Redgauntlet/Chapitre 03

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Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 197-208).


CHAPITRE III.

JOURNAL DE DARSIE LATIMER.


(L’espèce d’interpellation suivante était écrite derrière l’enveloppe qui contenait le journal).

« En quelques mains que ces feuilles puissent tomber, elles apprendront au lecteur l’histoire d’une certaine époque de la vie d’un infortuné jeune homme qui, au sein d’un pays libre, et sans qu’aucun crime lui soit imputé, a été et est encore soumis à une captivité illégale et violente. Celui qui ouvre ce journal est donc conjuré de se rendre auprès du plus proche magistrat, et suivant les indications que ces papiers pourront lui fournir, de s’employer à secourir un malheureux qui, outre tous les droits que donne l’innocence opprimée, éprouve encore le désir et possède les moyens de se montrer reconnaissant envers ses libérateurs. Si la personne qui lira ces lettres manque de courage ou de ressources pour obtenir l’élargissement de celui qui les écrit, elle est en ce cas conjurée par tout ce qu’un homme doit à ses semblables, par tout ce qu’un chrétien doit à celui qui professe la même foi, de prendre les plus promptes mesures pour faire passer ces documents par une voie rapide et sûre entre les mains d’Alan Fairford, écuyer-avocat, demeurant chez son père Alexandre Fairford, écuyer-écrivain du seing, Brown’s-Square, à Édimbourg. Il peut compter sur une récompense libérale, outre qu’il aura la conviction d’avoir rempli un véritable devoir d’humanité. »



LA VISITE.


Mon cher Alan,


Comme je vous suis aussi vivement attaché dans mon inquiétude et ma détresse que dans les jours les plus brillants de notre amitié, c’est à vous que j’adresse une histoire qui peut-être tombera en des mains étrangères. J’éprouve une partie de mon ancienne gaieté, quand j’écris votre nom ; et me livrant à la consolante pensée que vous pouvez m’arracher à la situation fâcheuse et alarmante où je me trouve actuellement, comme vous avez été mon guide et mon conseiller dans toutes les occasions précédentes, je vaincrai le découragement qui sans ce motif m’accablerait. Je m’efforcerai donc, puisque j’ai, Dieu le sait, tout le temps de vous écrire, d’exprimer ma pensée avec autant de franchise et de liberté qu’autrefois, quoique probablement sans la même insouciance et le même bonheur.

Si ces papiers arrivaient en d’autres mains que les vôtres, je ne regretterais pas d’y voir ainsi exposé mes sentiments ; car, en faisant d’une manière raisonnable la part aux folies, suites ordinaires de la jeunesse et de l’inexpérience, je ne crains pas d’avoir à rougir dans mon récit. J’espère même que la simplicité naïve et la franchise entière avec lesquelles je vais rapporter toute sorte d’événements bizarres et fâcheux peuvent prévenir un étranger même en ma faveur, et qu’au milieu d’une multitude de circonstances triviales que je détaille tout au long, on pourra trouver une clef pour me mettre en liberté.

Une autre chance me reste très-certainement : — ce journal, comme je puis l’appeler, peut ne jamais parvenir ni à l’excellent ami auquel je l’adresse ni à un étranger indifférent, mais devenir la proie des personnes dont je suis maintenant le prisonnier. Eh bien, soit ; — elles n’apprendront guère autre chose que ce qu’elles savent déjà : qu’en ma qualité d’homme et d’Anglais, mon âme se révolte contre les traitements que j’ai reçus ; que je suis décidé à essayer de tous les moyens possibles pour obtenir ma liberté ; que la captivité n’a point abattu mon courage, et que bien qu’elles puissent sans aucun doute mettre le comble à leur oppression par un meurtre, je suis encore disposé à léguer ma cause à la justice de mon pays. Sans m’épouvanter donc par la possibilité que mes papiers me soient arrachés de force et soumis à l’inspection d’un homme qui, déjà mon ennemi sans raison, peut encore s’irriter davantage contre moi en lisant l’histoire de mes maux, je vais continuer le récit de mes aventures depuis la fin de ma dernière lettre à mon cher Alan Fairford, datée, si je ne me trompe, du cinquième jour du présent mois d’août.

La nuit qui précéda la date de cette lettre, je m’étais trouvé, pour satisfaire une innocente fantaisie, à une partie de danse au village de Brokenburn, à six milles environ de Dumfries : beaucoup de personnes doivent m’y avoir vu, dans le cas où ce fait paraîtrait assez important pour qu’on voulût le vérifier. Je dansai, je jouai du violon et je pris part à la fête jusqu’à minuit environ ; et alors Samuel Owen, mon domestique, m’amena des chevaux et je revins à une petite auberge appelée Shepherd’s Bush, tenue par mistress Gregson, où j’avais par hasard établi ma résidence depuis une quinzaine de jours. Je passai la plus grande partie de la matinée, mon cher Alan, à vous écrire une lettre que j’ai déjà mentionnée, et qui, je pense, vous est parvenue exactement. Pourquoi n’ai-je pas suivi le conseil que vous m’avez si souvent donné ? Pourquoi ai-je rôdé autour d’un péril dont une voix bienveillante m’avait averti ? Ces questions-là sont maintenant inutiles, j’étais aveuglé par une fatalité, et j’ai attendu, comme un papillon qui voltige autour d’une chandelle, que malheur m’arrivât.

La plus grande partie du jour s’était écoulée, et le temps me semblait d’une effroyable longueur. Je devrais peut-être rougir en me rappelant ce qui m’a été souvent reproché par le tendre ami auquel s’adresse cette lettre, savoir, la facilité avec laquelle j’ai souffert, dans mes moments d’indolence, que mes mouvements fussent dirigés par la première personne que je rencontrais, au lieu de prendre la peine de réfléchir et de me décider par moi-même. J’avais employé quelque temps, comme guide et commissionnaire, un enfant nommé Benjie, fils d’une Coltherd qui demeure près de Shepherd’s Bush, et je dois me rappeler à présent que, dans plusieurs occasions, j’avais laissé prendre à cet enfant plus d’influence sur mes actions qu’il ne convenait, vu la différence de nos âges et de nos conditions. En ce moment, il fit tout au monde pour me persuader qu’il n’existait rien de plus amusant que de voir tirer le poisson hors des filets placés dans la Solway à l’encontre de la marée, et me pressa avec tant d’instance de m’y rendre le soir même, qu’il m’est impossible, en repassant cette circonstance dans mon esprit, de penser qu’il n’avait pas de motifs particuliers pour agir ainsi. J’ai mentionné ces détails, pour que, si ces papiers tombent en des mains amies, l’enfant puisse être recherché et soumis à un interrogatoire.

Son éloquence ne pouvant parvenir à me persuader que je goûterais un véritable plaisir à regarder les bonds et les sauts inutiles des poissons lorsqu’ils étaient pris dans les filets et abandonnés par la marée descendante, il me suggéra adroitement que M. et miss Geddes, respectables quakers bien connus dans le voisinage, et avec lesquels j’avais contracté des liaisons d’amitié, pourraient bien se croire offensés si je tardais plus long-temps à leur rendre visite. Le frère et la sœur, disait-il, s’étaient informés avec intérêt des motifs qui m’avaient conduit à quitter leur maison si subitement dans la journée précédente. Je résolus donc de porter mes pas vers Mont-Sharon et de présenter mes excuses ; j’accordai à l’enfant la permission de m’accompagner et d’attendre en dehors la fin de ma visite, pour que je pusse pêcher en route lorsque je reviendrais à Shepherd’s Bush ; car, m’assurait-il, je devais trouver la soirée très-favorable à la pêche. Je rapporte ces circonstances minutieuses, parce que je soupçonne fortement que Benjie pressentait la manière dont cette soirée devait finir pour moi, et qu’il ne songeait qu’à satisfaire le désir égoïste mais puéril de s’assurer, parmi mes dépouilles, une ligne qu’il avait souvent admirée. Je puis accuser à tort cet enfant, mais j’ai dès long-temps remarqué en lui un talent tout particulier pour suivre un plan dont le but est de se procurer des bagatelles, objets de cupidité propres à son âge, avec l’adresse systématique d’un âge beaucoup plus avancé.

Quand nous eûmes commencé notre promenade, je lui cherchai querelle pour la froideur de la soirée, sur le vent de l’est et d’autres circonstances défavorables à la pêche ; il persista dans son dire, et jeta plusieurs fois la ligne, comme pour me convaincre de mon erreur, mais il n’attrapa aucun poisson ; et vraiment, j’en suis à présent convaincu, il s’occupait moins de sa ligne que de mes mouvements. Quand je le raillai une seconde fois sur ses tentatives infructueuses, il me répondit avec un rire ironique, « que les truites ne monteraient pas sur l’eau, parce qu’il y avait de l’orage dans l’air ; observation que, dans un certain sens, je trouvai ensuite n’être que trop véritable.

J’arrivai à Mont-Sharon. J’y fus reçu par mes amis avec leur bonté habituelle, et après m’être un peu excusé sur la manière subite dont je les avais quittés le soir précédent, je leur témoignai mon repentir en passant la nuit chez eux ; je congédiai aussi l’enfant qui portait ma ligne, pour en donner nouvelle à Shepherd’s Bush. On ne peut dire s’il se dirigea dans cette direction ou d’un autre côté.

Entre huit et neuf heures du soir, comme il commençait à faire assez sombre, nous étions sur la terrasse pour jouir de la beauté du firmament qui étincelait d’étoiles auxquelles un froid déjà piquant pour la saison donnait un éclat extraordinaire ; tandis que nous contemplions ce magnifique spectacle, miss Geddes fut la première, je crois, à nous faire admirer une étoile qui filait, nous dit-elle, en laissant après elle une longue traînée de feu. Regardant le ciel dans la direction qu’elle indiquait, je remarquai distinctement deux fusées volantes qui s’élevèrent l’une après l’autre et brillèrent dans l’obscurité.

« Ces météores, » dit M. Geddes en réponse à l’observation de sa sœur, « ne sont pas formés dans le ciel, et ils n’annoncent rien de bon aux habitants de la terre. »

Pendant qu’il parlait, je regardai le ciel dans une autre direction, et une nouvelle fusée, qui semblait répondre à celles qui avaient déjà brillé, s’élança de la terre, et alla mourir en apparence au milieu des étoiles.

M. Geddes parut très-pensif durant quelques minutes, et dit ensuite à sa sœur : « Rachel, quoiqu’il se fasse tard, il faut que je me rende à la pêcherie, et que j’y passe la nuit dans la loge de inspecteur.

— Non pas, répondit la sœur, car je suis trop certaine que les fils de Bélial menacent nos filets et nos appareils de pêche. Josué, toi qui es un homme de paix, iras-tu volontairement et sciemment te jeter dans un endroit où le vieil Adam peut te tenter au point de te faire prendre part à de violentes querelles ?

— Je suis un homme de paix, Rachel, répliqua M. Geddes, dans toute l’étendue du mot, et autant que les Amis peuvent le demander à l’humanité ; je n’ai jamais employé, et avec l’aide de Dieu, je n’emploierai jamais à l’avenir les bras de la chair pour repousser ou venger des injustices. Mais si je puis, par des raisons douces et par une conduite ferme, empêcher ces hommes grossiers de commettre un crime, et sauver de la destruction un établissement qui m’appartient à moi et à d’autres, assurément je ne ferai que remplir le devoir d’un homme et d’un chrétien. »

À ces mots il ordonna qu’on bridât son cheval ; et sa sœur, cessant de lui présenter des objections, croisa les bras sur sa poitrine et leva les yeux au ciel d’un air résigné, mais triste.

Ces détails peuvent sembler minutieux ; mais il vaut mieux, dans ma situation actuelle, occuper mes facultés à me souvenir du passé et à en faire le récit, que de m’abandonner à de vaines et inquiétantes conjectures pour l’avenir.

Il n’aurait guère été convenable à moi de rester dans une maison d’où le maître se trouvait si subitement obligé de sortir ; je demandai donc la permission de l’accompagner à la pêcherie, assurant à la sœur que ce serait une garantie pour son frère.

Cette proposition parut causer beaucoup de plaisir à miss Geddes. « Consens-y, mon frère, dit-elle, laisse ce jeune homme satisfaire le désir de son cœur, afin qu’il puisse y avoir un fidèle témoin près de toi, à l’heure du besoin, pour rapporter les choses telles qu’elles se seront passées.

— Rachel, répliqua le digne homme, tu es blâmable en ce que, pour apaiser tes inquiétudes sur mon compte, tu ne crains pas d’exposer au danger, s’il y a du danger à courir, ce jeune homme, notre hôte, pour qui sans doute, en cas de malheur, autant de cœurs seraient plongés dans l’affliction que pour moi-même.

— Non, mon bon ami, » dis-je en prenant la main de M. Geddes, « je ne suis pas si heureux que vous le supposez. S’il était écrit que ma destinée dût finir ce soir, peu de gens sauraient qu’un être comme moi a existé vingt ans sur la surface de la terre, et parmi ce peu de personnes, une seule me regretterait sincèrement. Ne me refusez donc pas la faveur de vous accompagner, et de montrer, par cette légère marque d’affection, que, si j’ai peu d’amis, je suis du moins jaloux de leur rendre service.

— Tu as un bon cœur, j’en réponds, » dit Josué Geddes en me serrant la main. « Rachel, ce jeune homme viendra avec moi. Pourquoi n’affronterait-il pas un danger, pour que force restât à la justice, et que la paix ne fût pas troublée ? Je sens là un pressentiment, » ajouta-t-il en posant la main sur son cœur, et en levant les yeux au ciel avec un air d’enthousiasme que je n’avais pas encore observé, et qui peut-être appartenait plus à la secte qu’à son caractère personnel. — « Oui, je sens là un pressentiment qui m’assure que, dussent les impies faire rage comme la tempête de l’Océan, il ne leur sera point permis de prévaloir contre nous. »

Après avoir ainsi parlé, M. Geddes fit seller un autre cheval pour moi ; et prit une valise munie de quelques provisions, avec un domestique pour ramener les chevaux, que nous n’aurions pu loger à la pêcherie. Nous partîmes vers neuf heures du soir, et, après trois quarts d’heure de marche, nous arrivâmes au lieu de notre destination.

L’établissement consiste, ou plutôt consistait alors, en quelques huttes assez grandes pour quatre ou cinq pêcheurs, un atelier de tonnellerie et des hangars, et une chaumière mieux bâtie où demeurait l’inspecteur. Nous donnâmes nos chevaux au domestique pour être ramené à Mont-Sharon, l’humanité de mon compagnon le rendant inquiet pour eux, — et nous frappâmes à la porte de la principale cabane. D’abord nous entendîmes des chiens aboyer, mais ces animaux gardèrent le silence dès qu’ils eurent flairé sous la porte et reconnu la présence d’amis. Une voix rauque demanda d’un ton assez désobligeant qui nous étions, et ce qu’il nous fallait. Enfin, quand Josué se fut nommé, et qu’il eut invité l’inspecteur à ouvrir, celui-ci se montra enfin accompagné de trois énormes chiens de Terre-Neuve. Il portait un flambeau à la main, et deux grands pistolets de marine passés dans sa ceinture. C’était un homme sur le retour, mais encore vigoureux, qui avait été marin, durant presque toute sa vie, et jouissait maintenant de la pleine confiance de la compagnie, dont il surveillait les intérêts sous les ordres de M. Geddes.

« Tu ne m’attendais pas cette nuit, ami Davies ? » dit Josué au vieillard, qui nous préparait des sièges devant le feu.

« Non, maître Geddes, répondit-il, je ne vous attendais pas, et, à dire vrai, je ne vous souhaitais pas non plus.

— C’est parler clairement, John Davies, répliqua M. Geddes.

— Oui, monsieur, car je sais que Votre Honneur n’aime pas les sermons du dimanche.

— Tu devines, sans doute le motif qui nous amène si tard, John Davies ? » demanda M. Geddes.

« Je le présume, monsieur, répondit l’inspecteur. C’est parce que ces maudits contrebandiers de la côte ont allumé leurs signaux pour réunir leurs forces, comme ils l’ont fait la nuit où ils brisèrent l’écluse et inondèrent le pays ; mais s’ils ont envie de faire du dégât ici, j’aurais voulu que vous restassiez à l’écart, attendu que Votre Honneur ne porte pas beaucoup d’armes sur lui, je pense ; et les armes auront à faire une fameuse besogne avant qu’il soit demain.

— L’Honneur n’appartient qu’à Dieu, John Davies. Je t’ai souvent prié de ne pas employer un pareil terme en me parlant.

— Je ne l’emploierai plus, alors ; je ne voulais pas vous offenser : — mais comment diable un homme peut-il passer son temps à choisir les mots, lorsqu’il est sur le point d’en venir aux coups ?

— J’espère que non, John Davies. Appelle le reste de nos gens pour que je puisse leur donner des instructions.

— Je pourrais bien crier jusqu’au jour du jugement, M. Geddes, avant qu’âme vivante me répondît ; — les lâches manants ont tous mis à la voile, le tonnelier aussi bien que les autres, dès qu’ils ont entendu dire que l’ennemi était en mer. Ils ont tous pris la chaloupe, et laissé le vaisseau au milieu des récifs, à l’exception du petit Phil et de moi-même. — Ils l’ont fait, par… !

— Ne jure pas, John Davies, — tu es un honnête homme ; et je crois, sans que tu en fasses serment, que tes camarades aiment mieux leurs propres os que mes biens et mes propriétés. — Ainsi tu n’as que le petit Phil pour te seconder contre une centaine d’hommes, ou peut-être deux cents ?

— Mais il y a les chiens ; Votre Honneur les connaît, Neptune et Thétis, — et leur petit peut faire quelque chose ; et puis, quoique Votre Honneur, — ah, pardon ! quoique vous ne soyez pas très-belliqueux, ce jeune monsieur peut donner un coup de main.

— Oui, et je m’aperçois que vous êtes muni d’armes ; voyons un peu.

— Oui-da, monsieur ; — voici une paire de chiens de mer qui sauront mordre aussi bien qu’aboyer ; — ils feront l’affaire de deux coquins au moins. Ce serait une honte de se rendre sans tirer un seul coup. — Prenez garde, monsieur, ils ont double charge.

— Oui, John Davies, j’y prendrai garde, » dit M. Geddes en jetant les pistolets dans un baquet d’eau qui se trouvait à côté de lui ; « et je voudrais pouvoir purger en ce moment le monde de toute la génération de ces animaux nuisibles. »

Un sombre nuage de mécontentement se répandit sur les traits hâlés du vieux John Davies. « Il paraît alors que monsieur se dispose à prendre le commandement ? » dit-il, après un moment de silence. « En vérité, je ne suis plus bon à rien, maintenant ; et puisque Votre Seigneurie ou Votre Honneur, ou quelque autre nom qu’il faille vous donner, veut baisser tranquillement pavillon, je crois que vous le ferez mieux sans moi qu’avec moi ; car il se pourrait que je commisse une imprudence, j’en conviens ; mais je ne veux pas quitter mon poste sans ordres.

— Alors je vous ordonne, John Davies, de vous rendre directement à Mont-Sharon, et d’emmener le jeune Phil avec vous. Où est-il ?

— Il est en sentinelle avancée, qui épie ces infâmes brigands. Mais, qu’importe de savoir quand ils arriveront, si nous ne sommes pas disposés à les recevoir les armes à la main ?

— Nous ne nous servirons que des armes du bon sens et de la raison.

— Et vous pourrez aussi bien jeter de la paille au vent, que parler bon sens et raison à de pareilles canailles.

— Bien, bien, soit. — Maintenant, John Davies, je sais que tu es ce que le monde appelle un brave garçon, et je t’ai toujours trouvé honnête homme. Je te commande donc d’aller à Mont-Sharon, et de laisser Phil en vedette sur la côte ; — vois pourtant si le pauvre enfant a son manteau de mer — qu’il examine bien tout ce qui va se passer ici ; et qu’il aille ensuite vous en donner des nouvelles. Si l’on exerçait ici quelque violence contre ma propriété, je me fie à ta fidélité pour conduire ma sœur à Dumfries, jusque dans la maison de nos amis de Corsacks, et informer les autorités civiles de cet événement. »

Le vieux marin resta muet un instant. « Il est dur, dit-il, de laisser Votre Honneur dans le danger ; et pourtant, si je restais ici, je ne fêtais vraisemblablement que rendre le mal pire. D’ailleurs, il faut veiller sur miss Rachel, sur la sœur de Votre Honneur, il le faut assurément ; car si les coquins mettent une fois la main à la pâte, ils se porteront sur Mont-Sharon après avoir détruit et saccagé cette petite rade, où je croyais être à l’ancre pour la vie.

— Cela est très-vrai, John Davies ; et la prudence t’ordonne d’emmener les chiens avec toi.

— Oui, monsieur, oui, car ils partagent un peu mon opinion, et ne pourraient se tenir tranquilles s’ils voyaient commettre ici des brigandages. Elles attraperaient peut-être de mauvais coups, ces pauvres bêtes ! Que Dieu protège donc Votre Honneur. — Que Dieu vous protège ! — mais je ne puis obtenir de ma langue qu’elle prononce le mot d’adieu. — Ici ! Neptune ! Thétis ! allons mes chiens, venez. »

À ces mots, John Davies quitta la chaumière d’un air abattu.

« Voilà bien la meilleure et la plus fidèle des créatures que porta jamais la terre, » dit M. Geddes en montrant l’inspecteur qui fermait la porte de la hutte. « La nature lui a donné un cœur qui ne lui permet pas de blesser une mouche ; mais tu le vois, ami Latimer, de même qu’ils arment leurs bouledogues de colliers à pointes de fer, et leurs coqs d’éperons d’acier pour les aider à combattre, les hommes corrompent par l’éducation les meilleurs et les plus doux naturels, au point que fermeté et courage deviennent entêtement et férocité. Crois-moi, ami Latimer, j’exposerais plutôt le chien fidèle qui garde ma maison à un combat inutile contre un troupeau de loups, que cette excellente créature à la violence de cette masse de furieux. Mais je n’ai pas besoin de t’en dire davantage sur ce sujet, ami, toi qui fus sans doute instruit à croire que le courage se prouve et que l’honneur s’acquiert, non pas en souffrant, comme il convient à un homme, ce que le destin nous appelle à souffrir, et en faisant ce que la justice nous commande de faire, mais en se montrant toujours prêt à rendre violence pour violence, et en considérant la plus légère insulte comme un motif suffisant pour verser le sang humain et pour arracher la vie aux hommes. Laissons ces points de controverse pour un temps plus convenable : voyons un peu ce que contient notre panier de provisions ; car en vérité, ami Latimer, je suis de ces gens à qui la crainte et l’inquiétude n’ôtent pas l’appétit.

Nous trouvâmes dans le panier de quoi faire bonne chère, et Geddes sembla trouver autant de plaisir à s’en rassasier, que s’il eût soupé dans une sécurité parfaite : sa conversation me parut même être plus gaie qu’à l’ordinaire. Après avoir achevé notre repas du soir, nous sortîmes ensemble de la hutte, et nous allâmes nous promener quelques minutes sur le bord de la mer, La marée était haute, et le reflux n’avait pas encore commencé ; la lune dans son plein jetait ses brillants rayons sur la surface paisible de la Solway, et laissait voir un léger bouillonnement autour des pieux dont les bouts s’élevaient jusqu’à fleur d’eau, et sur les liéges d’une couleur foncée qui marquaient l’étendue embrassée par les filets. À une beaucoup plus grande distance, — car le détroit est très-large ici, — on apercevait surgir de l’eau la ligne blanche des côtes de d’Angleterre, semblable à un de ces brouillards épais que contemplent parfois les marins, dit-on, sans savoir si c’est la terre ou une illusion atmosphérique.

« Nous ne serons pas troublés d’ici à quelques heures, dit Geddes : ils ne viendront pas nous assaillir avant que la marée soit assez basse pour permettre de détruire les filets. N’est-il pas étrange de penser que des passions humaines transformeront bientôt une scène aussi tranquille que celle-ci en une scène de dévastation et de confusion ? »

C’était en effet une scène d’une parfaite tranquillité, et même d’un calme si pur, que les vagues toujours agitées de la Solway semblaient, sinon absolument dormir, au moins sommeiller. — Sur la côte, aucun oiseau de nuit ne faisait entendre ses cris ; — le coq gardait encore le silence, et nous marchions nous-mêmes plus légèrement qu’en plein jour, de peur que le bruit de nos pas ne troublât le silence profond qui nous entourait. Enfin le cri plaintif d’un chien troubla ce silence, et de retour à la chaumière, nous y trouvâmes le plus jeune des trois animaux qui avaient suivi John Davies ; inaccoutumé peut-être à des courses lointaines, et mal instruit à suivre de près son maître, il s’était écarté de la petite troupe, et ne pouvant rejoindre les autres, il était revenu tant bien que mal au lieu de sa naissance.

« Faible renfort à notre faible garnison ! » dit M. Geddes en caressant le chien qu’il laissa entrer dans la chaumière. « Pauvre bête ! comme tu es incapable de faire aucun mal, j’espère qu’on ne t’en fera aucun. Du moins tu peux nous rendre les bons services d’une sentinelle, et nous permettre de jouir d’un paisible repos, dans la certitude que tu nous donneras l’alarme quand l’ennemi approchera. »

Il y avait dans la chambre de l’inspecteur deux lits sur lesquels nous nous jetâmes. M. Geddes, grâce à son heureuse égalité de caractère, s’endormit dans cinq minutes. Je restai quelque temps plongé dans de tristes et inquiétudes réflexions, regardant le feu et les mouvements du jeune chien qui remuait sans cesse, et qui, désorienté par l’absence de John Davies, se traînait du foyer à la porte, et de la porte au foyer, s’approchait du lit, et me léchait les mains et la figure ; enfin, voyant qu’on ne repoussait pas ses caresses, il s’établit à mes pieds, où il ne tarda pas à s’endormir, exemple que je suivis moi-même bientôt après.

La rage de raconter, mon cher Alan (car je n’abandonnerai jamais l’espérance que ce que j’écris en ce moment vous parviendra un jour), ne m’a point quitté même durant ma détention ; et les détails étendus, quoique peu importants, dans lesquels je suis entré me mettent dans la nécessité de commencer une autre feuille. Heureusement, mon écriture très-fine me permet de renfermer beaucoup de choses en un petit espace.