Recueil intime/Lemerre, 1881/À une martyre de demain

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À une Martyre de demain




Lorsque, parmi les pleurs et les cris d’ici-bas,
Pleine de beaux espoirs et de joyeux ébats,
Jeune fille, tu viens sourire,
Au lieu qu’au fond de moi ta candide beauté
Apporte la fraîcheur et la sérénité,
Je sens mon cœur qui se déchire.

Car, plus tu me parais près des anges du ciel,
Plus ton souffle est un baume et ta lèvre est un miel,
Plus ton âme est enthousiaste,

Plus tu crois au bonheur, au rêve, au dévouement,
Et plus, parmi les flots de ce monde qui ment,
Ta solitude sera vaste.

Enfant aux clairs regards, lorsque dans ton miroir,
Devinant ta beauté, tu te plais à te voir,
Ou qu’à la lecture d’un livre,
Ton cœur vers l’idéal ouvre ses ailes d’or,
Tu ne penses qu’au rêve amoureux qui t’endort,
Je pense au réveil qui doit suivre.

Je pense au lendemain, reptile qui sans bruit
S’avance, protégé par une épaisse nuit,
Le regard fixé sur tes joies,
Et, lorsque le moment sera bien préparé,
T’enlacera le corps et l’âme par degré,
Pour mieux savourer ces deux proies.

Tu ne penses qu’aux vers des poètes, qu’au chant
Des guitares, le soir, sous le soleil couchant,
Qu’à l’azur rempli de colombes,
Qu’à tout ce qui gazouille et fleurit dans les bois,
Qu’aux paroles d’amour, qu’aux doigts pressant les doigts,
Qu’aux serments plus forts que les tombes.


Je pense au vide amer de toute volupté,
Comme par le réel le rêve est emporté,
Comme au cœur s’éteint toute flamme ;
Je pense aux faussetés, je pense aux trahisons,
Et comme le plaisir terrestre a des poisons
Qui flétrissent à jamais l’âme.

Le triple vêtement dont ton cœur est vêtu,
S’envolera — bonheur, espérance, vertu —
Au souffle glacial des choses ;
Les roses te plairont ; sur ton front tu voudras,
Au lieu des chastes lys, les mettre, et tu verras
Combien c’est du néant, les roses.

Pourquoi faut-il que rien ne puisse rester pur,
Que l’orage sans cesse obscurcisse l’azur,
Que sans cesse la bête fauve
Se tienne près du lac où la gazelle boit,
Que rien sans torturer et sans souffrir ne soit,
Que des chutes rien ne se sauve !

Qu’on ne puisse trouver d’infaillible soutien
Dans nul des cœurs mortels, pas même dans le sien,
Qu’on ne puisse jamais répondre

De l’âme la meilleure et du meilleur amour,
Plus que d’une hirondelle au sommet d’une tour,
Plus que d’un plancher qui s’effondre !

Hélas ! le bien-aimé que presseront tes bras,
S’il ne te trahit point, toi, tu le trahiras,
Vierge naïve comme un ange,
L’un ou l’autre de vous un jour n’aimera plus.
Pourquoi ? sait-on pourquoi le flux et le reflux ?
Sait-on pourquoi le vent qui change ?

L’amour donné par lui te semblera bien peu,
Près du songe entrevu dans le firmament bleu.
Tu voudras essayer, connaître.
Tu ne trouveras point. Tu chercheras encor,
Haletante, changeant sans trêve le décor,
Allant aux abîmes peut-être.

Car l’océan sans fin qui commence au baiser,
C’est notre sort commun de vouloir l’épuiser,
Pendant nos jeunesses si brèves.
Mais on s’acharne en vain, on n’est jamais vainqueur,
Plus la joie est aux sens, plus le deuil est au cœur.
Aux vastes flots, les vastes grèves.


Rien ne demeure alors de tout ce qui charmait.
Les yeux qu’on trouvait doux, le cœur où l’on dormait
Dans le hamac ou les gondoles,
On se sent pris pour eux de haine et de courroux.
Les espoirs écroulés se changent en dégoûts,
Et l’on crache sur ses idoles.

Jeune fille, ton front resplendit de clarté ;
Tes cheveux ont l’éclat, ta joue a la santé ;
On se retourne quand tu passes.
Âme au vol plus léger qu’une aile d’alcyon,
Tu mêles la candeur avec la passion,
Les tendresses avec les grâces.

Et, troublé malgré moi, lorsque tes beaux grands yeux
Répandent leurs rayons sur mon front soucieux,
Je me sens comme une couronne,
Je rêve de bonheur, de gloire, d’avenir,
Je voudrais m’élancer à tes pieds, devenir
Quelque chose qui t’environne.

Et, sans avouer rien, je m’épuise à trouver
Des vers mystérieux qui te fassent rêver,
Qui, drapés à moitié de voiles,

Te laissent deviner mon amour douloureux,
Comme, sous un nuage errant et vaporeux,
On voit la forme des étoiles.

Et l’intime frisson de ces vagues accents
Trouble ton cœur candide, et le feu que je sens
Pénètre dans tes veines calmes.
Mais ne crains rien de moi, vierge au sourire frais,
Je ne t’aime qu’en fleur, et jamais ne voudrais
Briser la moindre de tes palmes.

Peut-être, si j’étais demeuré simple et bon,
Si mon cœur n’était pas brûlé comme un charbon,
J’aurais entrepris cette tâche
D’illuminer ta vie avec un amour tel
Que nul n’aurait osé, sur le feu de l’autel,
Lever sa main perfide et lâche.

À présent, c’en est fait de moi ; ne t’ayant pas,
Je n’ai pu m’empêcher de m’asseoir au repas
Des perversités séduisantes ;
Et je n’ai plus la force, et je n’ai plus la foi,
Et mon âme déjà, pour voler avec toi,
Porte des chaînes trop pesantes.


Mais cela m’est resté, dans mon égarement,
De respecter partout le noble et le charmant,
Le cristal, les cygnes, la neige,
Et de tenir mon cœur dans l’angoisse abîmé,
Plutôt que de souiller ce que j’ai tant aimé,
Avec mon désir sacrilège.

Inutile respect ! d’autres viendront, je sais,
Feignant beaucoup d’amour, n’en ayant pas assez,
Qui t’enivreront de paroles ;
Et l’on t’arrachera ton virginal trésor,
Comme, la nuit, on vole au voyageur son or,
Comme on effeuille des corolles.

Peut-être, dans la joie éphémère des sens,
Comparant mon silence aux aveux frémissants,
Tu riras du jeune homme étrange
Qui, lorsqu’à la cueillir tout semblait l’engager,
La soif, le fruit splendide et le rameau léger,
Laissa sur l’oranger l’orange.

Plus tard, lorsque ta vie aura suivi la loi,
Que des plaisirs humains tu n’auras plus la foi,
Que tu te verras solitaire,

Lasse, affaiblie et triste, et toujours, dans ton sein,
Conservant cette soif d’amour ardent et saint
Que nul baiser ne désaltère ;

Que du fond d’un passé dont rien ne restera,
Mon souvenir longtemps oublié surgira,
Le front pâle, la lèvre close,
Et qu’ayant conservé sa première blancheur,
Seul il sera pour toi la berge où le pêcheur
Battu par les flots, se repose ;

Tu comprendras pourquoi, dans mon culte profond,
Je n’ai pas imité ce que les autres font,
Pourquoi, sans briser ma statue,
Avec elle j’ai fui loin du réel brutal ;
Plutôt que de tuer dans mon cœur l’idéal,
Voulant que l’idéal me tue.