Recueil intime/Lemerre, 1881/La Charité au désert

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La Charité au Désert




J’ai lu, je ne sais où, qu’un Français en Afrique,
Errant au plus profond d’un pays chimérique
Qui ne porte aucun nom sur la carte, n’étant
Qu’une immense fournaise où du sable s’étend,
Les pieds brûlés à vif, le corps en proie aux fièvres,
Sans rien à boire avec de la soif plein les lèvres,
Se traîna sur un peu de gazon roux, et là,
Des plis de son manteau, pour mourir, se voila.
Par moments, son pays, ses vains travaux, sa mère

Lui faisaient sur les cils sourdre une larme amère,
Et cela lui jetait le morne hébétement ;
Et ses yeux sans regards s’éteignaient lentement ;
Il râlait, quand voici qu’une large main noire
Mit un vase devant sa lèvre et le fit boire.
La boisson de salut, l’eau pure, l’eau de Dieu,
Oh ! comme elle fut douce à son gosier en feu !
Les muscles ranimés bougèrent ; la narine,
Se soulevant, jeta de l’air dans la poitrine ;
Et des flots de sang frais coulèrent par le corps.

Or il était ainsi ressuscité des morts
Par la compassion d’une vieille négresse
Bien pauvre, mais ayant dans le cœur sa richesse,
Et qui, voyant par terre agoniser ce blanc,
Avait, pour le sauver, hâté son pas tremblant.
Maintenant il est fort ; la négresse l’emmène ;
Dans sa case de jonc, pendant une semaine,
Soigne ses pieds blessés, l’habille, le nourrit,
Jusqu’à ce que, dispos de corps comme d’esprit,
Des pays monstrueux il se remette en quête,
Avec tristesse, et non sans retourner la tête.

Quand je lus ce récit, je me sentis heureux.

Le reste du volume était noir, douloureux ;
Les crimes, en sifflant, y distillaient leur bave
Partout l’homme despote écrasait l’homme esclave,
De grotesques tyrans, dans leurs palais de bois,
Comptaient, en ricanant, des têtes sur leurs doigts.

Cette bonne action, dans sa candeur sublime,
Était là, comme l’arche au-dessus de l’abîme ;
Et cela m’enivra de voir qu’en ces pays
Où les instincts mauvais sont les seuls obéis,
Pour garder la pitié qui hors d’elle était morte,
La chose la plus faible eût l’âme la plus forte.
Et je compris alors, en méditant sur vous,
O femmes, d’où vous vient votre regard si doux,
Et pourquoi, vers les cœurs qui battent sous vos voiles,
On se sent attiré, comme vers les étoiles.
C’est que vous recevez en partage, ici-bas,
Le seul bien qu’on prodigue et qu’on n’épuise pas,
Le seul assez divin pour mêler à nos fanges,
Comme de blancs rayons, la vision des anges,
L’humble vertu par qui le plus fort est dompté,
Le calice qui boit les larmes : la bonté.
C’est que toujours vos bras s’ouvrent, dans notre gouffre,
Pour l’enfant qui repose ou pour l’homme qui souffre,

Et que, l’âme et le corps, en vous tout est complet,
Cœurs qui donnez l’amour, seins qui donnez le lait.
Vous avez des pitiés pour tout dans la nature ;
Un oiseau dont les œufs sont brisés vous torture ;
Et, bien que votre forme ait l’exquise beauté,
Qu’il ne soit rien en vous qui ne soit volupté,
La grâce de vos fronts fait encor moins vos charmes
Que la compassion de vos yeux pleins de larmes.

Hélas ! le monde est sombre ; on sent à chaque pas
Qu’une illusion part qui ne reviendra pas,
Et qu’à force de voir ce qui se fait d’infâme,
On perd fatalement les lueurs de son âme.
Que nous resterait-il à nous tous, les soldats,
Qui combattons avec la pensée ou le bras,
Si, fermant la blessure et guérissant le doute,
Vous n’apparaissiez point aux haltes de la route,
Pour faire aimer la vie, ô vous qui la donnez ?
Et comme nous serions sanglants et consternés,
Si vous ne versiez pas sur nos fronts taciturnes
Ces baumes de douceur dont vos cœurs sont les urnes !