terre de Champaingne[4] ;
40Droiz est que sa bonté empaingne
Et la valeur dont fu espris ;
En tant mains leus fu de grant pris,
Quar sens et honor et hautece
Avoit, et cuer de grant proece[5] ;
45S’autretant fust d’avoir seurpris
Comme il estoit de bien espris,
Por qu’il n’empirast por l’avoir.
L’en ne péust son per savoir,

Son compaignon ne son pareil ;
50Et au recorder m’apareil,
Por ce que l’uevre d’un preudomme[6]
Doit-on conter jusqu’en la somme[7],
Por prendre example bel et gent ;
Cil estoit loez de la gent.
55Tout là où il estoit venuz
Si estoit son priz connéuz,
Que cil qui ne le connoissoient,
Por les biens qui de lui nessoient
En amoient la renomée.
60Quant il avoit la teste armée,
Quant il ert au tornoiement
N’avoit soing de dosnoiement.
Ne de jouer à la forclose ;
Là où la presse ert plus enclose
65Se féroit tout de plain eslais.
Il n’estoit mie aus armes lais,
Quant sor son cheval ert couvers ;
Ne fust jà si pleniers yvers
70Que il n’éust robe envoisie,
S’en estoit auques achoisie
L’envoiséure de son cuer ;
Mès terre avoit à petit fuer,
Et molt estoit biaus ses confors.
75Plus de .CC. livres de fors
Ne valoit pas par an sa terre ;
Par tout aloit por son pris querre.
Adonc estoient li boschage
Dedenz Champaingne plus sauvage,

Et li païs, que or ne soit.
80Li chevaliers adonc penssoit
A une amor vaillant et bele
D’une très haute damoisele.
Fille ert à .I. prince vaillant ;
Richece n’alloit pas faillant
85En lui, ainz ert d’avoir molt riches.
Et si avoit dedenz ses liches.
.M. livres valoit bien sa terre
Chascunan, et sovent requerre
Li venoit on sa fille gente,
90Quar à tout le mont atalente
La grant biauté qu’en li avoit.
Li princes plus d’enfans n’avoit,
Et de fame n’avoit-il mie :
Usée estoit auques sa vie ;
95En .I. bois estoit son recet ;
Environ fu granz la forest.
L’autre chevalier dont je di
A la damoisele entendi
Qui fille au chevalier estoit ;
100Mès li pères li contrestoit ;
Si n’avoit cure que l’amast
Ne que de lui le renomast.
Li Jones chevaliers ot non
Messire Guillaume à droit non.
105En la forest ert arestanz
Là où li anciens mananz
Avoit la seue forterèce
De grant terre et de grant richèce ;

.II. liues ot de l’un manoir
110Jusqu’à l’autre ; mès remanoir
Ne pot l’amor d’ambesdeus pars ;
Lor penssé n’erent mie espars
En autre chose maintenir :
Et, quant li chevaliers venir
115Voloit à cele qu’il amoit,
Por ce que on l’en renomoit,
Avoit en la forest parfonde,
Qui granz estoit à la roonde,
Un sentier fet, qui n’estoit mie
120Hantez d’ome qui fust en vie
Se de lui non tant seulement.
Par là aloit celéement
Entre lui et son palefroi,
Sanz démener noise n’effroi,
125A la pucele maintes foiz.
Mès molt estoit granz li defoiz,
Quar n’i pooit parler de près ;
Si en estoit forment engrès.
Que la cort estoit molt fort close.
130La pucele n’ert pas si ose
Qu’ele de la porte issist fors ;
Mès de tant ert bons ses confors
Qu’à lui parloit par mainte foiz
Par une planche d’un defoiz.
135Li fossez est granz par defors,
Li espinois espès et fors ;
Ne se pooient aprochier :
La meson ert sor .I. rochier,

Qui richement estoit fermée ;
140Pont levéis ot à l’entrée,
Et li chevaliers anciens,
Qui engingneus ert de toz sens
Et qui le siècle usé avoit.
De son ostel pou se mouvoit,
145Quar ne pooit chevauchier mais,
Ainz sejornoit léenz en pais.
Sa fille fesoit[8] près gaitier.
Et devant lui por rehaitier
Séoit, sovent ce poise li,
150Quar au déduit avoit failli
Où son cuer ert enracinez.
Li chevaliers preus et senez
N’oublioit pas à li la voie ;
Ne demande mès qu’il la voie.
155Quant il voit qu’autre ne puet estre,
Molt revidoit sovent son estre.
Mès ne pooit dedenz entrer.
Cele c’on fesoit enserrer
Ne véoit mie de si près
160Comme son cuer en ert engrès.
Sovent la venoit revider,
Nel pooit gueres resgarder ;
El ne se puet en cel lieu traire
Que li chevaliers son viaire
165Péust véoir tout en apert :
Chascuns dit bien que son cuer pert.
Li chevaliers qui tant devoit
Celi amer, qui tant avoit

En li de bien à grant merveille
170Que on ne savoit sa pareille,
Avoit .I. palefroi molt riche,
Ainsi com li contes afiche :
Vairs ert et de riche color ;
La sanblance de nule flor
175Ne color c’on séust descrire
Ne sauroit pas nus hom eslire
Qui si fust propre en grant biauté,
Sachiez qu’en nule réauté
N’en avoit nus à icel tans
180Si bon, ne si souef portans.
Li chevaliers l’amoit forment,
Et si vous di veraiement
Qu’il nel donast por nul avoir.
Longuement li virent avoir
185Cil du païs et de la terre.
Dessus le palefroi requerre
Aloit sovent la damoisele
Par la forest soutaine et bele.
Où le sentier batu avoit
190Que nus el monde ne savoit
Fors que lui et son palefroi.
Ne menoit pas trop grant effroi
Quant s’amie aloit revider ;
Molt près li couvenoit[9] garder
195Que parcéus ne fust du père,
Quar molt li fust la voie amère.
Toz jors menoient cele vie
Que l’uns de l’autre avoit envie :

Ne se pooient aaisier
200Ne d’acoler ne de baisier.
Je vous di bien, se l’une bouche
Touchast à l’autre, molt fust douce
De l’acointance de ces .II.
Par estoit molt ardanz li feus
205Qu’il ne pooit por riens estaindre ;
Quar, s’il se péussent estraindre
Et acoler et embrachier,
Et l’uns l’autre ses braz lacier
Entor les cols si doucement,
210Com volentez et penssement
Avoient et grant desirrier,
Nus hom ne les péust irier,
Et fust lor joie auques parfète ;
Mès de ce ont trop grant souffrète
215Qu’il ne se pueent solacier,
Ne li uns vers l’autre touchier.
Petit se pueent conjoïr
Fors que de parler et d’oïr ;
Li uns voit l’autre escharsement,
220Quar trop cruel devéement
Avoit entre ces deus amanz.
Ele estoit son père cremanz,
Quar, s’il lor couvine séust,
Plus tost mariée l’éust ;
225Et li chevaliers ne volt fère
Chose par c’on péust desfere[10]
L’amor qui entr’aus .II. estoit,
Quar l’ancien forment doutoit,

Qui riches ert à desmesure ;
230N’i voloit querre entreprisure.
Li chevaliers se porpenssa,
Un jor et autre molt penssa
À la vie qu’il demenoit,
Quar molt sovent l’en souvenoit.
235Venu li est en son corage
Ou tort à joie, ou tort à rage.[11]
Qu’à l’ancien parler ira,
Et sa fille li requerra
A moillier, que que il aviegne,
240Quar il ne set que il deviengne
Por la vie que il demaine.
Trestoz les jors de la semaine
Ne puet avoir ce qu’il couvoite[12],
Quar trop li est la voie estroite.
245.I. jor s’apresta de l’aler ;
A l’ancien ala parler
Au leu tout droit où il manoit,
Là où la damoisele estoit.
Assez i fu bien recéus,
250Quar molt estoit bien connéus
De l’ancien et de ses genz ;
Et cil, qui ert et preus et genz
Et empariez comme vaillanz
En qui nus biens n’estoit faillanz.
255Lui a dit : « Sire, je sui[13] ci
Venus ; par la votre merci
Or entendez à ma reson.
Je sui en la vostre meson

Venuz requerra tel afère
260Dont Diex vous lest vers moi don fère. »
Li anciens le regarda,
Et puis après li demanda :
« Que est-ce dont ? dites le moi ;
Je vous en aiderai, par foi,
265Se, sauve m’onor, le puis fère.
— Oïl, Sire, de vostre afère
Sai tant que fère le poez ;
Or doinst Diex que vous le loez.
— Si ferai-je, se il me siet ;
270Et, se riens nule me messiet,
Bien i saurai contredit metre ;
Ne du doner ne du prometre
Ne vous sauroie losengier,
Se bien ne le vueil otroier.
275— Sire, dist-il, je vous dirai
Quel don je vous demanderai.
Vous savez auques de mon estre ;
Bien connéustes mon ancestre
Et mon recet et ma meson.
280Et bien savez en quel seson
Et en quel point je me déduis ;
En guerredon, sire, vous ruis
Vostre fille, se il vous plest.
Diex doinst que pensser ne vous lest
285Destorber le vostre corage
Que vous cest don, par mon outrage
Que j’ai requis, ne me faciez ;
Et si vueil bien que vous sachiez

C’onques ne fui jor ses acointes ;
290Quar molt en fusse baus et cointes
Se je à li parlé éusse,
Et les granz biens aparcéusse
De qoi ele a grant renommée.
Molt est en cest pais amée
295Por les granz biens qui en li sont ;
Il n’a son pareil en cest mont.
Ce me content tuit si acointe,
Mès à petit de genz s’acointe,
Por ce qu’ele est céenz enclose.
300La penssée ai éu trop ose
Quant demander la vous osai,
Et, se je de vous le los ai
Que m’en daingniez fère le don
En service et en guerredon ;
305Baus et joianz forment en ière.
Or vous ai dite ma proière,
Responez m’en vostre plesir. »
Li anciens, sanz nul loisir
Et sanz conseil qu’en vousist prendre,
310Li respondi : « Bien sai entendre
Ce que m’avez conté et dit.
Il n’i a mie grant mesdit ;
Ma fille est bele et jone et sage
Et pucele de grant lingnage,
315Et je suis riches vavassors,
Estrais de nobles ancissors ;
Si vaut bien ma terre .M. livres
Chascun an ; ne sui pas si yvres

Que je ma fille doner doie
320A chevalier qui vit de proie ;
Quar je n’ai plus d’enfanz que li ;
Si n’a pas à m’amor failli,
Et après moi sera tout sien ;
Je la voudrai marier bien ;
325Ne sai prince dedenz cest raine,
Ne de ci jusqu’en Loheraine,
Qui tant soit preudom et senez
Ne fust en li bien assenez.
Tels le me requist avant ier,
330N’a pas encore .I. mois entier,
Qui de terre a .Vc. livrées.
Qui or me fussent délivrées
Se je à ce vousisse entendre ;
Mès ma fille puet bien atendre,
335Que je sui tant d’avoir seurpris,
Qu’ele ne puet perdre son pris
Ne le fuer de son mariage.
Le plus haut home de lingnage
Qui en trestout ces païs maingne.
340Ne de ci jusqu’en Alemaingne,
Puet bien avoir, fors roi ou conte. »
Li chevaliers ot molt grant honte
De ce que il ot entendu :
Il n’i a lors plus atendu,
345Ainz prist congié, si s’en repère ;
Mes il ne set qu’il puisse fère,
Quar amors le maine et destraint,
De qoi molt durement se plaint.

La pucele sot l’escondit
350Et ce que ses pères ot dit ;
Dolente en fu en son corage.
S’amor n’estoit mie volage,
Ainz ert envers celui entire
Assez plus c’on ne sauroit dire.
355Ainz que cil s’en fust reperiez,
Qui de grant duel estoit iriez,
Parlèrent par defors ensamble ;
Chascuns a dit ce qu’il li samble.
Li chevaliers li a conté
360La novele qu’il a trové
A son père et la descordance :
« Damoisele gentil et franche,
Dist li chevaliers, que ferai ?
La terre, ce cuit, vuiderai ;
365Si m’en irai toz estraiers,
Quar alez est mes desirriers ;
Ne porrai à vous avenir.
Ne sai que puisse devenir :
Mar acointai la grant richoise
370Dont vostre pères si se proise ;
Miex vous amaisse à mains de pris,
Quar vostre père éust bien pris
En gré ce que je puis avoir.
S’il ne fust si riches d’avoir.
375— Certes, fet-ele, je voudroie
Avoir assez mains que ne doie,
S’il fust selonc ma volenté ;
Sire, s’à la vostre bonté

Vousist mon père prendre garde,
380Par foi, n’éusse point de garde
Que vous à moi n’avenissiez,
Et qu’à son acort ne fussiez ;
S’il contrepesast vo richece
Encontre vostre grant proece,
385Bien déust graer le marchié.
Mès il a de cuer sens chargié ;
Il ne veut pas ce que je vueil,
Ne se deut pas où je me dueil.
S’il s’acordast[14] à ma penssée,
390Tost fust la chose créantée ;
Mes cuers qui gist en la viellèce
Ne pensse pas à la jonèce
Ne au voloir de jone éage ;
Grant difference a el corage
395De viel au jone, ce m’est vis.
Mes, se vous fetes mon devis.
Ne porrez pas faillir à moi.
— Oïl, damoisele, par foi,
Fet li chevaliers, sanz faillance
400Or me dites vostre voillance.
— Or me sui, fet ele, apenssée
D’une chose à qoi ma penssée
A sejorné molt longuement.
Vous savez bien certainement
405C’un oncle avez qui molt est riches ;
Fort manoir a dedenz ses liches ;
N’est pas mains riches de mon père ;
Il n’a enfant, fame ne frère,

Ne nul plus prochain oir de vous ;
410Ce set on bien tout à estrous
Que tout ert vostre après sa fin ;
Plus de .LX. mars d’or fin
Vaut ses trésors avoec sa rente.
Or i alez sans nule atente ;
415Viex est et frailes, ce savez ;
Dites lui bien que vous avez
Tel parole à mon père prise,
Que jà ne sera à chief mise
Se il ne s’en veut[15] entremetre ;
420Mès, se il vous voloit prometre[16]
.CCC. livrées de sa terre,
Et mon père venist requerre
Icest afère, qui molt l’aime,
Li uns l’autre preudomme claime,
425Vos oncles tient mon père à sage ;
Ancien sont, de grant aage,
Li uns croit l’autre durement,
Et se voz oncle bonement
Voloit tant por vostre amor fère
430Qu’à ce le péussiez atrère
Que tant du sien vous proméist,
Et qu’il à mon père déist :
« Mon neveu erent délivrées
« De ma terre .CCC. livrées
435« Por vostre fille qu’il aura, »
Li mariages bien sera.
Je croi bien qu’il otrieroit
Quant si vostre oncles[17] li diroit ;

Et, quant espousée m’aurez,
440Toute sa terre li rendrez
Qu’il vous auroit ainsi promise.
En vostre amor me sui tant mise
Que molt me pleroit li marchiez.
— Bele, fet-il, de voir sachiez
445C’onques riens tant ne desirrai ;
Droit à mon oncle le dirai. »
Congié a pris, si s’en retorne ;
Penssée ot molt obscure et morne
Por l’escondit c’on li ot fait.
450Par la forest chevauchant vait.
Et sist sor son vair palefroi.
Molt est entrez en grant effroi.
Mes molt est liez en son corage
De cest conseil honest et sage
455Que la pucele li a dit.
Alez s’en est sanz[18] contredit
A Medet, où son oncle maint.
Venuz i est, mès molt se plaint
A lui, mès molt se desconforte.
460En une loge sor la porte
S’en sont alé privéement ;
Son oncle conta bonement
Son couvenant[19] et son afère.
« Oncles, se tant voliiez fère,
465Fet-il, que vous en parlissiez.
Et qu’en couvenant[19] m’éussiez
.CCC. livrées de vo terre,
Je vous créanterai sanz guerre

Et fiancerai maintenant,
470Ma main en la vostre tenant,
Que, luès que j’aurai espousée
Cele c’on m’a or refusée,
Que vous r’aurez vo terre quite
Por guerredon et por merite ;
475Or fetes ce que vous requiers.
— Niéz, fet li oncles, volentiers,
Quar molt me plest et molt m’agrée ;
Au miéz de toute la contrée
Serez mariez, par mon chief.
480Et j’en cuit bien venir à chief.
— Oncles, dist-il, or esploitiez
Ma besoigne, et si la coitiez[20]
Qu’il n’i ait fors de l’espouser,
Quar ne vueil plus mon tens user,
485Et g’irai au tournoiement.
Atornez serai richement ;
Li tornois ert à Galardon[21],
Et Diex m’otroit en guerredon
Que je le puisse si bien fère
490Que proisiez en soit mon afère ;
Et vous penssez de l’esploitier,
Qu’espouser puisse au repérier.
— Molt volentiers, fet-il, biaus niéz ;
De la novele sui molt liéz,
495Quar ele est molt gentiz et franche. »
Lors s’en torna sanz demorance
Mesires Guillaumes[22] errant ;
Lors maine joie molt très grant

Por ce que ses oncles a dit
500Que il aura, sanz contredit,
A fame cele qu’il desirre ;
Autre joie ne veut eslire[23].
Espris de joie molt forment
S’en ala au tournoiement
505Com cil qui coustumiers en ert.
Et lendemain, quand jors apert.
Monta ses oncles, lui septime.
Et vint devant eure de prime
Là où li anciens manoit.
510Qui riches manssions tenoit.
Et qui pères ert à celi
Qui a biauté n’ot pas failli.
Recéus fu molt hautement.
Li anciens l’amoit forment,
515Quar son per de viellèce estoit
Et assez près de lui manoit ;
Riches estoit de grant pooir ;
De ce qu’il l’ert venuz véoir
Demaine joie et grant léèce,
520Quar il estoit de grant hautèce.
Li anciens li sot bien dire :
« Bien soiez-vous venuz, biaus sire. »
Aprestez fu li mengiers granz.
Li anciens gentiz et franz
525Estoit de cuer, et si savoit
Bien honorer ce qu’il devoit.
Quant les tables furent ostées.
Dont furent paroles contées

Et ancienes acointances
530D’escuz, d’espées et de lances,
Et de toz les anciens fais
Fu mains biaus moz iluec retrais.
Li oncles au buen chevalier
Ne se volt pas trop oublier,
535Ainz a son penssé descouvert.
A l’ancien dist en apert :
« Qu’iroie-je, fet-il, contant ?
Si m’aït Diex, je vous aim tant
Com vous porrez apercevoir[24].
540A vous sui venuz por véoir
Et por enquerre une besoingne ;
Dieu pri que corage vous doingne
Qu’entendue soit ma proière
En tel point et en tel manière
545Que j’en puisse venir à chief. »
Li anciens dist : « Par mon chief,
Je vous pris tant en mon corage
Que por souffrir trop grant malage
Ne vous sera chose véée
550Qui de par vous me soit rouvée,
Ainz vous en ert graez li dons.
— Sire, merciz et guerredons
Vous en vueil molt volentiers rendre,
Fet li viellars, qui plus atendre
555Ne veut de sa parole dire ;
Venuz sui demander, biaus sire,
Vostre fille, qui molt est sage ;
Prendre la vueil par mariage ;

Ainçois que je l’aie espousée
560Ert de ma garison doée,
Que riches sui à grant pooir.
Vous savez bien que je n’ai oir
Nul de ma char, ce poise moi ;
Je li serai de bone foi,
565Quar je sui cil qui molt vous prise.
Quant je vostre fille aurai prise,
Jà ne me quier de vous partir
Ne ma richèce départir
De la vostre, ainçois soit tout .I.
570Ensanble serons de commun
De ce que Diex nous a doné. »
Cil, qui molt ot le cuer séné,
Fu molt joianz ; se li a dit :
« Sire, fet-il, sanz contredit
575La vous donrai molt volentiers,
Quar preudom estes et entiers.
Liéz sui quant le m’avez requise ;
Qui le meillor chastel de Frise
Me donast, n’éusse tel joie.
580A nului. Sire, ne tendoie
Si de cuer de son mariage
Comme à vous ; quar preudomme[25] et sage
Vous ai en trestoz poins trouvé
Que j’ai vostre afère esprové. »
585Lors a fiancie et plevie
Celi qui n’a de lui envie,
Et qui cuidoit autrui avoir.
Quant la pucèle en sot le voir,

S’en fu dolente et esmarie ;
590Sovent jura Sainte Marie
Que jà de lui n’ert espousée.
Molt ert dolente et esplorée,
Et molt sovent se desconforte :
« Lasse, dolente, com sui morte !
595Quel trahison a cil viex fète !
Comme auroit or la mort forfète !
Comme a decéu son neveu,
Le gentil Chevalier et preu
Qui tant est plains de bonne tèche,
600Et cil viellars par sa richèce
A jà de moi reçu le don :
Diex l’en rende son guerredon !
Entremis s’est de grant folie ;
Jamès nul jor ne serai lie ;
605S’anemie mortel aura
Le jor que il m’espousera.
Comment verrai-je jà le jor !
Naie ! jà Diex si lonc sejor
Ne me doinst que véir le puisse !
610Or a ci duel et grant anguisse,
Ainz mes n’oï tel trahison.
Se je ne fusse en tel prison.
Bien achevaisse cest afère[26] ;
Mès je ne puis nule rien fère,
615Ne fors issir de cest manoir ;
Or me convendra remanoir
Et souffrir ce que veut mon père ;
Mès la souffrance est trop amère.

Ha ! Diex, que porrai devenir.
620Et quant porra çà revenir
Cil qui trahis est laidement !
Se il savoit certainement
Comment son oncle l’a bailli
Et ce qu’il a à moi failli,
625Bien sai que sanz joie morroie
Et que sanz vie remaindroie ;
Et s’il le séust, par mon chief,
Je cuit qu’il en venist à chief ;
Mes granz anuis fust achevez.
630Diex, com mes cuers est agrevez !
Miex ameroie mort que vie.
Quel trahison et quel envie !
Comment l’osa cis viex pensser ?
Nus ne me puet vers lui tensser,
635Quar mon père aime couvoitise[27],
Qui trop le semont et atise.
Fi de viellèce, fi d’avoir !
James ne porra nus avoir
Fame qui soit haute ne riche.
640-3emSe granz avoirs[28] en lui ne nice.
Haïr doi l’avoir qui me part
De celui là où je claim part,
Et qui me cuide avoir sanz faille ;
Mès or m’est vis que je i faille. »
645La pucèle se dementoit
En icel point, quar molt estoit
A grant mesaise, ce sachiez,
Quar son cuer ert si enlaciez

En l’amor au bon bacheler
650Qu’à grant peine s’en puet celer
Ce qu’ele pensse envers nului,
Et autrement rehet celui
A cui son père l’a donée.
Estre cuide mal assenée,
655Que molt est viex, de grant aage ;
Si a froncié tout le visage.
Et les iex rouges et mauvais ;
De Chaalons dusqu’à Biauvais
N’avoit chevalier en toz sens
660Plus viel de lui, ne jusqu’à Sens
N’avoit plus riche, ce dist-on ;
Mes à cuivert et à felon
Le tenoit on en la contrée ;
Et cele estoit si enflambée
665De grant biauté et de valor,
C’on ne savoit si bele oissor.
Ne si cortoise ne si franche
Dedenz la corone de France.
Mès diverse ert la partéure,
670D’une part clère, d’autre obscure ;
N’a point d’oscur en la clarté,
Ne point de cler en l’oscurté.
Molt s’amast miex en autre point
Cele qui amors grieve et point.
675Et cil qui plevie l’avoit,
Et qui de li grant joie avoit,
A bien devisé son afère
Et pris terme des noces fère,

Com cil qui n’ert en soupeçon
680Ne savoit mie la tençon
Ne le duel que celé menoit,
Qu’amors en tel point la tenoit
Com vous m’avez oï conter.
Ne vous doi mie forconter
685Le termine du mariage.
Cil, qui furent preudome et sage,
S’en apresterent richement.
Li anciens certainement,
Ainz que le tiers jor fust venuz,
690Manda les anciens chenuz,
Cels que il savoit plus senez,
De la terre et du païs nez,
Por estre au riche mariage
De sa fille, qui son corage
695Avoit en autre lieu posé.
Au bon chevalier alosé
Avoit son cuer mis et s’entente ;
Mès or voit bien que sanz[29] atente
Est deçéue et engingnie.
700Assamblé ont grant compaignie
Li dui chevalier ancien.
Par le païs le sorent bien
Tuit li preudome ancienor ;
Venu i furent li plusor ;
706Si en i ot bien jusqu’à .XXX.
N’i ot celui ne tenist rente
De l’ancien et garison.
Venu furent en sa meson.

La parole ont si devisée
710Que la pucele ert espousée,
Ce dient tuit, à l’ajorner.
Si la commandent atorner
Aus damoiseles qui la gardent,
Et qui le jor et l’eure esgardent,
715Dont eles sont forment iries ;
S’en font chières molt esmaïes.
Li anciens a demandé
A celes qu’il ot commandé
Se sa fille est toute aprestée,
720Et se de rien est efraée[30],
Et s’il i faut riens qu’avoir doie.
« Nenil, biaus sire, que l’en voie,
Respont une de ses puceles,
S’avions palefrois et seles
725Por nous porter au moustier toutes,
Dont i aura, je cuit, granz routes
De parentes et de cousines
Qui ci nous sont bien près voisines. »
Cil li respont : « De palefroiz
730Ne somes pas en granz efroiz[31] ;
Je cuit que assez en auron. »
En la contrée n’a baron
A cui l’en n’ait le sien mandé.
Et cil cui on ot commandé
735En est alez sanz demorance
A l’ostel celui qui vaillance
Avoit en son cuer enterine ;
C’est cil qui proesce enlumine.

Guillaume, qui preus fu et sages,
740Ne cuidoit que li mariages
Fust porparlez en itel point ;
Mès amors qui au cuer le point
L’avoit hasté de revenir.
Ne li pooit del souvenir
745Se de ce non qui l’angoissoit :
Amors en son cuer florissoit.
Il fu du tornoi repériez
Com cil qui n’estoit mie iriez,
Quar il cuidoit avoir celi
750A cui il a ore failli
De ci atant que Dieu plera
Et quant aventure avendra.
Chascun jor atendoit novele
Qui li venist plesant et bele.
755Et que son oncle li mandast
Que sa famé espouser alast.
Chantant aloit par son ostel,
Viéler fet .I. menestrel
En la vièle .I. son novel ;
760Plains est de joie et de revel,
Quar eu ot outréement
Tout le pris du tournoiement.
Souvent esgarde vers sa porte
S’aucuns noveles li aporte.
765Molt se merveille quant vendra
Cele eure c’on li mandera ;
Le chanter lest à chief de foiz ;
Amors li fet mètre en defoiz

Qu’il a aillors mise s’entente.
770Atant ez-vos sans plus d’atente
Un vallet qui en la cort entre.
Quant il le vit, le cuer du ventre
Li fremist de joie et tressant :
Cil li dist : « Sire, Diex vous saut ;
775A grant besoin m’a ci tramis
Li anciens qui voz amis
Est de pieça, bien le savez :
.I. riche palefroi avez ;
N’a plus soef ambiant el mont ;
780Mesire vous proie et semont
Que vous par amors li prestez,
Si que anuit li trametez.
— Amis, dist-il, por quel mestier ?
— Sire, por mener au moustier
785Sa fille, nostre damoisele,
Qui tant est avenant et bele.
— Et ele por quel chose ira ?
— Biaus sire, jà l’espousera
Vostre oncle, à cui ele[32] est donée,
790Et le matin à l’ajornée
Ert menée ma damoisele
Là-sus[33] à la gaste chapele
Qui siet au chief de la forest.
Hastez-vous, Sire : trop arest ;
795Prestez vostre oncle et mon seignor
Vostre palefroi, le meillor
Qu’est el roiaume, bien le sai ;
Souvent en est mis à l’essai. »

Mes sires Guillaume l’oï :
800« Diex, fet-il, m’a donques trahi
Mès oncles, en qui me fioie,
À cui si bel proie avoie
Que il m’aidast de ma besoingne[34] ?
Jà Dame-Diex ne li pardoingne[35]
805La trahison et le meffet ;
À paines croi qu’il l’éust fet ;
Je croi que tu ne dis pas voir.
— Bien le porrez, fet-il, savoir
Demain ainçois prime sonée,
810Quar jà i est granz l’assamblée
Des viez chevaliers du pais.
— Ha ! las, dist-il, com sui trahis
Et engingniez et decéus ! »
Poi s’en faut que il n’est chéus
815De duel à la terre pasmez ;
S’il n’en cuidast estre blasmez
De cels qui erent à l’ostel,
Il féist jà encor tout el ;
Si est espris de duel et d’ire,
820Ne sot que fère ne que d’ire.
De grant duel demener ne cesse,
Et cil le semont et reverse
Que qu’il estoit en cel effroi :
« Sire, en vostre bon palefroi
825Fetes errant metre la sele ;
S’ert portée ma damoisele
Sus au moustier, que soef porte. »
Et cil qui soef se deporte,

Quar il entent à son duel faire
830Entruès que sa tristèce maire
A porpensser quel le fera,
Savoir mon, s’il l’envoiera
Son vair palefroi à celui
Qu’il doit haïr plus que nului.
835« Oïl, fet-il, sanz[36] delaiance ;
Cèle qui est de grant vaillance,
A cui j’ai entresait failli,
N’i a coupes, ce poise mi ;
Mon palefroi l’ira servir
840Et la grant honor deservir
Que j’ai souvent en li trovée,
Quar en toz biens l’ai esprovée ;
James n’en porrai plus avoir,
Ce puis-je bien, de fi, savoir.
845 » Or n’ai-je pas dit que senez,
Ainz sui faillis et forsenez.
Quant, à la joie et au deport
Celui qui m’a trahi et mort,
Vueil mon palefroi envoier :
850En ne m’a il fet desvoier
De celé que avoir cuidoie ?
Il n’est nus hom qui amer doie
Celui qui trahison li quiert :
Molt est hardis qui me requiert
855Mon palefroi, ne rien que j’aie
Envolerai li dont je n’aie.
En ne m’a-il desireté
De la douçor, de la biauté

Et de la très grant cortoisie
860Dont ma damoisele est proisie ?
» Or l’ai lonc tens en vain servi ;
Avoir en doi bien deservi
Que la très grant souvraine honor
En eusse bien le greignor,
865Ne grant joie mes n’en aurai.
Comment celui envolerai
Cho.se de qoi puist avoir aise
Qui me fet estre à tel mesaise ?
» Mès neporquant, s’il m’a cousté,
870Que cele qui tant a bonté
Mon palefroi chevauchera ;
Bien sai, quant ele le verra,
Que il li souvendra de moi.
Amée l’ai par bone foi
875Et aim et amerai toz tans,
Mes s’amor si m’est trop coustans.
Par moi tout seul serai amis,
Et si ne sai s’ele aura mis
Son cuer en la viel acointance
880Dont j’ai au cuer duel et pesance.
Je cuit qu’il ne li soit pas bel ;
Cayn, qui frères fu d’Abel,
Ne fist pas greignor trahison ;
Mis est mon cuer en grant friçon
885Por celi dont je n’ai confort. »
Ainsi demaine son duel fort.
Le palefroi fist enseler.
Et l’escuier fist apeler ;

Le vair palefroi li envoie,
890Et cil s’est lués mis à la voie.
Mesire Guillaume n’a pas
De sa grant tristrece respas ;
Dedenz sa chambre s’est muciez,
Molt est dolenz et corouciez,
895Et à toz ses serjans a dit
Que, s’il i a nul si hardit
Qui s’esmueve de joie fère.
Qu’il le fera pendre ou desfère[37] ;
N’a mès de joie fère cure,
900Ainz voudra mener vie obscure,
Qu’issir ne li puet à nul fuer
La grant[38] pesance de son cuer.
Ne la dolor ne la grant paine.
Et cil le palefroi enmaine
905À cui il l’avoit fet baillier ;
Revenuz est sanz atargier
Là où li anciens manoit.
Qui molt grant joie demenoit.
La nuis estoit toute série ;
910D’anciene chevalerie
Avoit grant masse en la meson.
Quant mengié orent à foison,
Li anciens a commandé
A la guete, et dit et mandé
915A trestoz que, sanz nul sejor,
Une liue devant le jor
Soient tuit prest et esveillié,
Enselé et appareillié

Li cheval et li palefroi
920Sanz estormie et sanz desroi,
Puis vont reposer et dormir ;
Celé qu’amors fesoit fremir
Et souspirer en grant doutance,
N’ot de dormir nule esperance ;
925Onques la nuit ne someilla :
Tuit dormirent ; ele veilla.
Son cuer n’estoit pas endormis,
Ainz ert à duel fere ententis.
Et, s’ele péust lieu avoir,
930N’atendist mie le mouvoir
Des chevaliers, ne l’ajornée,
Ainz s’en fust tost par li alée.
Après la mienuit leva
La lune, qui bien esclaira
935Tout environ l’air et les ciex ;
Et quant la guete vit aus iex,
Qui embéus avoit esté.
Environ lui la grant clarté,
Guida que l’aube fust crevée :
940« Estre déust, fet-il, levée
Pieça la grant chevalerie. »
Il tret le jor et huche et crie ;
« Levez, Seignor, li jors[39] apert, »
Fet cil, qui toz estordis ert
945Du vin qu’il ot le soir béu.
Cil qui n’orent gueres géu
En repos, ne guères dormi,
Se sont levé tuit estordi ;

Des seles metre sont engrès
950Li escuier, por ce que près
Guident estre de l’aj ornée ;
Mais, ainz que l’aube fust crevée,
Forent bien cinc liues errer
Et tout belement cheminer.
955Li palefroi enselé furent,
Et tuit li ancien qui durent
Adestrer cele damoisele
Au moustier à la viez chapele,
Au chief de la forest sauvage,
960Furent monté, et au plus sage
Fu commandée la pucele.
Au vair palefroi fu la sele
Mise, et, quant on li amena[40],
Adonc plus grant duel demena
965Qu’ele n’avoit devant mené.
Li ancien home sené
Ne s’en parçurent de noient.
Ne sorent pas son escient,
Ainz cuidoient qu’ele plorast
970Por ce que la meson vuidast
Son père por aler aillors ;
Ne connoissoient pas ses plors,
Ne la tristrèce qu’ele maine.
Montée fu à molt grant paine.
975Acheminé se sont ensamble ;
Vers la forest, si com moi samble,
Alèrent cheminant tout droit ;
Le chemin truevent si estroit

Que dui ensamble ne pooient
980Aler, et cil qui adestroient
La pucèle par derrière erent,
Et li autre devant alèrent.
Li chevaliers qui l’adestroit,
Por le chemin qu’il vit estroit,
985La mist devant, il fu derrière
Por l’estrèce de la quarrière.
La route ert longue et granz assez ;
Traveilliez les ot et lassez
Ce qu’il orent petit dormi ;
990Auques en furent amati ;
Plus pesaument en chevauchoient
Que viel et ancien estoient ;
Tant avoient sommeil greignor,
Quar grant pièce ot de ci au jor.
995Desus les cols de lor chevaus,
Et par les mons et par les vaus,
Aloient le plus someillant ;
Et la pucele aloit menant
Li plus sages c’on ot eslit.
1000Mès cele nuit ot en son lit
De repos pou assez éu ;
Le someil l’a si decéu
Qu’il a tout mis en oubliance,
Quar de dormir a grant voillance.
1005La pucele se conduisoit
Si que de rien ne li nuisoit
Fors que l’amor et la tristrèce.
Que qu’ele estoit en cele estrèce

De cele voie que je di,
1010Toute la grant route a sordi
Des chevaliers et des barons.
Tuit clinoient sor les arçons
Li plusor ; li auquant veilloient,
Qui lor penssers aillors avoient
Qu’à la Damoisele adestrer.
Parmi la grant forest d’errer
Ne cessèrent à grant esploit ;
La pucèle est en grant destroit,
Si com celé qui vousist estre
1020Ou à Londres ou à Vincestre[41].
Li vairs palefrois savoit bien
Cel estroit chemin ancien,
Quar maintes fois i ot alé.
.I. grant tertre ont adevalé
1025Où la forest ert enhermie,
C’on ne véoit la clarté mie
De la lune ; molt ert ombrages
En celé part li granz boschages,
Que molt parfons estoit li vaus.
1030Granz ert la friente des chevaus.
De la grant route des Barons
Estoit devant li graindres frons.
Li .I. sor les autres sommeillent,
Li autre parolent et veillent ;
1035Ainsi vont chevauchant ensamble.
Li vairs palefrois, ce me samble,
Où la damoisele séoit,
Qui la grant route porsivoit,

Ne sot pas le chemin avant
1040Où la grant route aloit devant,
Ainz a choisi par devers destre
Une sentele, qui vers l’estre
Mon seignor Guillaume aloit droit.
Li palefrois la sente voit,
1045Qui molt sovent l’avoit hantée ;
Le chemin lest sanz demorée
Et la grant route des chevaus.
Si estoit pris si granz sommaus
Au chevalier qui l’adestroit,
1050Que ses palefrois arrestoit
D’eures en autres en la voie.
La damoisele ne convoie
Nus, se Diex non ; ele abandone
Le frain au palefroi et done ;
1055Il se mist en l’espesse sente.
Il n’i a chevalier qui sente
Que la pucele ne le siue ;
Chevauchié ont plus d’une liue
Qu’il ne s’en pristrent onques garde ;
1060Et cil qui en fu mestre et garde
Ne l’a mie très bien gardée :
Ele ne se fu pas emblée,
Ainz s’en ala en tel manière
Com cele qui de la charrière
1065Ne de la sente ne savoit
En quel païs aler devoit.
Li palefrois s’en va la voie
De laquele ne se desvoie,

Quar maintes foiz i ot esté,
1070Et en y ver et en esté.
La pucèle molt adolée,
Qui en la sente estoit entrée
Sovent se regarde environ,
Ne voit chevalier ne baron,
1075Et la forest fu pereilleuse.
Et molt obscure et ténébreuse ;
Et ele estoit toute esbahie
Que point n’avoit de compaignie.
S’ele a paor n’est pas merveille.
1080Et neporquant molt se merveille
Où li chevalier sont alé
Qui là estoient assamblé.
Lie estoit de la decevance ;
Mès de ce a duel et pesance
1085Que nus, fors Dieu, ne le convoie
Et li palefrois, qui la voie
Avoit par maintes foiz hantée.
Ele s’est à Dieu commandée,
Et li vairs palefrois l’enporte.
1090Cele, qui molt se desconforte,
Li a le frain abandoné,
Si n’a .I. tout seul mot soné ;
Ne voloit pas que cil l’oïssent,
Ne que près de li revenissent ;
1095Miex aime à morir el boscage
Que recevoir tel mariage.
Ainsi s’en va penssant adès,
Et li palefrois, qui engrès

Fu d’aler là où il devoit,
1100Et qui la voie bien savoit,
A tant alée s’ambléure
Que venuz est grant aléure
Au chief de celé forest grant.
Une eve avoit en .I. pendant
1105Qui là coroit grant et obscure ;
Li vairs palefrois à droiture
I est alez[42], qui légué sot ;
Outre passe plus tost que pot ;
N’ot guëres esloingnié le gué
1110Qui pou estoit parfont et lé,
Quant la pucele oï corner
Cele part où devoit aler
Li vairs palefrois qui le porte ;
Et la guete ert desus la porte.
1115Devant le jor corne et fretele.
Cele part vait la damoisele ;
Droit au recet en est venue,
Molt eshabie et esperdue,
Si com cele qui ne set[43] pas
1120Ne le chemin ne le trespas,
Ne comment demander la voie.
Ainz li palefrois de sa voie
N’issi ; si vint desus le pont,
Qui sist sor .I. estanc parfont ;
1125Tout le manoir avironoit ;
Et la guete qui là cornoit
Oï desus le pont l’effroi
Et la noise du palefroi,

Qui maintes foiz i ot esté.
1130La guete a .I. pou aresté
De corner et de noise fère ;
Il descendi de son repère,
Si demanda isnelement :
« Qui chevauche si durement
1135A iceste eure sor cest pont ? »
Et la damoisele respont :
« Certes, la plus maléurée
Qui onque fust[44] de mère née :
Por Dieu lai-moi léenz entrer
1140Tant que le jor voie ajorner,
Que je ne sai quele part j’aille[45].
— Damoisele, fet-il, sanz faille,
Sachiez ne l’oseroie fère,
Ne nului metre en cest repère,
1145Fors par le congié mon seignor ;
Onques mès hom n’ot duel greignor
Qu’il a ; forment est deshaitiez,
Quar vilainement est traitiez. »
Que qu’il parle de cel afaire,
1150Il met ses iex et son viaire
A uns partuis de la posterne[46] ;
N’i ot chandoile ne lanterne,
Que la lune molt cler luisoit.
Et cil le vair palefroi voit ;
1155Bien l’a connut et ravisé.
Mès ainz l’ot assez remiré ;
Molt se merveille d’ont il vient,
Et la pucèle, qui le tient

Par la resne, a molt esgardée,
1160Qui richement est atornée
De riches garnemenz[47] noviaus.
Et cil fu de l’aler isniaus
A son seignor, qui en son lit
Estoit couchiez sans nul delit.
1165« Sire, fet-il, ne vous poist mie,
Une famé desconseillie,
Jone de samblant et d’aage.
Est issue de cel boscage,
Atornée molt richement :
1170Molt sont riche si garnement ;
Avis m’est que soit afublée
D’une riche chape forrée ;
Si drap me samblent d’escarlate.
La damoisele, tristre et mate,
1175Seur vostre vair palefroi siet ;
Li parlers pas ne li messiet,
Ainz est si avenanz et gente,
Ne sai, Sire, que je vous mente.
Ne cuit en cest païs pucele
1180Qui tant soit avenant ne bele.
Mien escient c’est une fée
Que Diex vous a ci amenée
Por restorer vostre domage
Dont si avez pesant corage ;
1185Bon restor avez de celi
A cui vous avez or failli. »
Mesires Guillaume l’entent,
Il sailli sus, plus n’i atent ;

Un sorcot en son dos sanz plus,
1190Droit à la porte en est venus :
Ouvrir la fet isnelement ;
La damoisele hautement
Li a huche en souspirant :
« Ahi ! gentiz Chevaliers, tant
1195Ai de travail éu anuit !
Sire, porpieu, ne vous anuit,
Lessiez moi en vostre manoir :
Je n’i quier guères remanoir ;
D’une suite ai molt grant paor
1200De chevaliers, qui grant fréor
Ont or de ce qu’il m’ont perdue ;
Por garant sui à vous venue
Si com fortune m’a menée ;
Molt sui dolente et esgarée. »
1205Mesires Guillaume l’oï,
Molt durement s’en esjoï ;
Son palefroi a connéu,
Qu’il avoit longuement éu ;
La pucele voit et avise.
1210Si vous di bien qu’en nule guise
Nus plus liez hom ne péust estre.
Si la maine dedenz son estre,
Il l’a du palefroi jus mise.
Si l’a par la destre main prise,
1215Besie[48] l’a plus de .XX. foiz ;
El n’i mist onques nul defoiz,
Quar molt bien l’a reconnéu.
Quant li uns a l’autre véu,

Molt grant joie entr’aus .II. menèrent,
1220Et toz lor dels entr’oublièrent ;
De sa chape est desafublée,
Sor une coute d’or listée,
D’un riche drap qui fu de soie,
Se sont assis par molt grant joie.
1225Chascuns plus de .XX. foiz se saine,
Quar croire pueent à grant paine
Que ce soit songes que il voient ;
Et quant serjant iluec ne voient,
Neporquant molt bien aaisier
1230Se sorent d’aus entrebesier ;
Mès je vous di qu’autre meffet
A icele eure n’i ot fet.
La pucele sanz contredit
Li a tout son afère dit :
1235Or dist que buer fu ore née
Quant Diex l’a iluec amenée,
Et de celui l’a délivrée,
Si com fortune l’a menée,
Qui en cuidoit son bon avoir
1240Por son mueble et por son avoir.
Mesire Guillaume s’atorne
A lendemain quant il ajorne ;
Dedenz sa cort et sa chapele
Venir i fet la damoisele ;
1245Son chapelain sanz arester
A fet maintenant apeler.
Li Chevaliers sanz trestorner
Se fet maintenant espouser

Et par bon mariage ajoindre :
1250Ne sont pas legier à desjoindre.
Et quant la messe fu chantée,
Grant joie ont el palais menée
Serjant, pucèles, escuier.
Mès il doit molt cels anuier
1255Qui perdue l’ont folement :
Venu furent communément
A la chapele, qui ert gaste ;
Assez orent eu de laste
De chevauchier toute la nuit ;
1260N’i a celui cui il n’anuit.
Li anciens a demandée
Sa fille à cil qui l’ot gardée
Mauvesement ; ne sot que dire.
Isnelement respondi : « Sire,
1265Devant la mis, je fui derrière,
Que molt estroite ert la charrière.
Et la forest grant et ombrage ;
Ne sai s’aillors prist son voïage,
Quar sor mon arçon sommeilloie ;
1270D’eures à autres m’esveilloie.
Devant moi la cuidai adès,
Mès n’en est ore guêpes près ;
Je ne sai qu’ele est devenue ;
Mauvesement l’avons tenue. »
1275Li anciens par tout la quiert,
Et à toz demande et enquiert
Quel part ele est, ne s’il la virent :
Molt durement s’en esbahirent ;

Ne l’en sorent dire novele.
1280Et li viez qui la damoisele
Devoit prendre fu plus dolenz ;
De li querre ne fu pas lenz ;
C’est por noient que il la chace,
Perdue en a la droite trace ;
1285Cil qui avoeques lui estoient
En tel esfroi[49], el chemin voient
Venir un escuier poingnant ;
Vers l’ancien vient maintenant.
« Sire, fet-il, amistié grande
1290Mesire Guillaume vous mande ;
La vostre fille a espousée
Très hui matin à l’ajornée ;
Forment en est liez et joiant.
Venez i, sire, maintenant.
1295Et son oncle mande ensement,
Qui vers lui ouvra faussement ;
De cest mesfet[50] li fet pardon
Quant de votre fille a le don. »
Li anciens ot la merveille,
1300Onques mes n’oï sa pareille.
Toz ses barons huche et assamble,
Et, quant il furent tuit ensamble,
Conseil a pris que il ira,
Et celui avoec lui menra
1305Cui de sa fille avoit don fet.
Le mariage en voit desfet[51].
Nul recouvrier n’i puet avoir.
Cil, qui fu plains de grant savoir,

I est alez isnelement
1310Et tuit li baron ensement.
Quant à l’ostel furent venu,
Richement furent reçéu :
Mesire Guillaume fist joie
Molt grant, com cil qui de sa proie
1315Estoit molt liez en son corage.
Graer covint le mariage
À l’ancien, vousist ou non,
Et li viex au fronci grenon
S’en conforta plus biau qu’il pot.
1320Seignor, ainsi Dame-Dieu plot
Que ces noces furent estables,
Qui à Dieu furent couvenables[52].
Mesire Guillaume fu preus,
Cortois et molt chevalereus ;
1325Ainz sa proesce ne lessa,
Mès plus et plus s’en efforça :
Bien fu de princes et de contes.
Ainz le tiers an, ce dist li contes,
Morut li anciens, sanz faille ;
1330Tout son avoir li rent et baille ;
Toute sa terre ot en baillie,
Qui molt ert riche et bien garnie.
.M. livrées tint bien de terre.
Après ala la mort requerre
1335Son oncle, qui molt estoit riches,
Et cil, qui n’estoit mie nices,
Ne de cuer povres ne frarins,
Ne blastengiers de ses voisins.

Ainz tint la terre toute cuite.
1340Geste aventure que j’ai dite
Afine ci en itel guise
Com la verité vous devise.

Explicit du Vair Palefroi.

  1. III. Du vair Palefroi, p. 24.
    Paris, Bibl. nat., Mss. fr. 837, fol. 348 vo à 355 ro.

    Publié par Méon, I, 164-208, et traduit par Legrand d’Aussy, IV, 220-235.


  2. Vers 26 — cueurs, lisez cuers.
  3. 38 — pourrez, lisez porrez.
  4. 39 — Champaigne, lisez Champaingne.
  5. 44 — proesce, lisez proece.
  6. 51 — preudome, lisez preudomme.
  7. 52 — some, lisez somme. De même pour un certain nombre d’autres mots de ce fabliau qui, écrits avec une seule m, en ont deux dans le ms.
  8. 147 — faisoit, lisez fesoit.
  9. 194 — convenoit, lisez couvenoit.
  10. 226 — deffere, lisez desfere.
  11. 236 — Ou soit à joie, ou soit à rage, lisez Ou tort à joie, ou tort à rage.
  12. 243 — convoite, lisez couvoite.
  13. 255 — suis, lisez sui.
  14. 389 — accordast, lisez acordast.
  15. 419 — vuet, lisez veut.
  16. 420 — promettre, lisez prometre.
  17. 438 — oncle, lisez oncles.
  18. 456 — senz, lisez sanz.
  19. a et b 463 et 466 — convenant, lisez couvenant.
  20. 482 — l’acoitiez, lisez la coitiez.
  21. 487 — Galardon, « Gallardon », petite ville de la Beauce (Eure-et-Loir, arr. de Chartres).
  22. 497 — Guillaume, lisez Guillaumes pour la mesure du vers.
  23. 502 — eslirre, lisez eslire.
  24. 539 — aparcevoir, lisez apercevoir.
  25. 582 — preudom, lisez preudomme, qui dans la phrase est au régime.
  26. 613 — ceste afere, lisez cest afere.
  27. 635 — convoitise, lisez couvoitise.
  28. 640 — grans avoir, lisez granz avoirs.
  29. 698 — sans, lisez sanz.
  30. 720 — effraée, lisez esfraée.
  31. 730 — effroiz, lisez esfroiz.
  32. 789 — elle, lisez ele.
  33. 792 — * Là-sus ; ms. Lais, qu’il faut peut-être mieux lire Laiens.
  34. 803 — besoigne, lisez besoingne.
  35. 804 — pardoigne, lisez pardoingne.
  36. 835 — sans, lisez sanz.
  37. 898 — deffere, lisez desfere.
  38. 902 — grand, lisez grant.
  39. 943 — jor, lisez jors.
  40. 963 — Le vers est faux ; il faut corriger : li amena.
  41. 1020 — Vincestre, « Winchester », ville d’Angleterre, comté de Hampshire.
  42. 1107 — alé, lisez alez.
  43. 1119 — sait, lisez set.
  44. 1138 — fu, lisez fust.
  45. 1141 — aille, lisez j’aille.
  46. 1151 — poterne, lisez posterne.
  47. 1161 — garnemens, lisez garnemenz.
  48. 1215 — Besié, lisez Besie, pour la mesure du vers.
  49. 1286 — effroi, lisez esfroi.
  50. 1297 — meffet, lisez mesfet.
  51. 1306 — deffet, lisez desfet.
  52. 1322 — convenables, lisez couvenables.

    Imbert a imité ce fabliau.

IV

DES TROIS AVUGLES

DE COMPIENGNE.

(par cortebarbe.)
Manuscrit F. Fr., nos 837, f. 73 vo à 75 ro, et 1593.[1]

1
Une matère ci dirai[2]
D’un fablel que vous conterai.
On tient le menestrel à sage
Qui met en trover son usage
5De fère biaus dis et biaus contes
C’on dit devant dus[3], devant contes.
Fablel sont bon à escouter[4] :
Maint duel, maint mal font mesconter[5]
Et maint anui et maint meffet[6].
10Cortebarbe[7] a cest fablel fet ;
Si croi bien qu’encor l’en soviegne[8].
Il avint jà defors Compiegne
Trois avugle .I. chemin aloient.
Entre eusnis .I. garçon n’avoient[9]
15Qui les menast ne conduisist
Ne le chemin lor apresist.
Chascuns avoit son hanepel ;
Moult povre estoient lor drapel,
Quar vestu furent[10] povrement.

20Tout le chemin si fetement
S’en aloient[11] devers Senlis.
Uns clers qui venoit[12] de Paris,
Qui bien et mal assez savoit,
Escuier et sommier[13] avoit,
25Et bel[14] palefroi chevauchant,
Les avugles vint[15] aprochant,
Quar grant embléure venoit[16].
Si vit[17] que nus ne les menoit ;
Si pensse que aucuns n’en voie[18] :
30Coment alaissent-il la[19] voie ?
Puis dist : « El cors[20] me fière goute,
Se je ne sai s’il voient goute. »
Li avugle venir l’oïrent,
Erraument[21] d’une part se tindrent,
35Si s’escrient : « Fetes-nous bien,
Povre somes sor toute rien ;
Cil est moult povres qui ne voit, »
Li clers esraument[22] se porvoit,
Qui les veut aler falordant[23] ;
40« Vez ici[24], fet-il, .I. besant
Que je vous done entre vous .III.
— Diex le vous mire et sainte Croiz[25],
Fet chascuns[26], ci n’a pas don lait. »
Chascuns cuide ses compains l’ait.
45Li clers maintenant s’en départ[27].
Puis dist qu’il veut veoir[28] lor départ.
Esraument[29] à pié descendi ;
Si escouta et entendi[30]
Coment les avugle disoient[31],

50Et coment entr’eus devisoient[32].
Li plus mestres des .III. a dit :
« Ne nous a or mie[33] escondit
Qui à nous cest[34] besant dona ;
En .I. besant moult biau don a.
55Savez[35], fet-il, que nous ferons ?
Vers Compiegne retornerons ;
Grant tens[36] a ne fumes aaise ;
Or est bien droiz que chascuns s’aise[37].
Compiegne est de toz biens plentive[38].
60— Com ci a parole soutive !
Chascuns des autres li respont ;
Cor éussons[39] passé le pont ! »
Vers Compiegne sont retorné[40],
Ainsi come il sont atorné ;
65Moult furent lié, baut[41] et joiant.
Li clers les va adès[42] sivant,
Et dist que[43] adès les siurra
De si adonc[44] que il saura
Lor fin. Dedenz la vile[45] entrèrent ;
70Si oïrent et escoutèrent[46]
C’on crioit[47] parmi le chastel :
« Ci a bon vin frès et novel,
Ç’a d’Auçoire, ç’a de Soissons[48],
Pain et char, et vin[49] et poissons ;
75Céenz[50] fet bon despendre argent ;
Ostel i a[51] à toute gent ;
Céenz[52] fet moult bon herbregier. »
Cele part[53] vont tout sanz dangier,
Si s’en[54] entrent en la meson ;

80Li borgois[55] ont mis à reson :
« Entendez çà[56] à nous, font-il ;
Ne nous tenez mie por vil
Se nous somes si[57] povrement ;
Estre volons privéement ;
85Miex vous paierons que plus cointe,
Ce li ont dit, et li acointe[58],
Quar nous volons[59] assez avoir. »
L’ostes pensse qu’il dient voir[60] ;
Si fète gent ont deniers granz.
90D’aus aaisier[61] fu moult en granz ;
En la haute loge les maine[62] :
« Seignor, fet-il, une semaine
Porriez[63] ci estre bien et bel ;
En la vile n’a bon morsel
95Que[64] vous n’aiez, se vos volez.
— Sire[65], font-il, or tost alez ;
Si nous fètes assez venir.
— Or m’en lessiez dont[66] convenir, »
Fet li borgois[67] ; puis si s’en torne.
100De[68] .V. mes pleniers lor atorne
Pain[69], et char, pastéz et chapons.
Et vins, mès que ce fu des bons[70] :
Puis si lor fist là sus trametre[71].
Et fist du charbon el feu metre ;
105Assis se sont[72] à haute table.
Li vallés au clerc[73] en l’estable
Tret ses chevaus[74], l’ostel a pris.
Li clers, qui moult ert[75] bien apris
Et bien vestuz et cointement[76],

110Avoec l’oste moult hautement[77]
Sist au mengier la matinée[78],
Et puis au souper la vesprée[79].
Et li avugle du solier
Furent servi com chevalier ;
115Chascuns grant paticle[80] menoit,
L’uns à l’autre le vin donoit[81] ;
« Tien, je t’en doing ; après m’en[82] done ;
Cis crut sor[83] une vingne bone. « 
Ne cuidiez pas qu’il lor[84] anuit.
120Ainsi jusqu’à la[85] mienuit
Furent en solaz sanz dangier.
Li lit sont fet, si vont couchier
Jusqu’au demain qu’il[86] fu bele eure ;
Et li clers tout adès demeure,
125Por ce qu’il[87] veut savoir lor fin.
Et l’ostes fu[88] levéz matin
Et son vallet, puis si contèrent[89]
Combien char et poisson coustèrent :
Dist li vallés : « En vérité[90],
130Li pains, li vins et li pasté
Ont bien cousté plus de .X. saus ;
Tant ont il bien eu entre aus[91].
Li clers en a .V. sols pour[92] lui.
— De lui[93] ne puis avoir anui ;
135Va là sus, si me fai paier. »
Et li vallés sanz delaier[94]
Vint aus[95] avugles, si lor dist
Que chascuns errant[96] se vestit,
Ses sires veut estre paiez.

140Font-il : « Or[97] ne vous esmaiez,
Quar moult très bien li paierons[98] :
Savez, font-il[99], que nous devons ?
— Oïl, dist-il[100], .X. sols devez.
— Bien le vaut. » Chascuns s’est levez ;
145Tuit troi[101] sont aval descendu.
Li clers a tout ce entendu.
Qui se chauçoit devant[102] son lit.
Li trois avugle à l’oste ont dit[103] :
« Sire, nous avons .I. besant.
150Je croi qu’il est molt bien pesant[104] ;
Quar[105] nous en rendez le sorplus,
Ainçois que du vostre aions plus.
— Volentiers, » li ostes respont[106].
Fait li uns : « Quar li baille[107] dont
155Liquels l’a. Be ! je n’en ai[108] mie.
— Dont l’a Robers Barbe-florie[109] ?
— Non ai, mès vous l’avez, bien sai[110].
— Par le cuer bieu, mie n’en ai[111].
— Liquels l’a dont[112] ? — Tu l’as. — Mès tu.
160— Fètes, ou vous serez batu,
Dist[113] li ostes, seignortruant.
Et mis en longaingne puant[114]
Ainçois que vous partez de ci. »
Il li crient[115] : « Por Dieu merci.
165Sire, moult bien[116] vous paierons. »
Dont[117] recommence lor tençons :
« Robert[118], fet l’uns, quar li donez
Le besant ; devant nous menez[119] :
Vous le reçustes[120] premerains.

170— Mès vous, qui venez daarains[121],
Li bailliez[122], quar je n’en ai point.
— Or sui je bien venuz à point,
Fet li ostes, quant on me truffe. »
L’un va donner une grant buffe,
175Puis faitaporter .II. lingnas[123].
Li clers, qui fu à biau[124] harnas,
Qui le conte[125] forment amoit,
De ris[126] en aise se pasmoit.
Quant il vit le ledengement,
180A l’oste[127] vint isnelement,
Se li[128] demande qu’il avoit,
Quel chose ces genz[129] demandoit.
Fet[130] l’ostes : « Du mien ont éu
.X. sols, c’ont[131] mengié et béu.
185Si ne m’en font fors escharnir[132] ;
Mès de ce les vueil bien garnir[133] :
Chascuns aura de son cors honte.
— Ainçois le[134] metez sor mon conte,
Fet[130] li clers : .XV. sols vous doi ;
190Mal fet povre gent fère anoi. »
L’oste respont : « Moult[135] volentiers ;
Vaillanz clers estes et entiers[136]. »
Li avugle s’en vont tout cuite.
Or oiez com fète refuite[137]
195Li clers porpenssa maintenant[138] :
On aloit la messe[139] sonant ;
A l’oste vint, si l’arésone[140].
« Ostes[141], fet-il, vostre persone
Du moustier dont[142] ne connissiez ?

200Ces[143] .XV. sols bien li croiriez,
Se por moi les vos voloit rendre ?
— De ce ne sui mie à aprendre,
Fet li borgois[144] ; par saint Silvestre,
Que[145] je croiroie nostre prestre,
205S’il voloit, plus de .XXX. livres.
— Dont dites j’en[146] soie delivres
Esraument com je reviendrai[147] ;
Au moustier[148] paier vous ferai. »
L’ostes le comande[149] esraument,
210Et li clers ainsi[150] fètement
Dist son garçon[151] qu’il atornast
Son palefroi, et qu’il troussast[152].
Que tout soit prest quant il reviegne[153] ;
A l’oste a dit que il s’en viegne[154].
215Ambedui el moustier en vont[155],
Dedenz le chancel[156] entré sont ;
Li clers qui les .XV. sols doit[157]
A pris son oste par le doit[158],
Si l’a fet delèz lui assir[159].
220Puis dist : « Je n’ai mie loisir[160]
De demorer dusqu’après[161] messe ;
Avoir vos ferai vo promesse ;
Je l’irai dire qu’il[162] vous pait
.XV. sols[163] trestout entresait
225Tantost que[164] il aura chanté.
— Fetes-en vostre volenté, »
Fet[165] li borgois, qui bien le croit.
Li prestres revestuz estoit.
Qui maintenant[166] devoit chanter.

230Li clers vint devant lui ester[167],
Qui bien[168] sot dire sa reson ;
Bien sanbloit estre gentiz[169] bon ;
N’avoit pas la chière reborse[170].
.XII. deniers tret de[171] sa borse,
235Le prestre les met[172] en la main :
« Sire, fet-il, por[173] saint Germain,
Entendez çà .I. poi[174] à mi.
Tuit li clerc[175] doivent estre ami,
Por ce vieng-je[176] près de l’autel.
240Je giut[177] anuit à un ostel
Chiés à .I. borgois qui moult vaut[178] :
Li douz Jhesu-Criz le consaut,
Quar preudom[179] est et sanz boisdie ;
Mès une cruel[180] maladie
245Li prist ersoir dedenz sa teste,
Entruès que nous demeniens feste[181],
Si qu’il[182] fu trestoz marvoiez.
Dieu[183] merci, or est ravoiez,
Mès encore li[184] deut li chiéz ;
250Si vous pri que vous li lisiez,
Après chanter[185], une evangille
Desus son chief[186]. — Et par saint Gille,
Fet[187] li prestres, je li lirai. »
Au borgois dist : « Je le ferai
255Tantost[188] com j’aurai messe dite,
Dont en claime-je le clerc[189] cuite. »
Fet[190] li borgois : « Miex ne demant.
— Sire prestre, à Dieu vous comant[191],
Fet li clers[192]. — Adieu, biaus douz mestre, »

260Li prestres à l’autel va[193] estre,
Hautement[194] grant messe comence ;
Par .I. jor[195] fu de diemenche,
Au[196] moustier vindrent moult de genz.
Li clers, qui fu et biaus et genz,
265Vint à son oste congié prendre[197] ;
Et li borgois[198], sanz plus atendre,
Dusqu’à son ostel[199] le convoie.
Li clers monte, si[200] va sa voie,
Et li borgois tantost[201] après
270Vint au moustier : moult fu engrès[202]
De[203] ses .XV. sols recevoir :
Avoir les cuide tout por[204] voir.
Enz el[205] chancel tant atendi
Que li prestres se desvesti[206].
275Et que la[207] messe fu chantée.
Et li prestres, sanz demorée,
A pris le livre et puis l’estole[208],
Si[209] a huchié : « Sire Nichole,
Venez avant[210], agenoilliez. »
280De ces paroles n’est pas liéz[211]
Li borgois, ainz li[212] respondi[213] :
« Je ne ving[214] mie por ceci,
Mès mes .XV. sols me paiez.
— Voirement est-il marvoiez[215],
285Dist[216] li prestres ; nomini Dame,
Aidiez à cest preudome à l’ame[217] ;
Je sai de voir qu’il[218] est dervez.
— Oez, dist li borgois, oez[219]
Com[220] cis prestres or m’escharnist ;

290Por[221] poi que mes cuers du sens n’ist,
Quant[222] son livre m’a ci tramis.
— Je vous dirai[223], biaus douz amis,
Fet li prestres[224], coment qu’il praingne,
Tout adès de Dieu vous souviegne[225],
295Si ne poez[226] avoir meschief. »
Le[227] livre li mist sor le chief,
L’Evangille li voloit lire[228].
Et li borgois commence[229] à dire :
« J’ai en meson besoingne à fère[230] ;
300Je n’ai cure de tel afère.
Mais paiez-moi tost ma monnoie. »
Au prestre durement[231] anoie :
Toz ses paroschiens apele[232],
Chascuns entor lui s’atropele.
305Puis dist : « Cest home me tenez[233] ;
Bien sai de voir qu’il est dervez[234].
— Non sui, fet-il, par saint Cornille,
Ne, par la foi que doi ma fille,
Mes .XV. sols me paierez,
310Jà ainsi ne me gaberez.
— Prenez-le tost, » le prestre a dit[235].
Li paroschiens[236] sanz contredit
Le vont tantost moult fort prenant[237] ;
Les mains li vont trestuit tenant[238] ;
315Chascuns moult bel[239] le reconforte,
Et li prestres le livre aporte,
Si[240] li a mis deseur son chief ;
L’Evangille de chief en chief
Li lut[241], l’estole entor le col,

320Mès à tort le tenoit[242] por fol ;
Puis l’esproha d’ève[243] benoite.
Et li borgois[244] forment covoite
Qu’à son ostel[245] fust revenuz.
Lessiez fu, ne fu plus tenuz[246] ;
325Li prestres de sa main le saine[247],
Puis dist : « Avez esté[248] en paine. »
Et li borgois s’est toz cois teus ;
Corouciéz est et moult[249] honteus
De ce qu’il fu si[250] atrapez ;
330Liéz fu quant il fu eschapez ;
A son ostel en[251] vint tout droit.
Cortebarbe dist oreudroit
C’on fet à tort maint home honte.
A tant definerai mon conte[252].

Explicit des .III. Avugles de Compiengne.

  1. IV. — Des trois Avugles de Compiengne, p. 70.

    A. — Paris, Bibl. nat., Mss. fr. 837, fol. 73 vo à 75 ro.

    B. — Paris, » Bibl. nat., » Mss. fr.» 1593, fol. 103 ro à 107 ro.

    C. — Paris, » Bibl. nat., » Mss. fr.» 12,603, fol. 240 vo à 242 vo.

    T. — Fragment trouvé dans la Bibl. de Troyes, aujourd’hui à la Bibl. nat., comprenant seulement les vers 151-293.


    Il y a dans B, C et T des différences d’orthographe trop nombreuses et trop insignifiantes pour être données.

    Publié par Barbazan, III, 68 ; par Méon, III, 398-408, d’après le ms. A ; par Renouard dans Legrand d’Aussy, III, app. 5-9, et analysé par Legrand d’Aussy, III, 49–57.


  2. Vers 1-5 — B :

    Une aventure conterai
    D’ou le fablel vos en dirai.
    Je tien le menestrel molt sage
    Qui en trover met son usage
    Quant il dit fabliaus et contes.

    On lit dans C :

    Une matere conterai
    Dont le flabel vous dirai.
    Je tieng le menestrel à sage
    Qui en trouver met son usage
    Dont on fait fabliaus et contes.

  3. 6 — dus, devant. B, rois et devant. C, rois, dus et.
  4. 7 — B, Fabliaus sont bon à raconter.
  5. 8 — mesconter. B, C, oblier.
  6. 9 — meffet. A, mesfet.
  7. 10 — Cortebarbe. C, Cointebarbe. — a cest fablel. B, a ce fablel. C, a cestui.
  8. 11 — B, Je croi molt bien qui l’en soveigne.
  9. 14 — B, Entr’aus .III. nul garson n’avoient. C, Entr’aus .III. .I. garchon n’avoient.
  10. 19 — furent. B, yerent.
  11. 21 — aloient. B, C, venoient. — Senlis. C, Saint Lis.
  12. 22 — qui venoit. B, C, revenoit.
  13. 24 — sommier. B, garson.
  14. 25 — Et bel. B, C, .I. bel.
  15. 26 — vint. B, vit. C, vient.
  16. 27 — C, « grant » manque. — embleüre, lisez ambleüre.
  17. 28 — vit. C. voit.
  18. 29 — B, Lors se pensa c’a nus envoie. C, Lors se pensa qu’aucuns en voie.
  19. 30 — la. C, lor.
  20. 31 — El cors. B, Ançois.
  21. 34 — Erraument. B, Maintenant.
  22. 38 — erraument. B, C, maintenant.
  23. 39 — falordant. B, faunoient. C, ambousant.
  24. 40 — Vez ici. B, Vez vos ci. C, Vés ci.
  25. 42 — Croix, lisez Croiz.
  26. 43 — Fet chascuns. B, Font il que. C, Dist chascuns.
  27. 45 — B, C, Atant li clers ansus se part.
  28. 46 — * veoir. A, vir, forme contracte de veïr. — B, Et dit qu’il verra lor depart. C, Dist que veïr veut lor depart.
  29. 47 — Esraument. B, Maintenant.
  30. 48 — B, Tant qu’il oy et entendi. C, Cil qui oï et entendi.
  31. 49 — B, Ce que li avugle disoient. C, Quanque li avule disoient.
  32. 50 — B, Et que antr’aus .III. devisoient.
  33. 52 — B, « or » manque. — or mie. C, mie ore.
  34. 53 — cest. B, se.
  35. 55 — Savez, « fet il. B, Je vous dirai.
  36. 57 — Grant tens. B, Grant piece. — ne. C, que ne.
  37. 58 — que chascuns s’aise. B, chacuns soit aise.
  38. 59 — plentive. B, garnie.
  39. 62 — C’or eussons. B, C, Car eüssiens.
  40. 63-64 — B :

    Et si fuciens ataverné. »
    À Compeigne sont retorné.

    De même à peu près dans C :

    Et fuissimes entavrené. »
    Vers Compeingne sont retourné.

  41. 65 — lié, baut. B, baut, lié.
  42. 66 — les va adès. C, adiès les vait.
  43. 67 — dist que. B, C, dit tot.
  44. 68 — si adonc. B, C, ci atant.
  45. 69 — Dedenz la vile. B, An la vile en.
  46. 70 — C, S’oïrent et si escouterent.
  47. 71 — crioit. B, C, huchoit.
  48. 73 — B, C’est d’Auvergne, c’est de Soissons.
  49. 74 — et vin. B, pastés, leçon qui est de beaucoup préférable. — C, Cha char d’oissons et poissons.
  50. 75 — Ceens, lisez Ceenz. — B, Ci fet bon despendre son argent.
  51. 76 — Ostel i a. B, Ci a hostel.
  52. 77 — Ceens, lisez Ceenz. — B, C, Ci puet on aize herbergier.
  53. 78 — B, « part » manque.
  54. 79 — Si s’en. B, Tuit. C, Tuit .iii.
  55. 80 — Li borgois. B, Le prodome.
  56. 81 — Entendez çà. B, Sire, entendez.
  57. 83 — si. C, trop.
  58. 86 — Ce vers manque dans B, et est remplacé par le suivant, qui précède le vers 85 :

    En une bele sale pointe.

    De même dans C :

    En une loge biele et painte.

  59. 87 — Quar nous volons. B, Si voulons nous.
  60. 88 — B, C, Li ostes pense il dient voir.
  61. 90 — aaisier. B, aseoir. — engranz, lisez en granz. Le vers manque dans C.
  62. 91 — B, En la salle qui estoit pointe.
  63. 93 — Porriez. C, Poés. — ci estre. B, estre et.
  64. 95 — Que. B, Dont.
  65. 96 — Sire. B, C, Oïl.
  66. 98 — C, « dont » manque.
  67. 99 — borgois. B, ostes.
  68. 100 — De. B, Et.
  69. 101 — Pain. C, Plais. — chapons. B, poissons.
  70. 102 — B, Et vins noviaus qui furent bons.
  71. 103-104 — B :

    Puis lor fait laissus trametre
    Et lor fait charbon en feu metre.

    — fist. C, fait.

  72. 105 — se sont. B, C, furent.
  73. 106 — Li vallès au clerc. B, Et li vallès clers. C, Li vallès le clerc.
  74. 107 — ses chevaus. B, C, son cheval.
  75. 108 — qui moult ert. B, fu biaus et. C, fu sages et.
  76. 109 — B, Et fu vestuz molt richement. C, Biaus et vestus molt richement.
  77. 110 — moult hautement. B, cortoisement. — C, Sist avoec l’oste courtoisement.
  78. 111 — C, Au digner le matinée.
  79. 112 — au souper. B, après à la. — C, Puis au souper à la vesprée, leçon qu’il faut adopter.
  80. 115 — paticle. C, particle.
  81. 116 — B, Li .I. à l’autre vin donoit.
  82. 117 — après m’en. B, et tu me.
  83. 118 — Cis crut sor. B, Cil crut en.
  84. 119 — qu’il lor. B, que lor.
  85. 120 — Ainsi jusqu’à la. B, C, Ensis jusques à.
  86. 123 — Jusqu’au demain qu’il. B, Jusc’à demain qu’i.
  87. 125 — qu’il. B, que.
  88. 126 — Et l’ostes fu. B, Li ostes est. C, Li ostes ert.
  89. 127 — B, Et ses sergens, et si conterent.
  90. 129 — B, C, Li vallez dist : « En charité.
  91. 132 — B, Si m’aït Diex et saint Thiebaut !
  92. 133 — sols pour. B, tot pour. C, à par.
  93. 134 — De lui. B, A lui.
  94. 136 — C, Et chius i vait sans delaiier.
  95. 137 — Vint aus. C, Droit as.
  96. 138 — chascuns errant. B, tantost chacuns.
  97. 140 — Font il : « Or. C, « Or, » font il.
  98. 141 — li paierons. B, C, vous paierons.
  99. 142 — Savez, » font il, « que. B, C, Savez vos combien.
  100. 143 — dist il. B, C, fait il.
  101. 145 — Tuit troi. C, Tout droit.
  102. 147 — devant. C, desor.
  103. 148-149 — B :

    Li avugle, sans contredit,
    En vont l’oste arraisonnant.

  104. 150 — C, Si cuidons bien k’il soit pesans. — Ce vers manque dans B.
  105. 151 — Quar. B, Si. C, Se. T, Or. — rendez. C, donnée.
  106. 153-155 — Ces trois vers sont remplacés dans C par les cinq suivants :

    Et dist li ostes : « Volentiers.
    — Robert, » fait l’uns, « ces li bailliés,
    Vous le vis qui veniés premiers.
    — Mais vous qui veniés daarains,
    Li donnés, car je n’en euc mie.

  107. 154 — baille. B, bailliez. — T, Faites tost, se li donés dont.
  108. 155 — l’a. Bé ! je n’en ai. B, l’a don, je ne l’ai. T, vous n’a, je n’en ai.
  109. 156 — Barbe florie. B, Plante florie.
  110. 157 — B, Non n’ai, mès vous l’avez, bien le sai.
  111. 158 — B, Par la cervelle Dé, non ai. C, Par le cerveille bieu, mon ai. T, Par le cervele Dieu, non ai.
  112. 159 — Liquels l’a dont ? C, Et qui là ?
  113. 161 — Dist. B, C, Fait.
  114. 162 — en longaingne puant. B, en la longaigne grant.
  115. 164 — Il li crient. B, Sire, » font il. C, A lui dient. T, Il l’escrient.
  116. 165 — Sire, moult bien. B, C, T, Car molt trés bien.
  117. 166 — Dont. B, C, T, Lors. — lor. B, la.
  118. 167 — Robers, lisez Robert. — fet l’uns, quar. B, fait il, car. T, faites, se.
  119. 168 — devant nous menez. B, devant li metez. C, devant nous metés. T, qui nous fu donnés.
  120. 169 — Vous le reçustes. B, Vous l’eüstes tot. T, Que receüstes.
  121. 170 — venez daarains. B, veniés derriens. C. veniés daarains. T, veniez daarrains.
  122. 171 — bailliez. B, C, T, donnés. — quar. B, que.
  123. 175 — lingnas. B, ligaz. C, laingnars. T, saignaz (ou sargnas).
  124. 176 — biaus, lisez biau. — à biau harnas. B, en ces biaus draz.
  125. 177 — le conte. B, cest conte.
  126. 178 — De ris. B, De rire.
  127. 180 — A l’oste. T, Cele part. — vint isnelement. B, s’en vint erremant.
  128. 181 — Se li. T, L’oste.
  129. 182 — gens, lisez genz. — ces gens. B, à ses gens. C, tel gent.
  130. a et b 183 et 189 — Fet. B, Dit. C, T, Dist.
  131. 184 — c’ont. T, tout. — C, .X. sols que mengié que beü.
  132. 185 — fors escharnir. B, fors qu’escharnir. C, el k’escarnir.
  133. 186 — T, Mès de tout les puis garnir.
  134. 188 — le. B, C, les. — sor mon. B, à mon.
  135. 191 — L’oste respont : Moult. B, Dist li ostes : « Molt. » T, Li oste respont.
  136. 192 — entiers. B, legers.
  137. 194 — refuite. B, recite.
  138. 195 — porpenssa maintenant. T, maintenant se porpensa.
  139. 196 — la messe. T, as messes.
  140. 197 — C, Li clers tantost l’oste araisonne. T, Le bourjois tantost aresone.
  141. 198 — Ostes. B, C, Sire.
  142. 199 — dont. T, en. — dont ne connissiez. B, bien reconnoissiez. C, en le connissiés.
  143. 200 — Ces. B, Les. — croiriez. B, croiiez.
  144. 203 — Fet li borgois. B, Dist li ostes. T, Dist li bourgois.
  145. 204 — Que. B, Car. — C, Car je querrai bien…
  146. 206 — Dont dites j’en. B, Dites dont je. C, Dites que je. — j’en. T, que.
  147. 207 — B, C, A l’ostel quant je revandrai. T, Quant del moustier repairerai.
  148. 208 — Au moustier. T, Esraument.
  149. 209 — le commande. T, li otroie.
  150. 210 — ainsi. B, C, tot si. T, ausi.
  151. 211 — garçon. B, C, sergent.
  152. 212 — et qu’il troussast. B, si qu’i montast. C, et son harnas.
  153. 213 — B, Si tot com il reveigne (vers faux).
  154. 214 — B, A son oste dit que se veigne. — A l’oste. T, Au bourjois.
  155. 215 — el moustier en vont. B, C, T, au moustier s’en vont.
  156. 216 — le chancel. T, ambedoi.
  157. 217 — les .XV. sols doit. T, biax et gens estoit.
  158. 218 — doit, lisez doi.
  159. 219 — assir. B, T, seïr.
  160. 220 — B, Puis li dist : « Je n’ai pas loisir… ».
  161. 221 — dusqu’après. B, jusc’après.
  162. 223 — Je l’irai dire qu’il. B, C, Je li voiz dire que. T, Je li dirai que il.
  163. 224 — .XV. sols trestout. T, Vos .XV. sols tout.
  164. 225 — que. B, com. T, comme.
  165. 227 — Fet. T, Dist. — borgois. B, ostes. — le. T, l’en.
  166. 229 — Qui maintenant. B, La grant messe. C, Qui grant messe. T, Car grant messe.
  167. 230 — B, Li clers est venus à l’autel.
  168. 231 — bien. T, bel.
  169. 232 — estre gentiz. B, que fut gentis. C, qu’il fust gentis.
  170. 233 — C, Il n’avoit pas chiere rebourse.
  171. 234 — tret de. C, prist en. T, traist de.
  172. 235 — met. B, T, mist. C, boute.
  173. 236 — por. B, C, par.
  174. 237 — Entendez ça .I. poi. B, Or entendez .I. poi. T, Entendez .I. petit.
  175. 238 — li clerc. B, C, clerc si.
  176. 239 — je. B, si.
  177. 240 — giut, lisez giuc. — B, Je jiu ennuit en .I. ostel.
  178. 241 — B, Chiés .I. riche home qui tant vaut. C, T, Chiés .I. borgois qui forment vaut.
  179. 243 — Quar preudom. B, Vaillanz hons.
  180. 244 — cruel. B, si grant. C, molt grant. T, molt griés.
  181. 246 — B, Entr’aus que dememeniens grant feste. C, Entreus que nous meniemes feste. T, Entrues que meniiens no feste.
  182. 247 — Si qu’il. B, Car il. T, Si que. — trestoz. T, toz. — marvoiez. B, malvoiez. — Ce vers manque dans C.
  183. 248 — C, « Dieu » manque.
  184. 249 — encore li. T, c’un petit l’en.
  185. 251 — Après chanter. B, Après messe. C, Après le messe. T, Deseur son chief.
  186. 252 — Desus son chief. Et. B, Molt trés volentiers. T, Après chanter. Hé ! — Et par. C, De par.
  187. 253 — Fet. B, T, Dist. — lirai. B, dirai.
  188. 255 — Tantost. B, Si tost. — com j’aurai. C, que j’arai.
  189. 256 — clers, lisez clerc. — B, Dont en claim je bien le clerc quite.
  190. 257 — Fet. B, Dit. T, Dist. — Miex. C, B, Plus.
  191. 258 — comant. B, rant.
  192. 259 — Fet li clers. B, Di li prestres. C, Fait li prestres. — B, C, « doux » manque.
  193. 260 — à l’autel va. B, va à l’autel.
  194. 261 — Hautement. T, Esraument.
  195. 262 — Par .I. jor fu. T, Ce fu un jor.
  196. 263 — Au. C, T, C’au. — vindrent. B, T, vienent. C, vont.
  197. 265 — prendre. B, penre.
  198. 266 — borgois. C, ostes.
  199. 267 — Dusqu’à son ostel. B, Tantost à l’otel.
  200. 268 — monte, si. B, maintenant. — si va sa voie. C, si s’avoie.
  201. 269 — tantost. B, trestot.
  202. 270 — T, De revenir fu molt engrès.
  203. 271 — De. T, Pour.
  204. 272 — tout por, B, bien de.
  205. 273 — el. B, ou.
  206. 274 — devesti, lisez desvesti.
  207. 275 — que la. B, quant la. T, que grans.
  208. 277 — le livre et puis l’estole. B, le messel et l’estole. C, le livre et l’estole. T, et le livre et l’estole.
  209. 278 — Si. C, Puis.
  210. 279 — Venez avant. T, Or ça, » fait il.
  211. 280 — C, Ches paroles ne sont pas lies. T, Li bourjois l’ot, ne fu pas liez.
  212. 281 — Li borgois, ainz li. T, Tantost au prestre. — ainz li. B, ainsoiz.
  213. 281-4 — C :

    Au bourgois molt forment anoie :
    « Mais paiiés me tost ma monnoie.

  214. 282 — ving. B, T, vieng.
  215. 284 — marvoiez. B, malvoiez.
  216. 285 — Dist. B, T, Fait.
  217. 286 — B, C, T, Soiés cest home aidant à l’ame.
  218. 287 — de voir qu’il. B, bien que il. C, de fi k’il. — T, Bien voi que il est fourcenés.
  219. 288 — B, Veez, » fait li borgois, « veez. C, Or, » i fait li bourgeois, « veés. T, Or ois, » fait li bourgois, « oez.
  220. 289 — Com. B, Que. — or. B, C, T, ci.
  221. 290 — Por. T, A. — B, A po mes cuers do cen n’it. C, Pour poi mes cuers fors du sens n’ist.
  222. 291 — Quant. B, Qui.
  223. 292 — Je vous dirai. B, Dist li prestres. C, Fait li prestres.
  224. 293 — Fet li prestres. B, Je vos dirai. C, Je le dirai. — comment qu’il praingne. B, C, T, coi qu’il aviegne.
  225. 294 — C, De Diu tout adès vous souviegne.
  226. 295 — poez. C, pores.
  227. 296 — Le. B, Son.
  228. 297 — dire, lisez lire, qui est exigé par la rime.
  229. 298 — commence. B, C, li prist.
  230. 299-300 — Ces deux vers sont intervertis dans B et C.
  231. 302 — durement. B, C, molt forment.
  232. 303 — apele. B, en apelle.
  233. 305 — tenez. B, prenez. — C, Puis a dit : « Cestui me tenés.
  234. 306 — B, C, Je sai de fi qu’il est desvez.
  235. 311 — B, Prenez, » li prestres a dist. C, Prendéle tost, » li prestres dist.
  236. 312 — paroschiens. B, païsant.
  237. 313 — B, L’ont pris et lié de maintenant. C, 'Le vont illuec tantost prendant.
  238. 314 — trestuit tenant. B, formant tordant. C, estroit loiant.
  239. 315 — bel. B, bien.
  240. 317 — Si. B, Se. — C, « seur » manque. — son. B, le.
  241. 319 — lut. B, lit.
  242. 320 — tenoit. C, tiennent.
  243. 321 — l’esproha d’eve. B, l’esparge d’iaue. C, l’espresent d’iaue.
  244. 322 — borgois. B, prestres.
  245. 323 — Qu’à son ostel. B, Que li borjois.
  246. 324 — B, Laissiez et ne fui plus tenuz. — plus. C, mais.
  247. 325-330 — Manquent dans B.
  248. 326 — Avez estés. C, Estet avés.
  249. 328 — est et moult. C, fu molt el.
  250. 329 — qu’il fu si. C, k’ensi fu.
  251. 331 — en. B, s’en.
  252. 334 — B, Ici fenit li miens contes. C, Ensi definera son conte.

    Ce fabliau, bien souvent imité, se divise en deux parties séparées par la bataille des aveugles. La première partie se retrouve dans le Scelta di facezie, dans Sacchetti (nouv. 140), dans les Serées de Bouchet, dans les Contes du sieur d’Ouville, dans Imbert, etc. ; la deuxième partie est racontée à peu près pareille dans les Facétieuses journées de Chappuis, dans la Manière d’avoir du poisson (première repue de Villon, éd. Jannet, 187-190), dans les Facetie de Poncino, dans les Nouveaux contes à rire, etc., etc.

V

LA HOUCE PARTIE

(par bernier.)
Manuscrit no 7218, f. 150 ro à 152 ro.[1]

..................[2]
1
De biau parler et de bien dire
Chascuns devroit à son mestire
Fère connoistre et enseignier
Et bonement enromancier
5Les aventures qui avienent.
Ausi, comme gent vont et vienent,
Ot-on maintes choses conter
Qui bones sont à raconter.
Cil qui s’en sevent entremetre
10I doivent grant entente metre,
En pensser[3], en estudier,
Si com firent nostre ancissier[4],
Li bon mestre qui estre seulent ;
Et cil qui après vivre vuelent
15Ne devroient jà estre oiseus.
Mès il devienent pereceus

Por le siècle, qui est mauvès ;
Por ce si ne se vuelent mès
Li bon menestrel entremetre,
20Qar molt covient grant paine metre
En bien trover, sachiez de voir.
Huimès vous faz apercevoir
Une aventure qui avint
Bien a .XVII. ans ou .XX,
25Que uns riches hom d’Abevile
Se departi fors de sa vile,
Il et sa fame et uns siens fils.
Riches et combles et garnis
Issi com preudom de sa terre,
30Por ce que il estoit de guerre
Vers plus fors genz que il n’estoit ;
Si se doutoit et se cremoit
De estre entre ses anemis.
D’Abevile vint à Paris.
35Ilueques demora tout qoi.
Et si fist homage le Roi,
Et fu ses hom et ses borgois.
Li preudom fu sage et cortois,
Et la Dame forment ert lie,
40Et li vallès fols n’estoit mie,
Ne vilains, ne mal enseigniez.
Molt en furent li voisin liéz
De la rue où il vint manoir ;
Sovent le venoient véoir
45Et li portoient grant honor.
Maintes genz sans metre du lor

Se porroient molt fère amer ;
Por seulement de biau parler
Puet l’en molt grant los acueillir ;
50Qar qui biau dit, biau veut oïr,
Et qui mal dit et qui mal fait,
Il ne puet estre qu’il ne l’ait ;
En tel point le voit-on et trueve ;
On dit sovent : l’uevre se prueve.
55Ainsi fu li preudom mananz
Dedenz Paris plus de sept anz,
Et achatoit et revendoit
Les denrées qu’il connissoit.
Tant se bareta d’un et d’el
60Que toz jors sauva son chatel,
Et ot assez de remanant.
El preudome ot bon marchéant
Et demenoit molt bone vie,
Tant qu’il perdi sa compaignie,
65Et que Diex fist sa volenté
De sa fame, qui ot esté
En sa compaignie .XXX. anz.
Il n’avoient de toz enfanz
Que ce vallet que je vous di.
70Molt corouciez et molt mari
Se fist li vallés lèz son père,
Et regretoit sovent sa mère.
Qui moult souef l’avoit norri ;
Il se pasma, pleure por li,
75Et li pères le reconforte :
« Biaus filz, fet-il, ta mère est morte ;

Prions Dieu que pardon li face ;
Ters tes iex, essue ta face,
Que li plorers[5] ne t’i vaut rien.
80Nous morrons tuit, ce sez-tu bien ;
Par là nous couvendra[6] passer ;
Nus ne puet la mort trespasser
Que ne reviegne par la mort.
Biaus filz, tu as bon reconfort,
85Et si deviens biaus bacheler ;
Tu es en point de marier.
Et je sui mès de grant aage.
Si je trovoie .I. mariage
De gent qui fussent de pooir,
90G’i metroie de mon avoir ;
Qar ti ami te sont trop loing ;
Tart les auroies au besoing[7] ;
Tu n’en as nul en ceste terre
Se par force nes pués conquerre ;
95S’or trovoie fame bien née
Qui fust d’amis emparentée,
Qui éust oncles et antains.
Et frères et cousins germains,
De bone gent et de bon leu,
100Là où je verroie ton preu,
Je t’i metroie volentiers,
Jà nel leroie por deniers. »
Ce nous raconte li escris,
Seignor, or avoit el païs
105.III. chevaliers qui erent frère,
Qui erent de père et de mère

Moult hautement emparenté,
D’armes proisié et alosé,
Mès n’avoient point d’eritage
110Que tout n’éussent mis en gage,
Terres et bois et tenemenz,
Por suirre les tornoiemenz.
Bien avoit sor lor tenéure
.IIIm. livres à usure,
115Qui moult les destraint et escille.
Li ainsnez avoit une fille
De sa fame, qui morte estoit,
Dont la damoisele tenoit
Dedenz Paris bone meson
120Devant l’ostel à cel preudon.
La meson n’estoit pas au père,
Qar li ami de par sa mère
Ne li lessierent engagier.
La mesons valoit de loier
125.XX. livres de paresis l’an ;
Jà n’en éust paine n’ahan
Que de ses deniers recevoir.
Bien fu d’amis et de pooir
La damoisele emparentée,
130Et le preudon l’a demandée
Au père et à toz ses amis.
Li chevalier li ont enquis
De son mueble, de son avoir,
Combien il en pooit avoir,
135Et il lor dist moult volentiers :
« J’ai, qu’en denrées qu’en deniers,

.M. et .Vc. livres vaillant ;
J’en deveroie estre mentant
Se je me vantoie de plus ;
140Je l’en donroie tout le plus
De .C. livres de paresis.
Je les ai loiaument aquis ;
J’en donrai mon fil la moitié.
— Ce ne porroit estre otroié,
145Biaus sire, font li chevalier ;
Se vous deveniiez templier,
Ou moine blanc, ou moine noir,
Tost lesseriiez vostre avoir
Ou à temple ou à abéïe :
150Nous ne nous i acordons mie ;
Non, Seignor, non, Sire, par foi.
— Et comment donc, dites le moi ?
— Moult volentiers, biaus Sire chier.
Quanques vous porrez esligier,
155Volons que donez vostre fils,
Et que il soit du tout saisis,
Et tout metez par devers lui,
Si que ne vous ni à autrui
N’i puissiez noient calengier.
160S’ainsi le volez otroier,
Li mariages sera fait ;
Autrement ne volons qu’il ait
Nostre fille ne nostre nièce. »
Li preudon penssa une pièce ;
165Son fil regarde; si penssa.
Mès mauvesement emploia

Cele penssée que il fist.
Lors lor respont et si lor dist :
« Seignor, de quanques vous querez
170Acomplirai voz volentez,
Mès ce sera par .I. couvent :
Se mes filz vostre fille prent
Je li donrai quanqu’ai vaillant,
Et si vous di tout en oiant
175Ne vueil que me demeure rien,
Mès praingne tout et tout soit sien,
Que je l’en saisi et revest. »
Ainsi le preudon se dévest.
Devant le pueple qui là fu
180S’est dessaisis et desvestu
De quanques il avoit el monde,
Si que il remest ausi monde
Com la verge qui est pelée,
Qu’il n’ot ne denier ne denrée
185Dont se péust desjéuner
Se ses filz ne li volt doner.
Tout li dona et clama quite,
Et, quant la parole fu dite,
Li chevaliers tout main à main
190Saisi sa fille par la main ;
Si l’a au bacheler donée.
Et li vallés l’a espousée.
D’iluec bien à deus anz après
Bonement furent et en pès
195Li maris et la dame ensanble,
Tant que la dame, ce me sanble,

Ot un biau fil du bacheler.
Bien le fist norrir et garder,
Et la dame fu bien gardée,
200Sovent baignie et relevée.
Et li preudon fu en l’ostel ;
Bien se dona le cop mortel
Quant, por vivre en autrui merci,
De son avoir se dessesi[8].
205En l’ostel fu plus de .XII. anz,
Tant que li enfes[9] fu jà granz
Et se sot bien apercevoir.
Souvent oï ramentevoir
Que ses taions fist à son père,
210Par qoi il espousa sa mère,
Et li enfes, quant il l’oï,
Aine puis nel volt metre en oubli.
Li preudon fu viex devenu,
Que viellèce l’ot abatu
215Qu’au baston l’estuet soustenir.
La toile à lui ensevelir
Alast volentiers ses filz querre ;
Tart li estoit qu’il fust en terre,
Que sa vie li anuioit.
220La Dame lessier ne pooit,
Qui fière estoit et orguilleuse ;
Du preudome estoit desdaigneuse,
Qui moult li estoit contre cuer.
Or ne puet lessier à nul fuer
225Qu’ele ne déist son Seignor :
« Sire, je vous pri par amor,

Donez congié à vostre père,
Que, foi que doi l’ame ma mère,
Je ne mengerai mes des denz
230Tant com je le saurai céenz,
Ainz vueil que li donez congié.
— Dame, fet-il, si ferai-gié. »
Cil, qui sa fame doute et crient,
Maintenant à son père vient ;
235Se li a dit isnelement:
« Pères, pères, alez vous ent ;
Je di c’on n’a céenz que fère
De vous ne de vostre repère[10] ;
Alez vous aillors porchacier.
240On vous a doné à mengier
En cest ostel .XII. anz ou plus ;
Mès fetes tost, si levez sus ;
Si vous porchaciez où que soit.
Que fère l’estuet orendroit. »
245Li pères l’ot ; durement pleure;
Sovent maudit le jor et l’eure
Qu’il a tant au siècle vescu :
« Ha ! biaus douz filz, que me dis-tu ?
Por Dieu, itant d’onor me porte
250Que ci me lesses à ta porte.
Je me girrai en poi de leu ;
Je ne te quier nis point de feu,
Ne coute-pointe, ne tapis ;
Mès la fors souz cel apentis
255Me fai baillier .I. pou d’estrain.
Onques por mengier de ton pain

De l’ostel ne me gete fors.
Moi ne chaut s’on me met là hors,
Mès que ma garison me livre ;
260Jà, por chose que j’aie à vivre
Ne me déusses pas faillir.
Jà ne puès-tu miex espenir
Toz tes péchiez qu’en moi bien faire,
Que se tu vestoies la haire.
265— Biaus père, dist li bachelers,
Or n’i vaut noient sermoners ;
Mès fetes tost, alez vous en,
Que ma fame istroit jà du sen.
— Biaus filz, où veus-tu que je voise ?
270Je n’ai vaillant une vendoise.
— Vous en irez en cele vile ;
Encore en i a-il .X. mile
Qui bien i truevent lor chevance :
Moult sera or grant meschéance
275Se n’i trovez vostre peuture ;
Chascuns i atent s’aventure ;
Aucunes genz vous connistront,
Qui lor ostel vous presteront.
— Presteront, filz ! Aus genz que chaut,
280Quant tes ostels par toi me faut ?
Et, puis que tu ne me fez bien,
Et cil qui ne me seront rien
Le me feront moult à envis,
Quant tu me faus, qui es mes fils.
285— Pères, fet-il, je n’en puis mais
Se je met sor moi tout le fais ;

Ne savez s’il est à mon vuel. »
Adonc ot li pères tel duel,
Por poi que li cuers ne li criève.
290Si foibles comme il est, se liève ;
Si s’en ist de Tostel plorant :
« Filz, fet-il, à Dieu te commant.
Puisque tu veus que je m’en aille,
Por Dieu me done une retaille
295D’un tronçon de ta sarpeillière,
Ce n’est mie chose moult chière,
Que je ne puis le froit soufrir.
Je le te demant por couvrir,
Que j’ai robe trop poi vestue ;
300C’est la chose qui plus me tue. »
Et cil, qui de doner recule,
Li dist : « Pères, je n’en ai nule.
Li doners n’est or pas à point ;
A ceste foiz n’en aurez point,
305Se on ne me le tolt ou emble.
— Biaus douz filz, toz li cuers me tramble,
Et je redout tant la froidure ;
Done moi une couverture
De qoi tu cuevres ton cheval.
310Que li frois ne me face mal. »
Cil, qui s’en bée à descombrer.
Voit que ne s’en puet délivrer
S’aucune chose ne li baille ;
Por ce que il veut qu’il s’en aille,
315Commande son fil qu’il li baut.
Quant on le huche, l’enfes saut :

« Que vous plest, sire, dist l’enfant ?
— Biaus filz, fet-il, je te commant,
Se tu trueves l’estable ouverte,
320Done mon père la couverte
Qui est sus mon cheval morel.
S’il veut si en fera mantel,
Ou chapulaire, ou couvertor ;
Done li toute la meillor. »
325Li enfes, qui fu de biau sens,
Li dist : « Biaus taions, venez enz. »
Li preudon s’en torne avoec lui,
Toz corouciez et plains d’anui.
L’enfes la couverture trueve ;
330La meillor prist et la plus nueve,
Et la plus grant et la plus lée ;
Si l’a par le mileu doublée.
Si le parti à son coutel
Au miex qu’il pot et au plus bel ;
335Son taion bailla la moitié.
« Biaus filz, fet-il, que ferai-gié ?
Por qoi le m’as-tu recopée ?
Ton père le m’avoit donée.
Or as-tu fet grant cruauté,
340Que ton père avoit commandé
Que je l’éusse toute entière ;
Je m’en irai à lui arrière.
— Alez, fet-il, où vous voudrez,
Que jà par moi plus n’en aurez. »
345Li preudon issi de l’estable :
« Filz, fet-il, trestout torne à fable

Quanque tu commandas et fis ;
Que ne chastoies-tu ton fils
Qu’il ne te doute ne ne crient ?
350Ne vois-tu donques qu’il retient
La moitié de la couverture ?
— Va, Diex te doinst male aventure !
Dist li pères ; baille li toute.
— Non ferai, dist l’enfes, sanz doute ;
355De qoi seriiez-vous paié ?
Je vous en estui la moitié,
Que jà de moi n’en aurez plus.
Se j’en puis venir au desus,
Je vous partirai autressi
360Comme vous avez lui parti.
Si comme il vous dona l’avoir,
Tout ausi[11] le vueil-je avoir,
Que jà de moi n’enporterez
Fors que tant com vous li donrez.
365Si le lessiez morir chetif.
Si ferai-je vous, se je vif. »
Li pères l’ot : parfont souspire ;
Il se repensse et se remire.
Aus paroles que l’enfes dist
370Li pères grant example prist ;
Vers son père torna sa chière :
« Pères, fet-il, tornez arrière ;
C’estoit anemis et pechié
Qui me cuide avoir aguetié ;
375Mès, se Dieu plest, ce ne puet estre.
Or vous faz-je seignor et mestre

De mon ostel à toz jors mais.
Se ma fame ne veut la pais,
S’ele ne vous veut consentir,
380Aillors vous ferai bien servir ;
Si vous ferai bien aaisier
De coute-pointe et d’oreillier.
Et si vous di, par saint Martin,
Je ne beverai mès de vin
385Ne ne mengerai bon morsel
Que vous n’en aiez del plus bel ;
Et serez en chambre celée
Et au bon feu de cheminée ;
Si aurez robe comme moi.
390Vous me fustes de bone foi,
Par qoi sui riches à pooir,
Biaus douz père, de vostre avoir.
Seignor, ci a bone moustrance[12]
Et aperte senefiance
395Qu’ainsi geta le filz le père
Du mauvès penssé où il ère.
Bien se doivent tuit cil mirer
Qui ont enfanz à marier.
Ne fetes mie en tel manière,
400Ne ne vous metez mie arrière
De ce dont vous estes avant.
Ne donez tant à vostre enfant
Que vous n’i puissiez recouvrer.
L’en ne se doit mie fier,
405Que li enfant sont sans pitié ;
Des pères sont tost anoié

Puis qu’il[13] ne se pueent aidier.
Et qui vient autrui dangier
Molt vit au siècle à[14] grant anui.
410Cil qui vit en dangier d’autrui,
Et qui du suen méismement
A autrui livroison s’atent ;
Bien vous en devez chastoier.
Icest example fist Bernier,
415Qui la matère enseigne à fère.
Si en fist ce qu’il en sot faire.

Explicit de la Houce partie.

  1. V. — La Houce partie, p. 82.
    Paris, Bibl. nat., Mss. fr. 837 (anc. 7218), fol. 150 ro à 152 vo.

    Publié par Méon, IV, 472-485 ; par Renouard dans Legrand d’Aussy, IV, app. 13 ; par Bartsch, dans sa Chrestomathie de l’ancien français, 1re éd., 274-282, et traduit par Legrand d’Aussy sous le titre de « Le Bourgeois d’Abbeville », IV, 117-124. — L’auteur de ce fabliau est non Bernard, mais Bernier, comme l’indique le vers 414.


  2. Les premiers vers de ce fabliau manquent dans le manuscrit, qui est défectueux en cet endroit.
  3. Vers 11 — penser, lisez pensser.
  4. 12 — notre ancistier, lisez nostre ancissier.
  5. 79 — plorer, lisez plorers.
  6. 81 — convendra, lisez couvendra.
  7. 92 — besoin, lisez besoing.
  8. 204 — deffesi, lisez dessesi.
  9. 206 — enfez, lisez enfes.
  10. 238 — repaire, lisez repere.
  11. 362 — aussi, lisez ausi.
  12. 393 — monstrance, lisez moustrance.
  13. 407 — qu’ils, lisez qu’il.
  14. 409 — en, lisez à.

    On retrouve ce conte dans le Novelliero italiano, dans Imbert, etc. — Il en existe une autre rédaction (Cf. notre second volume, p. 1-7).

VI

DE SIRE HAIN

ET DE DAME ANIEUSE.

Manuscrit F. Fr., 837, f. 49 recto à 51 recto.[1]

1
Hues Piaucele, qui trova
Cest fablel, par reson prova
Que cil qui a fame rubeste
Est garnis de mauvèse beste.
5Si le prueve par cest reclaim
D’Anieuse et de sire Hain.
Sire Hains savoit bon mestier,
Quar il savoit bien rafetier
Les coteles et les mantiaus ;
10Toz jors erent à chavestriaus
Entre lui et dame Anieuse,
Qui n’estoit pas trop volenteuse
De lui servir à son voloir ;
Quar quant li preudom veut avoir
15Porée, se li fesoit pois,
Et si estoit tout seur son pois ;
Et quant il voloit pois mengier,
Se li fesoit por engaignier
Un poi de porée mal cuite.

20Anieuse ert de mal porçuite
Vers son seignor quanqu’ele pot ;
Quar quant il voloit char en pot,
Dont li fesoit-ele rostir
Et toute en la cendre honir,
25Por ce qu’il n’en péust gouster.
Se vous me volez escouter,
Je vous dirai bon helemot :
Riens ne vaut se chascuns ne m’ot,
Quar cil pert moult bien l’auleluye
30Qui par .I. noiseus le desluie ;
C’est por noient, n’i faudrai mie.
Sire Hains a dit : « Douce amie,
Alez me achater du poisson.
— Vous en aurez à grant foison,
35Dist Anieuse, par saint Cire ;
Mès or me dites, biauz douz sire,
Se vous le volez d’éve douce. »
Et cil, qui volentiers l’adouce,
Li a dit : « Mès de mer, amie. »
40Anieuse ne tarda mie,
Qui moult fu plaine de mal art.
Au Pont vient, si trueve Guillart,
Qui estoit ses cousins germains :
« Guillart, dist-ele, c’est du mains.
45Je vueil avoir des epinoches ;
Mon mari, qui de males broches
Ait crevez les iex de la teste.
Demande poisson à areste. »
Et cil, qui fu de male part.

50Li a tornées d’une part,
Se li a mis en son platel ;
Puis les cuevre de son mantel,
En sa meson en vint tout droit.
Sire Hains, quant venir la voit,
55Li a dit : « Bien veigniez vous, dame ;
Foi que vous devez Notre-Dame,
Est-ce raie, ou bien chien[2] de mer ?
— L’en faut moult bien à son esmer,
Fet Anieuse, sire Hain ;
60Volez-vous lier vostre estrain,
Qui me demandez tel viande ?
Moult est ore fols qui demande
Chose que l’en ne puet avoir :
Vous savez bien trestout de voir
65Qu’il a anuit toute nuit plut :
Toz li poissons de là hors put.
— Put ! fet sire Hains ; Dieu merci,
J’en vi ore porter par ci
De si bons dedenz .I. panier.
70— Vous en porrez jà tant pledier,
Fet cèle, qui le het de cuer,
Que je geterai jà tout puer.
Dehait qui le dit s’il nel fet ! »
Les espinoches tout à fet
75A semées aval la cort.
« Diex ! fet Hains, com tu me tiens cort !
A paines os-je dire mot ;
Grant honte ai quant mon voisin m’ot,
Que tu me maines si viument.

80— Ba ! si en prenez vengement,
Fet-ele, se vous l’osez fère.
— Tais-toi, fame de put afère,
Fet sire Hains ; lai moi ester ;
Ne fust por ma chose haster
85Por aler au marchié demain,
Tu le compraisses aparmain.
— Comperaisse ! fet Anieuse ;
Par mon chief, je vous en di beuse ;
Quant vos volez, si commenciez. »
90Sire Hains fu moult corouciez :
.I. petitelet se porpensse ;
Après a dit ce que il pensse,
Quant fu apoiez sor son coute :
« Anieuse, fet-il, ç’acoute :
95Il m’est avis, et si me samble,
Que jà ne serons bien ensamble
Se nous ne tornons à .I. chief.
— Or dites donques derechief,
Fet-ele, se vous l’osez fère,
100A quel chief vous en volez trère.
— Oïl, fet-il, bien l’ose dire :
Le matinet, sanz contredire,
Voudrai mes braies deschaucier,
Et enmi nostre cort couchier ;
105Et qui conquerre les porra,
Par bone reson mousterra
Qu’il ert sire et dame du nostre.
— Je l’otroi bien, par saint Apostre,
Fet Anieuse, de bon cuer.

110Et se je les braies conquer,
Cui en trerai à tesmoignage ?
— Nous prendrons en nostre visnage
.I. home que nous miex amon.
— Je l’otroi bien ; prenons Symon,
115Et ma comère dame Aupais ;
Que qu’il aviegne de la pais,
Cil dui garderont bien au droit.
Hucherai les je orendroit ?
— Diex ! fet Hains, com tu es hastiue !
120Or cuides bien que jà soit tiue
La baillie de no meson ;
Ainz auras de moult fort poison
Béu, foi que doi saint Climent.
Moult va près que je ne coment.
125— Comencier, fet dame Anieuse ;
Je sui assez plus covoiteuse
Que vous n’estes del comencier.
Or n’i a fors que del huchier
Noz voisins. — Certes ce n’a mon.
130— Sire Symon, sire Symon !
Quar venez avant, biaus compère,
Et si amenez ma comère,
S’orrez ce que nous volons dire.
— Je l’otroi bien sanz contredire, »
135Fet Symons debonerement.
Adonc s’en vindrent esraument,
Si s’assiéent l’un delez l’autre.
Sire Hains, l’un mot après l’autre,
Lor a contée la réson

140Et descouverte l’achoison
Por qoi la bataille doit estre.
« Ha ! fet Symons, ce ne puet estre
Que vous ainsi vous combatez. »
Anieuse dist : « Escoutez :
145Li plais est pris en tel manière
Que nus n’en puet aler arrière[3],
Foi que doi au baron saint Leu ;
Je vueil que soiez en no leu ;
Si ferons que fère devons. »
150Dont primes a parlé Symons :
« Je ne vos porroie achoisier,
Ne acorder, ne apesier,
Ainz aurez esprové voz forces.
Or garde bien que tu ne porces,
155Anieuse, se ton poing non.
Sire Hain, je vous di par non,
Gardez bien que vous ne porciez
Nule chose dont vous faciez
Vo fame mal, fors de voz mains.
160— Sire, si m’aït S. Germains,
Fet sire Hains, non ferai-gié ;
Mès or nous donez le congié
De no meslée comencier,
II n’i a fors del deschaucier
165Les braies dont la noise monte. »
Que vous feroie plus lonc conte ?
Les braies furent deschaucies,
Et enz enmi la cort lancies ;
Chascuns s’apresta de combatre ;

170Jà lor verra lor os debatre,
Sire Symons, qui le parc garde.
Ainz que Hains s’en fust donez garde
Le fiert Anieuse à plains braz :
« Vilains, dist-ele, je te haz ;
175Or me garde ceste alemite.
— Ha ! dist Hains, très orde traïtre.
M’es-tu jà venue ferir ?
Je ne porroie plus souffrir,
Puisque tu m’as avant requis ;
180Mès, si m’aït Sainz Esperis,
Je te ferai male nuit trère.
— Par bieu, je ne vous doute guère,
Fet cele, por vostre manace ;
Puisque nous somes en la place,
185Face chascuns du pis qu’il puet. »
A cest mot sire Hains s’esmuet,
D’ire et de mautalent espris ;
La cors fu granz et li porpris,
Bien s’i pooit-l’en retorner.
190Et, quant cele vit atorner
Son baron por li domagier,
Onques ne se vout esmaier,
Ainz li cort sus à plain eslais.
Huimès devendra li jeus lais,
195Quar sire Hains sa fame ataint
Si grant cop que trestout li taint
Le cuir, sor le sorcil, en pers.
« Anieuse, dist-il, tu pers ;
Or t’ai ta colée rendue. »

200Cele ne fu mie esperdue,
Ainz li cort sus isnelement ;
Se li done hastivement
.I. cop par deseur le sorcil
Qu’a poi que delèz .I. bercil
205Ne l’abati trestout envers.
« Trop vous estiiez descouvers,
Fet Anieuse, ceste part ; »
Puis a esgardé d’autre part,
S’a véu les braies gésir ;
210Hastivement les cort sesir,
Si les liève par le braioel.
Et li vilains par le tijuel[4]
Les empoigne par moult grand ire :
Li uns sache, li autres tire ;
215La toile desront et despièce ;
Par la cort en gist maint pièce ;
Par vive force jus les mètent,
A la meslée se remètent.
Hains fiert sa fame enmi les denz
220Tel cop, que la bouche dedenz
Li a toute emplie de sanc ;
« Tien ore, dist sire Hains, anc !
Je cuit que je t’ai bien atainte ;
Or t’ai-je de deux colors tainte ;
225J’aurai les braies toutes voies. »
Dist Anieuse : « Ainz que tu voies
Le jor de demain au matin,
Chanteras-tu d’autre Martin,
Que je ne te pris deux mellenz ;

230Filz à putain, vilains[5] pullenz,
Me cuides-tu avoir sorprise ? »
A cest mot, de grant ire esprise,
Le fiert Anieuse esraument ;
Li cops vint par grant mautalent
235Que dame Anieuse geta ;
Delèz l’oreille l’acosta,
Que toute sa force i emploie.
A sire Hain[6] l’eschine ploie,
Quar del grant cop moult se detort :
240« Vilains, dist-ele, tu as tort,
Qui ne me lais les braies prendre. »
Fet sire Hains : « Or puis aprendre
Que tu ne m’espargnes noient ;
Mès se par tens ne le te rent
245Sire Hains, dont li faille Diex ;
Or croist à double tes granz diex,
Quar je te tuerai ancui. »
Anieuse respondi : « Qui
Tuerez vous, sire vilains ?
250Se je vous puis tenir aus mains,
Je vous ferai en mon Dieu croire ;
Vous ne me verrez jà recroire,
Ainz morras ainçois que m’eschapes.
— Tien or ainçois ces 2 soupapes,
255Fet sire Hains, ainz que je muire ;
Je le te metrai moult bien cuire,
Se j’en puis venir au desus. »
A cest mot se recorent sus.
Si s’entredonent moult granz caus.

260Sire Hains fu hastis et chaus,
Qui del ferir moult se coitoit ;
N’en pot mès, quar moult le hastoit
Anieuse, qui pas nel doute ;
De deux poins si forment le boute
265Que sire Hains va chancelant.
Que vous iroie-je contant ?
Tout furent sanglent lor drapel,
Quar maint cop et maint hatiplel
Se sont doné par[7] grant aïr.
270Anieuse le cort sesir,
Qui n’ert pas petite ne manche ;
Sire Hains au tor de la hanche
L’abat si durement sus coste,
Qu’à poi ne li brise une coste.
275Cele chose forment li griève ;
Mès Anieuse se reliève,
.I. petit s’est arrière traite.
Aupais le voit, si se deshaite,
Qui le parc garde o son baron :
280« Ha ! por Dieu, fet-elle, Symon,
[Quar][8] parlons ore de la pès. »
[Ce] dist Symon, « Lai-moi en pès,
…..tait or, S. Bertremiex
…..s’Anieuse en fust au miex,
285Que tu m’en priaisses aussi ;
Non féisses, par saint Forsi,
Tu ne m’en priaisses à pièce ;
Or atent encore une pièce.
Tant que li uns le pis en ait,

290Autrement n’auront-il jà fait ;
Souffrir te covient[9] se tu veus. »
Cil refurent jà par cheveus,
Qui erent en moult grant destrece[10] ;
Hains tient sa fame par la trèce,
295Et cele, qui de duel esprent,
Son baron par les chevex prent ;
Si le sache que tout l’embronche.
Aupais le voit, en haut s’esfronche
Por enhardir dame Anieuse.
300Quant Symons a choisi s’espeuse
Et l’esme qu’ele li a fète :
« Aupais, dist-il, tu es mesfète[11] ;
A poi que ferir ne te vois,
Se tu fez plus oïr ta vois
305Dès que li uns en soit au miex,
Tu le comperras, par mes iex ; »
Cele se tut, qui le cremi.
Tant ont feru et escremi
Cil qui se combatent ensamble,
310Que li contes dit, ce me samble,
Qu’Anieuse le pis en ot ;
Quar sire Hains à force l’ot
Reculée encontre une treille.
En coste avoit une corbeille ;
315Anieuse i chéi arrière,
Quar à ses talons par derrière
Estoit, si ne s’en donoit garde ;
Et quant sire Hains la regarde,
S’en a .I. poi ris de mal cuer ;

320« Anieuse, fet-il, ma suer,
Tu es el paradis Bertran ;
Or pués-tu chanter de Tristran[12],
Ou de plus longue, se tu sez ;
Se je fusse autressi versez,
325Tu me tenisses jà moult cort. »
Atant vers les braies s’en cort,
Si les prist, et si les chauça ;
Vers sa fame se radreça,
Qui en la corbeille ert versée.
330Malement l’éust confessée,
Ne fust Symons qui li escrie :
« Fui toi, musart, n’en tue mie ;
Bien voi que tu es au desus.
Anieuse, veus-en tu plus ?
335Fet Symons, qui la va gabant ;
Bien a abatu ton beubant
Sire Hains par ceste meslée.
Seras-tu mès si emparlée
Com tu as esté jusqu’à ore ?
340— Sire, foi que doi S. Grigoire,
Fet cele, ne fusse hui lassée,
Se je ne fusse ci versée ;
Mès or vous proi par amistez,
Biaus sire, que vous m’en getez. »
345Fet Symons : « Ainz qu’isses issi,
Fianceras orendroit ci
Que tu jamès ne mesferas[13],
Et que en la merci seras
Sire Hain[6], à toz les jors mès,

350Et que tu ne feras jamès
Chose nule qu’il te desfenge[14].
— Ba ! Deable, et s’il me ledenge[15],
Fet Anieuse, ne cort seure,
Et j’en puis venir au deseure,
355Ne me desfenderai[16]-je mie ?
— Escoute de ceste anemie,
Fet Symons, qu’ele a respondu,
Aupais ; en as-tu entendu ?
— Oïl voir, sire, bien l’entent.
360Anieuse, je te blastent
Que tu respons si fetement,
Quar tu vois bien apertement
Que tu ne pués plus maintenant ;
Si te covient d’ore en avant
365Fere del tout à son plesir,
Quar de ci ne pués-tu issir
Se par son comandement non. »
Anieuse respondi : « Non ;
Conseilliez-moi que je ferai.
370— Par foi, dit Aupais, non ferai,
Que tu ne m’en croiroies mie.
— Si ferai, bele douce amie ;
Je m’en tendrai à vostre esgart.
— Or t’estuet-il, se Diex me gart,
375Orendroit fiancier ta foi ;
Je ne sai se ce ert en foi,
Mès toutes voies le feras,
Que tu ton baron serviras
Si com preude fame doit fère,

380Ne jamès por nul mal afère
Ne te dreceras contre lui. »
Anieuse dist sanz delui :
« Par foi, bien le vueil créanter,
Por que je m’en puisse garder,
385Ainsi en vueil fère l’otroi. »
A cest mot en risent tuit troi,
Sire Hains, Symons et Aupais.
Toutes voies firent la pais ;
De la corbeille la getèrent,
390Et en meson la ramenèrent ;
Moult sovent s’est clamée lasse.
Mais Diex i mist tant de sa grace,
Que puis cele nuit en avant
Onques ne s’ala percevant
395Sire Hains qu’el ne li féist
Trestout ce qu’il li requéist :
De lui servir s’avolentoit.
Et, por ce que les cops doutoit,
Nel desdisoit de nule chose.
400Si vous di bien à la parclose,
En fu à sire Hain moult bel.
Ainz que je aie cest fablel
Finé, vous di-je bien en foi,
Se voz fames mainent bufoi
405Deseur vous nul jor par male art,
Que ne soiez pas si musart
Que vous le souffrez longuement,
Mès fètes aussi fetement
Come Hains fist de sa moillier

410Qui ainc ne le vout adaingnier,
Fors tout le mains que ele pot,
Dusques à tant que il li ot
Batu et les os et l’eschine.
Tout issi cis fabliaus define.

Explicit de Sire Hain et de Dame Anieuse.

  1. VI. — De sire Hain et de dame Anieuse, p. 97.

    Publié par Barbazan, III, 39 ; par Méon, III, 380-393, et traduit par Legrand d’Aussy, III, 175-180.


  2. Vers 57 — Vers faux. Au lieu de « ou chien » on pourrait lire ou bien chien.
  3. 146 — ariere, lisez arriere.
  4. 212 — tuiel ; ms., tuuel, qu’il faut mieux lire tijuel, tijel, tigel, au sens de canon. Cf. Du Cange, sous Tigellum.
  5. 230 — vilainz, lisez vilains.
  6. a et b 238 et 349 — Hains, lisez Hain.
  7. 269 — por, lisez par.
  8. 281-284 — Le ms. est déchiré au commencement de ces quatre vers.
  9. 291 — convient, lisez covient.
  10. 293 — destresce, lisez destrece.
  11. 302 — meffete, lisez mesfete.
  12. 322 — Allusion à « Tristan et Yseult ».
  13. 347 — mefferas, lisez mesferas.
  14. 351 — deffenge, lisez desfenge.
  15. 352 — ledange, lisez ledenge.
  16. 355 — deffenderai, lisez desfenderai.

    Ce conte, sans le dénoûment, est dans les Novelle de Sacchetti. Par contre, on trouve un dénoûment semblable dans la Farce du Cuvier, la quatrième de l’Ancien Théâtre français de la Bibliothèque elzévirienne, I, 21-50.

VII

DU PROVOST A L’AUMUCHE.

Manuscrit F. Fr., 837, f. 176 vo à 177 ro.[1]

1
D’un chevalier cis fabliaus conte
Qui par samblant valoit un conte,
Riches hom estoit et mananz ;
Fame ot, dont il avoit enfans
5Si come il est coustume et us.
.XX. ans cil chevaliers et plus
Vesqui sans guerre et sanz[2] meslée.
Moult fu amez en sa contrée
De ses homes et d’autre gent,
10Tant que .I. jor li prist talent
Du baron saint Jaque requerre.
A garder comanda sa terre
Un sien provost que il avoit.
Vilains et pautonniers estoit,
15Mès richèce l’avoit seurpris ;
Si en ert amendez ses pris,
Si come il fet[3] à mains mauvais.
Li Provos ot à nom Grevais,
Le fil Erambaut Brache-huche ;
20De burel avoit une aumuche,
Por la froidure, bien forrée.

Grosse avoit la teste et quarrée ;
Moult ert cuivert et de put aire.
Et li chevaliers son afaire
25Fist atorner tel comme il dut.
A .I. jor de son ostel mut
Por fère son pelerinage.
Tant va par plain et par boschage,
Que au baron saint Jaque[4] vint ;
30Deniers i offri plus de .XX.
Après se r’est mis el retor ;
Onques n’i vout metre trestor,
Tout si come il vint ne ala,
Tant que son ostel aproisma
35Si près come à une jornée.
Le matinet, ainz la vesprée,
A .I. sien escuier tramis
A sa fame et à ses amis,
Qu’il venissent encontre lui,
40Quar haitiez est et sanz anui,
Et si féist appareillier
A l’ostel assez à mengier,
De char, de poisson sanz devin,
Qu’à plenté i éussent vin,
45Si qu’à plenté aient trestout.
Li escuiers se hasta moult
Tant qu’il est au chastel venuz ;
A grant joie fu recéuz
De cels, de celes qui l’amèrent.
50Lendemain li ami montèrent ;
Encontre le chevalier vont.

A moult grant joie amené l’ont,
Et le mengier fu atornez.
Grevais ne s’est pas oubliez,
55Li provos, ainz estoit venuz
Ainçois que nus fust descenduz ;
Moult fet sanblant d’estre joious.
Li chevaliers fu vizious ;
Par tout prent garde de sa gent,
60Et séoir fet moult richement
Grevais son provost au mengier,
Avoec .I. riche chevalier,
Par devant le filz Micleart.
Au premier mès[5] ont pois et lart.
65Dont la pièce moult granz estoit
Qui ès escuèles gisoit.
Liéz fu li provos de cest mès,
Quar le lart vit gros et espès
Qui en s’escuèle saïme[6],
70Puis s’apenssa en soi-méisme,
S’en pooit embler une pièce,
Qu’ele duerroit moult grant pièce,
Qui en voudroit fère mesure.
Mès li chevaliers n’en ot cure
75Qui avoec lui mengier devoit ;
A .I. sien compaignon parloit
Qui delèz lui avoit mengié.
Et le provost s’est abessié,
Ausi com por son nez mouchier,
80Par derrière le chevalier ;
La teste baisse, puis si muce

La pièce de lart soz s’aumuche,
Qui moult estoit parfonde et lée,
Puis l’a sor son chief r’afublée,
85Tout ausi come devant fu[7].
Uns vallés porte busche au fu ;
Si commença à embraser ;
Grevais prist moult à treculer,
Qu’il n’en avoit gueres loisir,
90Quar assis fu, n’en quier mentir,
En .I. angle d’une maisière,
Si qu’il ne pot n’avant n’arrière ;
Ainz commença à eschauffer,
Et le lart prist à degouter[8],
95Qui desouz le chapel estoit,
Si que par les iex li couloit
Le saïn, et aval la face,
Com se fust crasse char de vache.
Uns vallés devant lui servoit :
100Anuiéz fu, trop li grevoit
S’aumuche qui estoit forrée ;
D’une verge, qui ert pelée,
Li a jus bouté le chapel,
Et li lars chiet sor le mantel
105Au chevalier qui lèz lui sist.
Or oiez que li provos fist :
.I. saut done par mi le fu,
Vers l’uis se tret à grant vertu ;
Mès li escuier qui servoient,
110Qui l’afère véu avoient,
Li donèrent grant hatiplat,

Si qu’il le firent chéoir plat ;
Fièrent en teste et en l’eschine ;
Li keu saillent de la cuisine,
115Ne demandèrent que ce fu,
Ainz traient les tisons du fu,
Si fièrent sor lui à .I. tas ;
Tant le fièrent et haut et bas,
Que brisiés li ont les rains[9].
120Aus bastons, aus piez et aus mains,
Li ont fet plus de .XXX. plaies,
Et l’ont fait chier en ses braies.
A la parfin tant le menèrent,
Que par les bras le traïnèrent
125Fors de la porte en .I. fossé,
Où l’en avoit .I. chien tué ;
Moult li fist grant honte la chars.
Cist fabliaus retret de cest cas,
Que par embler[10] ont les avoirs.
130Mais Diex qui fu mis en la Crois
Lor envoit tele povreté,
Que povre gent tiengnent verté.

Explicit du Provost à l’aumuche.

  1. VII. — Du Provost a l’aumuche, p. 112.

    Publié par Barbazan, II, 40 ; par Méon, III, 186-190.


  2. Vers 7 — sans, lisez sanz.
  3. 17 — fait, lisez fet.
  4. 29 — « Saint Jaque », « Saint Jacques » de Compostelle, en Galice.
  5. 64 — més, lisez mès.
  6. 114, 18, s’aïme, lisez saïme.
  7. 85 — * fu ; ms., eu ou tu, qui n’offrent pas de sens.
  8. 94 — degouster, lisez degouter.
  9. 119 — Vers faux ; peut-être faut-il lire : Que brisiés li ont il les rains.
  10. 129 — emblers, lisez embler.

VIII

DE LA BORGOISE D’ORLIENS.

Manuscrit F. Fr., 837, f. 163 ro à 164 ro.[1]

1
Or vous dirai d’une borgoise
Une aventure assez cortoise.
Née et norrie fu d’Orliens,
Et ses sires fu néz d’Amiens,
5Riches mananz à desmesure.
De marchéandise et d’usure
Savoit toz les tors et les poins,
Et ce que il tenoit aus poins
Estoit bien fermement tenu.
10En la vile furent venu
.IV. noviaus clers escoliers ;
Lor sas portent come coliers.
Li clerc estoient gros et gras,
Quar moult menjoient[2] bien sans gas.
15En la vile erent moult proisié
Où il estoient herbregié :
.I. en i ot de grant ponois,
Qui moult hantoit chiés .I. borgois ;
S’el tenoit-on moult à cortois ;
20N’ert plains d’orgueil ne de bufois,
Et à la dame vraiement

Plesoit moult son acointement ;
Et tant vint et tant i ala,
Que li borgois se porpenssa,
25Fust par semblant ou par parole,
Que il le metroit à escole,
S’il en pooit en leu venir
Que à ce le péust tenir.
Léenz ot une seue nièce,
30Qu’il ot norrie moult grant pièce ;
Privéement à soi l’apele,
Se li promet une cotele.
Mès qu’el soit de celé œvre espie.
Et que la vérité l’en die.
35Et l’escolier a tant proié
La borgoise par amistié.
Que sa volenté li otroie ;
Et la meschine toute-voie
Fu en escout tant qu’ele oï
40Come il orent lor plet basti.
Au borgois en vient maintenant,
Et li conte le couvenant[3] ;
Et li couvenanz tels estoit
Que la dame le manderoit
45Quant ses sires seroit errez ;
Lors venist aux .II. huis serrez
Du vergier qu’el li enseigna.
Et el seroit contre lui là.
Quant il seroit bien anuitié.
50Li borgois l’ot, moult fu haitié,
A sa fame maintenant vient :

« Dame, fet-il, il me covient
Aler en ma marchéandie ;
Gardez l’ostel, ma chière amie,
55Si com preude fame doit fère ;
Je ne sai rien de mon repère.
— Sire, fet-ele, volentiers. »
Cil atorna les charretiers,
Et dist qu’il s’iroit herbregier,
60Por ses jornées avancier,
Jusqu’à .III. liues de la vile.
La dame ne sot pas la guile ;
Si fist au clerc l’uevre savoir.
Cil, qui les cuida décevoir,
65Fist sa gent aler herbregier.
Et il vint à l’uis du vergier,
Quar la nuit fu au jor meslée ;
Et la dame tout à celée
Vint encontre, l’uis li ouvri.
70Entre ses braz le recueilli,
Qu’el cuide que son ami soit ;
Mès espérance la déçoit.
« Bien soiez-vous, dist-el, venuz. »
Cil s’est de haut parler tenuz ;
75Se li rent ses saluz en bas.
Par le vergier s’en vont le pas,
Mès il tint moult la chière encline.
Et la borgoise .I. pou s’acline,
Par souz le chaperon l’esgarde.
80De trahison se done garde ;
Si conut bien et aperçoit

C’est son mari qui la deçoit.
Quant el le prist à aperçoivre,
Si repensse de lui deçoivre ;
85Fame a trestout passé Argu[4] ;
Par lor engin sont decéu
Li sage dès le tens Abel.
« Sire, fet-ele, moult m’est bel
Que tenir vous puis et avoir ;
90Je vous donrai de mon avoir,
Dont vous porrez vos gages trère.
Se vous celez bien cest afère.
Or alons ça tout belement,
Je vous metrai privéement
95En .I. solier dont j’ai la clef :
Iluec m’atendrez tout souef.
Tant que noz genz auront mengié ;
Et quant trestuit seront couchié,
Je vous menrai souz ma cortine ;
100Jà nus ne saura la couvine.
— Dame, fet-il, bien avez dit. »
Diex, comme[5] il savoit or petit
De ce qu’ele pensse et porpensse !
Li asniers une[6] chose pensse.
105Et li asnes pensse tout el ;
Tost aura-il mauvès ostel,
Quar quant la dame enfermé l’ot
El solier dont issir ne pot,
A l’uis del vergier retorna.
110Son ami prist qu’ele trova.
Si l’enbrace et acole et baise ;

Moult est, je cuit, à meillor aise
Li secons que le premerain.
La dame lessa le vilain
115Longuement ou solier jouchier ;
Tost ont trespassé le vergier.
Tant qu’en la chambre sont venu,
Où li dras furent portendu.
La dame son ami amaine,
120Jusqu’en la chambre le demaine,
Si l'a souz le couvertoir mis,
Et cil s’est tantost entremis
Du geu que amors li comande.
Qu’il ne prisast une alemande
125Toz les autres, se cil n’i fust.
Ne cele gré ne l’en séust.
Longuement se sont envoisié ;
Quant ont acolé et baisié,
« Amis, fet-ele, or remaindrez
130.I. petit et si m’atendrez ;
Quar je m’en irai là dedenz
Por fère mangier celé gent.
Et nous souperons, vous et moi.
Encore anuit tout à recoi.
135— Dame, à vostre commandement. »
Cele s’en part moult belement.
Vint en la sale à sa mesnie ;
A son pooir la fet haitie ;
Quant li mengiers fu atornez,
140Menjuent et boivent assez.
Et, quant orent mengié trestuit,

Ainz qu’il fussent desrengié tuit,
La dame apèle sa mesnie,
Si parole come enseignie ;
145.II. neveus au seignor i ot,
Et .I. garz qui éve aportoit,
Et chamberières i ot .III. ;
Si i fu la nièce au borgois,
.II. pautoniers et .I. ribaut.
150« Seignor, fet-el, se Diex vous saut,
Entendez ore ma reson :
Vous avez en ceste meson
Véu céenz un clerc venir.
Qui ne me lest en pès garir :
155Requise m’a d’amors lonc tens ;
Je l’en ai fet .XXX. desfens[7] ;
Quant je vi que je n’i garroie.
Je li promis que je feroie
Tout son plésir et tout son gré
160Quant mon seignor seroit erré.
Or est errez[8], Diex le conduie.
Et cil, qui chascun jor m’anuie.
Ai moult bien couvenant tenu.
Or est à son terme venu,
165Là sus m’atent en ce perrin.
Je vous donrai du meillor vin
Qui soit céenz une galoie,
Par couvant que vengie en soie :
En ce solier à lui alez.
170Et de bastons bien le batez.
Encontre terre et en estant.

Des orbes cops li donez tant,
Que jamais jor ne li en chaille
De prier famé qui rien vaille. »
175Quant la mesnie l’uevre entent,
Tuit saillent sus, nus n’i atent,
L’un prent baston, l’autre tiné.
L’autre pestel gros et molle :
La borgoise la clef lor baille.
180Qui toz les cops méist en taille,
A bon contéor le tenisse.
« Ne souffrez pas que il en isse ;
Ainz l’acueilliez el solier haut.
— Par Dieu, font-il, sire clercgaut.
185Vous serez jà desciplinez. »
Li uns l’a à terre aclinez.
Et par la gorge le saisi ;
Par le chaperon l’estraint si
Que il ne puet nul mot soner ;
190Puis l’en acueillent à doner ;
De batre ne sont mie eschars.
S’il en éust doné .M. mars,
N’éust miex son hauberc roulé.
Par maintes foiz se sont mollé,
195Por bien ferir, ses .II. nevous.
Primes desus et puis desous ;
Merci crier ne li vaut rien.
Hors le traient com .I. mort chien,
Si l’ont sor .I. fumier flati.
200En la meson sont reverti ;
De bons vins orent à foison,

Toz des meillors de la meson,
Et des blans et des auvernois,
Autant com se il fussent rois ;
205Et la dame ot gastiaus et vin,
Et blanche toaille de lin,
Et grosse chandoile de cire ;
Si tient à son ami concile
Toute la nuit dusques au jor.
210Au départir si fist Amor
Que vaillant .X. mars li dona,
Et de revenir li pria
Toutes les foiz que il porroit.
Et cil qui el fumier gisoit
215Si se remua come il pot.
Et vait là où son harnois ot.
Quant ses genz si batu le virent,
Duel orent grant, si s’esbahirent ;
Enquis li ont coment ce vait.
220« Malement, ce dist, il me vait ;
A mon ostel m’en reportez.
Et plus rien ne me demandez. »
Tout maintenant l’ont levé sus,
Onques n’i atendirent plus :
225Mès ce l’a moult reconforté
Et mis hors de mauvés penssé,
Qu’il sent sa famé à si loial ;
.I. œf ne prise tout son mal,
Et pensse, s’il en puet garir,
230Moult la voudra toz jors chierir.
A son ostel est revenu,

Et, quant la dame l’a véu,
De bones herbes li fist baing,
Tout le gari de son mehaing.
235Demande lui com li avint.
« Dame, fet-il, il me covint
Par .I. destroit péril passer.
Où l’en me fist des os quasser. »
Cil de la meson li contèrent
240Du clercgaut com il l’atornerènt,
Coment la dame lor livra.
Par mon chief, el s’en delivra
Com preude fame et come sage :
Onques puis en tout son eage
245Ne la blasma ne ne mescrut,
N’onques cele ne se recrut
De son ami aimer toz dis,
Tant qu’il ala à son païs.

Explicit de la Borgoise d’Orliens.

  1. VIII. — De la Borgoise d’Orliens, p. 117.

    Le ms. de Berne 354 (fol. 78 ro à 80 vo), contient une autre version toute différente de ce fabliau.

    Publié par Barbazan, II, 1 ; par Méon, III, 161-168 ; et traduit par Legrand d’Aussy, IV, 294-297, sous le titre : « De la bourgeoise d’Orléans, ou de la dame qui fit battre son mari ».


  2. Vers 14 — manjoient, lisez menjoient.
  3. 42 — convenant, lisez couvenant.
  4. 85 — « Argu », « Argus », personnification de la vigilance.
  5. 102 — com, lisez comme.
  6. 104 — * une ; ms., un.
  7. 156 — deffens, lisez desfens.
  8. 161 — * errez ; ms., errer.

    Nous trouvons une aventure analogue dans les Convivales sermones, dans les Facetiæ du Pogge, dans Domenichi, dans Malespini (nouv. 21), dans les Cent Nouvelles nouvelles de la cour de Bourgogne (nouv. 88). Bandello (nouv. 25), Boccace (Journ. VII, nouv. 7) et enfin La Fontaine, dans son « Cocu battu et content », ont imité, avec d’autres encore, ce fabliau bien connu. — Cf. les renvois du Pogge, éd. Noël, 1798, in-16, II, 9-11.

IX

LE CUVIER.

Manuscrit F. Fr., 837, fol. 234 ro à 234 vo.[1]

1
Chascuns se veut mès entremètre
De biaus contes en rime mètre :
Mais je m’en sui si entremis
Que j’en ai .I. en rime mis
5D’un marchéant qui par la terre
Aloit marchéandise querre.
En sa meson lessoit sa fame,
Qui de son ostel estoit dame ;
Il gaaignoit à grant mesaise,
10Et ele estoit et bien et aise
Quant il ert alez gaaignier,
Et ele se fesoit baingnier
Avoec .I. clerc de grant franchise,
Où ele avoit s’entente mise.
15Un jor se baingnoient andeux ;
Si lor en vint .I. moult granz[2] deuls,
Et tele paor, que le mestre
Por nul avoir n’i vousist estre ;
Quar, si comme il s’entretenoient
20Et ensamble se deduisoient,
Et li borgois si s’en repère

De Provins, où il ot afère ;
Si s’en entre dedenz sa cort,
Et la bajasse tost acort
25A sa dame que li clers tient ;
De son seignor ne li sovient.
« Dame, dist-ele, or vous empire,
Quar véz ici, par Dieu, mon sire,
O lui .III. marchéanz ensamble : »
30La dame l’ot, de paor tramble[3].
Ele et li clers, sanz atargier,
Sont andui sailli du cuvier.
Ele sailli hors toute nue ;
Au plus tost qu’el pot s’est vestue.
35La dame, qui n’estoit pas fole,
L’éve jeté desouz la sole
De la chambre, si qu’el s’encort
Desouz la sole en mi la cort.
El n’ot le clerc où esloingnier,
40Si le muça souz le cuvier.
Et li borgois descent à pié,
Dont ele n’ot pas son cuer lié
Qu’il est venuz à cele foiz.
« Sire, dist-ele, bien veignois
45Et vous et vostre compaignie, »
Dist-ele ; mes ne vousist mie
Que il fust venuz à cele eure.
Cil, qui n’ot cure de demeure,
Ainz s’en veut r’aler en besoingne,
50A sa main une nape enpoigne,
Qui à la perce estoit pendue,

Si l’a sor la cuve estendue ;
Les autres marchéans apele ;
A sa fame dist : « Ma suer bele,
55Or, ça, fet-il, la soupe en vin,
Quar nous volons metre au chemin. »
Et, quant cele ot parler de l’erre,
Au plus tost qu’el pot le va querre
Quanques il veut delivrement ;
60Moult haoit le demorement.
Mès il ne tenoit de mengier
Au clerc qui ert souz le cuvier,
Qui ne menoit pas trop grant feste
Qu’il li menjuent sus la teste.
65Et li borgois éust corouz,
Se il séust le clerc desouz ;
Et ele estoit mal assenée
Qu’elle avoit la cuve empruntée
Le jor devant à sa voisine.
70Cele a apelé sa meschine,
Et li comande que grant erre
Alast léenz sa cuve querre ;
Fère l’en estuet sa besoingne.
Mais ele ne sot pas l’essoingne,
75Ne le clers qui desouz sejorne.
Et la chamberière s’en torne,
Au miex que pot fist son message.
« Vostre dame n’est mie sage, »
Fet[4] cele, qui li dist briefment :
80« R’alez li dire vistement
Que, par mon chief, trop se mesfet[5] ;

Je n’ai pas de son cuvier fet. »
Li borgois l’ot, n’en fu pas liez :
« Dame, fait-il, quar li bailliez
85Son cuvier, et si en fera,
Et puis si le vous prestera. »
Cele les mains au cuvier tient,
Et dist : « Ne savez qu’il covient
Aus dames, ne qu’il estuet fère ;
90Ci avez perdu un bon tère,
Quar, par mon chief, que que j’entende,
J’en aurai fet ainz que le rende. »
Puis a dit à la chamberière :
« R’alez-vous-en, amie chière,
95Et si dites à vostre dame
Qu’ele n’est pas si sage fame,
Par mon chief, com je voudroie estre :
Ne set pas quel besoing puet estre. »
Cele s’en est tost revenue,
100Et quant sa dame l’a véue :
« Qu’est-ce, fet-el, tu n’en as mie ?
— Non, dame, par le Fil Marie,
Ainz dist bien c’onques ne séustes
Qu’est besoing, n’onques ne l’éustes ;
105Quar, se très bien le séussiez,
Jà hasté ne li éussiez. »
Quant cele se fust apenssée :
« Lasse, fet-el, trop sui hastée ;
Par mon chief, si ai fet que fole ;
110Le mestre le tient de l’escole ;
Or porroit[6] ore moult bien estre

Qu’ele a desouz mucié le mestre. »
Oiez de qoi s’est porvéue :
.I. ribaut vit enmi la rue,
115Qui de sa robe estoit despris :
« Veus gaaignier, dist-ele, amis ?
— Oïl, Dame, n’en doutez mie.
— Va donc, dist-ele, tost ; si crie
Le feu enz enmi cele rue.
120Et de bien crier t’esvertue ;
L’en le tendra tout à folie
Et à grande ribauderie ;
Puis t’en revien par ma meson,
De ta paie ferai le don.
125— Dame, dist-il, point ne m’esmaie,
Quar j’aurai bien de vous ma paie. »
En mi la voie a pris son leu,
A haute voiz crie le feu
De quanqu’il pot à longue alaine,
130Ausi com la vile en fust plaine.
Et quant li marchéant l’oïrent,
Trestuit ensamble[7] au cri saillirent,
Et li ribaus d’iluec s’en part,
Si s’en fui de l’autre part.
135Moult se tienent à mal bailli,
Quant au ribaut orent failli,
Et dient tuit : « Il estoit yvre. »
Et la borgoise se délivre
Du clerc ; maintenant l’en envoie,
140Et li clerc si aqueut sa voie,
Qui n’ot cure de plus atendre.

Or puet cele son cuvier rendre,
Qui moult a esté esfraée[8].
Ainsi s’est cele délivrée,
145Qui moult savoit de la chevance,
Quar apris l’avoit de s’enfance ;
S’ele n’éust besoing éu,
Ele n’éust jamès séu
Le grant besoin de sa voisine.
150Tout ainsi cis fabliaus define.

Explicit du Cuvier.

  1. IX. — Le Cuvier, p. 126.

    Publié par Barbazan, I, 147 ; par Méon, III, 91-96 ; donné en extrait par Legrand d’Aussy, IV, 47-48.


  2. Vers 16 — grant, lisez granz.
  3. 30 — tremble, lisez tramble.
  4. 79 — Fait, lisez Fet.
  5. 81 — meffet, lisez mesfet.
  6. 111 — poroit, lisez porroit.
  7. 132 — ensemble, lisez ensamble.
  8. 143 — effraée, lisez esfraée.

    Cette vieille histoire se trouve déjà dans Apulée. Les contes de Boccace et de La Fontaine, qui portent le même titre, n’ont aucun rapport avec notre fabliau.

X

DE BRUNAIN

LA VACHE AU PRESTRE.

Manuscrit F. Fr. 837, fol. 229 ro à 229 vo.[1]

1
D’un vilain conte[2] et de sa fame,
C’un jor de feste Nostre Dame
Aloient ourer à l’yglise.
Li prestres, devant le servise,
5Vint à son proisne sermoner,
Et dist qu’il fesoit bon doner
Por Dieu, qui reson entendoit ;
Que Diex au double li rendoit
Celui qui le fesoit de cuer.
10« Os, fet li vilains, bele suer,
Que noz prestres a en couvent[3] :
Qui por Dieu done à escient,
Que Diex li fet mouteploier ;
Miex ne poons-nous emploier
15No vache, se bel te doit estre,
Que pour Dieu le douons le prestre ;
Ausi rent ele petit lait.

— Sire, je vueil bien que il l’ait,
Fet la dame, par tel reson. »
20A tant s’en vienent en meson,
Que ne firent plus longue fable.
Li vilains s’en entre en l’estable,
Sa vache prent par le lien,
Présenter le vait au doien.
25Li prestres ert sages et cointes.
« Biaus Sire, fet-il à mains jointes,
Por l’amor Dieu Blerain vous doing. »
Le lien li a mis el poing,
Si jure que plus n’a d’avoir.
30« Amis, or as-tu fet savoir,
Fet li provoires dans Constans,
Qui à prendre bée toz tans.
Va-t’en, bien as fet ton message,
Quar fussent or tuit ausi sage
35Mi paroiscien come vous estes,
S’averoie plenté de bestes. »
Li vilains se part du provoire.
Li prestres comanda en oirre
C’on face[4] pour aprivoisier
40Blerain avoec Brunain lier,
La seue grant vache demaine.
Li clers en lor jardin la maine,
Lor vache trueve, ce me samble.
Andeux les acoupla ensamble ;
45Atant s’en torne, si les lesse.
La vache le prestre s’abesse,
Por ce que voloit pasturer,

Mes Blere nel vout endurer,
Ainz sache le liens si fors,
50Du jardin la traïna fors :
Tant l’a menée par ostez,
Par chanevières et par prez,
Qu’elle est reperie à son estre
Avoecques la vache le prestre,
55Qui moult à mener li grevoit.
Li vilains garde, si le voit ;
Moult en a grant joie en son cuer.
« Ha, fet li vilains, bêle suer,
Voirement est Diex bon doublère,
60Quar li et autre revient Blère ;
Une grant vache amaine brune ;
Or en avons nous .II. por une :
— Petis sera nostre toitiaus. »
Par example dist cis fabliaus
65Que fols est qui ne s’abandone ;
Cil a li bien cui Diex le done,
Non cil qui le muce et enfuet ;
Nus hom mouteplier ne puet
Sanz grant éur, c’est or del mains.
70Par grant éur ot li vilains
.II. vaches, et li prestres nule.
Tels cuide avancier qui recule.

Explicit de Brunain la vache au Prestre.

  1. X. — De Brunain, la vache au Prestre, p. 132.

    Publié par Barbazan, I, 41 ; par Méon, III, 25-28 ; et traduit par Legrand d’Aussy, III, 330-331, sous le titre de « la Vache du curé ». — L’auteur de ce fabliau est sans doute Jean de Boves. Cf. Hist. litt., XXIII, 153-4.


  2. Vers 1 — * conte ; ms., cont.
  3. 11 — convent, lisez couvent.
  4. 39 — fasse, lisez face.

    Se trouve sous une forme un peu analogue dans le Passa tempo de’ curiosi, et a été reproduit en prose dans la VIIIe nouvelle de Philippe de Vigneulles.

XI

LA

CHASTELAINE DE SAINT GILLE.

Manuscrit F. Fr. 837, fol. 114 vo à 116 ro.[1]

1
Il avint l’autrier à Saint Gille
C’uns chastelains ot une fille
Qui moult estoit de haut parage ;
Doner la volt par mariage
5A .I. vilain qui moult riche ère.
Ele respondi à son père :
« Si m’ait Diex, ne l’aurai jà.
Ostez-le moi, cel vilain là,
Se plus li voi, je morrai jà.


10» Je morrai jà, dist la pucèle,
Se plus me dites tel novèle,
Biaus père, que je vous oi dire ;
Si me gart Diex d’anui et d’ire,
Li miens amis est filz de conte ;
15Doit bien avoir li vilains honte,
Qui requiert fille à chastelain.
Ci le me foule, foule, foule,
Ci le me foule le vilain.

— Le vilain vous covient avoir,
20Dist li pères, par estavoir ;
Si aurez[2] à plenté monoie,
Çainture d’or et dras de soie. »
Ainsi li pères li despont ;
Mès la pucèle li respont :
25« Quanques vous dites rien ne vaut ;
Jà nere au vilain donée,
Se cuers ne me faut.


» Cuers ne me faut encore mie,
Que jà à nul jor soie amie
30A cel vilain por ses deniers ;
S’il a du blé plain ses greniers.
S’a char de bacon crue et cuite,
Si la menjust ; je li claim cuite ;
Je garderai mon pucelage.
35J’aim miex .I. chapelet de flors
Que mauvès mariage.


» Mauvès mariage feroie,
Pères, se le vilain prendoie,
Quar son avoir et sa richece
40D’avarisce lecuer li sèche ;
Mès mon cuer me dit et semont
Que toz li avoirs de cest mont
Ne vaut pas le déduit d’amer.
Se je sui jolie te
45Nus ne m’en doit blasmer.

— Blasmer, bele fille, si fet ;
Sachiez que li enfes qui fet
Contre le voloir de son père ,
Sovient avient qu’il le compère.
50— Pères, je ferai vo voloir,
Mès trop me fet le cuer doloir
Geste chançons, et me tormente :
Nus ne se marie qui ne s’en repente.

» Repente, ce vueil-je bien croire ,
55Pères, que la chançon soit voire ;
Cil se repent qui se marie ;
Quar je me sui jà repentie
D’avoir mari ainz que je l’aie :
Li parlers tant fort m’en esmaie ,
60Que j’en ai tout le cuer mari.
J’aim miex morir pucele
Qu’avoir mauvès mari.


— Mauvès mari n’aurez-vous pas ;
Mès fiancier isnel le pas,
65Dist li pères, le vous covient. »
A tant ez li vilains qui[3] vient.
Qui moult avoit le cors poli ;
Au miex qu’il puet de cuer joli
S’est escriez à haute alaine :
70L’avoirs done au vilain fille à chastelaine.

» Chastelaine fu jà sa mère,
Chastelains est encor son père,

Mès granz povretez l’avirone,
Quar, por l’avoir que je li done,
75M’a-il doné la pucelète :
S’en doi bien dire chançonette,
Quar je n’ai pas le cuer dolant :
Je prendrai l’oiselet tout en volant.

» En volant l’oiselet prendroie ;
80Tant est li miens cuers plains de joie,
Dist li vilains, que ne puis dire,
Quant je sa grant biauté remire.
Lors cuide paradis avoir.
Qui por tel dame done avoir,
85Si m’aït Diex, riens ne mesprent.
Nule riens à bêle dame ne seprent.

» Nule ne se prent à celi
Dont li regars tant m’abeli,
Que son père le m’a donée ;
90Rose qui est encolorée
Ne se prent pas à sa color :
Je ne sent ne mal ne dolor,
En tant qu’il m’en sovient, par m’ame,
Diex ! com est douz li penssers
95Qui vient de ma dame.


» De ma dame ai .I. douz pensser,
Dont je ne puis mon cuer oster,
Adès i pens en regardant ;
Si vair œil vont mon cuer ardant ;

100Ardant, voire, ce est de joie ;
Por son douz regart li otroie
Mon cuer, ne partir ne l’en vueil.
En regardant m’ont si vair œil
Donez les maus dont je me dueil.


105» Je me dueil, se Diex me sequeure,
Quar je ne cuit jà véoir l’eure
Que j’aie de li mon solaz :
Ha ! gentiz prestres Nicholas,
Espousez-nous tost sanz nul plet. »
110Dist le prestres : « Ce fust jà fet.
Mès ne sai quels est l’espousée.
— Véez le la, demandez li
Se m’amors li agrée.


— Agrée-vous ceste novèle,
105Dist li prestres à la pucèle,
Que vous doiez prendre et avoir
Cel vilain là por son avoir ? »
Ele respondi : « Biaus douz sire,
Je n’ose mon père desdire,
110Mès jà ne li porterai foi.
Averai-je dont, lasse.
Mon mari maugré moi ?


» Maugré moi, voir, je l’averai,
Mès jà foi ne li porterai.
115Sires prestres, bien le sachiez.
— Il ne me chaut que vous faciez,

Dist li prestres, je vous espouse. »
En chantant s’escrie la touse,
De dolant cuer come esbahie :
130« Je n’ai pas amouretes à mon valoir,
Si en sui mains jolie.


» Mains jolie si en serai,
Ne jamès jor ne passerai
Ne soie sole de plorer.
135Diex ! or i puet trop demorer
Mes amis à moi revéoir ;
Par tens li porra meschéoir :
Trop lonc tens oubliée m’a :
S’il ne se haste, mes amis perdue m’a.

140» Perdue m’a li miens amis ;
Je croi que trop lonc tens a mis
A moi venir reconforter ;
Quar li vilains m’en veut porter
Tout maintenant en sa contrée.
145Douz amis, vostre demorée
Me fet de duel le cuer partir.
Au départir d’amoretes
Doi-je bien morir.


» Morir doi-je bien par reson. »
150A tant ez-vos en la meson
Son ami qui l’est venuz querre ;
Du palefroi mist piet à terre,
Et s’en entra dedenz la sale.

Cele qui ert et tainte et pale,
155En chantant li prist à crier :
« Amis, on mi destraint por vous,
Et si ne vous puis oublier.


» Oublier ne vous puis-je mie,
Que je ne soie vostre amie
160Trestoz les jors que je vivrai,
Ne jamès jor ne vous faudrai
Tant com je aie el cors la vie ;
Por le vilain crever d’envie,
Chanterai de cuer liement :
165Acolez-moi et besiez doucement,
Quar li maus d’amer me tient joliement.


» Joliement me tient, amis,
Li maus qui si lonc tens a mis
Mon cuer por vous en grant destrèce ;
170Si com gelée la flor sèche,
M’a li vilains adès sechie ;
Mès des or mès sui raverdie,
Quant lèz moi vous sent et acole.
Mes cuers est si jolis
175Por un poi qu’il ne s’envole.


» Vole, mes cuers, oïl, de joie ;
Or tost, amis, c’on ne vous voie,
Si me montez sor vo cheval ;
Se nos aviens passé cel val.
180Par tens seriens en vo païs. »

Cil, qui ne fu pas esbahis,
La monte, et dist tel chançonette :
« Nus ne doit lèz le bois aler
Sanz sa compaignète.


185» Compaignète, ne vous anuit,
Quar en tel lieu serons anuit
Où li vilains n’aura poissance.
Alons souef, n’aiez doutance,
Je chanterai, s’il vous agrée :
190J’ai bone amorète trovée ;
Or viegne avant cil qui le claime.
Ainsi doit aler fins cuers qui bien aime.


» Qui bien aime, ainsi doit aler. »
A tant ont véu avaler
195Le chastelain sor son destrier ;
Li vilains li fu à l’estrier,
Qui sovent son duel renovele :
Et, quant a véu la pucele
Lèz son ami, se li deprie :
200« Por Dieu, tolez-moi quanques j’ai,
Si me rendez m’amie.


» M’amie me covient r’avoir,
Quar j’en donai moult grant avoir
Avant que l’eusse espousée. »
205Dont s’est la pucèle escriée,
Se li dist un mot par contrère :
« Vilains, force le me fist fère,

Si n’est pas droiz que vous m’aiez.
Pis vous fet la jalousie
210Que li maus que vous traiez,


» Vous traiez mal et paine ensamble ;
La rage vous tint, ce me samble ,
Quant vous à mon père donastes
L’avoir de qoi vous m’achatastes
215Ausi com se fuisse une beste :
Cranche les .II. iex de la teste
Vous menjust, et le cuer dedenz.
Vostre jalousie
Est plus enragie
220Que li maus des denz.


» Li maus des denz vous puist aerdre,
Ainçois que jamès me puist perdre
Cil qui me tient à son voloir ;
Trop m’avez fet le cuer doloir,
225Vilains, bien devez avoir honte. »
Dont s’escria li filz au conte,
Cui ceste parole abeli :
« Bele, quar balez et je vos en pri,
Et je vous ferai le virenli.


230» Le virenli vous covient fère. »
Et li vilains comence à brère,
Quant la parole a entendue ;
Mès riens ne vaut, il l’a perdue.
Cil est entrez dedenz sa terre ;

235Si ami le venoient querre,
Qui tuit chantoient liement :
« Espringuiez et balez cointement,
Vous qui par amor amez léaument.


» Léaument vous venons aidier. »
240Adonc n’ot cure de plaidier
Li vilains quant les a véus ;
Fuiant s’en va toz esperdus ;
Au chastelain s’en vint arrière ;
Se li a dist à basse chière :
245« Fuions-nous-en, sauve la vie.
La sainte Croix d’outre-mer
Nous soit hui en aïe.


» En aïde nous puist hui estre
La sainte croix au roi celestre, »
250Dist cil, qui vousist estre aillors ;
Fuiant s’en va plus que le cors,
Quar de paor li cuers li tramble ;
Toz ses parages i assamble,
Qui li ont dit, sanz demorer :
255« Vilains, lessiez vostre plorer,
Si vous prenez au laborer.


— Au laborer me covient prendre,
Dist li vilains, sanz plus atendre.
Et gaaignier novel avoir.
260Bien sai que ne fis pas savoir,
Quant me pris à si haut parage,

Et se g’i ai fet mon domage,
Ne m’en blasmez, por saint Remi ;
Se j’ai fet ma foliete.
265Nus n’en aura pis de mi.


» De mi ne cuit-je qu’il ait homme
Qui soit mananz de si à Romme
A cui il soit pis avenu ;
Mès[4] encor m’a Diex secoru,
270Quant revenuz sui en meson ;
S’en doi bien dire par réson
Les vers que j’ai tant violé :
J’ai trové le ni de pie ;
Mais lipiot n’i sont mie,
275Il s’en sont trestuit volé.


» Volé en sont tuit li piot,
C’est-à-dire que tel i ot,
Mien escient, qui les en porte. »
Ainsi se plaint et desconforte
280Li vilains. Or m’en partirai ;
De la pucèle vous dirai,
Qui chantoit de cuer liement :
« Jolietement m’en vois,
Jolietement.


285» Jolietement m’i demaine
Bone amor qui n’est pas vilaine,
Qui du vilain m’a délivrée :
Or sui venue en la contrée
Dont mes amis m’a fet douaire ;

S’en doi bien par droit chançon faire,
290Quar j’ai toz mes maus trespassez :
J’ai amoretes à mon gré,
S’en sui plus joliete assez.


» Assez en sui plus joliete. »
Au descendre la pucelète
295Ot assez dames et pucèles,
Qui chantoient chançons noveles ;
Et, quant ce vint au congié prendre,
La pucèle, sanz plus atendre,
Les avoit à Dieu comandées :
300« A gironées départ Amors[5],
A gironées,


» À gironées ai mon voloir ;
Li vilains s’en puet bien doloir. »
L’escuiers devant la pucèle,
305Qui tant estoit cortoise et bèle,
Dist : « J’ai en biau lieu mon cuer mis,
.................
Ne sera que ne face joie ;
J’ai amiete
310Sadete,
Blondete,
Tele com je voloie.
 »

Explicit de la Chastelaine de Saint Gille.

  1. XI. — La Chastelaine de Saint Gille, p. 135.

    Cette pièce, qui à proprement parler n’est pas un fabliau, mais une chanson, a été publiée par Barbazan, III, 21 ; par Sainte-Palaye (Amours du bon vieux temps), qui y a fait quelques changements ; par Méon, III, 369-379 ; et donnée en extrait par Legrand d’Aussy, IV, 89-93.

    Il est bien difficile d’identifier ce Saint Gille. La vis de Saint-Gilles, si connue en architecture, étant celle d’une église du midi, n’a rien à faire ici. Mais il y a plus d’un Saint-Gille, dans le pays d’oïl. Il y en a en Bretagne, en Anjou, en Normandie, en Tourraine. S’il fallait absolument choisir, on pourrait pencher pour le Saint-Gilles de Champagne, à six lieues et demie de Reims.


  2. Vers 21 — arez, lisez aurez.
  3. 66 — * qui ; ms. , ou.
  4. 269 — Mais, lisez Mès.
  5. 300-301 — Ce refrain se retrouve aussi dans la « Cour de Paradis », publiée par Barbazan, I, 200, et par Méon, III, 142.

    Imbert a récrit ce conte en vers.

XII

DE LA DENT.

Bibliothèque imp., Mss. F. Fr. 837, f. 197 ro à 197 vo.[1]

1
Li siècles est si bestornez,
Que je sui trop pis atornez
Por le siècle, qui si bestorne
Que toute valor se retorne
5Et se recule, vaine et quasse,
Comme limeçon en sa chasse.
Or ne me sai[2] mès comment vivre
Qui des bones genz[3] sui delivre,
Qui me soloient maintenir ;
10Si ne me sai[2] mès contenir,
Et, se j’en mon païs sejor,
L’en me dira mes chascun jor,
Se j’ai soufrete ne destrèce,
Que ce sera par ma perèce.
15Se je vois au tornoiement,
On œuvre plus vilainement
C’on ne soloit des .XIII. pars ;
Quar les veaus si sont liépars,
Et les chievres si sont lions.
20Malement est baillis li bons
Qu’il estuet en lor manaie estre,

Quar li plus fort en sont li mestre,
Et li aver sont Alixandre[4].
Il n’est ne pie ne calandre
25Qui ne[5] séust pas gosillier
Ce qui me fet si merveillier,
L’en me dit que chevalerie
Est amendée en Normendie,
Mès male honte ait qui le cuide ;
30Bien croi que terre i est plus vuide
De grant contens que ne soloit ;
Chascuns l’autre fouler voloit,
Dont l’un est mort, l’autre envielliz.
Si est li siècles tressailliz
35Por la mort qui trestout desvoie ;
Mès par Dieu je me gageroie
Un denier d’argent ou d’archal,
Se Bertran[6] et le Mareschal,
Els[7] et Robert Malet vesquissent,
40Et le chamberlenc[8], qu’il féissent
Encore miex en Normandie[9]
Que cels ne font qui sont en vie,
Qu’il savoient plus biau doner,
Et le lor miex abandoner
45Aus dames et aus chevaliers
Qui savoient bien les aliers
Qu’il apent à chevalerie ;
Trop fesoient miex cortoisie
A toute gent lonc ce que erent.
50Menesterels molt recomperent
De ce que ne vivent encore ;

Quar ces mauvès qui vivent ore,
Donassent encor maugré lor :
Quar trop par fust grant deshonor
55Se ces preudes hommes donaissent,
Et cil des iex les esgardaissent ;
Véoir doner sanz doner rien,
Tost se descouvrist lor merrien :
Quar l’en voit bien, ce est la somme,
60Quant mauves est delez preudomme.
Que c’est molt diverse partie.

Il ot un fèvre en Normendie
Qui trop bel arrachoit les denz :
En la bouche au vilain dedenz
65Metoit .I. laz trop soutilment,
Et prenoit la dent trop forment,
Puis fesoit le vilain bessier
Por entor l’enclume lier
Le laz qui li tient à la joe.
70Ne péust pas .I. oef d’aloe
Estre entre l’enclume et la cane,
Et quant li fevres se rassane
Aus tenailles et au martel,
Si chaufe son fer bien et bel,
75Et soufle et buffe et se regarde ;
Et celui ne se done garde
Qui à l’enclume est atachiez,
Quar le fevre qui l’a laciez.
Ne fet samblant de nule rien,
80Ainz chaufe son fer bel et bien.

Quant s’esporduite est bien chaufée,
Et bien boillant et embrasée,
Si porte son fer sor l’enclume,
Qui tout estincele et escume,
85Et cil sache à soi son visage ;
Si demeure la dent en gage,
Et cil porte toz jors son fer.
« Toz les vis déables d’enfer
Vous apristrent or denz à trère »,
90Fet celui, qui ne set que fère,
Ainz est esbahis de péur,
Qu’il n’est mie bien aséur,
Quant il méismes si briefment
Esrache maugré sien sa dent.

95Autressi maugré lor donoient
Cil aver, quant il esgardoient
Que Malet toute jor donoit,
Que le fer el feu si tenoit
Chaut de valor et alumez,
100Que tuit fussent ars et brullez
Cels qui près de li se tenissent.
S’à son chaut fer ne guenchéissent ;
Quar preudom ne puet miex uller
A mauvès les grenons nuller
105Ne plus cointement les denz trère.
Que par bonté entor lui fère.
Preudom tient toz jors l’espreduite
Et si chaufée et si conduite.
Que Honte art et Honor alume

110Toz cels qui sont près de s’enclume.
Covient lors querre si se traient
Ou qu’il devisent ou qu’il traient,
Et s’aucuns le preudomme esloingne
Por la paor que il ne doingne,
115Sachiez bien que trop li meschiet.
Puis qu’il gandist c’onor li chiet ;
Mès l’onor au preudom demeure
Comme la dent en icele eure
Fist au fèvre com je vous di,
120Quant cil por son chaut fer gandi,
Por qoi il a sa dent perdue,
Qui demora au laz pendue.
Savez-vous qui j’apel le laz ?
Sens et cortoisie et solaz ;
125Quar sens lace et lie la gent,
Sens est le laz et bel et gent
Qui prent honor et lie et lace,
Et les mauves les denz arrache.
Archevesques si mande et prie
130Aus Escuiers de Normandie
Et aus plus riches damoisiaus,
Quels qu’il soient, viex ou noviaus,
Por l’amor Dieu, que s’entremetent
Que le fer tantost el feu metent.
135Et que le laz n’oublient mie
De sens qui la gent lace et lie ;
Ne le martel de la proesce.
Ne l’espreduite de larguece.
Mès il ont molt poi d’examplère

140Por bien aprendre denz à trère,
Certes je ne sai en quel lieu.
Mès or lor soviengne por Dieu
Du bon aprentis du Nuef-borc ;
Bien lor en membre je sitor[10],
145Et du jemble au fer de molin,
Dont le vimon[11] est au declin,
Et je lo bien que lor soviengne,
Et que chascuns si se contiegne
Que valor soit avant boutée,
150Qui, vaine et quasse, est reculée
Comme en sa chasse limeçon.
Et que il metent contençon
Qu’il s’atornent en tel manière
Qu’il retornent trestuit arrière
155Cest siècle, qui est bestornez.
Qu’arrière soit desbestornez,
Si qu’autressi atornez soie
Comme atornez estre soloie.

Explicit le dit de la Dent.

  1. XII. — De la Dent, p. 147.

    Publié par Méon, I, 159-164 ; et donné en extrait par Legrand d’Aussy, II, 350-351 , sous le titre de « l’Arracheur de dents ».


  2. a et b Vers 7 et 10 — sais, lisez sai.
  3. 8 — gens, lisez genz.
  4. 23 — « Alexandre le Grand » est pris ici comme type de la générosité et de la prodigalité.
  5. 148, 4, me, corrigez ne.
  6. 38-40 — Les noms cités dans ces trois vers paraissent mettre la composition de ce fabliau à la fin du XIVe siècle. En effet, Bertran peut s’appliquer à Duguesclin, mort en 1380, le Maréchal à Jean de Maugenchy, dit Mouton, sire de Blainville, mort en 1391, le Chambellan à Bureau de la Rivière, chambellan de Charles V, mort en 1400 et enterré à Saint-Denis, aux pieds de son maître. Quant à Robert Malet, nous trouvons dans l’Histoire généalogique du P. Anselme (VII, 868) un Robert Malet, seigneur de Graville, vivant en 1378.
  7. 148, 18. M. Héron, dans son édition des Dits de Hue Archevesque (Rouen 1885), p. 40-41, corrige « Els » en Ele, qu’il identifie avec Ele d’Alençon, tante de Robert Malet ; mais le sens n’exige pas cette correction, d’autant que les actes que le trouvère attribue aux différents personnages mentionnés dans ce passage ne s’appliquent qu’à des hommes.
  8. 40 — Le chamberlanc, lisez le Chamberlenc.
  9. 41 — Normendie, lisez Normandie.

    Imité très-souvent : dans la Gibecière de Rome, le Courier facétieux, les Novelle de Sacchetti (nouv. 166), les Serées de Bouchet (ser. 27), les Nouveaux Contes à rire, etc.

  10. P. 152, l. 5, membre je sitor, peut-être faut-il corriger membre, jes i ior ?
  11. P. 152, l. 7, vimon, peut-être faut-il corriger Vimou (Vimeu) ?

XIII

DES .II. CHEVAUS.

Manuscrit F. Fr. 837, f. 248 ro à 249 vo.[1]

1
Cil qui trova del[2] Morteruel,
Et del[3] mort vilain de Bailluel,
Qui n’ert malades ne enfers,
Et de Gombert et des .II. clers
5Que il mal atrait à son estre,
Et de Brunain la vache au prestre,
Que Blere amena, ce m’est vis,
Et trova le songe des vis
Que la dame paumoier dut,
10Et du Leu que l’oue deçut,
Et des .II. Envieus cuivers,
Et de Barat et de Travers
Et de lor compaignon Haimet,
D’un autre fablel s’entremet,
15Qu’il ne cuida jà entreprendre ;
Ne por Mestre Jehan reprendre
De Boves, qui dist bien et bel,
N’entreprent-il pas cest fablel,
Quar assez sont si dit resnable ;
20Mès qui de fablel fet grant fable,
N’a pas de trover sens legier.

Mès, por ma matère abregier,
Vous conterai tout demanois
Qu’il avint en cel Amienois.
25A Lonc Eve[4] sor la rivière
Mest uns[5] vilains, ce m’est avière,
Qui onc n’estoit huiseus trovez.
Mès traveilliez et aouvrez
De messoner[6] et de soier ;
30Si menoit jarbes à loier
D’un roncinet de povre coust.
Qu’il avoit très devant aoust
Moult mal peu, et bien pené,
Et si en avoit amené
35Son blé, ainz l’août, por l’orage.
Poi ot avaine, et poi forage,
Por bien sa beste gouverner ;
Mais, por ce qu’il ne pot juner.
Et por argent qu’il en vout prendre.
40Se penssa qu’il le menra vendre ;
Ainsi avint com je vos di,
Et, quant ce vint au samedi,
Si matinet come il ajorne
Li vilains son roncin atorne.
45Et frote, et conroie, et estrille ;
En .I. blanc chevestre de tille,
Le maine sanz sele et sanz frain.
Bien sanble roncins mors de fain ;
Si estoit-il, poi s’en faloit.
50Tout ainsi comme[7] il s’en aloit
Sor le roncin, qui dur le porte,

Et il tresvint devant la porte
St Acueil[8], une prioré.
Iluec n’ot gueres demoré
55Quant uns rendus de la meson
Ist hors, si l’a mis à reson,
Qui estoit venuz au serain ;
Si li dist au mot premerain :
« Amis, quel part vous menra Diex ?
60Est cil roncins jones ou viex ?
Par samblant n’est-il gueres chiers.
— Foi que doi vous, biaus sires chiers,
Tel comme[7] il est le m’estuet prendre,
Tant que je le truise à oui vendre.
65Mon vuel fust-il granz et pleniers,
Si en éusse plus deniers,
Si ne m’éussiez pas gabé.
— Foi que doi mon seignor l’abé
Fet cil, et l’ordre dont je sui,
70Aine ne le dis por vostre anui,
Ne por vous de riens agrever ;
Ausinc volons-nous alouer
.I. no roncin qui céenz est ;
Se vos i savez vo conquest,
75Nous le bareteriens au vostre ;
Venez enz, si verrez le nostre ;
Si fesons marchié, Diex, tant bien ;
Se ce non, chascuns r’ait le sien,
Puis resoions amis come ains.
80— Je l’otroi bien, » dist li vilains.
A tant s’en entrent en la cort,

Li renduz en l’estable cort,
Si en a trait .I. roncin fors,
Qui n’estoit mie des plus fors
85C’onques vi, ne des plus vaillanz,
Ainz estoit maigres et taillanz,
Dos brisié, mauvès por monter ;
Les costes li pot-on conter ;
Hauz ert derrière, et bas devant,
90Si aloit d’un pied sousclochant.
Dont il n’estoit preu afaitiez ;
N’estoit reveleus ne haitiez,
N’il n’avoit talent de hennir.
Quant li vilains le vit venir.
95Si l’esgarda moult d’en travers,
« Que regardez, fet li convers ?
Encor soit-il povres et maigres,
S’est-il plus taillanz et plus aigres
Que tel vendera-l’en .C. sous ;
100Mès il ne fu piéça saous.
S’est chascun jor bien aouvrez.
Il seroit bien tost recouvrez,
S’il ne fesoit œvre grevaine,
S’éust du fuerre et de l’avaine ;
105Por qu’il i péust avenir.
On n’auroit en lui que tenir,
Et si set bien s’avaine maurre.
Dites combien voudrez-vous saurre,
Je le vous métrai à droit fuer. »
110Li vilains sorrist de mal cuer
De ce qu’il ot dire au rendu.

« N’avez mie encor tout vendu,
Dist li vilains ; par mon chapel,
Bien me volez vendre la pel,
115Quar en lui ne voi-je mès rien,
Fors le vendage del cuirien.
Roncins qui n’a valor ne force
Est bien dignes que on l’escorce ;
S’ai tel engaingne[9], que je muir,
120Qui me rouvez soudre à cel cuir ;
Mès vez ci roncin bien vendable,
Fols est qui le tient en estable ;
Bons est par tout où l’en l’aderce,
Bons en charrue, bons en erce,
125Et bons ès trais et ès limons,
Ne onques ne vit toz li monz
Meillor roncin, ne plus isnel ;
Il cort plus ne vole arondel.
Je ne me vois mie esmaiant
130Se nus veut roncins bien traiant
Por un grant mont adevaler[10],
Que il en lest cestui aler,
Por que l’en adroit li apiaut.
Mès je me merveil que c’espiaut[11]
135Que vous m’avez tant detrié,
Et si vous avoie prié
Que vous ne me gabissiez pas ;
Or fusse à Amiens tout le pas,
Que que m’avez ci amusé.
140— Moult avez ore refusé,
Fet li convers, et avillié

Mon roncin maigre et escillié.
Et le vostres fètes si preu ;
Mais nous saurons de si à peu
145Liquels sera miez alosez,
Se le vostre esprover volez.
Metons[12] les roncins keue à keue,
Et si soit qui bien les aneue,
Et se li nostres puet tant fère
150Qu’il puist le vostre à force trère
Dusques là sus à cele grange,
Perdu l’avez sans nule eschange ;
Et, se li vostres est tant fors.
Qu’il puist le nostre trère fors
155De cele porte seulement,
Mener l’en poez cuitement ;
Ainsi doit-on prover sa beste. »
Ce dist li vilains : « Par ma teste,
Marchéant avez encontre ;
160Ainsi vueil-je qu’il soit graé,
Et si vueil[13] que tout maintenant
Soient tenu li couvenant[14].
— Je l’otroi bien, » fet li convers.
Le sien a par la keue aers.
165Qu’il avoit moult et mate et souple,
Andeux ensamble les acouple,
Puis fut chascuns devers le suen ;
Si ot verge tout à son buen,
Dont granz cops lor donnent et rendent.
170Et li roncin tirent et tendent
Com cil qui ne s’osèrent faindre ;

Les neus font serrer et estraindre,
Mès, por tirer ne por sachier,
Ne les porent desatachier ;
175Moult ont les crepons estenduz.
« Qu’est-ce, Baillet, fet li renduz ?
Gardez que cil ne vous eschape. »
Adonc de la verge le frape,
Fiert et frape et done granz cops.
180Et li vilains ne fu pas fols,
Qu’il vueille Ferrant affoler,
Ainz le lest assez reculer,
Por celui lasser et recroire ;
Et li rendus, ce poez croire,
185Fu liez quant vit Baillet errant.
Et il vit reculer Ferrant,
Moult li croist li cuers[15] et engrange.
« Baillet, fet-il, voiz ci la grange,
Garde que l’onor en soit tiue. »
190Mès Baillès[16] a fète la siue,
Qu’il ne puet mès ne ho ne jo,
Ainz areste sanz dire ho ;
D’angoisse li batent li flanc.
Quant li vilains le vit estanc
195Qu’il ne puet mès tirer ne trère :
« Ferrant, fet-il, or del bien fère,
Gentiz beste de bone essonre. »
Quant li roncins s’oï semondre,
Des piez devant s’aert à terre.
200Que de l’un des piez se desferre[17] ;
Le fer fet voler contremont.

Et li vilains coite et semont
Ferrant, qui trait et tire fort,
Et Baillés arrière resort[18] ;
205A cele premeraine pointe,
L’en maine de cul et de pointe
Vers la porte tout le grant cors ;
Traïnant ausi comme[7] un ours,
Enmenoit, à col estendu,
210Et le roncin et le rendu.
Qui moult dolenz après le siut.
Si com de la porte issir dut,
Et li renduz connuit bien l’uevre
Que Baillés si vilment se prueve,
215Que cil si vilment entraïne,
Son coutel tret de sa gaine,
Ne set coment il le reskeue,
A Ferrant a copé la keue ;
Se li a alegié son fais ;
220De la porte tout à .I. fais
S’en issirent andui ensamble.
Li renduz fiert la porte ensamble,
Puis s’en repère à son ostel.
Li vilains n’en pot avoir el,
225N’il ne pot pas desouz mucier ;
Ne sot tant brère ne huchier
Que cil li vousist mot respondre.
Puis le fist à Amiens semondre
A la cort par devant l’evesque,
230Qui bien leur enquiert et enpesque
Comment il lor fu avenu ;

Puis ont lonc tens le plait tenu,
Qu’ainz ne lor en fist jugement.
Or vous proi-je communement
235Qu’entre vous m’en dites le voir,
Se li vilains le doit avoir.

Explicit des .II. Chevaus.

  1. XIII. — Des .II. Chevaus, p. 153.

    Public par Barbazan, II, 58 ; par Méon, III, 197-204 ; et donné en extrait par Legrand d’Aussy, IV, 43-46. — Ce fabliau est l’œuvre de Jean de Boves, comme le prouvent les titres des Fabliaux qui sont énumérés en tête de la pièce et qui nous sont tous parvenus. Cf. l’Histoire littéraire (XXIII, 153-4), qui attribue ces fabliaux à un Jean Bedel.


  2. Vers 1 — d’el, lisez del.
  3. P. 153, l. 3, d’el, lisez del.
  4. 25 — Lonc-Eve, aujourd’hui « Longueau », près d’Amiens.
  5. 26 — un, lisez uns.
  6. 29 — messonner, lisez messoner.
  7. a, b et c 50, 63 et 208 — com, lisez comme.
  8. 53 — Saint-Acueil, aujourd’hui « Saint-Acheul » (canton d’Amiens).
  9. 119 — engaigne, lisez engaingne.
  10. 131 — à dévaler, lisez adevaler.
  11. 147 — mettons, lisez metons.
  12. 161 — veuil, lisez vueil.
  13. 162 — convenant, lisez couvenant.
  14. 187 — le cuer, lisez li cuers.
  15. 190 — Baillet, lisez Baillès.
  16. 200 — defferre, lisez desferre.
  17. 204 — ressort, lisez resort.

XIV

DE L’ENFANT

QUI FU REMIS AU SOLEIL.

Manuscrit F. Fr. 837, f. 241 vo à 242 ro.[1]

1
Jadis se fu uns marchéanz
Qui n’estoit mie recréanz,
Ne de gaaignier esbahis,
Ainz chercha sovent maint païs
5Por ses denrées emploier ;
De son avoir mouteploier
Ne fu pas sovent à sejor.
De sa fame se part .I. jor,
Et va en sa marchéandise ;
10Ainsi com cis contes devise,
Bien demora .II. anz entiers.
La marchéande endementiers
Fu ençainte d’un bacheler ;
Amors, qui ne se pot celer,
15Mist l’un et l’autre en tel desir,
Que ensamble les fist gésir ;
Mès lor œvre ne fu pas fainte,
Quar la dame en remest ençainte ;
.I. fil en ot, ainsi avint.

20Et, quant li marchéanz revint,
A fuer de sage se prova.
De l’enfançon que il trova
A sa fame reson demande.
« Ha, sire, fet la marchéande,
25Une foiz m’estoie apoïe
Là sus à vo haute poïe.
Moult dolente et moult esplorée
Tout por la vostre demorée,
Dont g’ère en moult grant desconfort ;
30Yvers ert, si nègoit moult fort ;
Amont vers le ciel esgardoie,
Et je, qui point ne me doutoie.
Par meschief reçui en ma bouche
.I. poi de noif, qui tant fu douce
35Que cel bel enfant en conçui
D’un seul petit que j’en reçui ;
Ainsi m’avint com je vous di. »
Et li preudom li respondi :
« Dame, ce soit à bon éur ;
40Des or mès sui-je tout séur
Que Diex m’aime, seue merci,
Quant cest bel oir que je voi ci
Nous consent ainsi à avoir ;
Ausi n’avions-nous nul oir,
45Et cist ert preudom, se Dieu plest. »
Ne plus ne dist, ainçois se test.
Ne de son cuer point ne gehi.
Et li enfes crut et tehi,
Et prist moult bone norreçon,

50Mès toz jors fu en soupeçon
Li preudom, et en porvéance
Qu’il en voie sa délivrance.
Quant l’enfes ot .XV. anz passez,
Cil, qui n’est mie respassez
55De son mal, qui moult est irais,
A sa fame s’est un jor trais,
Et dist : « Dame, ne vous griet pas
Que demain vueil, sans nul trespas.
En marchéandise r’aler ;
60Fetes tost mes dras enmaler.
Moi auques matin esveillier.
Et vostre fil appareillier,
Q’o moi le vueil mener demain.
Savez-vous porqoi je l’i main ?
65Jel vous dirai sans demander :
Por aprendre à marchéander
Entruès qu’il est de jone aage.
Jà ne verrez home fin sage
De nul mestier, sachiez sanz doute,
70Se il n’i met son sens et boute
Ainçois qu’il ait usé son tans.
— Sire, bien m’i suis assentans ;
Mais encore, s’il vous pléust.
Mon fils encor ne s’en méust ;
75Et, puis que voz plesirs i est.
Au contredit n’a point d’aquest.
Ne desfendre ne m’en porroie :
Demain vous métrez à la voie,
Et Diex, qui là sus est et maint,

80Vous conduie, et mon fils ramaint,
Et doinst la bone destinée. »
A tant fu la reson finée,
Et li preudom matin se liève,
Cui ses afères point ne griève,
85Quar sa chose li vient à point.
Mais la dame n’abelist point
Ce qu’ele en voit son fil aler,
Que de li part sanz retorner.
Et li preudon o lui l’en guie
90Tout le chemin lèz Lombardie.
Ne conterai pas lor jornées,
Que tantes terres ont passées,
Qu’à Genes droit s’en sont venu ;
A .I. ostel sont descendu.
95Li preudon [l’]a changié à graine[2][3]
A .I. marchéant qui l’enmaine
En Alixandre[4] por revendre.
Et cil, tantost sans plus atendre,
Qui le fil sa fame vendi,
100A son autre afère entendi ;
Lors repéra en sa contrée,
Et tante terre a trespassée
Qu’à son ostel vint et descent ;
Mès ne le vous diroient cent
105Le duel que la Dame demaine
De son fil que pas ne ramaine.
Sovent se pasme, ainsi avint,
Et, quant de pasmoison revint,
En plorant li requiert et prie,

110Por amor Dieu, que il li die
De son fil qu’il est devenuz.
De respondre ne s’est tenuz
Cil, qui moult biau parler savoit.
« Dame, selonc ce que l’en voit
115Doit chascuns le siècle mener ;
Quar en trop grant duel demener
Ne puet-il avoir nul conquest.
Savez-vous que avenu m’est
Enz el païs où j’ai esté ?
120Par un chaut jor el tens d’esté,
Jà estoit miedis passez,
Et li chauz ert moult trespassez,
Lors erroie-je et vo fiex,
Lez moi........[5]
125Deseure un mont qui tant fu hauz ;
Li solaus, clers, ardanz et chauz,
Sor nous ardanz raiz descendi,
Que sa clarté chier nous vendi,
Que vos fil remetre covint
130De l’ardeur qui du soleil vint.
A ce sai bien et aperçoif
Que vostre filz fu fez de noif.
Et por ce pas ne m’en merveil,
S’il est remis el chaut soleil. »
135La dame s’est aperçéue
Que son mari l’a deçéue,
Qui dist que son filz est remis.
Or li est bien en lieu remis
Ses engiens, et tornez à perte,

140Dont folement estoit couverte :
Bel s’en est ses sires vengiez,
Qui laidement fu engingniez
Et par paroles et par dis ;
Mès jamès n’en sera laidis
145Por ce qu’ele se sent mesfette[6] ;
Ses mesfez[7] a ceste pais fete ;
Bien l’en avint qu’avenir dut
Qu’ele brassa ce qu’ele but.

Explicit de l’enfant qui fu remis au soleil.

  1. XIV. — De l’Enfant qui fu remis au soleil, p. 162.

    Publié par Barbazan, II, 78 ; par Méon, III, 215-220 ; et traduit par Legrand d’Aussy, III, 81-84, sous le titre de « l’Enfant qui fondit au soleil ».


  2. Vers 95 — « Agraine » peut être le nom de l’enfant ; mais on pourrait aussi lire : à graine (contre du blé). Seulement il faudrait ajouter un pronom au vers, et proposer comme lecture : Li preudon l’a changié à graine.
  3. 165, 16, a changié Agraine, corrigez [l’] a changié à graine.
  4. 97 — « Alixandre », « Alexandrie » (en Égypte).
  5. 124 — La fin du vers manque dans le ms. 
  6. 145 — meffette, lisez mesfette.
  7. 146 — meffez, lisez mesfez.

    Ce fabliau a été souvent imité : Cf Sansovino (journ. IX, nouv. 6), les Facétieuses journées, les Cent Nouvelles nouvelles (nouv. XIX), les Novelle de Malespini, les Contes de Grécourt, etc.

XV

DES .III. DAMES

QUI TROUVERENT L’ANEL.
Manuscrit F. Fr. 837, f. 118 ro à 119 vo.[1]

1
Oiez, seignor, un bon fablel.
Uns clers le fist por un anel
Que .III. dames .I. main trovèrent.
Entre eles .III. Jhesu jurèrent
5Que icele l’anel auroit
Qui son mari mieux guileroit
Por fère à son ami son buen,
L’anel auroit et seroit sien.
La première se porpenssa
10En quel guise l’anel aura.
Son ami a tantost mandé ;
Quant il sot qu’el l’a comandé,
Si vint à li delivrement,
Quar il l’amoit moult durement,
15Et ele lui, si n’ot pas tort.
Del meillor vin et del plus fort
C’on pot trover en cele terre
Fist la dame maintenant querre,
Et si ot quis dras moniaus

20Qui assez furent bons et biaus ;
Del vin dona à son mari ;
Il en but tant, je le vous di,
Qu’il ne savoit où il estoit ;
Acoustumé pas ne l’avoit.
25Quant li preudom fu endormi,
Entre la dame et son ami
L’ont pris et rez et l’ont tondu
Et coroné ; tant ot béu
Que l’en le péust escorcier.
30La dame et son douz ami chier
Le prenent, et si l’ont porté
Droit devant la porte à l’abé,
Dont il erent assez prochain.
Iluec jut jusqu’à lendemain
35Que Dame Diex dona le jor ;
Il s’esveilla, si ot paor,
Quant il se vit si atorné ;
« Diex ! dist-il, qui m’a coroné
Est-ce donc par vostre voloir ?
35Oïl, ce puet-on bien savoir,
Que nus fors vous ne le m’a fait ;
Or n’i a donc point de deshait,
Vous volez que je soie moine,
Et jel serai sanz nule essoine. »
40Maintenant sor ses piez se drèce ;
Grant oirre, que ne s’aperèce.
Vient à la porte, si apèle.
Li abes ert à la chapèle,
Qui maintenant l’a entendu ;

50La porte ouvri : quant l’a véu
A pié, et sanz ame, toz sous :
« Frère, fet-il, qui estes-vous ?
— Sire, dist-il, je suis uns hom ;
Estre vueil de relegion ;
55De ci près sui vostre voisin.
Sachiez que encore ier matin
Ne Savoie ceste aventure ;
Mes Dame Diex, qui tout figure,
M’en a doné si bon talent
60Et moustré si cortoisement,
Sire, com vous m’oez conter,
Quar il m’a fet ci aporter
Tout coroné et tout tondu,
Come autre moine revestu.
65Fetes-moi mander ma moillier.
Et se li ferai otroier.
De ma terre et de mon avoir
Vous ferai tant céenz avoir,
Que toute en aurez ma partie
70Por estre de vostre abéie. »
Li abes covoita la terre ;
Si envoia la dame querre.
Et ele i vint delivrement ;
Quar bien savoit à escient
75Por qoi li abes l’ot mandée.
Et, quant el fu léenz entrée
Et ele a véu son seignor :
« Sire, por Dieu le créator.
Volez-vous moines devenir ?

80Je nel porroie pas soufrir. »
A la terre chéi pasmée ;
Par faint sanblant s’est demorée
Une grande pièce à la terre ;
Samblant fet que li cuer le[2] serre.
85Li abes li dist franchement :
« Dame, cest duel est por néent ;
Vous déussiez mener grant joie :
Vostre sire est en bone voie ;
Diex l’aime, ce poez savoir
90Qui à son oès le veut avoir. »
El l’otria à quelque paine ;
Uns gars à son ostel l’enmaine.
Où ele trova son ami.
Maint preudome a esté trahi
95Par fame et par sa puterie.
Cil fu moines en l’abéie,
Où il i fu moult longuement.
Por ce chasti-je toute gent
Qui cest fablel oient conter.
100Qu’il ne se doivent pas fier
En lor fames, n’en lor mesnies,
Se il nés ont ainz essaïes
Que plaines soient de vertuz ;
Mains hom a esté decéuz
105Par fame et par lor trahison.
Cil fu moines contre reson,
Qui jà en sa vie nel fust,
Se sa fame nel decéust.
La seconde a moult grant envie

110De l’anel ; ne s’oublia mie,
Ainz se porpensse comment l’ait ;
Moult fu plaine de grant agait.
Il avint à .I. vendredi,
Tout ainsi com vous orrez ci,
115Ses sire ert au mengier assis.
Anguilles avoit jusqu’à .VI. ;
Les anguilles èrent salées
Et sechies et enfumées.
« Dame, dist-il, quar prenez tost,
120Ces anguilles cuisiez en rost.
— Sire, céenz n’a point de feu.
— Et jà en a-il en maint leu
Ci près ; alez-i vistement. »
La dame les anguilles prent.
125Et trespassa outre la rue ;
Chiés son ami en est venue.
Quant il la vit, moult ot grant joie,
Com se il fust sire de Troie,
Et la dame grant joie maine.
130Iluec fu toute la semaine.
Et l’autre jusqu’au vendredi.
Quant vint à eure de midi,
La dame apela .I. garçon :
« Gars, dist-ele, va en meson,
135Et saches que mon seignor fait. »
Li gars moult tost à l’ostel vait ;
La table ert mise, et sus .II. pains,
Et li preudons lavoit ses mains ;
Asséir devoit maintenant.

140Li gars vint arrière corant[3],
Et dist : « Vostre mari menjue. »
Cele ne fu mie esperdue ;
Chiés son voisin en est entrée,
Et le preudon l’a saluée,
145Et la dame le resalue.
« Sire, dist-el, je sui venue
Anguilles cuire à mon seignor ;
Nous avons juné toute jor ;
Jel laissai or moult deshaitié ;
150Il n’avoit encore hui mengié. »
Les anguilles rosti moult tost ;
Quant il fu droiz que on les ost,
Si les a prises en son poing.
Son ostel n’estoit gueres loing,
155Et ele i fust moult tost venue ;
Très devant son mari les rue :
« Huis, dist-el, je sui eschaudée. »
Et li preudom l’a resgardée ;
Sor ses piez saut comme dervé.
160« Pute, où avez-vous tant esté ?
Vous venez de vo pute rie. »
Et la dame à haute voiz crie :
« Harou, aide, bone gent. »
Et il i vindrent esraument,
165Et li preudom i fu venu,
Chiés qui la pautonière fu
Por les .VI. anguilles rostir.
« Sire, dist-el, venez véir ;
Me sire est de son sens issu ;

170Ne sai quel mal il a éu ;
Je me parti ore de ci…
— Voire, pute, dès vendredi. »
Cil entendirent qu’il a dit
Qu’ele au vendredi s’en partit.
175Cil de toutes pars l’ont saisi,
Li preudom fu si esbahi
Que il ne sot qu’il péust dire.
Chascuns le desache et detire,
Les mains li lient et les piez,
180Bien est matez et cunchiiéz ;
Puis s’en issirent de l’ostel,
Quar la pute ne queroit el.
L’en lor demande où ont esté :
« Chiés dant Jehan, qui est dervé ;
185Si est grant duel et grant domage,
Quar orendroit li prist la rage
Qu’il voloit sa famé tuer. »
Cele ne se volt oublier,
Ainçois a mandé son ami.
190Et il vint maintenant à li ;
En sa chambre l’en a mené,
Par .I. pertuis li a moustré
Com li vilains estoit liié ;
Bien l’a maté et cunchiié.
195Et bien vaincu par son barat.
Li vilains reproche du chat
Qu’il set bien qui barbes il lèche ;
Cestui a servi de la mèche ;
Mès, s’il éust cuer de preudome,

200Il s’en venjast à la parsome.
Or oiez de la daerraine,
Qui nuit et jor fu en grant paine
En quel guise l’anel aura.
Son ami ot que moult ama ;
205Sachiez pomt n’en remest sor lui ;
Moult s’entr’amèrent ambedui.
.I. jor l’ot la dame mandé ;
Quant il sot qu’el l’ot comandé,
Si vint à li tout sanz demeure,
210Et la dame en méismes l’eure
Li dist : « Biaus amis, longuement
Vous ai amé[4] moult folement ;
Toz jors porroie ainsi muser ;
Bien porroie mon tens user
215En foie vie et en mauvaise ;
Se vous de moi avez mesaise,
Moult seroie foie et musarde ;
Maus feus et male flambe m’arde
Se vous jamès o moi gisez
215Se vous demain ne m’espousez.
— Dame, dist-il, por Dieu merci,
Jà avez-vous vostre mari ;
Coment porroit ce avenir ?
— De grant folie oi plet tenir,
220Dist-ele ; j’en pensserai bien,
Jà mar en douterez de rien.
Mès vous ferez à mon talent.
— Dame, à vostre comandement
Ferai. » Jà n’en ert desdaignie.

230Lors li a la dame enseignie
Qu’au soir viegne por son mari,
Et si le maint avoeques li
Chiés[5] dant Huistasse le fil Tiesse,
Où il a une bele nièce,
235Que volez prendre et espouser,
Se il la vous voloit doner ;
Et g’irai là sanz demorer ;
Jà tant ne vous saurez haster,
Que je n’i soie avant de vous :
240Iluec nous troverez andous,
Où j’aurai mon afère fait
A Huistasse tout entresait,
En tel guise que vous m’aurez,
Se Dieu plest, et me recevrez
245Très pardevant nostre pro voire.
Mon seignor ne saura que croire,
Qu’il m’aura après lui lessie ;
Je serai si appareillie
Que je aurai chancgiez[6] mes dras
250Que il ne me connoistra pas,
Et me fiancerez demain
Très pardevant no chapelain.
A mon mari direz : Biaus sire,
El non de Dieu, el non saint Sire,
255Ceste fame me saisissiez.
Il en sera joianz et liez.
Et bien sai que il me donra
A vous, et grant joie en aura.
Et, s’il ainsi me veut doner,

260Je di que ce n’est pas prester. »
Issi fu fet, issi avint.
Toute sa vie cil la tint
A cui son mari la dona ;
Por ce que il ne li presta
265Ne la pot onques puis r’avoir.
Mès or vueil-je par vous savoir
Laquele doit avoir l’anel.
Je di que cele ouvra moult bel
Qui moine fîst de son seignor ;
270Et cele r’ot-el grant honor
Qui le suen fîst prendre et loier,
Et par estavoir otroier,
Et toz les .VIII. jors mesconter ;
Geste se refist espouser
275En tel manière à son ami.
Or dites voir, n’i ait menti,
Et si jugiez réson et voir
Laquele doit l’anel avoir.

Explicit des .III. Dames qui trovèrent l’anel.

  1. XV. — Des .III. Dames qui trouverent l’anel, p. 168.

    Publié par Barbazan, II, 86 ; par Méon, III, 220-229 ; et donné en extrait par Legrand d’Aussy, IV, 192-195. — Ce fabliau a pour auteur Haisiau (Hist. littéraire, XXIII, 134).


  2. Vers 84 — li, lisez le.
  3. 140 — courant, lisez corant.
  4. 212 — aimé, lisez amé.
  5. 233 — Chiez, lisez Chiés.
  6. 249 — changiez, lisez chancgiez.

    La première partie de ce fabliau se trouve dans le Grand Caton ; le sieur d’Ouville lui a consacré une longue histoire. Il se retrouve imité dans les Facetiæ de Bebelius, dans les Convivales sermones, dans Boccace (journ. VII, nouv. 8 et 9), dans les Délices de Verboquet, dans les Facezie, motti e burle de Donienichi, dans les Contes pour rire, et enfin dans La Fontaine, sous le titre de la « Gageure des trois commères ». Cf. dans la Romania (III, 192) les renvois de M. d’Ancona pour la nouv. 22 du Novellino.

XVI

DU CHEVALIER

QUI FIST SA FAME CONFESSE.

Manuscrit F. Fr. 837, f. 199 ro à 200 vo.[1]

1
En Beesin[2], moult près de Vire,
Une merveille j’oï dire
D’un Chevalier et de sa fame,
Qui moult estoit cortoise fame
5Et moult proisie en sa contrée ;
A la meillor estoit contée,
Et li sires tant se fioit
En sa moillier, et tant l’amoit,
Que de rien cure ne prenoit ;
10Tout li ert bon quanques fesoit,
Que jà nule riens ne féist
Se il séust qu’il ne vousist.
Ainsi vesquirent longuement,
Qu’entr’eus n’ot point de mautalent,
15Fors tant, ne sai par quel manière,
Que la dame, qui moult fu chière,
Devint malade et acoucha ;
De .III. semaines ne leva.
Grant paor ot qu’el ne morust.

20Tant que son terme venu fust,
De son provoire fu confesse ;
Du sien donna et fist grant lesse.
Ne se vout pas à tant tenir ;
Son seignor fist à li venir
25Et se li dist : « Biaus sire chiers,
Du conseil de moi fust mestiers ;
Uns moines maint moult près de ci,
Sainz hom est moult, ç’avons oï ;
A m’ame fust grant preu, ce cuit,
30Se je fusse confesse à lui.
Sire, pour Dieu, sanz nule aloingne,
Quar me fetes venir le moine ;
Grant mestier ai d’à lui[3] parler. »
— Dame, dist-il, vez m’i aler.
35Nul meillor mes de moi n’i a ;
Je cuit jel vous amenrai jà. »
A ces paroles s’en torna ;
Sor un cheval qu’il ot monta ;
A la voie se mist amblant,
40Et de sa fame moult penssant.
« Diex ! penssa s’il, tant[4] a esté
Ceste fame de grant bonté,
Ce saurai-je, se Diex m’ait,
S’ele est tant bone com l’en dit ;
45Jà n’i aura confession,
Par le cuer Dieu, se de moi non ;
En leu de moine à li vendrai,
Et sa confession orrai. »
En ce qu’en cest penssé estoit

50Et devise qu’estre en porroit,
Chiés le prior en vint manois,
Qui fu prudon et moult cortois ;
Et, quant le priéor vit li,
Encontre lui moult biau sailli ;
55Bel l’apela, sel fist descendre.
Puis si a fet son cheval prendre ;
Puis li a dit : « Par l’ordre Dé,
Or m’avez-vous servi à gré
Quant vous m’estes venuz véoir
60Com vostre ami, et remanoir ;
De herbregier grant joie en ai ;
Por vous la cort amenderai. »
Li chevaliers li dist : « Biaus sire,
Grant gré vous sai certes du dire,
65Mès ne puis mie herbregier ;
Venez o moi çà conseillier. »
Quant il l’ot tret à une part :
« Sire, fet-il, se Diex me gart,
Grant mestier ai de vostre aïe ;
70Gardez que ne me failliez mie ;
Se voz dras noirs me presterez,
Ainz mie-nuit toz les r’aurez,
Et voz granz botes chaucerai,
Et je ma robe vous lerai
75Céenz avez mon palefroi,
Et le vostre menrai o moi. »
Le moine tout li otria
Quanque il quist et demanda,
Et, quant fu nuis, les dras vestit ;

80Il chanja trestout son abit ;
Desus le palefroi monta
Au moine, qui souef ambla ;
Lors s’en parti de maintenant,
En sa méson en vint amblant.
85Dedenz entra, bien fu enbronc ,
Bien s’enbroncha ou chaperon,
Quar ne voloit, ce cuit-je bien,
Que l’en le connéust de rien.
La méson ert auques obscure ;
90Uns gars sailli grant aléure
Encontre lui por lui descendre.
A une fame se fîst prendre
Par la gonne ; s’el mena droit
Là où la dame se gisoit.
95« Dame, dist-el, le moine est ci,
Que vous mandastes dès ier ci. »
Et la dame si l’apela.
« Sire, dist-el, séez-vous ça
Delèz cest lit, quar moult m’empire
100Mon mal ; si crieng que je me muire,
Que nuit ne jor point ne me cesse ;
Si vueil de vous estre confesse.
— Dame, dist-il, ce sera sens,
Tant come avez et lieu et tens,
105Quar nus ne nule ne set mie
Esmer de soi, ne de sa vie.
Por ce vous di, ma douce dame,
Qu’aiez merci de la vostre ame ;
Pechié celé, ce truis escrit.

110L’ame et le cors ensamble ocist ;
Por ce vous di et vous chasti
Que vous aiez de vous merci. »
Et la dame, qui ou lit fu,
Trestout en autre siècle fu ;
115De son seignor ne connut[5] mie,
Por le grant mal qui l’ot saisie,
Quar sa parole entrechanjoit ;
En la chambre lumière n’ot,
Fors d’un mortier qu’iluec ardoit ;
120Point de clarté ne lor rendoit,
Ne gent n’avoit en cel ostal
Qui séussent guères de mal.
« Sire, moult ai esté proisie.
Mès je sui[6] fausse et renoïe ;
125Sachiez de voir, tele est blasmée
Qui vaut moult miex que la loée ;
C’estoie-je qui los avoie,
Mès moult mauvèse fame estoie,
Quar à mes garçons me livroie,
130Et avoeques moi les couchoie,
Et d’aus fesoie mon talent ;
Moie coupe, je m’en repent. »
Et, quant li chevaliers l’oï,
De mautalent le nez fronci ;
135Moult par vousist et desirrast
Que mort soubite l’acorast.
« Dame, dist-il, pechié avez :
Dites avant, se vous savez ;
Mès bien vous déussiez tenir,

140Dame, s’il vous fust à plesir,
A vostre espous, qui moult vaut miex,
Ce m’est avis, par mes .II. iex.
Que li garçons ; moult me merveil.
— Sire, se Diex m’envoit conseil
145A ceste ame, je vous dirai
La vérité si com je sai.
A paine porroit-l’en choisir
Fame qui se puisse tenir
A son seignor tant seulement,
150Jà tant ne l’aura bel ne gent[7] ;
Quar la nature tele en ont,
Qu’els requièrent, ce sachiez-vous,
Et li mari si sont vilain
Et de grant felonie plain,
155Si ne nous oson descouvrir
Vers aus, ne noz besoins gehir,
Quar por putains il nous tendroient.
Se noz besoins par nous savoient ;
Si ne puet estre en nule guise
160Que n’aions d’autrui le servise.
— Dame, dist-il, bien vous en croi ;
Dites avant, se savez qoi.
— Sire, dist-ele, oïl assez,
Dont li miens cors est moult grevez,
165Et la moie ame en grant fréor ;
Que le neveu de mon seignor,
Tant l’amoie en mon corage,
Ce m’estoit vis, que c’estoit rage,
Et sachiez bien que je morusse,

170Se mon plesir de lui n’éusse ;
Tant fis que je o lui péchai.
Et que .V. anz, je cuit, l’amai.
Or m’en repent vers Dieu. — Aïe,
Dame, dist-il, c’estoit folie
175Que le neveu vostre seignor
Amiiez de si foie amor ;
Li péchiez doubles en estoit.
— Sire, se Diex conseil m’envoit,
C’est la coustume de nous fames,
180Et de nous aaisies dames ;
Quar cels dont l’en mains garde aura,
Entor cels plus se tornera.
Por le blasme que je cremoie.
Le neveu mon seignor amoie ;
185Quar à mes chambres bien sovent
Pooit venir, véant la gent ;
Jà n’en fust blasme ne parole ;
Ainsi l’ai fet si fis que foie,
Quar mon seignor ai grevé si
190Qu’à poi que ne l’ai tout honi,
Que du tortiau puant li gart,
Li ai bien fet mengier sa part.
Tant li ai fet, tant l’ai mené,
Que il croit plus en moi qu’en Dé.
195Quant céenz vienent chevalier,
Si com droit est, por herbregier,
Lors demandent-il à noz genz,
Où est la dame ? — Ele est léenz ;
Jà le seignor n’ert demandé,

200Car je l’ai tout anéanté,
Ne jà ostel n’ert à honor
Dont la dame se fet seignor ;
Et fames ceste coustume ont,
Et volentiers toz jors le font,
205Qu’eles[8] aient la seignorie
Sor lor seignors ; por c’est honie
Mainte méson qu’est sanz mesure,
Et fame avoire par nature.
— Dame, dist-il, ce puet bien estre. »
210Del vrai Dieu le souverain prestre
Onques riens plus ne li enquist,
Mès sa coupe batre li fist,
Et li enjoinst sa penitance.
Et ele mist en couvenance[9]
215Que jamès jor amor n’auroit
A autre home, s’ele vivoit.
Lors s’en parti ; moult fu iriez ;
A son cheval est repériez.
Dessus monta, si s’en issi ;
220D’ire et de mautalent fremi
Por sa fame qu’il seut loer,
Et tant prisier, et tant amer ;
Mès en ice se confortoit
Qu’encore bien s’en vengeroit.
225A lendemain, quant il li plout,
A son ostel, et quant il vout,
En sa méson s’en repera,
Et la dame si respassa.
Grant merveille ot de son seignor,

230Qui li soloit moustrer amor.
Et li baisier et acoler ;
Or ne daingnoit[10] à li parler.
Un jor par sa méson aloit
Trestout ainsi comme[11] el soloit,
235Et comandoit moult fièrement
De ses afères à sa gent ;
Et li sires sel regarda ;
Iréement le chief crolla ;
Se li a dit : « Par l’ordre Dé,
240Dame, quele est votre fierté
Et vostre orgueil ? Je l’abatrai,
Quar à mes poins vous ocirrai.
S’il vous membrast de vostre vie.
Honte éussiez d’avoir baillie ;
245Quar nule fame bordelière
Ne fu de si maie manière
Com vous estes, orde mauvaise[12]. »
Lors ne fu pas la dame aaise ;
De son seignor se merveilla ;
250Avis li fu, de voir cuida,
Que il l’éust fete confesse ;
Moult se doute que mal n’en nesse,
Puis li a dit de maintenant :
« Ha ! mauvès homme souduiant.
255Moult me poise que je ne dis
Que tuit li chien de cest païs
Le me fesoient nuit et jor ;
Mès plus m’estoit de ma dolor.
Ha ! mauves home trahitier,

260Tu préis abit d’ermitier
Por moi prover à desloial !
Mès, merci Dieu, je sui loial.
Je n’ai voisine ne voisin
Por qui je port le chief enclin[13] ;
265Je ne te criem, la merci Dé,
Quar, se[14] seusses la vérité,
Toute ma honte lost fust seue,
Quar m’en estoie apercéue.
Quant je vous en enquis sordois
270Tout ce que dis par mon gabois ;
Moult me poise, par saint Symon,
Que ne vous pris au chaperon,
Ne que ne vous deschirai tout.
Sachiez de voir, pas ne vous dout
275De rien que onques vous déisse ;
Se Dame Diex mon cors garisse,
Bien vous reconnui au parler.
Je ne vous doi jamès amer ;
Non ferai-je, se Diex me gart.
280Mauvès trahïtre de male art,
Jà ne vous ert mes pardoné. »
Tant li a dit, et tant conté,
Que li osta tout son espoir,
Et bien cuida que déist voir.
285Granz risées et granz gabois
En féirent en Bescinois.

Explicit du Chevalier qui fist sa Fame confesse.

  1. XVI. — Du Chevalier qui fist sa fame confesse, p. 178.

    Publié par Barbazan, II, 100 ; par Méon, III, 229-238 ; et traduit par Legrand d’Aussy, IV, 132-138, sous le titre « Du chevalier qui confessa sa femme ».


  2. Vers 1 — « Le Bessin », petit pays de la basse Normandie, ayant Bayeux pour capitale ; « Vire » (Calvados).
  3. 33 — de lui, lisez d’à lui.
  4. 41 — penssa, s’il tant ; lisez penssa s’il, tant.
  5. 115 — conut, lisez connut.
  6. 124 — suis, lisez sui.
  7. 150 — et gent, lisez ne gent.
  8. 205 — Qu’elles, lisez Qu’eles.
  9. 214 — convenance, lisez couvenance.
  10. 232 — daignoit, lisez daingnoit.
  11. 234 — com, lisez comme.
  12. 247 — mauvèse, lisez mauvaise.
  13. 264-273 — Le ms. est déchiré au commencement de chacun de ces vers.
  14. 266 — Quar ; se ; lisez Quar, se.

    Imité par Boccace (journ. VII, nouv. 5), Bandello, Malespini (nouv. 92), Doni, les Cent Nouvelles nouvelles (nouv. 78), et enfin par La Fontaine, sous le nom du « Mari confesseur ».

XVII

LE DIT DES PERDRIZ.

Manuscrit F. Fr. 837, f. 169 ro à 170 vo.[1]

1
Por ce que fabliaus dire sueil,
En lieu de fable dire vueil
Une aventure qui est vraie,
D’un vilain, qui delèz sa haie
5Prist .II. pertris par aventure.
En l’atorner mist moult sa cure ;
Sa fame les fist au feu mètre ;
Ele s’en sot bien entremetre ;
Le feu a fet, la haste atorne,
10Et li vilains tantost s’en torne ;
Por le prestre s’en va corant.
Mès au revenir tarda tant,
Que cuites furent les pertris ;
La dame a le haste jus mis,
15S’en pinça une peléure,
Quar moult ama la lechéure.
Quant Diex li dona à avoir,
Ne béoit pas à grant avoir,
Mès à toz ses bons acomplir ;
20L’une pertris cort envaïr ;
Andeus les eles en menjue ;

Puis est alée en mi la rue
Savoir se ses sires venoit ;
Quant ele venir ne le voit,
25Tantost arrière s’en retorne
Et le remanant tel atorne,
Mal du morsel qui ramainsist.
Adonc s’apenssa, et si dist
Que l’autre encore mengera ;
30Moult très bien set qu’ele dira
S’on li demande que devindrent ;
Ele dira que li chat vindrent
Quant ele les ot arrier trètes ;
Tost li orent des mains retrètes,
35Et chascuns la seue emporta ;
Ainsi, ce dist, eschapera.
Puis va en mi la rue ester,
Por son mari abeveter ;
Et, quant ele nel voit venir,
40La langue li prist à frémir
Sus la pertris qu’ele ot lessie.
Jà ert toute vive enragie
S’encor n’en a .I. petitet ;
Le col en tret tout souavet,
45Si le menja par grant douçor ;
Ses dois en lèche tout entor :
« Lasse ! fet-ele, que ferai ?
Se tout menjue, que dirai ?
Et coment le porrai lessier ?
50J’en ai moult très grant desirrier.
Or aviegne qu’avenir puet,

Quar toute mengier le m’estuet. »
Tant dura cele demorée,
Que la Dame fu saoulée.
55Et li vilains ne tarda mie,
A l’ostel vint, en haut s’escrie ;
« Diva, sont cuites les pertris ?
— Sire, dist-ele, ainçois va pis,
Quar mengies les a li chas. »
60Li vilains saut isnel le pas,
Seure li cort comme enragiéz ;
Jà li éust les iex sachiez,
Quant el crie : « C’est gas, c’est gas.
Fuiez, fet-ele, Sathanas ;
65Couvertes sont por tenir chaudes.
— Jà vous chantaisse putes Laudes,
Fet-il, foi que je doi saint Ladre.
Or çà, mon bon hanap de madré
Et ma plus bele blanche nape ;
70Si l’estenderai sus ma chape,
Souz celé treille en cel praiel.
— Mès, vous, prenez vostrecoutel.
Qui grant mestier a d’aguisier ;
Si le fètes .I. pou trenchier
75A cele pierre en cele cort. »
Li vilains se despoille et cort,
Le coutel tout nu en sa main.
A tant ez vos le chapelain,
Qui léenz venoit por mengier :
80A la dame vint sans targier,
Si l’acole moult doucement.

Et cele li dist simplement :
« Sire, dist-el, fuiez, fuiez :
Jà ne serai où vous soiez
85Honiz ne malmis de vo cors ;
Mes sires est alez là fors
Por son grant coutel aguisier.
Et dist qu’il vous voudra trenchier
Les coilles, s’il vous puet tenir.
90— De Dieu te puist-il souvenir,
Dist li prestres ; qu’est que tu dis ?
Nous devons mengier .II. pertris
Que tes sires prist hui matin. »
Cele li dist : « Par saint Martin,
95Céenz n’a pertris ne oisel ;
De vo mengier me seroit bel.
Et moi peseroit de vo mal ;
Mès ore esgardez là aval,
Come il aguise son coutel.
100— Jel voi, dist-il ; par mon chapel ,
Je cuit bien que tu as voir dit. »
Léenz demora moult petit,
Ainz s’en fui grant aléure,
Et cele crie à bone éure :
105« Venez-vous-en, sire Gombaut.
— Qu’as-tu, dist-il, se Diex te saut ?
— Que j’ai ? Tout à tens le saurez ;
Mès, se tost corre ne poez.
Perte i aurez, si com je croi ;
110Quar, par la foi que je vousdoi,
Li prestre enporte voz pertris. »

Li preudom fu toz aatis,
Le coutel en porte en sa main,
S’en cort après le chapelain ;
115Quant il le vit, se li escrie :
« Ainsi nés en porterez mie. »
Puis s’escrie à granz alenées ;
« Bien les en portez eschaufées ;
Ça les lerrez, se vous ataing ;
120Vous seriez mauvès compaing
Se vous les mengiiez[2] sanz moi. »
Li prestre esgarde derrier soi,
Et voit acorre le vilain ;
Quant voit le coutel en sa main,
125Mors cuide estre, se il l’ataint.
De tost corre pas ne se faint ;
Et le vilains penssoit de corre,
Qui les pertris cuidoit rescorre ;
Mès li Prestres de grant randon
130S’est enfermez en sa méson.
A l’ostel li vilains retorne,
Et lors sa fame en aresone :
« Diva, fet-il, et.quar me dis
Comment tu perdis les pertris. »
135Cele li dist : « Se Diex m’ait,
Tantost que li prestres me vit.
Si me pria, se tant l’amaisse[3].
Que je les pertris li monstraisse[4],
Quar moult volentiers les verroit ;
140Et je le menai là tout droit
Où je les avoie couvertes :

Il ot tantost les mains ouvertes,
Si les prist, et si s’en fui ;
Mès je guères ne le sivi,
145Ainz le vous fis moult tost savoir. »
Cil respont : « Bien puès dire voir ;
Or le lessons à itant estre. »
Ainsi fu engingniez le prestre
Et Gombaus, qui les pertris[5] prist.
150Par example cis fabliaus dist
Fame est fète por decevoir ;
Mençonge fet devenir voir,
Et voir fet devenir mençonge.
Cil n’i vout mètre plus d’alonge.
155Qui fist cest fablel et ces dis.
Ci faut li fabliaus des pertris.

Explicit li Fabliaus des Perdriz.

  1. XVII. — Le Dit des Perdrix, p. 188.

    Publié par Barbazan, II, 32 ; par Méon, III, 181-186 ; par Bartsch, dans sa Chrestomathie de l’ancien français, 1re éd., 269-272 ; et donné en extrait par Legrand d’Aussy, IV, 38-41.


  2. Vers 121 — mangiez, lisez mengiiez.
  3. 137 — amaise, lisez amaisse.
  4. 138 — monstraise, lisez monstraisse. (Note de Wikisource : la leçon est déjà la bonne)
  5. 149 — * pertris ; ms., pertrist.

    Ce fabliau a été remis en vers par Imbert ; on le retrouve dans les Contes du sieur d’Ouville, dans le Passa tempo de’ curiosi, dans les Nouveaux Contes pour rire, dans les Facezie, motti e burle, de Zapata ; de nos jours, M. le comte de Chevigné l’a introduit dans ses Contes rémois.

XVIII

DU PRESTRE CRUCEFIE.

Manuscrit F. Fr. 837, f. 183 ro à 183 vo.[1]

1
Un example vueil conmencier
Qu’apris de Monseigneur Rogier,
.I. franc mestre de bon afère
Qui bien savoit ymages fère
5Et bien entaillier crucefis.
Il n’en estoit mie aprentis,
Ainz les fesoit et bel et bien.
Et sa fame seur toute rien
Avoit enamé un provoire.
10Son seignor li ot fet acroire
Qu’à un marchié devoit aler
Et une ymage o lui porter,
Dont il auroit, ce dist, deniers,
Et la dame bien volentiers
15Li otria, et en fu lie.
Quand cil vit la chière haucie,
Si se pot bien apercevoir
Qu’el le béoit à décevoir,
Si come avoit acoustumé.
20Lor a desus son col geté[2]
.I. crucefis par achoison

Et se parti de la méson.
En la ville va, si demeure,
Et atent jusques à cele eure[3]
25Qu’il cuida qu’il fussent ensamble.
De mautalent li cuers li tramble[4].
A son ostel en est venuz ;
Par .I. pertuis les a véuz.
Assis estoient au mengier.
30Il apela, mès à dangier
I ala-l’en por l’uis ouvrir.
Li prestres n’ot par où fuir :
« Diex, dist li prestres, que ferai ? »
Dist la dame : « Jel vous dirai :
35Despoillez-vous, et si alez
Léenz[5], et si vous estendez
Avoec ces autres crucefis. »
Ou volentiers ou à envis
Le fist li prestres ; ce sachiez,
40Toz s’est li prestres despoilliez ;
Entre les ymages de fust
S’estent ausi come s’il en fust.
Quant li preudom ne l’a véu,
Erraument s’est apercéu
45Qu’aléz est entre ses ymages ;
Mais de ce fist[6]-il moult que sages
Qu’assez a mengié et béu
Par loisir ainz qu’il soit méu.
Quand il fu levez du mengier,
50Lors comença à aguisier
Son coutel à une grant kex.

Li preudom estoit fors et preus ;
« Dame, dist-il, tost alumez
Une chandoile, et si venez
55Léenz o moi, où j’ai afère. »
La dame ne s’osa retrère ;
Une chandoile a alumée.
Et est o son seignor alée
En l’ouvréoir isnelement ;
60Et li preudom tout esraument
Le provoire tout estendu
Voit, si l’a bien apercéu.
Voit la coille et le vit qui pent :
« Dame, dist-il, vilainement
65Ai en cest ymage mespris :
J’estoie yvres, ce m’est avis,
Quant je ceste chose i lessai ;
Alumez, si l’amenderai, »
Li prestres ne s’osa mouvoir ;
70Et[7] ice vous di-je por voir
Que vit et coilles li trencha,
Que onques rien[8] ne li lessa
Que il n’ait tout outre trenchié.
Quant li prestres se sent blecié,
75Lors si s’en est tornez fuiant.
Et li preudom de maintenant
Si s’est escriez à hauz criz :
« Seignor, prenez mon crucefiz
Qui or endroit m’est eschapez. »
80Lors a li prestres encontrez
.II. gars qui portent une jarle ;

Lors li venit miex estre à Arle,
Quar il i ot .I. pautonier
Qui en sa main tint un levier ;
85Si le feri desus le col
Qu’il l’abati en un tai mol.
Quant il l’ot à terre abatu,
Es-vos le preudome venu
Qui l’enmena en sa meson ;
90.XV. livres de raençon
Li fist isnelement baillier,
C’onques n’en i failli denier.
Cest example nous monstre bien
Que nus prestres por nule rien
95Ne devroit autrui fame amer,
N’entor li venir ne aler,
Quiconques fust en calengage,
Que il n’i lest ou coille ou gage,
Si com fist cil prestres Constans,
100Qui i lessa les siens pendans.

Explicit du Prestre crucefié.

  1. XVIII. — Du Prestre crucefié, p. 194.

    Publié par Barbazan, I, 22 ; par Méon, III, 14-17 ; et donné en extrait par Legrand d’Aussy, IV, 160-161.


  2. Vers 20 — jeté, lisez geté.
  3. 24 — heure, lisez eure.
  4. 26 — tremble, lisez tramble.
  5. 36 — Leens, lisez Leenz.
  6. 46 — fit, lisez fist.
  7. P. 196, l. 19, Ei, lisez Et.
  8. 72 — riens, lisez rien.

    Se retrouve dans Sacchetti (nouv. 25 et 84), Malespini (nouv. 93), Straparole (nuit IX, nouv. 4), les Cent Nouvelles (nouv. 64) et dans les Contes de Gudin (I, p. 136-9). Cf. Straparole, éd. Jannet, I, xxxvij.

XIX

D’ESTORMI

Manuscrit F. Fr. 837, f. 11 ro à 14 recto.[1]

1
Por ce que je vous ai molt chier,
Vous vueil un flabel[2] commencier
D’une aventure qui avint.
C’est d’un preudomme, qui devint
5Povres entre lui et sa fame.
Non ot Jehans, et ele Yfame ;
Riches genz avoient esté,
Puis revindrent en povreté ;
Mais je ne sai par quoi ce fu,
10Quar onques conté ne me fu ;
Por ce ne le doi pas savoir.
Troi prestre par lor mal savoir
Covoitèrent dame Yfamain ;
Bien la cuidièrent à la main
15Avoir prise, por la poverte
Qui la féroit à descouverte.
De folie se porpenssèrent,
Quar parmi la mort en passèrent,
Issi com vous m’orrez conter

20Se vous me volez escouter,
Et la matère le devine,
Qui nous raconte la couvine
De la dame et des .III. prelaz.
Chascuns desirre le solaz
25De dame Yfamain à avoir ;
Por ce li promistrent avoir,
Je cuit, plus de .IIIIxx. livres.
Ainsi le tesmoingne li livres,
Et la matère le raconte.
30Si com cil furent à grant honte
Livré par lor maléurtez.
Mès ce fist lor desléautez.
De lor crupes et de lor rains ;
Bien l’orrez dire au daarrains,
35Por que vous vueilliez tant atendre.
Ainz Yfame ne vout entendre
Lor parole ne lor reson,
Ainz a tout conté son baron
L’afère tout si comme[3] il va.
40Jehans li respondit : « Diva,
Bele suer, me contes-tu voir ?
Te prometent-il tant d’avoir
Com tu me vas ci acontant ?
— Oïl, biaus frère plus que tant.
45Mès que je vueille lor bons fère.
— Dehez ait qui en a que fère,
Fet Jehans, en itel manière ;
Miex ameroie en une bière
Estre mors et ensevelis

50Que jà éussent lor delis
De vous à nul jor de ma vie.
— Sire, ne vous esmaiez mie,
Fet Yfame, qui moult fu sage ;
Povretez, qui molt est sauvage.
55Nous a mis en molt mal trepeil.
Or feroit bon croire conseil
Par quoi nous en fussons geté ;
Li prestre sont riche renté ;
S’ont trop dont nous avons petit :
60Se vous volez croire mon dit,
De povreté vous geterai,
Et à grant honte meterai
Ceus qui me cuident engingnier.
— Va donc, pense du hamoingnier,
65Fet Jehans, bele douce suer ;
Mès je ne voudroie à nul fuer
Qu’il fussent de vous au desus.
— Tesiez, vous monterez là sus
En cel solier tout coiement.
70Si garderez apertement
M’onor et la vostre et mon cors ;
Les prestres meterons là fors,
Et li avoirs nous remaindra.
Tout issi la chose avendra,
75Se vous le volez otrier.
— Alez tantost sans detrier[4],
Fet Jehans, bele douce amie,
Mès, por Dieu, ne demorez mie. »
Au moustier s’en ala Yfame,

80Qui moult par estoit bone fame ;
Ainz que la messe fust chantée
Fu assez tost amonestée
De ceus qui quierent lor anui.
Yfame chascun à par lui
85Tout belement l’un après l’autre,
Qu’aine n’en sot mot li uns de l’autre,
Mist lieu de venir à son estre.
Tout avant au premerain prestre
A mis la bone dame leu
90Que il viengne entre chien et leu,
Et si aport toz ses deniers :
« Dame, fet cil, moult volentiers, »
Qui moult est près de son torment,
Ne porquant va s’en liement.
95Estes-vous venu le secon,
Qui voloit avoir du bacon ;
Moult par avoit chaude la croupe.
Devant dame Yfame s’acroupe,
Puis li descuevre sa pensée.
100Et cele, qui s’est porpenssée
De sa grande male aventure,
Li a mis leu par couverture
Qu’il venist quant la cloche sone :
« Dame, jà n’aurai tant d’essoine,
105Fet li prestres, par S. Amant,
Que je ne viegne à vo commant,
Que pieça que je vous convoite.
— Aportez moi donc la queilloite
Que vous me devez aporter.

110— Volentiers, je les vois conter, »
Fet cil, qui de joie tressaut.
Et li autres prestres resaut,
Puis li demande de rechief :
« Dame, vendrai-je jà à chief
115De ce dont je vous ai requise ? »
Et la dame, qui fu porquise
De sa grant honte et de son mal,
Li dist : « Biaus sire, il n’i a al ;
Vostre parole m’a atainte,
120Et povretez qui m’a destrainte
Me font otroier vo voloir ;
Or venez sempres à prinsoir
Trestout belement à mon huis,
Et si ne venez mie vuis
125Que vous n’aportez ma promesse.
— Jà ne puissé-je chanter messe,
Dame, se vos n’avez vostre offre ;
Je les vois mètre hors du coffre,
Et les deniers et le cuiret. »
130Atant à la voie se met
Cil qui est moult liez de l’otroi.
Or se gardent bien de lor roi
Qu’il ont porchacié laidement
Lor mort et lor definement.
135Oublié avoie une chose
Qu’à chascun prestre à la parclose
Fist Yfame entendre par guile
Que Jehans n’ert pas en la vile ;
Si s’en refist chascuns plus jois,

140Mès cele nuit à granz conjois
Jurent, ce sachiez vraiement.
Et dame Yfame isnelement
Est revenue à sa méson ;
Son baron conte la réson.
145Jehans l’oï ; moult liez en fu ;
A sa niecète a fet le fu
Alumer et la table metre.
Cele, qui ne se vout demetre
Qu’ele ne face son commant,
150A mis la table maintenant,
Qu’ele savoit bien son usage.
Et Yfame, qui moult fu sage,
Li dist : « Biaus sire, la nuit vient ;
Or sai-je bien qu’il vous covient
155Repondre, qu’il en est bien poins. »
Et Jehans, qui ot .II. porpoins,
En avoit le meillor vestu ;
Biaus hom fu et de grant vertu.
En sa main a pris sa coingnie ;
160Une maçue a empoingnie.
Qui molt ert grosse, de pommier.
Estes-vous venu le premier.
Tout carchié de deniers qu’il porte ;
Tout belement hurte à la porte,
165Il ne veut mie c’on l’i sache ;
Et dame Yfame arrière sache
Le veroil, et l’uis li desfarme[5].
Quant cil a véu dame Yfame,
Si la cuide avoir decéue.

170Et Jehans, qui tint la maçue,
Qui molt ot grosse la cibole,
Felonessement le rebole,
Si que li prestres n’en sot mot ;
Tout coiement, sanz dire mot,
175Avala Jehans le degré.
Et cil, qui cuide avoir son gré
De la dame tout à estor,
Vint à li, se li fet un tor
Si qu’en mi la méson l’abat.
180Et Jehans, qui sor eus s’embat,
Tout belement et sanz moleste
Le fiert à .II. mains en la teste
Si durement de la coingnie,
La teste li a si coingnie
185Li sans et la cervele en vole ;
Cil chiet mors, si pert la parole.
Yfame en fu moult esmarie ;
Jehans jure sainte Marie,
Se sa fame noise fesoit.
190De sa maçue la ferroit.
Cele se test, et cil embrace
Celui qui gist mors en la place ;
En sa cort l’enporta errant ;
Si l’a drecié tout maintenant
195A la paroi de son bercil,
Et puis repère du cortil ;
Dame Yfame reconforta.
Et li autres prestres hurta,
Qui queroit son mal et sa honte ;

200Et Jehans el solier remonte ;
Et dame Yfame l’uis li œvre,
Qui molt fu dolente de l’uevre ;
Mès fere li estuet par force.
Et cil entre carchiez el porce ;
205Les deniers mist jus qu’il portoit,
Et Jehans, qui là sus estoit,
Par la treillie le porlingne,
Felonessement le rechingne ;
Aval descent tout coiement.
210Et cil embraça esraument
Celi por avoir son delit,
Si l’abati en .I. biau lit.
Jehans le vit, moult l’en pesa ;
De la maçue qui pesa
215Le fiert tel cop en la caboce,
Ce ne fu pas por lever boce,
Ainz esmie quanqu’il ataint.
Cil fu mors ; la face li taint,
Quar la mort l’angoisse et sousprent.
220Et sire Jehans le reprent.
Si le va porter avoec l’autre,
Puis a dit : « Or estes-vous autre ;
Je ne sai s’il vous apartient,
Mès miex vaut compaignon que nient. »
225Quant ot ce fet, si s’en retorne ;
Son afère moult bien atorne ;
Les deniers a mis en la huche.
Ez-vous le tiers prestre, qui huche
Tout belement et tout souef.

230Et Yfame reprent la clef,
Maintenant l’uis li desferma[6] ;
Et cil, qui folement ama,
Entra en la meson carchiez.
Et sire Jehans est muciez
235Souz le degré et esconssez.
Et cil, qui cuide avoir son sez
De la dame, l’a embrachie
Et sus .I. biau lit l’a couchie.
Jehans le vit, moult s’en corèce ;
240La maçue qu’il tint adrèce ;
Tel cop li done lèz la temple
Que toute la bouche li emple
De sanc et de çervele ensamble.
Cil chéi mors ; li cors li tramble,
245Quar la mort l’angoisse et destraint.
Et sire Jehans le restraint,
Maintenant le Prestre remporte,
Si le dreça delez la porte :
Quant ce ot fet, si s’en revient.
250Or sai-je bien qu’il me covient
Dire par quel réson Jehans,
Qui molt ot cele nuit d’ahans,
Remist les .II. prestres ensamble :
Se ne le vous di, ce me samble,
255Li fabliaus seroit corrompus.
Jehans fust à mal cul apus,
Ne fust uns sien nièz, Estormis,
Qui adonc li fu bons amis,
Si com vous orrez el fablel.

260Yfame ne fu mie bel
De l’afère, mes moult dolante.
« Se je Savoie où mes nièz hante,
Fet Jehans, je l’iroie querre ;
Il m’aideroit bien à conquerre
265A delivrer de cest fardel.
Mès je cuit qu’il est au bordel.
— Non est, biaus Sire, fet sa nièce ;
Encor n’a mie moult grand pièce
Que je le vi en la taverne
270Là devant chiés dame Hodierne.
— Ha ! fet Jehans, por S. Grigore,
Va savoir s’il i est encore. »
Cele s’en torne moult corcie ;
Por miex corre s’est escorcie ;
275A l’ostel vient, si escoutoit
Se son frère léenz estoit.
Quant el l’ot, les degrez monta ;
Delez son frère s’acosta,
Qui getoit les déz desouz main ;
280Ne li vint mie bien à main
La chéance, quar il perdi ;
A poi que tout ne porfendi
De son poing trestoute la table.
Voirs est, c’est chose véritable,
285Qui ne m’en croit demant autrui,
Que cil a sovent grant anui
Qui jeu de dez veut maintenir ;
Mès ne vueil mie plus tenir
Geste parole, ainçois vueil dire

290De celi qui son frère tire,
Qui de li ne se donoit garde.
Estormis sa seror regarde,
Puis li demande d’ont el vient :
« Frère, fet-ele, il vous covient
295Parler à moi par çà desouz.
— Par foi, je n’irai mie sous.
Que je doi jà céenz .V. saus.
— Tesiez-vous, que bien seront saus,
Que je les paierai moult bien.
300Biaus ostes, dites moi combien
Mes frères doit céenz par tout.
.V. sols. — Vez ci gage por tout ;
Je vous en lerai mon sorcot ;
A-il bien paié son escot ?
305— Oïl, bien avez dit réson. »
Atant issent de la méson.
Li vallés a non Estormis,
Atant s’est à la voie mis ;
Estormis sa seror demande
310Se c’est ses oncles qui le mande :
« Oïl , biaus frère, à grant besoing. »
Li osteus ne fu mie loing ;
A l’uis vienent, enz sont entré,
Et quant Jehans a encontré
315Son neveu, moult grant joie en fet.
« Dites moi qui vous a mesfet[7],
Por le cul Dieu, fet Estormis.
— Je te conterai, biaus amis,
Fet sire Jehans, tout le voir :

320Uns prestres par son mal savoir
Vint dame Yfamain engingnier,
Et je le cuidai mehaingnier ;
Si l’ai ocis ; ce poise mi ;
Se cil le sevent d’entor mi,
325Je serai mors isnel le pas.
— Jà ne me mandiiez-vous pas,
Fet Estormis, en vo richèce,
Mès jà ne lerai por perèce,
Par le cul Dieu, fet Estormis,
330Puis que tant m’en sui entremis.
Que vous n’en soiez délivrez.
Fetes tost, .I. sac m’aportez,
Quar il en est huimès bien eure. »
Et sire Jehans ne demeure,
335Ainz li a le sac aporté.
Au prestre, qu’il ot acosté,
D’une part son neveu enmaine ;
Mès ainçois orent moult grand paine
Qu’il li fust levez sor[8] le col.
340Estormis en jure S. Pol
Qu’ainz ne tint si pesant fardel.
Ses oncles li baille .I.[9] havel
Et une pelé por couvrir.
Cil s’en vait, s’a fet l’uis ouvrir,
345Qui ne demanda pas lanterne.
Parmi une fausse posterne,
Vait Estormis, qui le fais porte ;
Ne veut pas aler par la porte ;
Et quant il est aus chans venus,

350Si a le prestre geté jus ;
El fons d’un fossé fet la fosse.
Celui, qui ot la pance grosse,
Enfuet, et puis si l’a couvert.
Son pic et sa pelé rahert,
355Et son sac ; à tant s’en repère.
Et Jehans ot si son afère
Atiré qu’il ot l’autre prestre
Remis et el lieu et en l’estre
D’ont cil avoit esté getez
360Qui enfouir estoit portez ;
Bien fu parfont en terre mis.
A tant est venuz Estormis
A l’uis, et il li est ouvers.
« Bien est enfouis et couvers
365Fet Estormis, li dans prelas.
— Biaus nièz, ainz me puis clamer las,
Fet Jehans, qu’il estrevenuz ;
Jamès ne serai secoruz
Que je ne soie pris et mors ;
370— Dont il a le déable el cors,
Qui l’ont raporté çà dedenz ?
Et s’il i en avoit .II. cenz,
Si les enforrai-je ainz lejor. »
A cest mot a pris son retor.
375Son pic et son sac et sa pele,
Puis a dit : « Ainz mèz n’avint tele
Aventure en trestout cest monde.
A foi, dame Diex me confonde
Se j’enfouir ne le revois ;

380Je seroie coars renois,
Se mon oncle honir lessoie. »
A tant vers le prestre s’avoie,
Qui moult estoit lais et hideus ;
Et cil, qui n’ert pas péureus
385Nient plus que s’il ert toz de fer,
Li dist : « De par toz ceus d’Enfer
Soiez-vous ore revenuz ;
Bien estes en Enfer connuz
Quant il vous ont ci raporté. »
390A tant a le prestre acosté,
Si l’en porte, à tout lui s’en cort
Parmi le sentier de la cort ;
Ne le veut mie metre el sac.
Estormis sovent en somac
395Le regarde, si le ramposne :
« Restriez[10] ore por la dosne
Revenuz si novelement ?
Jà por nul espoentement
Ne lerai que ne vous enfueche. »
400A tant de la haie s’aprueche,
Celui qu’il portoit i apuie ;
Sovent garde qu’il ne s’en fuie.
La fosse a fète molt parfonde.
Le prestre prent, dedenz l’afonde,
405Si lons comme il estoit le couche,
Puis li a les iex et la bouche
Et le cors tout couvert de terre ;
Puis jure les sainz d’Engleterre,
Ceus de France et ceus de Bretaingne,

410Que molt avera grant engaingne
Se li prestres revient huimès.
Mès de cestui est-il bien pès,
Que il ne porra revenir.
Mès du tiers soit au couvenir[11],
415Que il trovera jà tout prest ;
Mestier li est qu’il se r’aprest,
Quar on li jue de bondie.
Or est résons[12] que je vous die
De Jehans, qui mist, c’est la voire
420El lieu du daarain provoire
Où li autre dui furent pris,
Qui jà erent fors du porpris
Enfoui par lor grant mesfet[13].
Et, tantost qu’Estormis ot fet,
425A son ostel est repériez.
« Hé ! la ! com je sui traveilliez,
Fet Estormis, et eschaufez !
Moult estoit cras et esfossez
Li prestres que j’ai enfoui ;
430Moult longuement i ai foui
Por lui metre plus en parfont ;
Se déable ne le refont
Revenir, jà ne revendra. »
Et Jehans dist jà ne verra
435L’eure qu’il en soit delivrez :
« J’en serai à honte livrez
Ainz demain à l’avesprement. »
Estormis li respont : « Comment
Serez-vous livrez à tel honte. ?

440— Ha ! biaus douz nièz, ci n’a nul conte
Que je ne soie en grant peril.
Revenuz est en no cortil
Li prestres que vous en portastes.
— Par foi, onques puis ne parlastes,
445Fet Estormis, que vous mentistes,
Quar orainz à voz iex véistes
Que je l’en portai à mon col :
Je n’en croiroie pas S. Pol,
Oncles, que vous déissiez voir.
450— Ha ! biaus douz nièz, venez véoir
Le prestre qui revenuz est.
— Par foi, tierce foie droiz est ;
Ne m’i leront anuit mengier.
Par foi, bien se cuide vengier
455Li déables qui le raporte ;
Mès de rien ne me desconforte,
Ne pris .II. oés lor granz merveilles. »
Au prestre vint ; par les oreilles
L’aert, et puis par le goitron ;
460Puis en a juré le poistron
Que le provoire renforra,
Ne jà por ce ne remaindra,
S’il a les déables el ventre.
A cest mot en grant paine rentre
465Estormis, qui le prestre encarche :
Sovent va maudissant sa carche ;
N’en puet mès, quar forment li griève.
« Par le cuer Dieu, cis fais me criève,
Fet Estormis, je m’en démet. »

470À tant à la terre le met,
Que plus avant ne le porta.
Delèz une saus acosta
Li prestres, qui ert cras et gros ;
Mès ainçois li sua le cors
475Que il éust sa fosse fète.
Et, quant il l’ot moult bien parfète,
Au prestre vint, et si l’embrace ;
Cil fu granz, et Estormis glace ;
En la fosse chiéent anduit.
480« Par foi, or ai-je mon pain cuit,
Fet Estormis, qui fu desous ;
Las ! or morrai-je ci toz sous,
Quar je sui ci en grant destrèce. »
Et la mains au prestre radrece[14].
485Qui del bort de la fosse eschape.
Puis li a donné tel soupape,
Por poi les denz ne li esmie :
« Vois, por le cul sainte Marie,
Fet Estormis, je suis matez !
490Cist prestres est resuscitez ;
Com m’a ore doné bon frap !
Je ne cuit que mes li eschap,
Que trop me foule et trop me mate. »
A tant l’aert par la gargate,
495Si le torne, et li prestres chiet :
« Par foi, fet-il, il vous meschiet.
Quant je sui deseure tornez ;
Malement serez atornez. »
A tant est saillis à sa pelé ;

500Au prestre en a donée tele
Qu’aussi la teste li esmie
Com fust une pomme porrie.
A tant est de la fosse issus ;
Celui, qui cras ertet fessus,
505A tout de terre acouveté ;
Assez a sailli et hurté
Por la terre sor lui couchier.
Puis jure le cors S. Richier
Que il ne set que ce puet estre
510Se li prestres revient en l’estre ;
Jà n’ert mès enfouiz par lui,
Quar trop li a fet grant anui,
Ce dist, puis s’en vait à cest mot.
N’ot gueres aie quant il ot
510.I. prestre devant lui aler,
Qui de ses matines chanter
Venoit, par sa maie aventure ;
Par devant une devanture
D’une méson est trespassez.
515Estormis, qui moult fu lassez,
Le regarda à la grant chape :
« Vois, fet-il, cil prestres m’eschape ;
Par le cul Dieu, il s’en reva.
Qu’est-ce, sire prestres ? Diva,
520Me volez-vous plus traveillier ?
Longuement m’avez fet veillier ;
Mes certes noient ne vous vaut. »
Dont hauce le havel en haut ;
Le prestre fiert si lèz l’oreille

530Que ce fust une grant merveille
Se li prestres fust eschapez,
Quar il fu du havel frapez
Que la cervele en chéi jus.
« Ha ! fet-il, trahitres parjurs,
535Com m’avez fet anuit de honte ! »
Que vous feroie plus lonc conte ?
Estormis le prestre reporte
Par une bresche lèz la porte ;
Si Fenfuet en une marlière.
540Trestout en si fête manière
Fist Estormis com j’ai conté,
Et, quant il l’ot acouveté
Le prestre, si repère à tant ;
Du revenir se va hastant,
545Por ce que li jors apparoit.
Jehans estoit à la paroit
Dedenz sa méson apuiéz :
« Diex, fet-il, quant vendra mes nièz ?
Moult sui engranz que je le voie. »
550Estes-vous celui par la voie
Qui moult ot eu de torment ;
A l’uis vient, et cil esraument
Li ouvri l’uis, et si le baise.
Puis li dist : « Moult dout la malaise
555Que vous avez eu por mi ;
Molt vous ai trové bon ami
Anuit, foi que doi S. Amant ;
Or pués bien fère ton commant
De mon cors et de mon chatel. »

560Dist Estormis : « Ainz n’oï tel ;
N’ai soing de deniers ne d’avoir.
Mès, biaus oncles, dites moi voir
Se li prestres est revenuz.
— Nenil ; bien fui secoruz ;
565Jamès aparçuz n’en serai.
— Ha ! biaus oncles, je vous dirai
Une bone chetiveté ;
Quant j’oi le prestre acouveté,
Or escoutez que il m’avint :
570Li prestres devant moi revint
Quant je dui entrer en la vile ;
Eschaper me cuida par guile,
Et je li donai du havel
Si durement que le cervel
575Li fis espandre par la voie.
A tant le pris ; si me ravoie
Par la posterne là aval ;
Si l’ai geté en contreval ;
En une rasque l’ai bouté. »
580Et, quant Jehanz ot escouté
La réson que li dist ses nièz.
Si dist : « Bien en estes vengiéz. »
Après dist bas tout coiement :
« Par foi, or va plus malement,
585Que cil n’i avoit riens mesfet[13] ;
Mès teus compère le forfet
Qui n’i a pas mort deservie.
A moult grant tort perdi la vie
Li prestres qu’Estormis tua,

590Mès déables grant vertu a
De genz engingnier et sousprendre. »
Par les prestres vous vueil aprendre
Que folie est de covoitier
Autrui fame, ne acointier :
595Ceste résons[12] est bien aperte.
Cuidiez-vous por nule poverte
Que preude fame se descorge ?
Nenil, ainz se leroit la gorge
Soier à un trenchant rasoir,
600Qu’ele féist jà por avoir
Chose dont ses sire éust blasme.
Cil ne furent mie de basme
Enbaussemé à l’enfouir,
Qui Yfame voudrent honir,
605Ainz furent paie à lor droit.
Cis fabliaus moustre en bon endroit,
Qui enseigne à chascun provoire
Que il se gardent bien de boire
A tel hanap comme cil burent.
610Qui par lor fol sens ocis furent,
Et par lor grant maléurté.
Vous avez moult bien escouté
Comme il furent en terre mis.
Au mengier s’assist Estormis ;
615Assez but et assez menja ;
Après mengier l’acompaingna
Jehans ses oncles à son bien.
Mès je ne sai mie combien
Il furent puis se di ensamble ;

620Mès on ne doit pas, ce me samble.
Avoir, por nule povreté,
Son petit parent en viuté,
S’il n’est ou trahitres ou lerres ;
Que s’il est fols ou tremelères,
625Il s’en retret au chief de foiz.
Vous avez oï mainte foiz
En cest fablel que Jehans fust,
Se ses nièz Estormis ne fust,
Honiz entre lui et s’ancele.
630Cest fablel fist Hues Piaucele.

Explicit d’Estormi.

  1. XIX. — D’Estormi, p. 199.

    Publié par Méon, IV, 452-472 ; et donné en extrait par Legrand d’Aussy, IV, 264-265.


  2. Vers 2 — uns fabler, lisez un fablel.
  3. 39 — com, lisez comme.
  4. 76 — destrier, lisez detrier.
  5. 167 — deffarme, lisez desfarme.
  6. 231 — defferma, lisez desferma.
  7. 316 — meffet, lisez mesfet.
  8. 339 — sur, lisez sor.
  9. 342 — uns, lisez (.I.) un.
  10. 211, 17, R’estuez, lisez Restriez.
  11. 414 — convenir, lisez couvenir.
  12. a et b 418 et 595 — reson, lisez resons.
  13. a et b 423 et 585 — meffet, lisez mesfet.
  14. 484 — radresse, lisez radrece.

XX

DU SOT CHEVALIER.

Manuscrit F. Fr. 837, fol. 277 ro à 278 vo.[1]

1
Puisque je me vueil amoier
A rimer et à fabloier,
Dont vous doi-je fère savoir,
S’il a en vous point de savoir,
5Tout sanz mesfez[2] et sanz mesdiz,
D’une aventure qui jadis
Avint en la forest d’Ardane[3],
A quatre liues près d’Otane[4] ;
Si vous dirai tost et briefment
10La fin et le commencement.
En la forest ancianor
Avoit manant .I. vavassor
Qui moult estoit bien herbregiéz ;
D’une part estoit ses vergiers,
15Qui toz ert d’arbres esléus ;
Moult estoit preciex cil lieus
Quant ce venoit au noviau tans.
D’une part estoit ses estans
Qui toz estoit plains de poissons ;
20Moult ert sires de venoisons ;
S’avoit ses chiens et ses oisiaus ;

Moult ert sires et damoisiaus
De toz les biens que terre porte.
Son molin ert devant sa porte.
25Se il fust sages et senez,
A grant avoir fust assenez ;
Mès tant estoit sos par nature,
Qu’il n’ooit dire créature
Que il ne déist maintenant
30Plus de cent foiz en .I. tenant,
Quar sotie l’ot deçéu.
N’onques n’ot à fame géu,
Ne ne savoit que cons estoit[5],
Ne porquant loé li estoit.
35Por ce qu’il ert de haute gent,
Et riches d’avoir et d’argent,
Li ont si ami fame quise.
Quant il l’ot espousée et prise,
Si le tint plus d’un an pucele.
40Moult en pesa la damoisele[6],
Qui vausist ses déduis avoir ;
Mès cil n’avoit tant de savoir
Qu’il séust au con adrecier,
Ne le pucelage percier ;
45Ne porquant l’avoit-il tenue
Par maintes foiz trestoute nue ;
Tant ert-ele à greignor mesaise,
Quant ele sentoit la pasnaise
Sor ses cuisses et sor ses hanches,
50Qui erent moult souez et blanches.
Quant el ne pot mès consentir

De si fète chose sentir,
Sa mère mande et ele i vint.
Or oiez coment li avint.
55Ele li conta tout l’afère
Que ses sires li soloit fère ;
Sa mère moult bien s’aperçoit
Que sa folie le déçoit.
Le chevalier prent parla main,
60Ne sai la nuit ou l’endemain,
Si l’enmena dedenz la chambre,
Qui toute estoit celée à lambre[7] ;
Si a ses cuisses descouvertes,
Et puis a les jambes ouvertes,
65Se li monstra dant Connebert,
Puis li a dit : « Sire Robert,
Véez nul rien en cest val
Ne contre mont, ne contre val ?
— Oïl, dame, dist-il, .II. traus.
70— Amis, com fais est li plus haus ?
— Il est plus lons qu’il ne soit lez.
— Et com fais est cil par dalez ?
— Il est plus cours, ce m’est avis.
— Gardez là ne voist vostre vis,
75Quar il n’est pas à cel oés fais ;
Qui vit i met, c’est granz mesfais[8] ;
On le doit ou plus lonc bouter.
Après si doit-on culeter,
Et, quant ce vient au daarains,
80Adonc doit-l’en serrer les rains.
— Dame, dist-il, volez-vous donc

Que mete mon vit ou plus lonc ?
— Nenil, amis, à ceste foiz ;
Il vous est or mis en defoiz,
85Quar ma fille en a .II. plus biaus,
Et plus souèz et plus noviaus ;
Foutez le plus lonc anquenuit,
Coment qu’il vous griet ne anuit.
— Dame, dist-il, moult volentiers ;
90Jà n’en ira li traus entiers
Que sempres n’i mete m’andoille.
Et que ferai-je de ma coille ?
— Amis, le plus cort en bâtez,
Quant vous au lonc vous combatez.
95Atant la dame se recuevre,
Et li chevaliers la chambre œvre,
Puis va, à loi de non sachant,
Le lonc et le cort maneçant.
La nuit leva uns granz orez,
100Issi com vous dire m’orrez ;
Ou bois esraçoient li arbre,
Et chéoient les tors de marbre.
À cele eure estoient ou bos,
Devers cele terre de los[9],
105.VII. chevaliers cortois et sage
Qui porté orent .I. message ;
Ou bois estoient esbahi,
Et tuit dolant, et tuit mari.
Vers la meson au chevalier
110Vienent fuiant tuit estraier ;
Li uns en est devant alez.

Qui estoit de Saint Eron[10] nez.
Le pont et la porte trespasse,
Qui n’estoit ne povre ne basse,
115Ainz estoit haute et bien couverte,
Et la méson estoit ouverte.
Léenz vint trestoz eslessiez
Par l’uis qui ert ouvers lessiez ;
La dame et le seignor salue,
120Puis a sa réson despondue :
« L’ostel vous requier et demande
Avoec cels qui sont en la lande. »
Li chevaliers a respondu
Tantost come il l’a entendu :
125« Jà mes ostels n’ert escondis.
Bien sciez-vous venu tozdis,
Vous avant et li autre après ;
Sont vo compaignon auques près ?
Alez les esraument haster. »
130Donc recommence à rioter,
Et dist : « Li plus lons ert foutuz.
Et li plus cours[11] sera batuz. »
Quant li vallés l’ot et entent,
Plus n’i areste ne atent,
135Ses compaignons le cort tost dire,
Trestoz dolenz et toz plains d’ire :
« Seignor, dist-il, je ai trové
Là sus .I. erite prové ;
Il dist qu’il vous herbergera,
140Et après vous ledengera,
Et si foutera le plus lonc,

Et si batera le plus cort. »
Là ot .I. chevalier moult grant,
Qui ot non Gales de Dinant[12] :
145« Seignor, dist-il, je sai assez
Que toz vous ai de lonc passez ;
Je n’irai mie à cel erite
Qui en tele œvre se delite ;
Miex voudroie estre en croiz tenduz[13]
150Que je fusse d’omme foutuz. »
Là ot .I. chevalier de Tongres[14],
Qui ot à non Pierres li Hongres :
« Seignor, dist-il, je n’irai mie
A si très vilaine envaïe ;
155Je sai bien je sui li plus cors ;
Jà n’i averoie secors
Que je ne fusse ledengiez,
Jà n’i seroie revengiez.
Or remanons andui çà fors,
160Encor soit li orages fors. »
Li autres dient à un ton :
« Seignor, ne vous vaut .I. bouton ;
Nous le ferons miex autrement.
Ce sachiez, et plus sagement :
165Quant nous serommes tuit venu,
Li plus court voisent estendu,
Et li plus lonc voisent crampi[15],
Et si soient trestuit crampi. »
Ainsi l’ont entr’aus créante.
170Atant sont en la cort entré,
Puis sont venu en la meson

Où li feus ardoit de randon,
Quar li yvers estoit moult frois.
Lors descendent des[16] palefrois ;
175Mais, ainz que chascuns sa chape oste,
Ont salué hautement l’oste.
Il respont : « Seignor, Diex vous saut. »
A cest mot la mesnie saut,
Qui lor corurent aus estriers,
180Et s’ont recéu les destriers ;
Et cil se sont vers le feu trait.
Gales li lons[17] se fist contrait,
Et Pierres vint sor les ortaus,
Si s’est assis sor .II. hestaus.
185Ainsi furent à grant dangier
De si à l’eure de mengier,
Que li mengiers fu atornez,
Puis fu aus tables aportez,
Et li baron se sont assis.
190Gales li Ions fut moult penssis.
A premiers orent pois au lart,
Et puis, .II. et .II., .I. marlart ;
Si orent hastes et lardez,
Et si orent moult bons pastez ;
195Bon vin burent, et fort et roit,
Ce m’est avis d’Auçoirre[18] estoit.
Plaine une bout de trois sistiers ;
S’en remest .II. bouciaus entiers,
Que cil avoient aporté,
200Qui moult erent desconforté,
Quant ont mengié par grant délit,

Adonc si furent fet li lit,
Si se couchierent li baron.
Entre la dame et son baron
205En sont dedenz la chambre entré ;
Ainz qu’il aient le sueil passé,
Li chevaliers s’escrie en haut :
« En charité, dame Mehaut,
Je me voudrai anuit combatre,
210Le plus lonc foutre et le cort batre,
Se g’i puis à droit assener. »
Gales comence à forsener,
Qui la nuit cuide foutuz estre ;
Et Pierres, qui jut à senestre,
215Cuide moult bien qu’il le manace,
Et que ildurement le hace ;
Et cil ne s’asséure mie,
Qui va gésir jouste s’amie.
Si le comence à descouvrir,
220Puis li fet les jambes ouvrir ;
Si a une chandoile prise,
Trestoute ardant et toute esprise ;
Se li esgarde entre les jambes,
Qui erent moult souez et blanches.
225Quant il ot les .II. traus trovéz,
Si a parlé com fols provéz :
« Ma douce suer, amie chière,
Ces .II. traus vous fist .I. lechière ;
Je cuit qu’il vaudront se gloutir
230Por ma chandoile transgloutir.
Il sont de moult bele façon ;

Bien ressemble œvre de maçon ;
Quant les fist vostre mère fère,
Les fist-ele aus siens contrefère ?
235Li sien me samblent plus velu,
Et plus noir et plus chavelu ;
Cist sont plus bel, si com moi samble ;
A poi qu’il ne tiennent ensamble. »
Lors respondi la bele née :
240Biau douz sire, ainsi fui-je née. »
A tant est la chandoile estainte
Au mur où ele estoit estrainte,
Puis a les .II. trauz mesurez ;
Il ne fu mie si dervez
245Que tant ne l’ait traite et tracie
Qu’il a la piaucèle perde ;
Si a tant hurté et empoint
Que la chose est venue à point,
Et que li fols fist sa besoigne,
250Si com li fabliaus nous tesmoigne,
Plus de trois fois en un randon,
Quar toz li fu mis à bandon,
Et li harnas, et li ostis,
Qui moult estoit entalentis.
255La dame li a tantost dit :
« Sire, fet-ele, soif m’ocist ;
Se vous ne m’aportez à boire,
Jà me verrez morir, ce croire.
Là ot ersoir .I. boucel mis ;
260Ne sai s’il est plains ou demis,
Mès vin i a, de fi le sai,

Ne sai ou d’Auçoirre[19] ou d’Aussai ;
Por Dieu, biau sire, aportez m’ent ;
N’i metez mie longuement,
265Dont recomence un poi à muire. »
Cil crient que sa moillier ne muire ;
Moult fu de mautalent espris.
En sa main a .I. hanap pris,
De si au feu en est venus,
270Trestoz despoilliez et toz nus ;
Puis a pris .I. manefle court[20],
De qoi li bouvier de la cort
Appareilloient leur atoivre ;
Ce doit-l’en moult bien ramentoivre.
275Un peu a le feu descouvert ;
Le cul Galon a descouvert,
Qui se dormoit toz aïrez ;
Et li eus ert eschequerez
Autresi granz comme .I. portaus.
280Il cuide ce soit li bouciaus
Qui là géust en mi la voie ;
Mès une chose le desvoie
Qu’il n’en set mie desfermer[21],
Ne le vin trère ne oster.
285Or escoutez du vif maufé :
Il a le manefle chaufé,
Ausi com li bouvier fesoient
Quant lor harnas appareilloient,
Puis est au vaissel repériez,
290Où il n’avoit ne vin ne miez ;
Tant durement le fiert et boute,

Que li sos toz en esclaboute
Du sanc qui par la plaie saut.
Gales tresfremit et tressaut ;
295Si s’escria à haute vois :
« Or sus, or sus, quar je m’en vois ;
Cil erites m’a acueilli. »
Dont sont si compaignon sailli,
Quant il oïrent la bescousse,
300Et li sos a sa main escousse
De qoi il tenoit le fer chaut ;
Aval le rue, ne li chaut ;
Si fiert Pierron lez le costé,
C’une grant pièce en a osté,
305Et cil s’en tornent sans congié.
Mès il s’en fussent bien vengié,
Se ne fust la mère la dame.
Qui moult ert sage et bone fame ;
Ele tout l’afère lor conte ;
310Si leur a aconté le conte,
Et leur fist savoir et entendre
Que nus hom ne doit’sot atendre,
Quar souvent en avient granz maus.
Li eus Galon[22] en fu vermaus,
315Et Pierres en ot une trace
Dont li sans remest en la place,
Et li sos ot apris à foutre.
A cest mot est mon fablel outre.

Explicit du sot Chevalier.

  1. XX. — Du Sot Chevalier, p. 220.

    Publié par Barbazan, III, 202 ; et par Méon, IV, 255-265.


  2. Vers 5 — meffez, lisez mesfez.
  3. 7 — « Ardane », forêt des Ardennes.
  4. 8 — « Otane ». L’Othe, Otta silva, l’un de ces petits pagus dont la trace s’est conservée dans la composition de certains noms de lieux, est dans l’Aube et dans l’Yonne, c’est-à-dire à l’ouest de Troyes. Cf. Guérard, « Pays de la France ». Ann. de la Soc. de l’Hist. de Fr., pour l’année 1837, p, 122. Dans la Moselle, il y a Othe, près de Briey, et Ottange, près de Thionville. Enfin il y a un Authe dans les Ardennes, à quatre lieues de Vouziers ; c’est probablement de celui-là que notre trouvère aura fait Otane pour la rime.
  5. 33-34 — La répétition de « estoit » à la rime est un bourdon du copiste.
  6. 40 — damoiselle, lisez damoisele.
  7. 62 — l’ambre, lisez lambre.
  8. 76 — meffais, lisez mesfais.
  9. 104 — terre de Los, lisez terre de los.
  10. 112 — « Saint Eron », « Saint-Evrou ».
  11. 132 — court, lisez cours.
  12. 144 — « Dinant », ville de Belgique, province de Liège.
  13. 225, 8, tonduz, corrigez tenduz.
  14. 151 — « Tongres » , ville de Belgique, province de Limbourg.
  15. 167-8 — Le répétition de crampi, à la rime, bourdon du copiste.
  16. 174 — les, lisez des.
  17. 182 — lonc, lisez lons.
  18. 196 — « Auçoirre », « Auxerre ». Le vin d’Auxerre était renommé dès le moyen âge.
  19. 262 — « Aussai ». Semur est dans l’Auxois ; c’est donc comme si le trouvère disait du vin d’Auxerre ou du Semurois.
  20. 271 — cort, lisez court.
  21. 283 — deffermer, lisez desfermer.
  22. 314 — Galons, lisez Galon.

XXI

DU FEVRE DE CREEIL.

Manuscrit F. Fr. 837, fol. 230 vo à 231 vo.[1]

1
Or entendez .I. petitet,
N’i ferai mie grant abet.
Uns fèvres manoit à Creeil[2],
Qui por batre[3] le fer vermeil,
5Quant l’avoit trait du feu ardant,
Avoit aloué .I. serjant
Qui moult estoit preus et legiers.
Li vallés avoit non Gautiers ;
Moult ert deboneres et frans,
10Les rains larges, grailes les flans,
Gros par espaules et espès,
Et si portoit du premier mès
Qu’il covient aus dames servir,
Quar tel vit portoit, sanz[4] mentir,
15Qui moult ert de bele feture,
Quar toute i ot mise sa cure
Nature qui formé l’avoit ;
Devers le retenant avoit
Plain poing de gros et .II. de lonc ;
20Jà li treus ne fust si bellonc,
Por tant que dedenz le méist,

Qu’aussi roont ne le féist
Com s’il fust fèz à droit compas.
Et des mailliaus ne di-je pas
25Qui li sont au cul atachié,
Qu’il ne soient fet et taillié
Tel com a tel ostil covient.
Tozjors en aguisant se tient
Por retrère delivrement,
30Et fu rebraciez ensement
Come moines qui jeté aus poires,
Ce sont paroles toutes voires,
Rouges come oingnon de Corbueil[5] ;
Et si avoit si ouvert l’ueil
35Por rendre grant plenté de sève,
Que l’en li péust une fève
Lombarde irès parmi lancier
Que jà n’en lessast son pissier,
De ce n’estuet-il pas douter,
40Ne que une oue à gorgueter
S’ele éust mengié un grain d’orge.
Li vallés, qui maintient la forge
D’une part avoec son seignor,
Ne péust pas trover meillor
45En la vile de ce mestier.
Bien ot esté .I. an entier
Avoec le fèvre li vallés,
Que de lui servir estoit prés.
Un jor avint qu’il fu à roit,
50Et que son vit fort li tendoit ;
Ses sires le trova pissant,

Et vit qu’il ot .I. vit si grant,
De tel façon et de tel taille,
Com je vous ai conté sanz faille
55Et pensa, se sa fame set,
Qui tel ostil mie ne het
Come Gautiers lor serjant porte,
Ele voudroit miex estre morte
Qu’ele ne s’en féist doner.
60Par tens la voudra esprouver ;
A sa feme vient, si a dit :
« Dame, fet-il, se Diex m’aït.
Je ne vi onques si grant membre.
Que je sache ne que moi membre,
65Come a Gautiers nostre serjanz ;
Quar, se ce fust uns granz jaianz.
Si en a-il assés par droit ;
Merveille est quant il est à roit ;
Je le vos di tout sanz falose.
70Quar parlez à moi d’autre chose,
Fet cele, cui semble qu’el hée
Ce dont ele est si enbrasée ;
Quar, par la foi que je vos doi,
Se plus en parlez devant moi.
75Je ne vous ameroie mie ;
Tel honte ne tel vilonie
Ne devroit nus preudom retrère. »
Li fèvres ne s’en vout pas tère
De loer le vit au vallet ;
80Plus que devant s’en entremet.
Et dist qu’en tel ostil ouvrer

Ne sot miex Nature esprover
Qu’en rien que ele onques féist :
« Dame, fet-il, se Diex m’aït,
85Onque mès hom de mère nez
Ne fut de vit si racinez,
Dame, fet-il, comme[6] est Gautiers ;
Je croi qu’il fout moult volentiers.
— Sire, fet-el, à moi que touche ? »
90Qui bien savoit dire de bouche
Le contraire de son corage ;
Mès moult bien pert à son visage
Que sovent color mue et change.
Jà de sens ne fust si estrange
95Home qui garde s’en préist,
Qui bien ne séust et véist
Que talent en ot fort et aspre.
Une eure est plus blanche que nape,
Autre eure plus rouge que feus.
100« Certes, moult estes anieus.
Qui si parlez vilainement ;
Je vous avoie bonement
Proie que vous vous téussiez ;
Bien tère vous en déussiez.
105— Ma dame, puisque il vous plest.
Je m’en terai ». Atant se test.
« Or lais ceste parole ester.
Dame, fet-il sanz arester.
M’en irai à saint Leu demain ;
110Prenez du feu, fetes à plain
Gautier nostre serjant ouvrer. »

Or faisoit samblant de l’errer,
Si s’est souz la forge repus.
La dame s’est levée sus,
115Et prent du feu, porte à Gautier,
Et cil comença à forgier,
Qui moult fu sages et soutiz.
« Gautier, fet-ele, tes ostiz
Est-il ores tels que l’en dit,
120Quant est à roit, se Diex t’aït.
De la besoingne fere près ?
Tesiez, Dame, fet li vallès,
Qui grant honte a et grant vergoingne ;
Parlez à moi d’autre besoingne,
125De ce ne vous rendrai-je conte.
— Par Dieu, fet-ele, riens ne monte,
Quar il estuet que je le voie
Orendroit sanz point de delaie,
Par couvent[7] que mon con verras :
130Sez-tu quel loier en auras ?
Chemise et braies deliées.
Bien cousues et bien tailliées. »
Quant li vallés ot la promesse.
Si trait le vit, dont une anesse
135Péust bien estre vertoillie.
Cele, qui estre en veut brochie.
Se descuevre jusqu’au nombril :
« Gautier, fet-ele, à ton ostil
Fai mon con besier une foiz,
140Quar il est bien reson et droiz ;
Ne s’entrevirent onques mès ;

Si prendront l’uns à l’autre pès. »
Le vit fut roides com pel ;
Si atasta s’il i ot sel,
145Et si fu près de hurter enz.
Mais li fèvres ne fu pas lenz ;
De derrier la forge est saillis
Et s’escria à moult hauz criz :
« Sire vassal, traiez en sus ;
150Par mon chief, vous n’en ferez plus
Que fet avez, vostre merci ;
Ne remaint pas n’en vous n’en li
Que grant honte ne m’avez faite :
Vostre services ne me haite,
155Ne ne me plest d’ore en avant ;
Alez-vous-en, jel vous comant,
Que vous n’entrez jamés céenz. »
Gantiers s’en part triste et dolenz,
Et la dame remest penssive,
160Et li sires à li estrive :
« Par Dieu, fet-il, de grant ardure
Vous venoit et de grant luxure ;
Vous ne le poez pas noier.
Que vous voliez bien que Gautier
165Lessast les oeuvres de ses mains
Por marteler desus vos rains ;
Jà en aurez vo guerredon. »
Lors avoit pris un grand baston.
Si la vous commence à paier,
170Si que les os li fet ploier.
Se li a tant de cops donez

Qu’il est sor li trestoz lassez.
Par cest example voil moustrer
C’on doit ainçois le leu huer
175Des bestes qu’il y soit venuz.
Se li fèvres se fust téuz,
Que Gautiers éust bouté enz,
La dame éust fait ses talenz.
A cest mot finerons[8] no conte.
180Que Diex nous gart trestoz de honte.

Explicit du Fèvre de Creeil.

  1. XXI. — Du Fevre de Creeil, p. 231.

    Publié par Barbazan, III, 218 ; et par Méon, IV, 265-271.


  2. Vers 3 — « Creeil », « Creil », en Picardie (Oise).
  3. 4 — battre, lisez batre.
  4. 14 — San, lisez sanz.
  5. 33 — « Corbueil », « Corbeil » (Seine-et-Oise).
  6. 87 — com, lisez comme.
  7. 129 — convent, lisez couvent.
  8. 179 — fineront, lisez finerons.

    Ce conte se retrouve dans Malespini, dans l’Enfant sans souci et dans les Cent Nouvelles nouvelles (nouv. 85).

XXII

DE GOMBERT ET DES .II. CLERS.

Man. F. Fr. 837, f. 210 vo à 211 vo, et 2168 F. Fr.[1]

1
EN cest autre fablel parole
De .II. clers qui vienent[2] d’escole ;
Despendu orent[3] leur avoir
En folie plus qu’en savoir.
5Ostel quistrent[4] chiés un vilain ;
De[5] sa fame, dame Guilain,
Fu l’un des clers, lués que là vint[6],
Si fols que amer li convint[7] ;
Mès ne set[8] coment s’i acointe,
10Quar la dame est mingnote et cointe ;
Les iex ot vairs come cristal[9].
Toute jour[10] l’esgarde à estal
Li clers, si qu’à paine se[11] cille,
Et li autres ama sa fille,
15Qui adès i avoit[12] ses iex.
Cil mist encor s’entente[13] miex,
Quar sa fille est et cointe[14] et bele.
Et[15] je di qu’amor de pucele,
Quant fins cuers i est ententiex,
20Est sor toute autre rien gentiex[16],
Comme li ostors au terçuel[17].

Un petit enfant en berçuel
Paissoit la bone[18] fame en l’aistre.
Que qu’ele entendoit à lui paistre[19],
25Uns[20] des clers lez li s’acosta ;
Fors de la paelete[21] osta
L’anelet dont[22] ele pendoit ;
Si le bouta luès en son[23] doit
Si coiement que nul nel sot.
30Tel bien com sire Gombers ot
Orent assez la nuit[24] si oste,
Lait boilli, matons et composte ;
Ce fu assez si come à vile.
Cele nuit fu moult[25] dame Guile
35Regardée de l’un des clers ;
Ses iex i avoit si aers
Que il nés en pooit retrère.
Li preudom, qui ne sot l’afère[26]
Et n’i entendoit el que bien,
40Fist lor lit fère près del sien ;
Ses coucha, et les[27] a couvers.
Lors se couche[28] sire Gombers
Quant fu chauféz au feu d’esteule,
Et sa fille jut toute seule.
45Quant la gent se fu[29] endormie,
L’uns des clers ne s’oublia mie ;
Molt li bat li cuers et flaele[30] ;
A tout l’anel de la paele
Au lit la pucele s’en vint[31].
50Oiez coment il li avint[32] ;
Lez li se couche, les dras œvre :

« Qui est-ce, Diex, qui me descuevre ?
Dist[33]-ele quant ele le sent.
Sire, por Dieu omnipotent[34],
55Que querez-vous ci[35] à ceste eure ?
— Suer, dist[36]-il, se Diex me sequeure,
N’ai talent[37] qu’en sus de vous voise ;
Mès tesiez vous[38], ne fètes noise,
Que vostre père ne s’esveille,
60Quar il cuideroit jà merveille,
S’il savoit que o vous géusse ;
Il cuideroit que[39] je éusse
De vous fètes mes volentez ;
Mès, se vos mes bons[40] consentez,
65Granz biens vous en vendra encor.
Et si aurez[41] mon anel d’or,
Qui miex vaut de .IIII. besanz ;
Or sentez[42] comme il est pesanz ;
Trop m’est larges au doit manel[43]. »
70Et cil[44] li a bouté l’anel
Ou doit, si qu’il passa la jointe[45].
Et cele s’est près de lui jointe,
Et[46] jure que jà nel prendroit.
Toutes eures, mi tort, mi droit,
75L’uns vers l’autre tant s’amolie[47]
Que li clers li fîst la folie.
Et, quant il plus l’acole et baise[48],
Plus est ses compains à malaise,
Quar ressouvenir li fesoit[49] ;
80Ce qu’à l’un paradis estoit
Sambloit à l’autre[50] droiz enfers.

Lors se liève[51] sire Gombers ;
S’ala à l’uis pissier toz nuz[52] ;
L’autre[53] clers est au lit venuz ;
85A l’esponde par de devant
Prist le berçuel o tout l’enfant[54],
Au lit le porte où a géu.
Or est dant Gombert decéu[55] ;
Quar adès à coustume avoit[56]
90La nuit, quant de pissier venoit.
Qu’il tastoit[57] au berçuel premier.
Si come il estoit[58] coustumier,
Lors vint[59] tastant sire Gombers
Au lit, mès n’i ert pas li bers ;
95Quant il n’a le berçuel trové[60].
Lors se tient à musart prové ;
Bien cuide avoir voie marie.
« Li maufez, dist[61]-il, me tarie,
Quar en cest lit gisent mi oste. »
100Il vint[62] à l’autre lit encoste,
Le bers i trueve et le mailluel[63],
Et li clers jouste le pailluel
Se trest, que nel truist le vilain[64].
Moult fu sire Gombers en vain[65],
105Quant il n’a sa fame trovée ;
Cuide qu’ele soit relevée
Pissier et fère ses degras.
Li vilains senti chaus les dras.
Sise couche entre .II. linceus ;
110Li sommaus li fu pris des eux ;
Si s’endormi isnel le pas.

Et li clers ne s’oublia pas ;
O la dame s’en vait couchier ;
Ainz ne li lut son nez mouchier
115S’ot esté .III. fois assaillie.
Or a Gombers bone mesnie ;
Moult le mainent de maie pile.
« Sire Gombers, dist dame Guile,
Si viez hom comme[66] estes et frailes,
120Moult avez anuit esté quailes ;
Ne sai or de qoi vous souvint ;
Pieça mes qu’il ne vous avint ;
Ne cuidiez-vous que il m’anuit ?
Vous avez ausi fet anuit
125Que s’il n’en fust nus recouvriers ;
Moult avez esté bons ouvriers ;
N’avez guères esté oiseus. »
Li clers, qui ne fu pas noiseus,
En fist toutes voies ses buens,
130Et li lesse dire les suens.
Ne l’en fu pas à une bille
Cil qui gisoit avoec la fille ;
Quant ot assez fet son délit,
Penssa qu’il r’ira à son lit
135Ainz que li jors fust escleriez.
A son lit en est reperiez,
Là où gisoit Gombers ses ostes.
Cil le fiert du poing lèz les costes
Grant cop du poing, o tout le coûte
140« Chetiz, bien as gardé la coûte,
Fet-il, tu ne vaus une tarte ;

Mès, ainz que de ci me départe.
Te dirai jà grande merveille. »
A tant sire Gombers s’esveille ;
145Esraument s’est apercéuz[67]
Qu’il est trahis[68] et déçeuz
Par les clers et par lor engiens.
« Or, me di, dist[69]-il, d’ont tu viens ?
— D’ont ? dist-il , si noma tout outre,
150Par le cul bieu, je vieng de foutre.
Mès que ce fu la fille l’oste ;
Pris en ai devant et encoste ;
Aforé li ai son tonnel[70],
Et se li ai donné l’anel
155De la paelete de fer.
— Ha ! ce soit de par cels d’enfer,
Fet-il, à cens et à milliers. »
A tant l’aert par les illiers ;
Si le fiert du poing lez l’oie,
160Et cil li rent une joïe
Que tuit li œil[71] li estincelent.
Si durement s’entrefiaelent
Entre els, qu’en diroie-je el,
C’on les péust en .I. tinel
165Porter tout contreval la vile.
« Sire Gombert, dist dame Guile,
Levez tost sus, quar il me samble
Que no clers sont meslé ensamble ;
Je ne sai qu’ils ont à partir.
170— Dame, j’es irai départir. »
Lors s’en vint li clers cele part ;

Trop i dust estre venuz tart,
Que ses compains ert abatuz,
Puisque cil i fu embatuz.
175Le pior en ot dans Gombers,
Quar il l’ont ambedui aers ;
L’uns le pile, l’autres le fautre.
Tant l’ont debouté l’un sor l’autre
Qu’il ot, par le mien escientre,
180Le dos aussi mol que le ventre.
Quant ainsi l’orent atorné,
Andui sont en fuie torné,
Et l’uis lessent ouvert tout ample.
Cis fabliaus monstre par example
185Que nus hom qui bele fame ait,
Por nule proière ne lait
Clerc gésir dedenz son ostel,
Que il li feroit autretel ;
Qui plus met en aus, plus i pert.
190Ci faut li fabliaus de Gombert.

Explicit de Gombert et des .II. clers.

  1. XXII. — De Gombert et des .ii. clers, p. 238.

    A. — Bibl. nat., Mss. fr. 837, fol. 210 vo à 211 vo.

    B. — Bibl.» nat., Mss. fr.» 2168, fol. 240 vo à 241 vo.

    Ce fabliau est l’œuvre de Jean de Boves (Cf. plus haut les notes du fabliau des « Deus Chevaus », p. 295). — Publié par Barbazan, II, 115 ; par Méon, III, 238-244 ; par la Chaucer Society (Originals and analogues of some of Chaucer’s Canterbury Tales. London, 1872, p. 87) ; donné en extrait par Legrand d’Aussy, III, 18-22.


  2. Vers 2 — vienent. B, vinrent.
  3. Vers 3 — « Creeil », « Creil », en Picardie (Oise).
  4. 5 — quistrent. B, prisent.
  5. 6 — De. B, Et.
  6. 7 — B, Et uns des clers quant il vint.
  7. 8 — convint. A, couvint. — B, Sa fame à amer li convint.
  8. 9 — set. B, sot.
  9. 11 — B, S’ot vairs les iex com un cristal.
  10. 12 — Toute jour. A, Toute nuit.
  11. 13 — si qu’à paine se. B, qui s’en merveille.
  12. 15 — Qui adès i avoit. B, Si qu’adès i tenoit.
  13. 16 — encor s’entente. B, s’entente encore.
  14. 17 — sa fille est et cointe. B, la fille est et jovene.
  15. 18 — « Et » manque dans le ms. A, qui est déchiré à cet endroit.
  16. 20 — B, Seur toutes amours est gentieus.
  17. 21 — B, Com est li faucons au terchuel.
  18. 23 — la bone. B, li prode.
  19. 24 — B, Quentrues qu’ele entendoit à paistre.
  20. 25 — Uns. B, L’uns.
  21. 26 — paelete. B, palete (vers faux).
  22. 27 — L’anelet dont. B, L’anel à coi.
  23. 28 — lues en son. B, en son sen.
  24. 31 — assez la nuit. B, la nuit assez.
  25. 34 — Cele nuit fu moult. B, Bien fu toute nuit.
  26. 38 — ne sot l’afere. B, bien cuidoit fere.
  27. 41 — les. B, ses.
  28. 42 — couche. B, coucha.
  29. 45 — Quant la gent se fu. B, Et, quant la gent fu.
  30. 47-48 — Ces vers manquent dans le ms. A.
  31. 49 — B, Au lit de la pucele vint.
  32. 50 — B, Or oiez comment li avint.
  33. 53 — Dist. B, Fait.
  34. 54 — omnipotent. B, alés vous ent.
  35. 55 — Que querez vous ci. B, C’avés vos chi quis.
  36. 56 — dist. B, fait.
  37. 57 — talent. B, pooir.
  38. 58 — tesiez vous. B, tesiez, si.
  39. 62 — que. B, ja que.
  40. 64 — * se vos mes bons. A, se mes bons me. B, se vos mon bon.
  41. 66 — si aurez. B, s’aurés ja.
  42. 68 — Or sentez. B, Sentés mon.
  43. 69 — m’anel, lisez manel. — B, Il m’est trop grans au doit manel.
  44. 70 — Et cil. B, Atant.
  45. 71 — B, Et doit si li passe la jointe.
  46. 73 — Et. B, Si.
  47. 75 — s’amolie. A, s’umelie.
  48. 77 — B, Mais com il plus acole et baise.
  49. 79-80 — Ces deux vers sont remplacés dans le ms. B par les quatre suivants :

    C’a la dame ne puet venir,
    Car cil li fait resouvenir
    Cui il ot faire ses delis ;
    Ce qu’à l’un samble paradis.

  50. 81 — Sambloit à l’autre. B, A l’autre sambloit.
  51. 82 — Lors se lieve. B, Dont se leva.
  52. 83 — B, Si s’en ala pissier toz nus.
  53. 84 — L’autre. B, Et li.
  54. 86 — B, Si prent le berch atout l’enfant.
  55. 88 — B, Evous le vilain deceü.
  56. 89 — B, Car tout acoustumé tenait.
  57. 91 — tastoit. B, sentoit.
  58. 92 — estoit. B, en iert.
  59. 93 — Lors vint. B, Vint à.
  60. 95 — B :

    Car li clers l’en avoit osté ;
    Quant il n’a le beschuel trouvé.
    Si cuide avoir voie cangie,

  61. 98 — dist, B, fait. — * tarie. A, B, carie.
  62. 100 — Il vint. B, Lors vient.
  63. 101 — B, Si sent le berch et le mailluel.
  64. 103 — B, Se tint que li vilains nel sente.
  65. 104 — À partir de ce vers jusqu’à la fin de la pièce, le ms. B, détérioré par l’humidité, est tout à fait illisible, sauf en quelques rares vers que nous relevons.
  66. 119 — com, lisez comme.
  67. 145 — B, Si est taniost aperceüs.
  68. 146 — trahis. B, souspris.
  69. 148 — dist. B, fait.
  70. 153 — tonel, lisez tonnel.
  71. 161 — Que tuit li oeil. B, C’andoi li oel.

    Ce fabliau, qui a trois versions différentes, se retrouve dans Chaucer (The Reeves tale, 1843, p. 30-33), dans Boccace (journ. IX, nouv. 6), dans les Cent Nouvelles nouvelles, dans le Parangon des nouvelles (nouv. 30), et dans La Fontaine, sous le titre du « Berceau ».

    Les deux autres versions se trouvent dans le ms. de Berne, no 354 : l’une porte le titre « d’Estula et de l’anel de la paelle » ; l’autre, « le Meunier et les deux Clers », a été publiée par M. Wright (Anecdota literaria, 1844, 15-23), avec plusieurs versions anglaises.

XXIII

DES .II. CHANGEORS.

Manuscrit F. Fr. 837, f. 265 vo à 267 ro.[1]

1
Qui que face rime ne fable,
Je vous dirai, en lieu de fable,
Une aventure qui avint ;
De qui fu fète et à qoi vint[2]
5Vous en dirai bien vérité.
Il avint en une cité
Que .II. changéors i avoit
Jones et biaus, et moult savoit
Chascuns du change maintenir.
10Entr’aus .II. orent à tenir
Longuement compaignie ensanble ;
Mès chascuns avoit, ce me samble,
Par soi le sien herbergement.
Ainsi furent moult longuement
15Entr’aus .II. sans acompaignier,
Fust à perdre ou à gaaigner,
Tant que l’uns d’aus se maria,
Et li autres tant taria
Cele que ses compains ot prise
20Qu’ele fu de s’amor esprise,
Et firent quanques bon lor fu

Li uns à l’autre sanz refu.
Ainsi maintindrent lor amors
Longuement, qu’ainz n’en fu clamors
25Ne par privé ne par estrange.
.I. matin se séoit au change
Li bachelers qui la fame ot,
Et li autres, qui moult amot
La borgoise, jut en son lit.
30Por son bon et por son delit
L’envoia querre, et cele vient.
« Dame, fet-il, il vous covient
Toute nue lez moi couchier ;
Se de rien nule m’avez chier,
35Couchiez i vous sanz contredit. »
— Amis, vous n’avez pas bien dit,
Fet la dame, se Diex me gart ;
Il covient mener par esgart
Amors, qui les veut maintenir,
40Que l’en nés puist por sos tenir.
N’en est pas mes sires jalous,
Ainz avons entre moi et vous
Jusques ci nostre amor éue
Conques par nul ne fu séue.
45La volez-vous fère savoir ?
Cil n’est mie plains de savoir
Qui tout à escient s’aville ;
Bien savez-vous qu’en ceste vile
Est mes sires, sanz nule faille.
50Et, s’il avient que il s’en aille
Ainz que je reviegne en méson.

Mestrie aura et achoison
De jalousie à toz jorz mès.
— Dame, fet-il, tenez nouz pès ;
55Je n’ai cure de preeschier ;
Mès venez vous lèz moi couchier,
Maintenant que fère l’estuet. »
Et celé voit que miex ne puet ;
Despoille soi, quel que l’en chiée.
60Si tost come ele fu couchiée.
Cil fet prendre toute sa robe,
Et metre[3] en une garderobe,
Puis a son compaignon mandé ;
Cil vient là ; si a demandé
65Où est li sires de céenz ;
D’autrui aises est-il noienz
Fors que des siens, ce m’est avis.
« Compains, fet-il, je vous plevis,
Se vous saviiez orendroit
70Qui ci gist, vous auriiez droit.
De ce dirai ; venez avant ;
D’une haute chose me vant,
Dont je ne vous mentirai mie,
Que j’ai la plus très bele amie
75Qui onques fust, qui lèz moi gist. »
Quant cele l’entent, si fremist ;
N’est merveille se s’esbahi.
Quant son seignor parler oï.
Lors est cil en la chambre entrez,
80Et li dist : « Biaus compains, moustrez
Vostre amie, se Diex vous saut. »

Et cele fremist, si tressaut ;
Mès bien à point son vis li cuevre,
Et cil les treces li descuevre
85Qui furent de trop grant beauté,
« Compains, par vostre léauté,
Véez, a-il ci biau tesmoing ?
— Je méismes le vous tesmoing,
Fet li autres ; se Diex me gart,
90Je cuit bien qu’ele a douz regart,
Quant ele est si bele de ça. »
Et ele adès se remuça
Souz son ami, et boute et tire ;
Mès cil remoustre tout à tire
95Piéz et jambes, cuisses et flans,
Les hanches et les costéz blans,
Les mains, les braz, et les mamelles,
Qu’ele avoit serrées et belles,
Le blanc col et la blanche gorge.
100« Compains, foi que je doi[4] saint Jorge.
Fet cil, qui n’en connissoit[5] mie,
N’avez pas failli à amie ;
Bien devez gésir matinée
Lèz la plus bele qui soit née.
105Au tesmoing que j’en ai véu.
Aucun pechié m’avoit méu[6],
Que j’ai si tost fame espousé ;
Mainte fois m’en a puis pesé,
Et poise, ce sachiez de voir.
110Moult par devez grant joie avoir,
Et de bone eure fustes nez,

Quant si bien estes assenez ;
Mès, foi que je dois saint Martin,
Tart m’est que je liève au matin. »
115Lors a cil couverte s’amie,
Et dist : « Compains, ne vous poist mie
Se je ne vous monstre sa chière ;
Je la dont tant et tant l’ai chière
Que ne vueil que plus en voiez.
120— Je m’en tieng moult bien à paiez,
Fet cil, se Diex me benéie ;
Vous avez bele compaignie ;
Si la servez à sa devise
Qu’el praingne en gré vostre servise. »
125A tant li bachelers s’en torne,
Et cele se vest et atorne ;
De soi chaucier ne fu pas lente.
Moult fu coroucie et dolente ;
Vers son ostel issi s’en vint.
130.III. semaines après avint
Que la dame fist .I. baing fère.
Et li sires en son afère
Fu aléz aus chans ou aillors ;
Et la borgoise mande lors
135Son ami que, por rien qu’aviegne,
Ne lest pas que à li ne viegne.
Cil vient là ; si a demandé
Por qoi ele l’avoit mandé.
« Amis, fet-ele, tant vous aim
140Que por vous fis fère cel baing ;
Si nous baingnerommes ensamble.

Tout autre solaz, ce me samble,
Ai-je de vostre cors éu ;
Nous avons ensamble géu
145Maintes fois par nuit et par jor.
Sachiez que j’aim moult le sejor,
Quant je vous ai à compaignon ;
Or me plest que nous nous baignon ;
Lors si aurai quanques je vueil.
150— Dame, dist-il, trop grant orgueil
Avez dit ; ainz n’oï greignor.
Je vi ore vostre seignor
Qui revendra, je ne gart l’eure.
— Par toz les Sains que l’en aeure,
155Fet la dame, sachiez de fi,
Se nel fetes, je vous desfi[7]
De m’amor et la vous desfent[8].
A pou que li cuers ne me fent
Quant je onques jor de ma vie
160Oi de cest home amer envie,
Qui se plaint ainz que li cops chiée.
— Dame, ainz que nostre amor dechiée,
Fet li vallés, je sui tout prest
De fère quanques bon vous est,
165Puisqu’il vous plest et bon vous samble. »
Lors sont entré el baing ensamble,
Et, por ce c’on nés puist sousprendre,
La robe au vallet a fet prendre
La dame, et metre en une huche.
170Estes-vos le seignor qui huche.
Que la dame ot envoie querre.

Lors vousist estre en Engleterre
Cil qui se baingne, quant il ot
Son compaignon qui apelot.
175Durement en fu esbahiz :
« Dame, dist-il , je sui trahiz,
Quant j’empris onques cest afère.
Or ne sai que je puisse fère ;
Metez-i conseil, par vostre ame.
180— Comment, vassaus, ce dist la dame,
Estes-vous de si biau confort ?
Je vous voi bel et grant et fort ;
Si vous desfendez[9] come preus :
Je cuit bien que c’est vostre preus
185S’a desfendre[10] vous afichiez,
Ou derrière moi vous fichiez,
Se vous cuidiez estre sorpris. »
Et cil s’est au plus legier pris :
Derrier la dame s’est tapis.
190Qui d’un blanc drap et d’un tapis
Ot bien fète couvrir la cuve ;
Li vallés derrier li se muce.
Que ainsi fère li covient.
Estes-vos le seignor qui vient,
195Et la dame li a dit : « Sire,
Ça venez ; .I. poi vous vueil dire
De chose dedenz vostre oreille. »
Cil se besse, ele li conseille :
« Sire , fet-ele, ci se baingne
200O moi une moie compaingne,
Riche borgoise et riche fame ;

Mais, par la foi que je doi m’ame,
Ele est plus noire c’une choe,
Et plus grosse qu’une baschoe ;
205Ainz ne vi fame si mal fète.
Ele se plaint et se deshète
De ce que vous estes ici.
Si vous en vueil crier merci,
Foi que devez au Sauvéor,
210C’un petit li faciez paor,
Seulement de samblant moustrer
Que vous volez el baing entrer,
Ele ne sera mès hui aise. »
Moult fu li vallès à mesaise,
215Qui ne sot de qoi el parloit ;
Et cele en haut dist, si qu’il l’oit :
« Biaus sires, venez vous baignier,
Et demain vous ferez sainier,
Que la sainie vous demeure. »
220La chamberière sanz demeure
Vient auseignor ; si le deschauce ;
Et li vallès forment enchauce
Et pince et boute la borgoise,
Qui moult se jue et moult s’envoise
225De la paor que cil avoit.
N’est pas à aise quant il voit
Son compaignon qui se despoille ;
Lors joinst les mains, si s’agenoille.
Et dist : « Dame, por Dieu merci ;
230Ne honissiez moi et vous ci,
Que se vostre sire me trueve,

Jà n’i aura mestier c’on trueve
Ne parole, ne serement. »
Moult losenge cil durement
235Cele qu’il tenoit à amie ;
Mès la dame n’i entent mie,
Ainz l’a derrier son cul torné ;
Le musart a si atorné
Qu’il ne la puet véoir el vis.
240Onques nus hom, à mon avis,
Ne fu mès aussi desjouglez ;
Or n’est-il pas si enjenglez
Come il fu l’autrier en sa chambre,
Ainz li frémissent tuit li membre ;
245Du conforter est-ce néenz,
Qu’il voit le seignor de léenz[11]
Qui toute a jus sa robe mise.
Fors ses braies et sa chemise ;
Mès ses braies maintenant oste,
250Si près de la cuve s’acoste,
C’un de ses piez a el baing mis.
Et la dame li dist : « Amis,
Or vous chauciez, se vous volez ;
Cist bains n’est pas assez coulez.
255Ne vueil pas que vous i baingniez ;
Mès moult me plest quant vous daingniez
Baingnier o moi : miex vous en pris ;
Si ai un autre conseil pris :
Demain ferai .I. baing tout froiz
260Qui sera coulez .IIII. foiz ;
Si vous baingnerez, s’il vous plest. »

A cest mot li sires se vest
Et s’atorne, puis vait au change.
« Vassal, fet-ele, tel eschange
265Doit l’en fère au musart prové ;
Or vous ai-je bien esprové[12]
A coart et à recréant.
Mès aujord’ui, ce vous créant,
Ert de nous deux la departie. »
270Maintenant s’est du baing partie,
Si s’est en sa chambre enfermée,
Et cil, qui moult l’avoit amée[13],
Fu de mauvès contenement.
La chamberière isnelement
275Li rent sa robe, et il s’atorne ;
Maintenant de l’ostel s’en torne.
Mès il se tint à mal bailli
De ce que il a si failli
Du tout en tout à la borgoise.
280Qui de ce fist moult que cortoise
Qui s’en parti et atarja.
Ainsi la dame s’en venja.
Par cest fablel prover vous vueil
Que cil fet folie et orgueil
285Qui famé engingnier s’entremet ;
Quar qui fet à fame .I. mal tret,
Ele en fet .X. ou .XV. ou .XX.
Ainsi ceste aventure avint.

Explicit des .II. Changéors.

  1. XXIII. — Des .II. Changeors, p. 245.

    Publié par Barbazan, II, 140 ; par Méon, III, 254-263 ; par Renouard dans Legrand d’Aussy, IV, app. 21-24 ; et donné en extrait par Legrand d’Aussy, IV, 204-207.


  2. Vers 4 — à qui vint, lisez à qoi vint.
  3. 62 — mettre, lisez metre.
  4. 100 — dois, lisez doi.
  5. 101 — B, Si sent le berch et le mailluel.
  6. 106 — * meü ; ms., neü.
  7. 156 — deffi, lisez desfi.
  8. 157 — deffent, lisez desfent.
  9. 183 — deffendez, lisez desfendez.
  10. 185 — deffendre, lisez desfendre.
  11. 246 — leens, lisez leenz.
  12. 266 — esprouvé, lisez esprové.
  13. 272 — aimée, lisez amée.

    Ce fabliau a été imité très-souvent. La première partie du conte se retrouve dans les Cent Nouvelles nouvelles (nouv. 53) ; les autres conteurs, Pecorone, Straparole, Bandello, etc., ont changé l’ordre des aventures.

XXIV

LE FLABEL D’ALOUL.

Man. F. Fr. 837, fol. 143 vo à 148 vo.[1]

1
Qui d’Aloul veut[2] oïr le conte,
Si com l’estoire nous raconte,
Sempres en puet assez oïr.
S’il ne le pert par mesoïr.
5Alous estoit uns vilains riches.
Mès moult estoit avers et ciches,
Ne jà son vueil n’éust jor bien ;
Deniers amoit seur tote rien,
En ce metoit toute s’entente.
10Fame avoit assez bele et gente,
Novelement l’ôt espousée,
C’uns vavassors li ot donée
Por son avoir d’iluec entor.
Alous l’amoit de grant amor.
15Ce dist l’escripture qu’Alous
Garde sa fame com jalous.
Male chose a en jalousie.
Trop a Alous mauvèse vie,
Quar ne puet estre asséurez ;
20Or est Alous toz sos provez,
Qui s’entremet de tel afère.

Or a Alous assez à fère,
S’ainsi le veut gaitier toz jors.
Or escoutez come il est lors.
25Se la dame va au moustier,
Jà n’i aura autre escuier,
Coment qu’il voist, se Aloul non,
Qui adès est en soupeçon
Qu’ele ne face mauvés plet.
30A la dame forment desplest,
Quant ele premiers l’aperçoit ;
Lors dist que s’ele nel deçoit,
Dont sera-ele moult mauvaise,
Se lieu en puet avoir et aise.
35Ne puet dormir ne jor ne nuit ;
Moult het Aloul et son déduit ;
Ne scet que face, ne conment
Ele ait pris d’Aloul vengement,
Qui le mescroit à si grant tort ;
40Peu repose la dame et dort.
Longuement fu en cel escil,
Tant que li douz mois fu d’avril,
Que li tens est souez et douz
Vers toute gent, et amorouz ;
45Li roxingnols la matinée
Chante si cler par la ramée
Que toute riens se muert d’amer.
La dame s’est prise à lever,
Qui longuement avoit veillié ;
50Entrée en est en son vergié ;
Nus piez en va par la rousée ;

D’une pelice ert afublée,
Et .I. grant mantel ot deseure.
Et li prestres en icele eure
55Estoit levez par .I. matin ;
Il erent si très près voisin,
Entr’aus deux n’avoit c’une selve.
Moult ert la matinée bele,
Douz et souez estoit li tens,
60Et li prestres entra léenz,
Et voit la dame au cors bien fet.
Et bien sachiez que moult li plest,
Quar volentiers fiert de la crupe ;
Ainz i metroit toute sa jupe
65Que il n’en face son talent.
Avant s’en va tout sagement,
Com cil qui n’est pas esmaiez :
« Dame, fet-il, bonjoraiez ;
Por qu’estes si matin levée ?
70— Sire, dist-ele, la rousée
Est bone et saine en icest tans,
Et est alegemenz moult granz,
Ce dient cil fusicien.
— Dame, dist-il, ce cuit-je bien,
75Quar par matin fet bon lever ;
Mès l’en se doit desjéuner
D’une herbe que je bien connois[3] ;
Vez le là près, que je n’i vois ;
Corte est et grosse la racine,
80Mès moult est bone medecine ;
N’estuet meillor à cors de fame.

— Sire, metez outre vo jambe,
Fet la dame, vostre merci,
Si me moustrez si ele est ci.
85— Dame, fet-il, iluec encontre. »
A tant a mise sa jambe outre ;
Devant la dame est arestez ;
« Dame, dist-il, or vous séez,
Quar au cueillir i a mestrie. »
90Et la dame tout il otrie,
Qui n’i entent nule figure.
Diex, c’or ne set cele aventure
Alous, qui en son lit se gist !
La dame isnelement s’assist ;
95Ses braies avale li prestres,
Qui de ce fère estoit toz mestres ;
La dame enverse, si l’encline,
Bien li aprent la medecine,
Et ele vuisque sus et jus.
100« Sire, fet-ele, levez sus,
Fuiez de ci ; Diex ! que ferai ?
Jamès prestre je ne croirai. »
Et li prestres resaut en piez,
Qui moult estoit bien aaisiez.
105« Dame, dist-il, or n’i a plus.
Vostre amis sui et vostre drus,
Dès or vueil tout vostre gré fère.
— Sire, dist-ele, cest afère
Gardez que soit cele moult bien,
110Et je vous donrai tant du mien.
Que toz jors mes serez mananz.

Foi que doi vous, bien a deux anz
Qu’Alous me tient en tel destrèce,
Qu’aine puis n’oï joie ne léèce,
115Et si est tout par jalousie ;
Si en haz moult, sachiez, sa vie,
Quar mainte honte m’en a fète.
Fols est qui fame espie et guète.
Dès or mès porra dire Alous,
120Si dira voir, que il est cous.
Dès or vueil estre vostre amie.
Quant la lune sera couchie,
Adonc venez sans demorée,
Et je vous serai aprestée
125De vous reçoivre et aaisier.
— Dame, ce fet à mercier,
Fet li prestres, vostre merci ;
Departons-nous hui mes de ci,
Que n’i sorviengne[4] dans Alous ;
130Penssez de moi et je de vous. »
A tant s’en partent enes l’eure ;
Chascuns s’en va, plus n’i demeure ;
Cele revint à son mari,
Qui moult avoit le cuer mari.
135« Dame, fet-il, d’ont venez-vous ?
— Sire, fet-el, de là desous,
Dist la dame, de cel vergié.
— Conment, fet-il, sanz mon congié ?
Poi me doutez, ce m’est avis. »
140Et la dame se test toz diz,
Que de respondre n’avoit cure.

Et Alous se maudist et jure,
S’une autre foiz li avenoit,
Honte et ledure li feroit.
145Atant remest, s’est saillis sus,
Trestoz penssis et irascus ;
Moult se doute de puterie ;
Bien le demaine jalousie,
Qui de lui fet tout son voloir.
150Çà et là vait par son manoir
Savoir s’il i avoit nului
A cui sa fame éust mis lieu,
Tant qu’il s’en entre en .I. jardin.
Douz tens fesoit et cler matin,
155Et garde et voit que la rousée
I estoit auques defoulée
De lieu en lieu par le vergié ;
S’en a son cuer forment irié.
Avant en vait en une place,
160Iluec endroit li piez li glace,
Que sa fame fu rafetie,
Por son pié qui ainsi li glie ;
Il esgarde tout environ,
Et vit le leu où li talon
165Erent hurté et li orteil.
Or est Alous en mal trepeil,
Quar il set bien tout à fiance,
Et li leus li fet demoustrance
Que sa fame a esté en œvre.
170Ne set conment il se descuevre,
Quar n’en veut fère renommée,

S’ert la chose miex esprovée,
Et plus apertement séue.
Or est la dame decéue,
175S’ele ne se set bien gaitier.
À tant est pris à anuitier :
Alous en sa meson repère ;
Ne veut sa fame samblant fère
Que de rien l’ait apercéue.
180La mesnie est au feu venue,
Si se sont au mengier assis ;
Après mengier ont fet les lis,
Si sont couchié tuit li bouvier,
Et Alous s’en revait couchier,
185Il et sa fame maintenant.
« Dame, fet-il, couchiez devant,
Delà devers cele paroit,
Quar je leverai orendroit
Por ces bouviers fère lever,
190Jà sera tans d’en champ aler
Por noz terres à gaaignier.
— Sire, vous i irez premier,
Fet la dame, vostre merci,
Quar je me dueil certes ici
195Sor ceste hanche ci endroit ;
Je croi que clous levez i soit,
Quar je en sui à grant malaise. »
Atant Alous la dame apaise,
Que couchiez est et ele après ;
200Mès ne l’a or guetié si près,
Que l’uis ne soit ouvers remez.

Or est Alous moult enganez,
Quar il s’en dort isnel le pas.
Et li prestres vient, pas por pas,
205Tout droit à l’uis, desferm[5] le trueve,
Puis boute .I. poi, et puis si l’uevre,
De toutes pars bien le compisse.
Or avoit el mèz une lisse
Qui fesoit grant noise et grant brait ;
210Et li prestres el n’en a fait,
La charnière va compissier,
Quar n’a cure de son noisier.
Quant le prestre aperçoit et sent,
Vers lui lest corre, si destent[6],
215Si le saisit par son sorcot ;
Se li prestres n’esrast si tost
Dedenz la chambre, à icele eure
Defors fust maie la demeure.
Tout souef oevre l’uis et clot,
220Et la lisse dehors reclot,
Quar n’a cure de son noisier ;
Moult het la lisse et son dangier.
Qu’aine ne fist bien gent de son ordre,
Adès les veut mengier et mordre.
225Or est li prestres derrier l’uis,
Mès il est plus de mienuis.
Si s’est .I. poi trop atargiez,
Quar Alous se r’est esveilliez,
Qui longuement ot traveillié
230Por .I. songe qu’il ot songié ;
S’en est encor toz esbahis,

Quar en sonjant li est avis
C’uns prestre en la chambre est entrez,
Toz rooingniez et coronez,
235S’avoit sa fame si sorprise,
Et si l’avoit desouz lui mise
Qu’il en fesoit tout son voloir,
Et Alous n’avoit nul pooir
Qu’il li péust aidier ne nuire,
240Tant c’une vache prist à muire,
Qui Aloul gete de s’error.
Mès encore ert en grant fréor.
Sa fame acole, si l’embrace,
N’a cure que nus tort l’en face :
245Par la mamele prent s’amie,
Et sachiez qu’ele ne dort mie,
Dès or mès en veut prendre garde.
Et li prestres pas ne se tarde ;
Vait, pas por pas, tout droit au lit,
250Où Alous et sa fame gist.
Ele est forment en grant tormente ;
Fet-ele : « Come gis à ente ;
Ostez vo braz qui seur moi gist ;
Traiez en là ; j’ai poi de lit,
255A paine puis r’avoir mes jambes.
— Diex ! dist Alous, qu’estuet ces fames ? »
Par mautalent est trais en sus,
Et li prestres est montez sus ;
Tost li a fet le ravescot.
260Et Alous se retorne et ot
Que li lis croist, et crisne, et tramble.

Avis li est que on li amble ;
De sa fame est en grant soloit,
Quar ainsi fère ne soloit.
265Sa main gete desus ses draz,
Le prestre sent entre ses braz ;
A tant se va atapissant,
Et par tout le va portastant,
Quar à grant paine se puet tère.
270Le prestre prent par son afère,
Et sache, et tire, et huche et crie :
« Or sus, fet-il, or sus, mesnie ;
Fil à putain, or sus, or sus !
Céenz est ne sai qui venus
275Qui de ma fame m’a fet cop. »
Et la dame parmi le cop
Saisi Aloul, et par la gueule :
Li prestres de sa coille veule
Les dois par force li dessere,
280Et sache si qu’il vint à terre
Enmi la chambre sor .I. aistre.
Or a le prestre esté à maistre,
Moult a souffertes granz dolors ;
Cui chaut, quant c’est tout par amors.
285Et por fère sa volenté ?
A tant sont li bouvier levé ;
L’un prent tinel, l’autres maçue,
Et li prestres ne se remue,
Sempres aura le col carchié,
290A ce que il sont moult irié
Por lor seignor qui ainsi crie ;

Toute est levée la mesnie ;
Cele part corent et vont tuit.
Or n’a li prestres de réduit,
295Fors tant qu’il entre en .I. toitel
Où brebis gisent et aignel ;
Iluec se tapist et achoise.
Or fu au lit grande la noise
De la dame et de son mari,
300Qui moult avoit le cuer mari
De ce qu’il a perdu sa paine :
A paine puet r’avoir s’alaine,
Tant orent hustiné ensamble.
Mès la mesnie les dessamble,
305Si est remèse la meslée.
Et Alous a trète s’espée,
Celui quiert avant et arrière ;
N’i remest seille ne chaudière,
Que li bouvier n’aient remut.
310Or sevent bien et voient tuit
Que par songe est ou par arvoire ;
Ne tienent pas la chose à voire.
« Sire, font-il, lessiez ester ;
Alons dormir et reposer ;
315Songes fu ou abusions.
— Vois por les vaus, vois por les mons,
Fet Alous, qui ne mariroit,
Quant je le ting orains tout droit
A mes .II. mains, et vous que dites ?
320Conment ! s’en ira-il donc quites ?
Alez le querre en cel mestier,

Et sus et jus en cel solier,
Et si gardez soz cel degré :
Moult m’aura cil servi à gré
325Qui premiers le m’enseignera ;
.II. sestiers de forment aura,
Au Noel, outre son loier. »
Quant ce entendent li bovier
Qui moult covoitent le forment,
330Çà et là vont isnelement ;
Tout par tout quièrent sus et jus ;
S’or n’est li prestres bien repus,
Tost i puet perdre du chatel.
Or avoit-il enz en l’ostel
335Hersent, une vieille bajasse,
Qui moult estoit et mole et crasse ;
En l’estable s’en vient tout droit
Où li prestres repuz estoit,
Tous sanz lumière et sanz chandeille ;
340Les brebis eschace et esveille,
Et va querant et assentant
Où li prestres ert estupant ;
S’avoit ses braies avalées,
Et les coilles granz et enflées,
345Qui pendoient contre val jus :
Or est li eus entor velus ;
Si sambloit ne sai quel figure.
Hersens i vint par aventure ;
Ses mains geta sor ses collions ;
350Si cuide que ce soit moutons
Qu’ele tenoit iluec endroit

Par la coille qui grosse estoit ;
Et .I. poi met ses mains amont ;
Velu le trueve et bien roont
355En .I. vaucel en le moière ;
Hersent se trest .I. poi arrière ;
Si se merveille que puet estre.
Et cil, qui veille, c’est le prestre,
Hersent saisi par les timons,
360Si près de li s’est trais et joins
Qu’au cul lui a pendu sa couple.
Or est Hersent merveille souple,
Ne set que fère ; s’ele crie,
Toute i vendra jà la mesnie ;
365Si sauroient tout cest afère ;
Dont li vient-il miex assez tère
Qu’ele criast, ne féist ton.
Hersent, ou ele vueille ou non,
Sueffre tout ce que li a fait,
370Sanz noise, sanz cri et sanz brait ;
Fère l’estuet, ne puet autre estre.
« Hersent, fet-il, je sui le prestre ;
A vo dame ère ci venuz.
Mais j’ai esté apercéuz ;
375Si sui ci en grant aventure ;
Hersent, gardez et prendez cure
Conment je puisse estre delivres,
Et je vos jur sur toz mes livres
Que toz jors mes vous aurai chière. »
380Hersent, qui fet moult mate chière :
« Sire, fet-ele, ne cremez,

Quar, se je puis, bien en irez. »
A tant se liève, si s’en part
Hersens[7], qui auques savoit d’art ;
385Samblant fet qu’ele soit irée,
A haute voiz[8] s’est escriée :
« Fil à putain, garçon, bouvier,
Que querez-vous ? Alez couchier,
Alez couchier, à pute estraine ;
390Come a or emploie sa paine
Ma dame, qui tant bien vous fet !
Moult dit bien voir qui ce retret :
Qui vilain fet honor ne bien,
Celui het-il sor toute rien ;
395Tel loier a qui ce encharge.
Ma dame n’a soing de hontage,
Ainz est certes moult bone dame ;
Bon renon a de preude fame.
Et vous li fètes tel anui.
400Mès, se j’estoie com de i,
Céenz n’auriez oés ne frommage
S’auriez restoré le domage ;
Des pois mengerez et du pain ;
Bien vous noma à droit vilain
405Cil qui premiers noma vo non,
Par droit avez vilain à non,
Quar vilain vient de vilonie.
Que querez-vous, gent esbabie ?
Que menez-vous tel mariment ? »
410Quant li bouvier oient Hersent
Et il entendent la manace[9],

S’ont grant paor que li frommage
Ne voist chascun de fors le ventre ;
Tout maintenant vienent ensamble
415Por eus desfendre[10] et escondire :
« Hersent, font-il, ce fet no sire,
Qui nous fet fère son talant ;
Mes ce sachiez d’ore en avant,
N’i a celui qui s’entremete ;
420No dame done sanz prometre,
Et si est moult et preus et sage,
Et noz sire fet grant outrage
Qui à si grant tort la mescroit ;
Or entend bien avoec, et voit
425Que il a tort ; si va couchier. »
Recouchié sont tuit li bouvier.
Et Alous moult sa fame chose,
Et dist que ne face tel chose,
Dont il ait honte en mi la voie.
430« Diex, com puis ore avoir grant joie,
Fet la dame, de tel seignor
Qui me porte si grant honor !
Honis soit or tels mariages,
Et honis soit li miens parages
435Qui à tel homme m’ont donée ;
Ne jor, ne soir, ne matinée,
Ne puis avoir repos ne bien,
Et si ne set ne ne voit rien
Porqoi il me mescroit issi.
440Moult aura lonc afère ci,
S’ainsi me veut adès gueter ;

Dès ore a moult à espier ;
Assez a encarchié grant fais.
— Dame, fet-il, lessiez me en pais,
445A mal éur aiez repos. »
A tant li a torné le dos,
Et fet semblant que dormir doie.
Et li prestres, qui ne s’acoie,
Qui en l’estable estoit repuz,
450De rechief est au lit venuz :
Si se couche avoeques s’amie,
Et Alous, qui ne dormoit mie,
Sent que li prestres est montez,
Et lui méisme est porpensez
455Que il sont dui, et il est seus :
Si n’est mie partiz li geus,
Quar il est seus et il sont dui ;
Tost li porroient fère anui,
S’il començoient la meslée.
460Tout coiement a pris s’espée,
D’iluec se liève, si les lait ;
A ses bouviers iriez revait :
« Dors-tu, fet-il, va, Rogelet ?
Foi que doi ti, revenuz est
465Cil qui ma fame m’a fortret ;
Estrange honte m’aura fet ;
Eveille tost tes compaignons,
S’alons à lui, si l’assaillons,
Et se par force prendons l’oste,
470Chascuns aura ou chape ou cote,
Et son braioel à sa mesure. »

Si s’afiche chascuns et jure,
Quant il entendent la promesse,
Que maus eus lor chantera messe,
475Se le puèent tenir aus poins.
Hersent, qui n’estoit mie loins,
Qui n’ert encore recouchie,
S’estoit à un huis apoïe ;
D’iluec entendoit tout le fet,
480Et tout l’afère et tout le plet,
Conment Alous porquiert sa honte.
Au prestre[11] vient, et se li conte ;
Mès or se liet, et si se gart.
Et li prestres[12] d’iluec se part,
485Mès trop se tarde à destorner ;
Ce li porra sempres peser,
Qu’Aloul en mi sa voie encontre :
« Diex, fet li prestres, bon encontre. »
Et Alous saut et si le prent
490Par les cheveus iréement ;
« Or ça, fet-il, fil à putain,
Or i metez chascun sa main,
Esforciez[13]-vous du retenir. »
Qui lors véist bouviers venir,
495Se li uns fîert, li autres boute,
Come cil qui n’i voient goute :
Por le prestre ont Aloul aers,
Les os li froissent et les ners ;
Del retenir s’esforcent[14] tuit,
500Et li prestres saut, si s’enfuit,
Ne set quel part, quar il est nuis,

Si ne set assener à l’uis,
Moult volentiers vuidast l’ostel,
Tant que il trueve .I. grant tinel,
505Et taste à terre et trueve .I. van ;
Fez ert en méisme cel an ;
Li vans ert moult et granz et lez,
Apoiez ert à uns degrez.
Le van a pris et si l’en porte[15]
510Sus les degrez, et s’en fet porte,
Iluec vaudra estai livrer :
Bien saura son parrin nommer[16]
Qui là vaudra à lui venir,
Tant come il se porra tenir.
515Or ert li prestre en forterèce,
Et Alous est en grant destrèce,
Que li vilain ont entrepiez ;
Vilainement fust jà tretiez,
S’il ne se fust si tost nommez.
520Ours ne fu onques miex foulez,
Que li vilains prist au broion,
S’il ne nomast si tost son non.
Quant il sèvent que c’est lor sire,
Si ne sèvent entre eus que dire,
525Que moult en est chascuns iriez.
« Sire, font-il, estes bleciez ?
— Naie, fet-il, j’ai pis éu ;
Mès or tost alumez le fu,
Et si fètes au couvenant[17]. »
530Le feu alument maintenant,
Par la méson quièrent le prestre ;

Rogiers, qui ert toz li plus mestre,
Son Seignor veut servir à gré.
Contremont puie le degré
535Dont li prestres l’entrée garde ;
Mès Rogiers, qui ne s’en prent garde,
Sempres aura une cacoute ;
Le van, qu’il tint, enpaint et boute
Si qu’il le perce et qu’il l’esloche,
540Et li prestres vers lui s’aproche ;
Tele li paie sor l’eschine,
De son tinel, que tout l’encline
Jus del degré enmi la place.
Or a Rogiers ce que il chace ;
545Se Rogiers a riens qui li poist,
Ce m’est avis, c’est à bon droit :
Qu’aloit-il querre la folie[18] ?
Ez-vous Aloul et sa mesnie ;
« Diva, fet-il, es-tu hurtez ?
550— Sire, fet-il, mal sui menez ;
Tout ai froissié et cors et vis.
Que je ne sai quels Antecris
M’a si féru seur cel degré ;
Près va que n’ai le cuer crevé ;
555Mestier auroie de couchier. »
Sor les degrez vont li bouvier ;
« Par le cul bieu, qui est-ce dont ? »
Lor buissons lievent contremont ;
Savoir vuelent ce que puet estre,
560Et gardent, et voient le prestre
Qu’est apoiez deseur la porte,

Et voient le tinel qu’il porte ;
Si se traient chascuns arière,
Quar paor ont que il nés fière,
565Et Alous saut, s’espée trait,
Hardiement vers lui en vait,
Com cil qui moult est aïrez.
Contremont puie les degrez,
Monte .IIII. eschaillons ou .III. ;
Le prestre escoute, s’est toz cois.
570Fet-il : « Qui estes-vous là sus ?
— Li prestres sui, estez en sus.
Qui fortune grieve et demaine ;
Est-il ore jors de quinsaine ?
Je cuidoie qu’il fust Noel,
575S’ai grant paor que cest tiné[l]
Ne vous viengne parmi le col ;
Bien se porra tenir por fol
Qui sentira combien il poise. »
Dont reconmença la grant noise
580Entre le prestre et les bouviers.
Alous, qui auques estoit fiers,
Tant a aie qu’il vint au van ;
Si en abat le meillor pan
A s’espée qui bien trenchoit.
585Li prestres, quant il l’aperçoit
Que on abat sa forterece,
Cele part son tinel adrece,
Et fiert Aloul par tel vigor
590Qu’il li fet prendre .I. si fet tort
Qu’aine tant come il mist à descendre,

Ne trova point de pain à vendre.
Quant à terre par fu venuz,
S’est si dolenz, s’est si confuz,
595Qu’il ne pot dire .I. tout seul mot.
« Aloul, céenz sont li malot,
Fet li prestres, en ce tinel ;
Ne vous vuelent en lor ostel,
Ce m’est avis, acompaignier ;
600Mès, se léenz éust bouvier
Qui en éust meillor éur,
Viegne ça sus tout aséur,
Moult bien puet estre de l’ostel ;
Mès, s’il i pert de son chatel,
605De rien n’en revendra à moi,
Quar cist chastiaus est en defoi ;
Dont i fet-il mauvès monter. »
Qui donc oïst bouviers jurer
Les mons, les tertres et les vaus,
610Ainz i sera chascuns si chaus,
Et si matez, et si delis,
C’on les porra escorchier vis,
Ainz qu’il ne l’aient mis à terre.
Lors reconmence la granz guerre
615Entre le prestre et les bouviers ;
Moult i sera li assaus fiers.
Au degré sont tuit assamblé
Li bouvier, qui moult sont troublé ;
Por lor seignor sont coroucié.
620Jà ont tant fet et tant drecié
Tout environ et bans et perches,

Seles, eschieles, eschamperches,
Qu’au prestre vienent à delivre.
Et il si bien d’aus se delivre
625Qu’il n’i a si hardi, ni tel,
Ne .I., ne autre, enz en l’ostel,
Tant soit garnis ne bien couvers,
Qu’il ne le trebuche à envers
Jus de l’eschiele, maugré sien ;
630Quar il entent et voit très bien
Que, s’il le tienent à delivre,
A deshonor le feront vivre,
A grant vergoingne et à grant honte.
A tant ez Robin qui i monte,
635.I. des plus fors de tout l’ostel ;
En sa main tient .I. si grant pel
Qu’à grant paine le soustient-il ;
Là où en a .IIIc. ou mil,
N’i a il plus hardi qu’il est ;
640Cil passe d’auques Rogelet,
Quar moult est plus entremetanz ;
Moult se tendra por recréanz
Se il ne venge son seignor ;
C’est cil qui porte le tabor
645Le Diemenche à la carole.
De rien le prestre n’aparole,
Ainz vient avant ; si l’empaint outre,
Et le prestre de son pel boute
Si qu’il le fet tornerseur destre ;
650Puis vint avant, s’aert le prestre
Par les cheveus ; à lui s’acouple,

Et cil, qui crient perdre sa couple,
Se dresce, s’a estraint les denz,
Robin sesi parmi les lenz ;
655A ses .II. mains à lui le tire,
Et cil resache par grand ire ;
Si s’entretienent vivement
C’on les péust sus .I. jument
Porter ans .II., se il fust qui.
660Et li bouviers lievent le cri :
« Seignor, font-il, montons là sus ;
Prenons bastons, tineus et fus ;
S’alons no compaignon aidier. »
Quant assamblé sont li bouvier,
665Si montent tuit communaument,
Et li prestres, quant il entent
Que Robins doit avoir aïue,.
Si se resforce et esvertue ;
Tant a Robin à lui tiré,
670Que desouz lui l’a enversé
Toz les degrez outre son vueil,
Si qu’il li samble que li oeil
Li soient tuit du chief sailli.
Mès or sont-il si mal bailli
675Qu’il ne se pueent retenir,
Ainz les couvint[19] aval venir ;
Les degrez ont toz mescontez,
Et si les a toz enversez
Cil qui aloient à l’assaut,
680Tant ert jà chascuns montez haut,
Que sempres se tendront por fol.

Li degré chiéent seur lor col,
Si les trébuchent et abatent,
Les pis, les testes lor debatent,
685Les braz, les flans, toz les costez ;
Bien ont toz les degrez contez.
Quant à terre par sont venu,
Si chéirent ensamble el fu,
Qui moult estoit alumez granz.
690Moult souffrirent cil granz ahanz
Qui desouz furent, ce sachiez ;
Qui plaint ses braz, et qui ses piez,
Et qui son cors, et qui sa teste.
Or vous dirai conment le prestre
695Est mal baillis et decéuz ;
Quant à terre fu parvenuz,
Si le saisi dans Berengiers.
C’est uns vilains, c’est .I. bouviers ;
Les jumenz seut chacier devant ;
700Aine ne véistes son samblant ;
L’un œil a lousque, et l’autre borgne ;
Toz diz regarde de clicorgne ;
L’un pié ot droit, et l’autre tort.
Cil tint le prestre si très fort
705Par .I. des piéz qu’il ne li loist
A reperier là où soloit,
Ainz huche et crie hautement :
« Que fètes-vous, mauvese gent ?
Venez avant, et si m’aidiez
710Que cis prestres soit escoilliez.
Par les nons Dieu, s’il nous eschape,

Chascuns aura perdu sa chape
Que nous promist, et no cotele. »
Quant li prestres ot la novele,
715Sachiez que point ne li agrée ;
Tant a sa jambe à soi tirée
Que des mains dant Berengier l’oste ;
Mès il i a lessié sa bote,
Et son sorcot por son ostage ;
720Miex li vient-il lessier son gage
Que de lessier son autre afère.
Bien voit qu’il n’a léenz que fère ;
D’iluec se lieve, si les lesse,
Et chascuns après lui s’eslesse ;
725Qui rue fust, et qui tinel.
Li prestres entre en .I. chapel ;
Si se pent là sus contremont ;
Ses genouz met tout en .I. mont ;
Si se quatist que on nel truist.
730Cil i vienent, si font grant bruit ;
El chapel sont trestuit entré,
Mès il n’ont nule rien trové,
Ne .I. ne el, néis le prestre ;
Moult se merveillent que puet estre ;
735Ce lor samble estre faerie.
Li plus sages ne set que die ;
Si sont dolant et abosmé ;
Tuit cuident estre enfantosmé
Del prestre, qui les a brullez ;
740Forment en est chascuns irez.
Del chapel sont tuit fors issu ;

A lor seignor en sont venu ;
Se li ont les noveles dites
Que li prestres en va toz quites.
745« Quites, déable, fet Alous,
Et je remaindrai ci si cous ;
N’en serai vengiez par nului !
Des or me torne à grant anui
Li acointance de ce prestre.
750Se vos volez mi ami estre,
Si le m’aidiez à espier
Une autre foiz. Alons couchier,
Que je suis moult bleciez ès costes ;
Maudiz soit ore si fèz ostes
755Qui cop me fet et si me blece !
N’aurai mès joie, ne leece,
Si me serai de lui vengiez. »
Atant se r’est Alous couchiez.
« Seignor, fet-il, prenez escout
760En cele cort et tout par tout,
Car il me samble tout por voir
Qu’il soit ancor en cest manoir ;
Por ce, s’en cest manoir estoit
Nul lieu repuz, trover seroit.
765— Sire, à bon eur, font li bouvier ;
Mès il nous covendra mengier,
Que nous avons anuit veillié ;
Si sommes auques traveillié ;
N’i a celui ne soit lassez.
770— Ce vueil-je, fet Alous, alez,
Mengiez, et si veilliez trestuit ;

N’i a mes gueres de la nuit ;
De legier le poez veillier. »
Lors se départent li bouvier ;
775Si font grand feu por aus chaufer ;
Entr’aus conmencentà parler ;
Du prestre et de s’aventure
Li uns à l’autre si murmure :
Quant assez orent murmuré,
780Et dit, et fet et raconté,
Si reparolent du mengier ;
C’est la costume du bouvier ;
Jà n’en ert liez s’il ne menjue.
Rogiers, qui porte la maçue
785Desus toz cels de la meson,
Conmande c’on voist au bacon
Et aporce on[20] des charbonées,
Mès qu’eles soient granz et lées,
Si que chascuns en ait assez.
790Entruès est Berengiers levez
Par le Rogier conmandement ;
Un coutel prist isnelement,
Qui d’acier est bien esmoluz.
Tant a alé qu’il est venuz
795Droit au chapel, où li bacons
Estoit penduz sus les bastons ;
Berengiers va par tout tastant
Le plus cras à son esciant,
Quar il set bien que el plus cras
800Est tout adès li mieudres lars.
Endementiers que il le taste,

Le prestre saisi par la nache ;
Par leus le trueve mole et dure ;
Si cuide que ce soit presure,
805C’on i saut pendre en tel manière.
Avant retaste, et puis arrière,
Tant qu’il encontre les genous ;
Si cuide avoir trové os cors
C’on i ait mis por le sechier ;
810Forment se prist à merveillier
De ce qu’il trueve tel harnas.
Sa main a mis de haut en bas ;
S’a encontre le vit au prestre.
Or ne set-il que ce puet estre,
815Por ce que il le trueve doille,
Se c’est chauduns, ou c’est andoille
Con i ait mis por essuer.
Celi voudra, ce dist, coper,
Por ce que c’est uns bons morsiaus.
820Li prestres ot que li coutiaus
Li vaitsi près des genetaires ;
Si ne mist au descendre gaires ;
Seur Berengier chiet à .I. fais,
Les os li a brisiez et frais ;
825Près va qu’il n’a percié le col.
Or se tient Berengiers por fol,
Quant il i vint sanz le craisset.
Au retorner arrier se met ;
Au feu en va toz esmanchiez :
830« Seignor bouvier, fet-il, aidiez,
Que cil bacons soit rependuz ;

La hars est route ; s’est chéuz ;
Par pou ne m’a le col tout frait
Parmi le col ; ait mal dehait
835Li machecliers qui le dut pendre. »
Qui donc véist lumière prendre
Et alumer par la meson ;
Berengiers les maine au bacon
Por esgarder et por véir
840Conment ce fut qu’il pot chéir.
Quant il parvindrent el chapel,
N’i troverent ne .I. ne el ;
Là sus estoient les bacons,
Si com devant, sor les bastons,
845Tout .XX. ; n’en ert nés .I. à tire ;
Lors conmencierent tuit à rire.
Li .I.[21] dient que Berengier
N’osa le bacon aprochier ;
Li autres dist que bien puet estre
850Que il avoit paor du prestre ;
Por ce fu-il si effraez.
« Seignor, fet-il, or est assez ;
Bien puet huimès ce remanoir ;
Mès je di bien, et si di voir,
855Que je senti que uns bacons
Chéi sor moi o les jambons ;
Encore i avoit-il presure,
Que je senti et mole et dure ;
Or esgardons que ce puet estre. »
860— Je cuit, font-il, que c’est le prestre,
Dont Berengiers senti les piez ;

Por nous estoit là sus muciez ;
Gardons partout que il n’i soit. »
Et Berengiers garde, si voit
865Le prestre ester devers .I. huis ;
Mès li obscurtéz et la nuis
Li desfent moult à raviser.
Le prestre prent à portaster.
Et li prestres, quant il entent
870Que Berengiers le voit et sent,
Si set très bien que trovez iert ;
Entre col et chapel le fiert
Del poing, qu’il ot gros et quarré,
Si qu’à ses piez l’a enversé :
875« Alez, fet-il, dant Berengier,
Avez vous tost vostre loier ;
Destornez-vous, et levez sus ;
Cuites estes et absolus ;
Ne sai doner autres pardons ;
880Fetes venir voz compaignons,
Si auront part en ceste offrande.
Fols est qui fol conseil demande ;
Ne vous tieng mie trop à sage,
Quant de fère si fet message.
885Aviez seur toz pris le baston ;
Adès vuelent cil viez bordon
Lor talent fère et acomplir.
Fetes voz compaignons venir ;
S’auront de ce bienfet lor pars. »
890Qui donques véist de toutes pars
Venir bouviers à grant foison,

Sempres aura male leçon
Li prestres, s’il ne se desfent.
Et Rogiers saut premierement ;
895Si le saisi par la main destre,
Et li prestres de sa senestre
L’a si féru arrière main
Que tout le fet doloir et vain.
Moult fust en maies mains Rogiers,
900Ne fust la torbe des bouviers
Qui moult l’angoisse et moult l’apresse ;
Des bouviers i avoit tel presse
Que tout emplissent le chapel ;
Mès il ont doute du tinel,
905Dont il avoit devant servi.
Tel noise mainent et tel cri
Que Alous lor sire s’esveille,
Qui de la noise s’esmerveille ;
Tantost conme il la noise entent,
910Aperçoit-il tantost et sent
Que c’est li prestres ses amis,
Qui de rechief s’est léenz mis.
Il saut en piez, si trait l’espée,
Si s’en vint droit à la meslée ;
915Quant parvenuz fu à l’assaut,
Parmi trestoz ses bouviers saut ;
S’aert le prestre par derrière,
Et cil le fiert parmi la chière,
Si qu’il l’abat sor .I. bouvier.
920Mès que vaudroit à detrier ?
De toutes pars chascuns l’assaut,

Et sa desfense poi li vaut.
Retenu l’ont et pris entr’aus ;
Par tant si est remez l’assaus.
925Alous à ses bouviers demande
S’il l’ocirra, ou il le pande.
Il respondent communement
Qu’il n’en puet fère vengement,
De qoi on doie tant parler,
930Come des coilles à coper.
« Coper, fet Alous, mès noier.
Et ne pourquant soit au trenchier,
Quar vous dites parole voire ;
Vostre conseil vueil-je bien croire ;
935Or alez, le rasoir querez
Dont cil prestres sera chastrez ;
Fetes isnelement et tost. »
Quant li prestres entent et ot
C’on dit de lui itel parole,
940Doucement Aloul aparole.
« Aloul, dist-il, por Dieu merci,
Ne me desfigurez issi ;
De pechéor miséricorde.
— Jà voir n’en sera fête acorde,
945Fet Alous, à nul jor, ne paie. »
Se li prestres dès lors s’esmaie,
De legier le puet-on savoir.
Il ont aporté le rasoir,
Le prestre enversent et abatent ;
950Moult le laidengent et debatent,
Ainz qu’il le puissent enverser ;

.I. taiseron font aporter
Por les jambes miex eslaisier.
« Liquels s’en saura miex aidier
955Viegne, si praingne le rasoir.
— Je, sire, fet Berengiers, voir ;
Je li aurai moult tost copées. »
Les braies li ont avalées,
Et Berengiers jus s’agenoille,
960Si prent le prestre par la coille.
Jà fust le prestre en mal toeillé,
Quant la dame, le feu toeillé,
Vint acorant à sa baisselle ;
Devant li trueve une grant sele,
965Qui moult estoit et fors et granz ;
A ce qu’ele est fors et pesanz,
Fiert Berengier si sor l’eschine
Qu’ele renversa et encline ;
Près va que n’a perdu la vie.
970Et Hersens prent une hamie ;
Si le fiert si parmi les rains
Que li craissès[22] li est estains,
Et li bouvier tout se departent
Por les granz cops qu’eles departent ;
975Chascune tel estor i livre
Que le prestre tout à delivre
Ont mis et jeté du manoir,
Et il s’enfuit, si fet savoir,
Lassez et traveilliez et vains.
980Bien ert chéus en males mains,
Quar si cheveil contremont tendent

Et les pesques contreval pendent
De son sorcot et de sa cote ;
En gage i a lessié sa bote.
985Eschapez est de grand peril ;
Moult a esté en grant escil.

Explicit d’Aloul.

  1. XXIV. — Le Flabel d’Aloul, p. 255.

    Publié par Barbazan, II, 252 ; par Méon, III, 326-357 ; et donné en extrait par Legrand d’Aussy, IV, 201-203.


  2. Vers 1 — veult, lisez veut.
  3. 77 — conois, lisez connois.
  4. 129 — sorvengne, lisez sorviengne.
  5. 205 — defferm, lisez desferm.
  6. 214 — descent, lisez destent.
  7. 384 — Hersent, lisez Hersens.
  8. 386 — voix, lisez voiz.
  9. 411 — menace, lisez manace.
  10. 415 — deffendre, lisez desfendre.
  11. 482 — prestres, lisez prestre.
  12. 484 — prestre, lisez prestres.
  13. 493 — Efforciez, lisez Esforciez.
  14. 499 — efforcent, lisez esforcent.
  15. 509 — emporte, lisez en porte.
  16. 512 — parin nomer, lisez parrin nommer.
  17. 529 — convenant, lisez couvenant.
  18. 547 — là, folie ; lisez la folie.
  19. 676 — convint, lisez couvint.
  20. 787 — apoice-on, lisez aporce on.
  21. 847 — uns, lisez (.I.) un.
  22. P. 287, l. 21, craissés, lisez craissès.

XXV

LA SAINERESSE.

Man. F. Fr. 837, fol. 211 vo à 212 vo.[1]

1
D’un borgois vous acont la vie,
Qui se vanta de grant folie
Que fame nel[2] poroit bouler.
Sa fame en a oï parler ;
5Si en parla privéement,
Et en jura un serement
Qu’ele le fera mençongier,
Jà tant ne s’i saura gueter.
.I. jor erent en lor meson
10La gentil dame et le preudon ;
En un banc sistrent lez à lez ;
N’i furent guères demorez,
Ez-vos un pautonier à l’uis
Moult cointe et noble, et sambloit plus
15Fame que home la moitié,
Vestu d’un chainsse deliié[3],
D’une guimple bien safrenée,
Et vint menant moult grant posnée ;
Ventouses porte à ventouser,
20Et vait le borgois saluer
En mi l’aire de sa meson.

« Diez soit o vous, sire preudon,
Et vous etvostre compaignie.
— Diex vous gart, dist cil, bele amie ;
25Venez seoir lez moi icy.
— Sire, dist-il, vostre merci,
Je ne sui mie trop lassée.
Dame, vous m’avez ci mandée
Et m’avez ci fete venir ;
30Or me dites vostre plesir. »
Cele ne fu pas esbahie :
« Vous dites voir, ma douce amie,
Montez là sus en cel solier ;
Il m’estuet de vostre mestier.
35Ne vous poist, dist-ele au borgois,
Quar nous revendrons demanois ;
J’ai goute ès rains moult merveillouse,
Et, por ce que sui si goutouse,
M’estuet-il fere .I. poi sainier. »
40Lors monte après le pautonier ;
Les huis clostrent de maintenant.
Le pautonier le prent esrant ;
En .I. lit l’avoit estendue
Tant que il l’a .III. fois foutue.
45Quant il orent assez joué,
Foutu, besié et acolé,
Si se descendent del perrin
Contreval les degrez ; en fin
Vindrent esrant en la meson.
50Cil ne fut pas fol ni bricon,
Ainz le salua demanois :

« Sire, adieu , dist-il au borgois.
— Diez vous saut, dist-il, bele amie ;
Dame, se Diex vous benéie,
55Paiez cele fame moult bien ;
Ne retenez de son droit rien
De ce que vous sert en manaie.
— Sire, que vous chaut de ma paie,
Dist la borgoise à son seignor ?
60Je vous oi parler de folor,
Quar nous deus bien en couvendra[4]. »
Cil s’en va, plus n’i demora ;
La poche aus ventouses a prise.
La borgoise se r’est assise
65Lez son seignor bien aboufée.
« Dame, moult estes afouée.
Et si avez trop demoré.
— Sire, merci, por amor Dé,
Jà ai-je esté trop traveillie ;
70Si ne pooie estre sainie,
Et m’a plus de .C. cops férue,
Tant que je sui toute molue ;
N’onques tant cop n’i sot ferir
C’onques sanc en péust issir ;
75Par .III. rebinées me prist.
Et à chascune fois m’assist
Sor mes rains deux de ses peçons,
Et me feroit uns cops si lons ;
Toute me sui fet martirier,
80Et si ne poi onques sainier.
Granz cops me feroit et sovent ;

Morte fusse, mon escient,
S’un trop bon oingnement ne fust.
Qui de tel oingnement éust,
85Jà ne fust mes de mal grevée.
Et, quant m’ot tant demartelée.
Si m’a après ointes mes plaies
Qui moult par erent granz et laies,
Tant que je fui toute guerie.
90Tel oingnement ne haz-je mie.
Et il ne fet pas à haïr,
Et si ne vous en quier mentir ;
L’oingnement issoit d’un tuiel.
Et si descendoit d’un forel
95D’une pel moult noire et hideuse.
Mès[5] moult par estoit savoreuse. »
Dist li borgois : « Ma bèle amie,
A poi ne fustes mal baillie ;
Bon oingnement avez éu. »
100Cil ne s’est pas apercéu
De la borde qu’ele conta.
Et cele nule honte n’a
De la lecherie essaucier ;
Portant le veut bien essaier ;
105Jà n’en fust paie à garant,
Se ne li contast maintenant.
Por ce tieng-je celui à fol
Qui jure son chief et son col
Que fame nel poroit bouler
110Et que bien s’en sauroit garder.
Mès[5] il n’est pas en cest païs

Cil qui tant soit de sens espris
Qui mie se péust guetier
Que fame nel puist engingnier,
115Quant cele, qui ot mal ès rains,
Boula son seignor premerains[6].

Explicit de la Saineresse.

  1. XXV. — La Saineresse, p. 289.

    Publié par Barbazan, III, 149 ; par Méon, III, 451-454 ; et donné en extrait par Legrand d’Aussy, IV, 308-309, sous le titre « De la femme qui se fit saigner ».


  2. Vers 3 — n’el, lisez nel.
  3. 16 — deslié, lisez deliié.
  4. 61 — convendra, lisez couvendra.
  5. a et b 96 et 111 — Mais, lisez Mès.
  6. 116 — presmerains, lisez premerains.

XXVI

D’UNE SEULE FAME

QUI A SON CON SERVOIT .C. CHEVALIERS
DE TOUS POINS.
Man. F. Fr. 25,545, fol. 76 ro à 77 vo.[1]

1
En ung chastel sor mer estoient
Cent chevalier, qui là manoient,
Pour aus et le païs desfendre,
Par que nus ne les pouïst prendre.
5Chascun jor assaut lor livroient
Sarrazin, qui Deu ne créoient.
Par acort furent treves mises
Entre les parties et prises,
Tant que chascun à lonc sejour
10Retorna et fist son labour.
Li chastiax estoit biax et gens,
Mais assis estoit loing de gens ;
Deux fames entr’ax touz avoient,
Qui por aus buer les servoient ;
15Assez estoient de bel atour.
Qui plus plus, qui miex, à son tour,
D’eles faisient lor volenté
Chascuns, et à cele plenté,
Et sà et là, ce est la somme,
20Com fame puet miex servir home.

Ainsis furent par moult lonc tems,
Tant qu’entre aus orent .I. contens
Por les fames, ce m’èt avis ;
Car chascuns d’aus à son devis
25Les vouloit avoir à son tour,
Sans faire as autres nul retour.
Quant les fames sorent la noise,
N’y a cele ne s’en envoise,
Car chascune en cuide bien faire
30Son preu par li, et touz atraire ;
Chascune en ot au cuer grant joie,
D’ame furent com rat en moie.
Li plus sages se porpencerent,
Et ainsis le contens osterent,
35Que chascune d’eles par rente
Serviroit Chevaliers cinquente,
Ne nus ne porroit[2] par justice
Faire à l’autre préjudice ;
Einsis cil et celes ansamble
40S’acordèrent, si com moi samble[3].
Einsis furent bien longuement,
Tant qu’il avint, ne sai coment,
Que les treves furent rompues
Et les guerres sont revenues,
45Et li assaus est revenus
Des Sarrazins et fort tenus,
Et li Chevalier dou chastel
S’adoubèrent et bien et bel,
Qui grant talent avient d’abatre
50Les mescréans par bien combatre.

Yssu[4] sont fors à ost bennie
Toute la noble compeingnie,
Mais que .II. Chevalier, qui jurent
Au lit por ce que blecié furent.
55Li uns avoit le col plaissié,
Et li autres le bras brisié ;
Esté avoient au tournoi
Où pris avoient ce bonoi.
Cilz au bras bien se contenoit ;
60L’autres point ne se soustenoit,
Car dou mal l’esconvint mourir,
Et de cest siecle defenir.
Evous[5] le grant assaut repris
Contre nos Chevaliers de pris ;
65Moult fu fors li abatéis
Des mescrens, et li feréis ;
Bien estoient .XV. millier,
Sarrasin, Persans et Escler[6].
Ainsis avint, que Dex le vot,
70C’unne cité près d’anqi ot,
Où avoit Crestiens en treuage
Des Sarrasins et en servage,
Qu’oïrent dire la novèle
Que des Chrestïens la rouèle
75Aloit à grant perdicion,
Se d’ax n’avient subvencion.
Il s’arment et aidier lor vont ;
Les Sarrasins desconfit ont ;
Tant chaplèrent et tant ferirent
80Que les Sarrasins desconfirent ;

Chascuns en fu manans et riches,
Se il ne fu trop fox ou nices.
En la cité alèrent prendre
L’avoir, et les Sarrasins pendre,
85Et près d’uit jors i sejornerent
Pour ce que moult travillié ierent.
De ciax-ci illuec vous lairai ;
Dou Chevalier blecié dirai
Qu’avoit héu le bras brisié ;
90Forment l’en a au cuer pesé
Qu’il n’a esté en la bataille
Avecques les autres sens faille,
Car dou chastel vit vraiement
La fin et l’encommencement.
95L’autre fame, non pas la soe,
S’en vint vers li, faisant la roe,
Et bien savoit de sa compeingne
Qu’ele estoit en autre besoingne ;
En decevant l’araisonna,
100Et soutilment l’ocoisonna,
Com cele qu’ot mis s’estudie
Por qu’il féist de li s’ammie.
Tant fist cele, tant l’asproia
Que li Chevaliers la proia,
105Et as mains la traist sor son lit
Et en vot faire son delit.
Cele li court[7] à la poistrine
Et sa face li esgratine,
Et li dist : « Chevalliers fallis,
110Jà de moi n’arez vo delis,

Tant com vive la vostre amie.
En vos n’a loiautéz demie ;
Vos ne devez, bien dire l’ose,
Moi requerir de tele chose ;
115Vos i avez vo sairement. »
Et cilz li respondit briément,
Qui fu souprins de ses paroles
Decevens, attraians et moles :
« Ou mourir t’esteut maintenent[8],
120Ou faire mon commendement.
— Miex ain mourir, se morir doi,
Que por vos face tel desroi
Contre ceax à cui suiz donée,
Qui m’ont de lor amor douée ;
125Jà non ferai, coment qu’il praingne ;
Vos le diriez à ma compaingne. »
Ainsis au Chevalier argue,
Dont la prent, et en lit la rue,
Et en vot faire son plaisir.
130« De ce vos povez bien taisir,
Que jà à ce ne me menrois,
Que vo talent de moi façois,
Fait cele, se n’est en tel guise
Que ma compeingne soit occise,
135Qu’en li n’a point de loiauté,
Ne je ne pris riens sa bonté. »
Tant l’a cele forment despite
Par les paroles qu’el a dite
Que li Chevaliers li otroie :
140« Or faites dont que je le voie. »

Li Chevaliers va cele querre ;
Des quarniax la rue à terre,
Et cele chiet morte pasmée,
Come cele qui fu acourée.
145Landemain si compaignon vindrent,
Et lor parlement à li tindrent,
Où lor soingnans alée estoit.
Cil lor respont qu’il ne savoit.
Tant la quistrent et tant alèrent
150Qu’an fossez morte la trovèrent,
Dont li demandent l’occoison
Por coi morut, par tel raison.
Li Chevaliers conté lor a
Coment la fame l’argua,
155A faire einsis l’occision ;
Le fait et la narracion
Lor a conté, ce est la somme.
Li Chevalier furent prodome ;
Lor compaignon pas ne tuerent.
160Adonc la fame entr’ax hucherent
Pour qu’avoit fait tel murtre faire
Et sa compeingne einsis desfaire.
Cele respont : « Jel vos dirai,
Que jà d’un mot n’en mentirai.
165Dou deul de ma compeingne avoie,
Pour ce c’on li faisoit plus joie
Qu’à moi, si com il me sembloit,
Et de vos miex amée estoit.
Pour soupeçon de jalousie,
170Par hayne traicte d’envie,

Pour ce la haïoie si forment,
Qu’il ne me chaut de quel torment
Desormais morir me faciez.
Mais, se respitier me voliez,
175Ce que nous .II. fere souliens
Feroie ; jà n’en faudroit riens. »
Li Chevalier l’ont respitie
Que ne fu pas à mort jugie.
Molt se pena d’aux bien servir,
180Par que lor gré puit desservir.
Tant fist qu’aussi bien les servoit
Com lors quant deuz en y avoit,
Ne ne se vont aparcevant
De desfaut nul ne que devant.
185Einsis fust par ceste aventure
Délivrée de mort obscure ;
Des Chevaliers fu si privée
Que ses services lor agrée ;
Onc ne recrut de lor amor,
190Ne tost, ne tart, ne nuit ne jor,
Ains lor livroit assez estor,
Car chascuns l’avoit à son tor.


  1. XXVI. — D’une seule fame qui servoit .c. chevaliers
    de tous poins
    , p. 294.

    Publié par Barbazan, I, 98 ; par Méon, III, 61-67 ; et donné en très-court extrait par Legrand d’Aussy, III, 339-340.


  2. Vers 37 — pourroit, lisez porroit.
  3. 40 — semble, lisez samble.
  4. 51 — Yssus, lisez Yssu.
  5. 63 — Es-vous, lisez Evous.
  6. 68 — Les Sarrasins, les Persans, les Slaves (Cf. Romania, II, 331) sont indistinctement des païens aux yeux des hommes du moyen âge.
  7. 107 — cort, lisez court.
  8. 119 — maintenant, lisez maintenent.

XXVII

DU PREUDOME

QUI RESCOLT SON COMPERE DE NOIER.
Man. F. Fr. 19.152, fol. 35 vo.[1]

1
Il avint à .I. pescheor,
Qui en la mer aloit .I. jor,
En un batel tendi sa roi.
Garda, si vit très devant soi
5.I. home molt près de noier.
Cil fu moult preuz et molt legier,
Sus ses piez salt, un croq a pris,
Liève, si fiert celui el vis
Que parmi l’ueil li a fichié ;
10El batel l’a à soi saichié.
Arriers s’en vait, sanz plus attendre ;
Totes ses roiz laissa à tendre ;
A son ostel l’en fist porter,
Molt bien servir et honorer.
15Tant que il fust toz respassez.
A lonc tens s’est cil propensez[2]
Que il avoit son oill perdu
Et mal li estoit avenu :
« Cist vilains m’a mon ueil crevé,
20Et ge ne l’ai de riens grevé ;

Ge m’en irai clamer de lui
Por faire lui mal et enui. »
Torne, si se claime au Major,
Et cil lor met terme à .I. jor.
25Endui atendirent le jor,
Tant que il vinrent à la Cort.
Cil, qui son hueil avoit perdu,
Conta avant, que raison fu :
« Seignor, fait-il, ge sui plaintis
30De cest preudome, qui, tierz dis,
Me féri d’un croq par ostrage ;
L’ueil me creva ; c’en ai[3] domaige ;
Droit m’en faites ; plus ne demant :
Ne sai-ge que contasse avant. »
35Cil lor respont sans plus atendre :
« Seignor, ce ne puis-ge deffendre
Que ne li aie crevé l’ueil ;
Mais en après mostrer vos vueil
Coment ce fu, se ge ai tort.
40Cist hom fu en peril de mort
En la mer, où devoit noier ;
Ge li aidai ; nel quier noier,
D’un croq le féri, qui ert mien,
Mais tot ce fis-ge por son bien ;
45Ilueques li sauvai la vie.
Avant ne sai que ge vos die ;
Droit me faites, por amor Dé. »[4]
C’il s’esturent tuit esgaré
Ensamble pour jugier le droit,
50Qant un Sot, qu’an[5] la Cort avoit,

Lor a dit : « Qu’alez-vos doutant ?
Cil preudons, qui conta avant,
Soit arrieres en la mer mis,
La où cil le féri el vis ;
55Que, se il s’en puet eschaper,
Cil li doit oeil amender ;
C’est droiz jugemenz, ce me sanble. »
Lors s’escrient trestuit ensanble ;
« Molt as bien dit ; jà n’iert deffait. »
60Cil jugemenz lors fu retrait ;
Quant cil oï que il seroit
En la mer mis où il estoit,
Où ot soffert le froit et l’onde,
Il n’i entrast por tot le monde ;
65Le preudome a quite clamé.
Et si fu de plusors blasmé.
Por ce vos di, tot en apert.
Que son tens pert qui felon sert.
Raembez de forches larron,
70Quant il a fait sa mesprison,
Jamès jor ne vous amera,
Ains à tousjours vous haïra[6] ;
Jà mauvais hom ne saura gré
A mauvais, si li fait bonté ;
75Tot oublie, riens ne l’en est,
Ençois seroit volentiers prest
De faire li mal et anui,
S’il venoit au desus de lui


  1. XXVII. — D’un Preudome qui rescost son compere
    de noier
    , p. 301.

    Publié par Méon, I, 87-90 ; et donné en extrait par Legrand d’Aussy, II, 426-427, sous ce titre « Du prud’homme qui retira de l’eau son compère ».


  2. Vers 16 — propenssez, lisez porpenssez.
  3. 32 — * ai ; ms., a.
  4. 47 — Il faut fermer les guillemets après ce vers.
  5. 50 — qu’à, lisez qu’an.
  6. 72 — Ce vers, qui manque dans le ms., a été suppléé par Méon.

    Ce fabliau a été remis en vers par Imbert.

XXVIII

DU FOTEOR.

Man. F. Fr. 19,152, fol. 48 ro à 49 vo.[1]

1
Qui fabloier velt si fabloit[2],
Mais que son dit n’en affebloit[3]
Por dire chose desresnable ;
L’en puet si bel dire une fable
5Qu’ele puet ainsi com voir plaire.
D’un vallet vous vuel conte faire,
Qui n’avoit mie grant avoir ;
Mais il n’ert mie sanz savoir.
Ne porquant bien vestuz estoit ;
10Cote et mantel d’un drap avoit,
Et nueve espée et uns nués ganz.
Beax vallez ert et avenanz ;
Entor .XXVI. ans avoit.
Nus mestier faire ne savoit ;
15De vile en vile aloit toz jors,
Par chevaliers, par vavassors ;
Si mengoit en autruiz ostex,
Quar petiz estoit ses chastex.

.I. jor vint à une cité ;
20Ge en ai le non oblié[4],
Or soit ainsinc com à Soissons.
Pains et vins et char et poissons
Menja la nuit à grant plenté ;
Ses ostes à sa volenté
25Li fist venir de quanqu’il volt,
Et il li dit tôt à brief mot :
« Béax dolz ostes, cest m’escot
Paiera tex qui n’en set mot.
Or me dites, foi que devez
30La riens que vos plus chier amez,
Et que Diex joie vos ameint,
Où la plus bele dame meint
De Soissons, la plus bele voire.
— Par foi, si c’on nos fait acroire
35Moi et toz çax de ceste vile,
Madame Marge qui ne file,
La feme Guion de la place.
C’est la plus bele que g’i saiche ;
Néis ses mariz le tesmoigne
40Qu’el n’aime mie un’ escaloigne
Mains li que lui, mais plus encor.
Por qoi le demandez-vos or ?
— Beax hostes, foi que me devez,
Puis que conjuré m’en avez.
45Or escoutez. Menestrex sui ;
Si sui et à li et à lui
Envolez de par .I. haut home ;
Or vos en ai dite la some.

— Beax ostes, c’est uns marchéanz
50Molt larges et molt dependanz,
Et sa feme riens ne l’en doit ;
Beau vos sera s’ele vos voit.
— Voir, oïl voir, molt très matin
Li dirai-ge en mon latin,
55Se ge puis, mon messaige bien. »
Emprès ce ne distrent puis rien,
Ainz s’en alerent luès gesir ;
Mais cil, qui estoit en désir
De la bele dame véoir,
60Ne pot onques avoir pooir
De dormir jusqu’à l’ainz jornée,
Et, lues que l’aube fu crevée,
Leva sus, si s’apareilla
Et, enprès, son oste esveilla ;
65Si li pria qu’il retenist
S’espée très qu’il revenist.
En gaiges por l’escot du soir ;
Et il li dist : « Volentiers voir,
Beax ostes, alez de par Dieu ;
70Diex vos doint venir en tel leu
Où auques puïssoiz gaagnier.
Laissiez vos ençois enseignier[5]
L’ostel, où vos aler devez,
Que vos de ci mais remuez. »
75Lors s’en va-t’il à molt grant joie,
Quant monstrée li fu la voie.
A l’ostel molt droit assena,
Si com la voie le mena,

Mais n’ert encore nus levez.
80D’autre part la voie ert alez ;
Droit endroit l’us, sor .I. estai
Se sist, mais ce li fîst molt mal
Que si longuement vit clos l’uis,
Quar il i sist grant pièce puis
85Ainz que levast la chamberiere,
Qui n’estoit mie costumière
D’espier çax com jor le jor,
Mais por ce ot plus grant laisor
Que ses sires n’iert en la vile.
90Quanque cil porpenssoit la guile
Comment il porroit esploitier
De lui[6] à la dame acointier,
La baissele esveillie fu ;
Son huis ovri, si fîst du fu ;
95Si vait son ostel arréer,
Tant qu’ele prist à regarder
Celui qui devant l’us séoit,
Qui en ses .II. mains tornoioit
.I. blans ganzque il enformoit,
100Et toz jors vers l’us regardoit ;
Durement s’en esmerveilla.
Atant la dame s’esveilla,
Tant que fors de la chambre oissi ;
Si vit le vallet en droit li ;
105Très parmi l’us le vit séoir ;
Durement li plot à véoir
Qu’il avoit les crains beax et blons,
A merveille les avoit lons.

Janbe sor autre iluec séoit ;
110Mielz li plaist come plus le voit ;
En son cuer à enmer le prist,
Sa baissele apele et li dist :
« Maroie, quar me di or, voir,
Que cil est que là voi seoir ?
115— Dame, foi que doi vos, ne sai ;
Dès hui matin que m’esveillai
Le vi-ge iluèques assis ;
Ne sai por qoi tant i a sis ;
Ge cuit que c’est .I. barestière.
120— Maroie, par l’ame ton père,
Va ; si li va tant demandant
Que tu saiches qu’il va querant
Et por qoi iluec a tant sis. »
Son cul a par l’oreille pris
125Maroie devant et derrière ;
Si a passée la charrière.
Si com sa Dame li commande,
Au vallet vient ; si li demande :
« Quex hom estes vos, beax amis,
130Qui tote jor avez ci sis ?
— Ge sui fouterres, bele suer.
Que bone joie aïez au cuer
Et bone joie vous doint Diex !
— Beax sire, vos et vostre giex
135Fussiez ore en une longaigne.
Molt me tome à grant engaigne
Que vos issi m’avez gabée. »
Par mal talent s’en est tornée ;

S’a trespassée la charrière ;
140A sa Dame revint arrière.
La Dame la vit, si s’en rist :
— Maroie, fait ele, que dist
Li valléz, qui tant a là sis ?
— Dame, ne me chalt de ses dis ;
145Jà est .I. gloz, .I. mal lechière.
— Ne t’a mie fait bêle chière,
Quant si t’en revienz esmarie :
Que dist-il ? Nel’ me cele mie.
— Jà me dit qu’il est .I. fouterre.
150— Dit il ce, par l’âme ton père ?
— Oïl, Dame, foi que vos doi.
— Tu me gabes, ge cuit, par foi.
— Non faz, Dame, foi que doi vos.
— Maroie, alom i anbedox.
155— Dame, alez i trestote soule ;
Il n’i a mie trop grand foule ;
Ge n’ai cure de ses paroles.
Trop sont anuieuses et foies.
— Maroie, ge i vois savoir.
160— En non Dieu, vos faites savoir ;
Jà en revenrez tote saige. »
Cele, qui ot le cuer volaige.
S’en va tôt riant cele part.
Et cil ne fist pas le coart,
165Ainz se leva contre la Dame,
Et cele qui, com joene feme,
Ne se pooit tenir d’e rire,
Quant el i vint, ne sot que dire,

Si que tote s’envergoigna ;
170A chief de pose si parla :
« Quex hom estes ? » Et il li dist :
« Dame, donc ne le vos aprist
La pucele qui ci fu ore ?
Volez que ge le die encore ?
175Ge sui fouterres à loier ;
Se me volioiz aloer[7],
Ge cuit si bien vos serviroie
Que vostre bon gré en auroie.
— Alez, sire, honiz soiez ;
180Bons estes, se vos ne piriez,
Qui la gent servez de tel guile.
— Dame, foi que je doi saint Gille[8],
Ge ai eu maint bel servise
De servir dames en tel guise.
185Voire d’aucune sanz henor.
— Et, ne por quant, ce ert à jor
Ou en tasche que vous ovrez ?
Se vos ma pucele servez,
.IIII. deniers de sa gaaigne
190Vos donra, se ele vos daigne ;
Tant aurez-vos por lui servir,
Se vos les volez deservir.
— Dame, de la vostre besoigne
Penssez, ainz que de ci m’esloingne,
195Quar ne vueil mais ci plus ester. »
Lors s’en va, sanz plus arrester,
Et la Dame le rehuscha :
« Mar i alez, çà venez, çà ;

Dites, foi que devez henor,
200Combien en vos done le jor.
— Dame, [tout] contre ce qu’ele est,
Me puet tote jor trover prest.
La laide me done sols .C.
Par ce que ele l’aise sent,
205Et la bele me done mains.
— Par foi, vos n’estes pas vileins ;
Et combien penroiz-vos de moi ?
— Dame, fait-il, foi que vos doi,
Se ge ai .XX. sols et mon baing,
210Et ge ai mon conroi de gaaing,
Gel voldrai molt bien deservir,
Quar ge sai bien et bel servir
Une dame, quant g’i met paine. »
Atant la dame o lui l’enmaine,
215Que plus lonc conte ne volt faire.
Sa bajasse en ot grant contraire,
Quant o celui la voit venir,
Tant dit, ne se pot à tenir ;
« Diex aïue, or avomes hoste :
220Dahèz ait-il s’il ne vos oste
Encui le mentel de cel col ;
Par foi, ge le tenrai por fol
S’il n’i gaaigne son escot.
— Tais toi ; si ne sone mais mot,
225Fait la dame ; ge te ferroie
Si que sanglante te feroie ;
Mais porchace, foi que doiz moi,
Que nos aions .I. bon conroi

Et que li bains soit eschauffez.
230— Baig, fait-ele ; por les mausfez
Puis-ge mais hui baing eschauffer[9].
— Dame, ne fust por moi lasser
Et por ce qu’il vos anuiast,
Ceste pucele me loast ;
235Issi vers lui me deduiroie
Que debonnaire la feroie.
Si la me laississez servir.
— Comment porrïez deservir
Dont envers moi vostre loier ?
240— Dame, bien volez emploier
Vostre avoir en marchéandise,
Fait la garce ; par seint Denise,
S’il me servoit à mon talent,
Avoir porroit de mon argent
245Et du mien tost une grant part.
— Non fera, foie, Diex l’en gart,
— Si fera, s’il vos plait, ma dame ;
Jà n’i aura perte de l’ame ;
Ge sai le mestier par usaige ;
250Il n’a el mont oisel volaige,
Moineax ne colons, qui tant œuvre
Com ge faz, quant je sui en l’uevre.
— Sire, que vos done ma dame ? »
Fait se il : « Bele, par saint Jame,
25.XX. sols de bons deniers me done,
Baing et conroi com à preudome.
— Et vos combien de moi prendrez ?
— Par foi, grant solaz atendrez

Hui cest jor de moi por dix livres.
260— Qu’avez-vos dit ? Estes-vos yvres,
Qui dix livres me demandez ?
Dites mains, se vos commandes.
.VI. livres soient. — Mais .III., sire ;
Je n’oseroie de mains dire.
265.C. sols dorrez, fait-il, au meins.
— Tendez donc çà, sire, vos mains ;
Si sera la paumée faite,
Quar li marchiez molt bien me haite ;
L’argent aurez jà en baillie. »
270A son escrin en est saillie
Où li .C. sols nombrez gisoient.
Qui dès antan mis i estoient,
Que de pieça aünez ot.
Et sa dame s’enmerveillot
275Quant fors de son escrin voit traire ;
Plus en ot joie que contraire,
Por ce que l’avoit ramposnée.
Par deus foiz l’a cil retornée
Molt tost et molt isnelement.
280Et cele puis molt liéement
Fist ce qu’an l’ostel ot affaire ;
Molt fu puis lie et débonnaire ;
Le baig chaufa ; le mengier fist ;
Quant le baig fu fait, si le mist
285En une cuve enz en la chambre.
Et cil, à qui de rien ne manbre
Fors de son preu et de son aise,
De quanqu’il onques puet s’aaise ;

Si entre el baig, la dame o lui.
290Assez mengerent ambedui
Et burent bon vin à plenté ;
La dame ot bien sa volenté
De tot fors del deerrain mès,
Et cil, qui du mestier ert frès,
295Ne se volt à lui affroier
De si qu’il ot tôt son loier,
.XX. sols toz contez en sa main.
Et, quant cil en ot fet son plain,
De la cuve sailli luès fors ;
300A .I. drap essuie son cors ;
O la dame couche en un lit.
Molt plainement fist son delit
De la dame une foiz sans plus ;
Tantost se vesti, sailli sus ;
305Cil s’en entre el baing[10] de rechief,
Mais, qui qu’en soit ou bel ou grief,
Atant ez-vos l’oste venu ;
Lors croi que mal soit avenu.
Marion, lues que ele l’oit,
310En la chambre s’en va tot droit ;
A sa dame vient, si li dist.
La dame l’ot, pas ne s’en rist,
Ainz vient au bai[n]g au bacheler :
« Or tost, dit-ele, du haster,
315Me sire vient, reponez-vos.
— Ce est donc autre que li cox.
— C’est mes mariz. — Donc vait-il bien.
— Mais mal, fait-ele, por nule rien,

Que por riens que el mont éust
320Ne voldroie qu’il vos éust
Trouvé, mais issiez molt tost fors.
— Dame, foi que ge doi mon cors,
Ge n’en istrai, ore ne ore,
Ainz me vueil ci deduire encore ;
325Mais recouchiez en vostre lit ;
S’alons faire nostre délit.
— A mal éur que dites-vos ?
Vez ci jà mon seignor sor nos. »
Atant li sire en la chambre entre,
330Et la dame, qui tuit li membre
Tranblent de hide et de paor,
Ne dit un mot à son seignor,
Ainz est fors de la chambre issue.
Et cil du bai[n]g ne se remue,
335Mais qu’il dist : « Bien viegnoiz, bel oste. »
Cil ne dit mot, qui sa cape oste.
Quant le vit, si fu si pensis ;
Si dist : « Qui estes vos, amis,
Qui en ma chambre vos baigniez ?
340— Mais vos, qui ci ne me daigniez
Respondre quant ge vos salu,
Quar ge sui cil qui a valu
Plus as gentix dames du mont
Que tuit cil qui el siecle sont ;
345Quar ge sui un fouterres maistre ;
Jamais si bon ne pourra naistre.
.XX. sols doi ci gaaignier hui.
Bien les i aurai sax encui

La dame qui m’a aloé,
350Quar bien la cuit servir à gré ;
Mais n’ai encor à lui géu,
N’encore mon loier éu.
Mais or est tens de commencier ;
Molt tost la me faites coschier ;
355Si irai faire mon revel.
Amis, ge vos dirai tot el.
Dès qu’ainsi est que loez fustes,
Ne vos avuecques li géustes,
Por ce perdre ne devez rien ;
360Por lui vos paierai-ge bien. »
Lors est cil fors du baig issuz ;
Autre .XX. sols a recéuz.
Or enport cil double loier ;
N’a cure de li convoier
365La dame, quant cil s’en ala ;
Cil à Dieu commandez les a ;
Cil, qui .VII. livres enporta,
Son oste molt reconforta
Quant il li monstra li deniers.
370Toz dis fu-il toz costumiers
De servir dames en tel guise,
Puis en reçust maint bel servise.
De povreté vint à richece,
Et puis avint, por sa proece,
375Qu’il quist de lui garir engien,
Nequedent il i chaï bien ;
Mais tel .C. meller s’en péusent.
Qui en la fin honiz en fussent ;

Mais fortune, à qui il servi,
380L’en dona ce qu’il deservi.
L’en dit pieça : Qui va, il lesche,
Et qui toz jors se siet, il sèche.

Explicit du Foutéor.

  1. XXVIII. — Du Foteor, p. 304.

    Le ms. 354 de la Bibliothèque de Berne comprend, du fol. 1 au fol. 3 vo, une partie incomplète de ce fabliau.

    Publié par Méon, IV, 204-216.


  2. Vers 1 — fabloie, lisez fabloit.
  3. 2 — affebloie, lisez affebloit.
  4. 20 — oublié, lisez oblié.
  5. 72 — * enseignier ; ms., entaignier.
  6. 92 — soi, lisez lui.
  7. 310, 8, à loer, lisez aloer.
  8. 182 — Ce vers manque dans le ms. de Paris.
  9. 231 — Le mot « eschauffer » manque dans le ms. 
  10. 305 — baing ; ms., baig.

XXIX

C’EST DE LA DAME

QUI AVEINE DEMANDOIT POUR MOREL
SA PROVENDE AVOIR.
Man. Fol. Fr. 25,545, fol. 70 ro à 73 ro.[1]

1
Il avint, assez près de Rains,
D’une dame à vuoutiés rains
Qu’anmoit de si très grant randon
Car cuer et cors en habandon
5Avoit mis en très bien amer
En un vallet fort et legier,
Bel et gent, et mignot et cointe ;
Forment avoit chier son acointe ;
Et le vallés si fort l’amoit
10C’à chose autre riens ne pançoit,
Et, quant venoit c’ansamble estoient,
A merveille se conjoioient ;
N’est nus qui dire le séust,
Ne que raconter le péust,
15Com si dui amant sont engrès
De veoir l’un l’autre tout adès.
Que vous iroie-je contant,
Ne les paroles alongant ?
Tant firent et tant esploicterent

20Si dui amant qu’il s’espouserent
A grant joie et à grant deduit,
Sens encumbrier et senz anuit.
Donc fu li tens à lor devise ;
Car chascuns par grant covoitise
25Ama son per tant com il dut
Loialment, et bien i parut,
Car lor voloirs estoit tout un
Et lors estas estoit conmun ;
Tristans, tant com fu en cest monde,
30N’anma autant Ysoue la blonde
Cum si .II. amans s’entr’emmerent
Et foy et honnor se porterent.
Moult bel menoient lor deduit
Privéement et jor et nuit,
35Et, quant venoit à cel solas
Qu’i se tenoient, bras à bras,
Où lit où estoient couchié
Et l’un près de l’autre aprouchié,
Adonc menoient lor revel
40Entr’aus et tant bien et tant bel,
Par amistiez et par delit,
Jà ne queissent issir du lit ;
Car cele, selonc sa nature.
Si amoit moult l’envoiséure.
45Et le solas et le deduit
Qu’ele en avoit chascune nuit,
Et pour ce moult miex l’en servoit.
Et cils por s’amor s’esforçoit,
Car, de quel part que il venoit,

50Adens enverse le couchoit ;
Sens respit querre et sens essoingne,
Faisoit adès cele besoingne,
Ou fust en lit ou fust à terre,
Tout sens autre alloingne querre.
55Lonc tens menèrent ceste vie
Ensamble par grant druerie,
Et, ce vos di pour vérité
Come moult grande privauté
Orent entr’aus .II. establie,
60Si vos dirai la mencolie
Que cilz ot aprinse s’amie[2] :
« Par amistié, par druerie,
Seur, dit-il, je te veuil aprendre,
Et tu i dois moult bien entendre,
65Car par l’amor grant qu’à toi ai,
Tout mon convint[3] te dirai.
Quant je te voi aucun meschief
Avoir, en membre ou en chief,
Saches je n’ose à toi gesir.
70Pour accomplir nostre desir,
Car je trop correciez seroie
Se mal ou anui te faisoie ;
Si te dirai que tu feras
Toutes fois qu’avec moi seras,
75Soit en lit ou en autre place,
Et tu vourras que je te face
Se jolif mestier amouroux :
Se me diras : « Biax frères doux,
« Faites Moriax ait de l’avainne, »

80Et tu soies de ce certainne
Que je l’en donrai volentiers
Selonc ce qu’il sera mestiers
Et je pourrai et tu vourras,
Car jà à ce tu ne faurras. »
85Cele li respont com cortoise :
« Biax frères douz, de ce t’aquoise,
Jà por cel ne te hucherai,
Ne là por ce ne te dirai
Que Moriax vuille avainne n’orge ;
90Miex ain[4] c’on me couppast la gorge
Que je tel outrage féisse
Ne qu’ainsis huchier apréisse. »
Cilz li respondit erramment :
« Si feras, car jel te comment,
95Car c’est tout un entre nous deuz,
Car je vuil tout ce que tu veuz ;
Donc ce que vueil tu dois voloir,
Sens toi en nul endroit doloir. »
Cele li a respondu tost
100Et seli dist : « Tu ies tous sos,
Qui veus que die tel outrage ;
N’afiert à fame qui soit sage. »
Et sachiez, que qu’ele déist,
Que moult volentiers le féist ;
105Jà pour danmage nel’ laissast,
Ne pour honte, que ne huchast
A Morel avainne donner ;
Miex s’amast à ce abandonner
Qu’ele sa provande perdist.

110Mais savez por qu’ele le fist ?
Pour miex enlachier son mari
Et faire son voloir de li
Car fame, selonc sa nature,
La riens, que miex ara en cure
115Et tout ce que miex li plaira,
Dou contraire samblant fera.
Et li maris qui moult l’ama,
Cum cilz qui simple la cuida,
Li commanda diligemment
120Que féist son commandement
Et que demandast de l’avainne
Por Morel chascune semainne,
Et chascun jor, à chascune houre,
Qu’il l’i plairoit et sens demoure.
125Cele, qu’ot bone volenté,
Respont, par grant humilité,
Que moult bien l’en demanderoit,
Quant verroit lieu[5] et poins seroit.
Cilz se coucha et si se just
130C’onques[6] la nuit ne se remust,
Ne landemain trestot le jor ;
A la Dame anuie le sejor.
Ainsis le fit .II. nuis après
Et les .II. jors trestout adés,
135Et la Dame, qui ot apris
Sa rante avoir com li fu vis,
Sachiez en fu moult correcie,
Et dist que ne s’oublira mie,
A l’autre nuit, à bonne estrainne,

140Penre por Morel de l’avainne.
Si tost com il furent couchié,
Cele a son mari aprouchié,
En aplainnant, en acolent,
En faire tout à son talent,
145Puis taste deçà et delà ;
Moult souefment araisnié l’a ;
« Frere, miex me souliez amer,
Et Dame et amie clamer ;
Mais or croi l’amors[7] est fenie
150Et sans raison tost départie ;
Por une autre m’avez guerpie,
Où vous avez vo druerie.
Non n’ai[8], par ma foi, bele seur ;
Je n’ai aillors qu’an vous mon cuer ;
155Vos iestes m’ammie et m’ammors ,
Et mes solas et mes secors. »
Cils monta sus por solacier,
Que plus ne l’osa correcier,
Car il moult très bien s’aperçoit
160Que Moriax aveinne voloit.
Une fois li a fait cele œuvre.
Et cele a bien chier c’on requeuvre,
Qu’à pièce n’en seroit lassée,
Li a dist par grant remposnée :
165« Sire, l’autre jour me disiez
Qu’à Morel aveinne donriez
Toutes fois qu’an auroit besoing ;
Or en aiezdou donner soing
Orendroit, sire, si vous plait[9]. »

170Cilz monte sus, sens plus de plait,
Et donne à Morel de l’avainne,
De la millor, de la plus sainne ;
Ainsis le fist tout demanois,
Et cele hucha l’autre fois,
175Et cilz tout adès li dona
L’avainne qu’ele demanda.
Quant vint après à l’autre nuit,
Cilz s’endormi jusqu’à mienuit[10] ;
Et cele qui ne dormoit pas
180Ne tint pas ceste affaire à gas,
Ainsois bouta son mari tant,
Et dist c’on li tenist convant.
Cilz s’aparoille et monte sus
Qu’amont, qu’aval, que sus que jus ;
185Ainsis fist à pou de séjour
Dès le couchier jusques au jour.
Tant fu cele bone maistresce
De ramentevoir sa promesce
Qu’ele ot tost la honte béue
190Qu’ele avoit à premiers héue.
Despuis cele houre, baudement,
Sa promesce ala demandant[11],
Com cele qui ne s’en vot faindre ;
Moult gentement se set complaindre
195Vers son mari et soupploier,
Et doucement aplainnoier
Par coi Moriax sa provende ait.
Et cilz qui ne veut point de plait,
Li baille selonc ce qu’il peut,

200Et s’esforce plus qu’il ne seut ;
Et cele n’est point esbahie
De dire : « Ne m’obliez mie. »
Et en mangant[12] et en bevant,
Li va tout adès requérant
205Que doint sa provande à Morel ;
Dou tarder ne li est point bel.
Et cilz l’en donne se qu’il peut,
Mais mains assés que il ne seut, .
Car ou mont n’a grenier si grant
210Que Moriax ne meist à noiant.
Appetisiez est li greniers,
Dont Moriax a esté rantiers ;
Et cils, qui la clef emportoit,
S’aparçoit bien que vuis estoit ;
215Se ne set coment desamordre
La rien à c’on le veut ramordre,
Car fort chose est d’acoustumance.
Or est cil dou tout en balance,
Mais ne s’esmaie point le jour,
220Car il s’en va en son labour ;
Mais, quant se vient à l’anuitier
Et on le haste de couchier,
Avant qu’il se puist endormir,
En veut celé avoir son plaisir ;
225Moult demande à bonne estrainne ;
« Moriax veut avoir de l’avainne. » .
Cilz l’en donne à quelque meschief.
Mais bien set pou en i eschiet
Selonc sa première coustume ;

230Le feu qui tout adès alume
Ne peut estaindre, n’i vaut rien ;
Or est chéus en mal lien
De sa femme qui l’en despite
Pour la provande, qu’est petite
235Et donnée en rechinnant ;
N’est pas tele comme devant,
Car cil ne set tant efforcier
Que jà por ce l’oit-on plus chier ;
Molt li va or de mal en pis ;
240De sa fame est au dessous mis.
Que vous feroie plus lonc conte,
Vous qui savez à ce que monte ?
Ne ferai plus longue demoure,
Oiez qu’en avint à une houre.
245Cilz fu trop laches et suciéz,
Frailles, vuis et touz espichiez,
Et toute la mole des os
Li fu issue de son cors,
Qui n’ot ne force ne vertus ;
250Cil mestier faire ne pot plus.
Cele c’est bien aparcéue
Que sa force est bien déchéue ;
Adonc se mist en moult grant painne,
Que sa force tost li revaingne ;
255Ne le volt de rien mesaisier ;
Moult le comança[13] aaisier,
Et moult doucement l’aséure ;
Moult a en lui mise sa cure
Por qu’il reviengne en sa vertu,

260Por recouvrer le tens perdu.
Et, quant il ot esté baingniez
Delèz sa fame, et puis sainniez,
Si tost com il fu en bon point,
La Dame resgarda son point,
265Demanda li coment li est :
« Vostre merci, dist-il, bien m’est ;
Je suis tous prox et fors et sains ;
Si sui garis dou mal des rains.[14] »
Et cele c’est moult esjoïe
270De la nouvele qu’ot oïe ;
Car, si tost comme couchié furent
En lor lit et ensamble jurent,
Se li print à ramentevoir
A faire vers li son devoir,
275Et li dist bien à longue alainne :
« Moriax veut avoir de l’avainne. »
Cilz s’efforça, por pais avoir,
Et fist aucques à son voloir ;
A cele nuit bien couvant tint,
280Tant qu’à une autre nuit revint
Que cele moult le tisonna
Et durement le tagonna,
Et puis par bel sen li demande
Por avoir Morel sa provande.
285Cilz vit qu’à ce panroit la mort,
S’il n’en pernoit aucun confort,
Car il estoit tous espichiez
Par son effort, et tous suciez ;
A male fin l’esteut venir ;

290S’il veut ainsis ce maintenir,
Bien sot qu’il ne porroit durer
Ne ceste painne endurer.
Pourpensa soi que il feroit,
Et comment il s’en cheviroit,
295Et comment se delivreroit
De tout ce qu’ele requeroit.
Or escoutez comment le fist ;
D’estre mal haitiez samblant fist ;
Son cul torna en son giron,
300Et li chia tout environ
Que bran, que merde, qu’autre choze,
Et se li dist à la parclose :
« Seur, dès or mais te tien au bran,
Et ainsis com tu veus s’en pran ;
305Bien saches l’aveinne est faille ;
Fait t’en ai trop grant départie ;
A noiant est mais li greniers
Dont Moriax a esté rantiers ;
Dès or au bran t’esteut tenir,
310Car l’avainne as faite fenir.
Quant les haus jors venir verras,
D’aveinne taprovande aras ;
Dou bran auras les autres jors ;
De moi n’auras autre secors ;
315Desormais au bran te tenras,
Car de l’avaine point n’aras. »
Quant cele l’oit, n’en doutez mie
Que moult forment fu esbahie,
Si que ne pot nul mot respondre,

320Ne que se vot dire espondre ;
Mais ains puis pour Morel provande
Ne quist, ne petite ne grande ;
Forment se sentit decéue
Por la laidure qu’ot éue ;
325En grez prinst ce que pot avoir ;
Ne fist pas force à l’autre avoir,
Et cilz la servi ce qu’il pot,
Et toutes fois que il li plot,
Je ne di pas au gré de li,
330Mais au voloir de son mari.
À vous di, qu’iestes mariez ;
Par cest conte vous chastiez ;
Faites à mesure et à point,
Quant verrez lieu et tens et point.

Explicit de Morel, qui ot bren en leu d’aveinne.

  1. XXIX. — C’est de la Dame qui aveine demandoit
    pour Morel sa provende avoir
    , p. 318.

    Publié par Barbazan, III, 236 ; et par Méon, IV, 276-285.


  2. 320, 12, sa mie, lisez s’amie.
  3. Vers 66 — covine, lisez convint.
  4. 90 — aim, lisez ain.
  5. 128 — lieus, lisez lieu.
  6. 130 — C’onque, lisez C’onques.
  7. 149 — l’amor, lisez l’amors.
  8. 153 — Non ai, lisez Non n’ai.
  9. 169 — plaist, lisez plait.
  10. 178 — miennuit, lisez mienuit.
  11. 192 — * demandant ; ms., demendent.
  12. 203 — mangeant, lisez mangant.
  13. 256 — comença, lisez comança.
  14. 268 — Placez un point avant les guillemets.

TABLE DES FABLIAUX

contenus dans ce volume.

Pages.
II. 
Des Trois Boçus (par Durand) 
 13
III. 
Du Vair Palefroi (par Huon Le Roy) 
 24
IV. 
 70
V. 
La Houce Partie (par Bernard) 
 82
VI. 
De Sire Hain et de Dame Anieuse (par Hugues Piaucele) 
 97
IX. 
 126
XII. 
De la Dent (par Archevesque) 
 147
XIII. 
 153
XVII. 
 188
 194
XIX. 
D’Estormi (par Hugues Piaucele) 
 198
 220
 231
XXIII. 
 245
 255
XXV. 
 289
XXVIII. 
 304