Redgauntlet/Chapitre 06

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Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 228-237).


CHAPITRE VI.

CONTINUATION DU JOURNAL DE DARSIE LATIMER.

LE JUGE DE PAIX.


L’entrevue importante annoncée à la fin de ma dernière page eut lieu plus tôt que je ne m’y attendais ; car le jour même où je reçus la lettre, et comme je finissais de dîner, le squire, n’importe le nom qu’on lui donne, mon oppresseur enfin, entra dans la chambre si subitement, que je crus presque voir une apparition. La figure de cet homme est extrêmement noble et majestueuse ; sa voix a cet accent calme et plein qui annonce une autorité sans bornes. Je m’étais levé involontairement lorsqu’il arriva ; nous nous regardâmes l’un l’autre un moment dans un profond silence, et ce fut mon visiteur qui le rompit le premier.

« Vous avez désiré me voir, dit-il, me voici. Si vous avez quelque chose à dire, j’écoute ; mon temps est trop précieux pour être employé à une pantomime d’enfant.

— Je voulais vous demander, répondis-je, par quelle autorité je suis retenu captif en ces lieux, et pourquoi ?

— Je vous ai déjà dit que mon autorité est suffisante, et que j’ai le pouvoir de la faire respecter : c’est tout ce qu’il vous est nécessaire de savoir à présent.

Tout sujet Anglais a droit de savoir pour quel motif il souffre une détention, et ne peut être privé de sa liberté sans un mandat légal. — Montrez-moi celui en vertu duquel vous me retenez ici.

— Vous verrez mieux que cela ; — vous verrez le magistrat qui l’a lancé, et cela sans tarder d’un moment. »

Cette proposition soudaine me surprit et m’alarma. Je sentis néanmoins que la bonne cause était de mon côté, et je résolus de la plaider hardiment, quoique j’eusse désiré un peu plus de temps pour m’y préparer. Il se retourna donc, ouvrit la porte de l’appartement, et me dit de le suivre. J’eus grande envie, après avoir passé le seuil de la chambre qui me servait de prison, de tourner d’un autre côté et de prendre la fuite ; mais je ne savais pas où trouver l’escalier. — Je devais aussi penser que les portes extérieures seraient fermées. — Et d’ailleurs, aussitôt que j’eus mis un pied dehors pour suivre mon conducteur qui marchait fièrement, j’observai que j’étais suivi de près par Cristal Nixon, qui se trouva tout à coup à deux pas de moi. Or, la force physique de cet homme paraissait si grande, outre l’assistance qu’aurait pu lui prêter son maître, que je ne pouvais lutter contre lui avec espoir de succès. Je suivis donc le squire en silence par un ou deux corridors, beaucoup plus longs que je ne l’aurais supposé, d’après l’idée que je m’étais faite de la grandeur du bâtiment. Enfin une porte s’ouvrit, et nous entrâmes dans un vaste et antique salon, dont les fenêtres étaient en verres de couleur, et les boiseries en chêne. Une haute grille, ornée de houx et de romarin, était recouverte par une grande et massive cheminée de pierre, où l’on voyait des armoiries ; et la boiserie était décorée, suivant la coutume, d’un grand nombre de héros armés de toutes pièces, hormis le casque, qui était remplacé par une énorme perruque, et de dames en robe étroite, paraissant respirer l’odeur des bouquets qu’elles tenaient en main.

Derrière une large table, sur laquelle étaient plusieurs livres, l’on voyait assis un homme à la physionomie vulgaire, mais assez fine, portant ses cheveux attachés en bourse, et qui, à en juger par la main de papier placée devant lui, et la plume qu’il prit à mon arrivée, paraissait tout disposé à remplir l’office de greffier. Comme je désire décrire les personnes aussi exactement que possible, je puis ajouter qu’il portait un habit de couleur brune, des culottes de peau et des guêtres. Vers le haut bout de la même table, dans un ample fauteuil recouvert de cuir noir, reposait un gras personnage d’environ cinquante ans, qui était un véritable juge de paix de campagne, ou fort bien choisi pour remplir ce rôle. Ses culottes de peau étaient coupées d’une façon irrépréhensible ; ses bottes de jockey luisantes, sans qu’on pût y apercevoir la moindre tache, et une belle paire de magnifiques jarretières à bottes, comme on les appelle, unissaient l’une à l’autre les deux parties de l’habillement déjà décrites ; enfin un gilet écarlate richement brodé et un habit pourpre faisaient ressortir l’embonpoint du petit homme, et jetaient un nouvel éclat sur son visage pléthorique. Je suppose qu’il avait dîné, car il était deux heures de l’après-midi ; et il s’amusait à fumer pour aider la digestion. Il y avait dans ses manières un air d’importance qui répondait à la dignité campagnarde de son extérieur ; et l’habitude qu’il avait de jeter à travers ses phrases un grand nombre d’interjections bizarres, prononcées avec une étrange variété d’intonations qui s’élevaient de la basse au dessus de la façon la plus singulière, et d’interrompre son discours pour tirer la fumée de sa pipe, — semblait contractée à dessein pour donner un air de gravité et de mûre délibération à ses opinions et à ses jugements. Malgré tout cet étalage, on pouvait douter, comme disait notre vieux professeur, que le juge de paix fût autre chose qu’un âne. Un fait certain, c’est que, outre sa grande déférence pour les opinions de son greffier sur les points de droit, ce qui pouvait bien être tout à fait dans l’ordre des choses, il semblait prodigieusement dominé par son confrère le squire, en supposant qu’ils fussent squires l’un et l’autre : et cette soumission n’allait guère avec les airs d’importance qu’il tâchait de se donner.

« Ho ! — ha ! — oui ! — eh ! — eh ! — hum ! — hum ! C’est notre jeune homme, je crois. — Hum ! oui. — Il semble malade. — Mon jeune monsieur, vous pouvez vous asseoir. »

J’usai de la permission qu’il me donnait ; car j’avais été beaucoup plus affaibli que je ne croyais par la maladie, et je me sentais réellement fatigué pour avoir fait quelques pas dans l’agitation que j’éprouvais.

« Et votre nom, jeune homme, Hum ! — oui, — hé ! — quel est-il ?

— Darsie Latimer.

— Bien, oui, — hum ! — très-bien. Darsie Latimer, c’est bien cela. — Ha, oui, — D’où venez-vous ?

— D’Écosse, monsieur.

— Natif d’Écosse ? — Hein ? ha ! — hum ! Comment dites-vous ?

— Je suis Anglais de naissance, monsieur.

— Bien, — oui ! — en effet, vous l’êtes. Mais, s’il vous plaît, monsieur Darsie Latimer, avez-vous toujours porté ce nom, ou n’en avez-vous pas d’autre ? — Ha ! Nick, écrivez ses réponses, Nick.

— Autant que je m’en souviens, on ne m’en donna jamais d’autre.

— Comment ! non ? — Eh bien, je ne l’aurais pas cru. — Hé ! vous, voisin ! »

Il regarda alors l’autre squire, qui s’était jeté nonchalamment dans un fauteuil, et qui, les jambes étendues devant lui, les bras croisés sur sa poitrine, semblait écouter mon interrogatoire avec la plus complète indifférence. Il répondit à l’appel du juge de paix en disant que peut-être la mémoire du jeune homme ne remontait pas à une époque très-éloignée.

« Ah ! — eh ! — ha ! vous entendez, monsieur ; — s’il vous plaît, jeune homme, à combien d’années peuvent remonter vos souvenirs ? — Hum !

— Peut-être, monsieur, à l’âge de trois ans, ou environ.

— Et oserez-vous affirmer, monsieur, » dit le squire en se redressant tout à coup sur son siège, et en donnant à sa forte voix toute son étendue, « que vous portiez alors le même nom qu’aujourd’hui ? »

L’air de confiance avec lequel la question était faite me fit tressaillir, et ce fut en vain que je rappelai tous mes souvenirs pour lui répondre. « Du moins, répliquai-je, je me souviens certainement qu’on m’appelait Darsie ; on désigne rarement à cet âge les enfants autrement que par leur nom de baptême.

— Oh ! je m’y attendais bien, répondit-il, et il se recoucha dans son fauteuil comme auparavant.

— Ainsi, on vous nommait Darsie dans votre enfance, dit le juge de paix ; et — hum ! — quand avez-vous pris pour la première fois le nom de Latimer ?

— Je ne l’ai pas pris, monsieur ; il me fut donné.

Je vous demande, » dit le maître de la maison, avec une voix moins sévère que tout à l’heure, « si vous pouvez vous souvenir d’avoir jamais été appelé Latimer, avant qu’on vous eût donné ce nom en Écosse ?

— Je serai franc : je ne puis me rappeler qu’on m’ait appelé ainsi en Angleterre ; mais je ne me souviens pas davantage de l’époque où ce nom me fut donné pour la première fois ; et si l’on doit tirer des inductions de cet interrogatoire et de mes réponses, je voudrais qu’on prît en considération l’âge que j’avais alors.

— Hum — oui — sans doute, dit le juge de paix, tout ce qui exige considération sera dûment considéré. Jeune homme, — eh ! je voudrais savoir le nom de vos père et mère. »

C’était rouvrir une blessure qui saignait depuis longues années, et je n’endurai pas cette question aussi patiemment que celles qui l’avaient précédée ; je repartis : « Je demande à mon tour à savoir si je suis devant un juge de paix anglais ?

Sa Seigneurie le squire Foxley de Foxley-Hall est depuis vingt ans du Quorum[1], dit maître Nicolas.

— Alors il doit savoir, ou vous-même, monsieur, comme son greffier, vous devriez lui apprendre que je suis le plaignant dans cette affaire, et qu’il doit écouter ma plainte avant de me soumettre à un interrogatoire.

— Hum — mais ! — quoi ! — hé ! — il y a quelque chose là dedans, voisin, » dit le pauvre juge de paix qui, démonté à chaque argument que je lui pouvais lancer, paraissait désirer d’obtenir la sanction de son confrère le squire.

« Je vous admire, Foxley, » répliqua son ami moins facile à embarrasser ; « comment pouvez-vous rendre justice à ce jeune homme sans savoir qui il est ?

— Ah ! — oui — parbleu ! c’est vrai ; et maintenant — considérant l’affaire de plus près, — il n’y a, hé ! au total — rien dans tout ce qu’il a dit : — donc, monsieur, il faut déclarer le nom et le prénom de votre père.

— C’est une chose à moi impossible, monsieur ; je ne les connais pas, puisque vous voulez en savoir si long sur mes affaires privées. »

Le juge de paix garda un long afflatus de sa pipe dans ses joues qui devinrent bouffies comme celles d’un chérubin hollandais, tandis que les yeux semblaient lui sortir de tête, par l’effort avec lequel il retenait sa respiration. Il lâcha alors l’énorme bouffée ; — Pou… out ! — houm ! — pouf ! — ha ! — vous ne connaissez pas vos parents, jeune homme ? — Alors je dois vous envoyer en prison comme vagabond ; c’est sûr : omne ignorum pro terribili[2], comme nous avions coutume de dire à l’école d’Appleby : c’est-à-dire, quiconque n’est pas connu du juge de paix est un coquin et un vagabond. Ha ! — oui, vous pouvez rire, monsieur ; mais je doute que vous eussiez pu comprendre ce latin, sans ma traduction. »

Je reconnus que j’étais son obligé pour la nouvelle édition de cet adage, et pour l’interprétation à laquelle je n’aurais jamais pu arriver seul et sans secours. Je me mis alors à raconter les faits avec une plus grande confiance. Il était clair que le juge de paix était un âne ; mais il n’était guère possible qu’il fût assez profondément ignare pour ne pas savoir ce qu’il avait à faire dans un cas aussi simple que le mien. Je l’informai donc de l’émeute qui avait eu lieu sur la rive écossaise du golfe de la Solway ; je lui expliquai comment je me trouvais dans ma situation actuelle, et je suppliai Sa Seigneurie de me faire mettre en liberté. Je plaidai ma cause avec autant de chaleur que je pus, lançant de temps à autre un regard sur ma partie adverse, qui semblait absolument indifférente à l’ardeur que je mettais à l’accuser.

Quant au juge de paix, lorsqu’enfin je me fus arrêté, comme ne sachant plus réellement que dire dans une affaire aussi simple, il répliqua : « Oh ! — oui — oui — sans doute — surprenant ! et ainsi, c’est là toute la reconnaissance que vous montrez envers ce gentilhomme pour les peines et le mal qu’il s’est donnés pour vous, par rapport à vous ?

— Il m’a sauvé la vie, monsieur, je le reconnais, dans une occasion au moins, et très-probablement dans deux ; mais en le faisant il n’a obtenu aucun droit sur ma personne. Je ne demande, d’ailleurs, ni punition ni vengeance : au contraire, je m’estimerais heureux de quitter monsieur en ami ; car je ne suppose pas que ses intentions soient mauvaises, quoique ses actions aient été à mon égard violentes et peu conformes au droit des gens. »

Cette modération, Alan, vous le comprendrez, n’était pas entièrement dictée par ma gratitude envers l’individu dont je me plaignais ; elle avait d’autres raisons où ma considération pour lui n’entrait que pour peu de chose. Il sembla pourtant que la douceur avec laquelle je plaidai ma cause produisit plus d’effet sur le squire que tout ce que j’avais encore pu dire. Il fut ému au point de perdre presque contenance, et prit du tabac coup sur coup, comme pour gagner du temps et cacher un peu son émotion.

Quant au juge Foxley, sur qui je voulais particulièrement faire impression, le résultat fut beaucoup moins favorable. Il consulta à voix basse M. Nicolas son greffier, lâcha des eh ! lança des ah ! et leva les sourcils en signe de dédain pour ma requête. Aussi, quand il eut an été ses opinions, il s’allongea sur le dos de son fauteuil, et fuma sa pipe avec une grande énergie, affectant un air de supériorité, comme pour me faire comprendre que tous mes arguments étaient peine perdue.

Lorsque je m’arrêtai faute d’haleine plutôt que d’arguments, il desserra ses mâchoires, et me fit la réplique suivante d’un ton d’oracle, interrompue par ses interjections habituelles et par de longues colonnes de fumée : — « Hem ! — oui ! — eh ! — pouf ! — jeune homme, croyez-vous que Matthieu Foxley, qui est membre du Quorum depuis trente ans, se laissera duper par des niaiseries qui n’en imposeraient pas à une marchande de pommes ? — Pouf ! — pouf ! — eh ! — vraiment, mon gentilhomme, — eh ! — ne savez-vous pas que le cautionnement n’est pas admissible dans votre cas ; et que — hum ! — oui — le plus grand homme, — pouf ! — le baron de Graystock lui-même devrait être mis en prison ? Et pourtant vous prétendez avoir été enlevé de force par monsieur, et volé par lui, que sais-je encore ? Puis — eh ! — pouf ! vous voudriez me faire accroire que vous demandez seulement à vous débarrasser de lui, — je crois, — eh ! — que c’est tout ce qu’il vous faut. En conséquence, comme vous êtes un pauvre jeune homme, sujet à faire des faux pas, et — oui ! hum ! une espèce d’apprenti fainéant, et que vous avez la tête un peu dérangée, à ce que disent les honnêtes gens de la maison, — ma foi ! vous resterez de gré ou de force sous la garde de votre curateur, jusqu’à ce que vous soyez majeur, ou que le lord chancelier vous autorise à gérer vos propres affaires, auxquelles, — si vous devenez jamais un peu moins écervelé, vous ne serez pas même alors — oui ! — hum ! pouf ! — très-pressé de veiller vous-même. »

Le temps employé par les hum ! les ha ! et les bouffées de tabac que lâchait Sa Seigneurie, aussi bien que la manière lente et pompeuse dont fut débitée cette harangue, me donna le temps de recueillir mes idées, dans lesquelles le début de ce discours extraordinaire avait jeté un peu de désordre.

« Je ne puis concevoir, monsieur, répliquai-je, à quel singulier titre monsieur exige que je lui obéisse comme pupille ; c’est une imposture effrontée : — je ne l’avais jamais vu de ma vie, avant d’avoir eu le malheur de venir en ces cantons, il y a quatre semaines à peu près.

— Oui, monsieur — nous — eh ! — savons, et sommes convaincus que — pouf ! — vous n’aimez pas à entendre les noms de certaines gens ; et que — eh ! — vous me comprenez bien, — il y a des choses, des sujets, des entretiens sur des noms, etc., etc., qui vous remuent un peu la bile — ce dont je ne suis pas d’humeur à être témoin. Cependant, M. Darsie — ou — pouf ! — M. Darsie Latimer — ou — pouf ! pouf ! eh ! — oui, M. Darsie sans le Latimer, — vous m’en avez aujourd’hui avoué bien assez pour me convaincre que vous êtes au mieux sous les soins très-honorables de mon ami que voilà, — d’après tons vos aveux, — outre que — pouf ! — eh ! — je le connais pour être une personne très-responsable et très-honorable : — pouvez-vous le nier ?

— Je ne sais rien sur lui, repris-je, pas même son nom ; et comme je vous l’ai déjà dit, je ne l’avais jamais vu depuis que je suis au monde, avant ces dernières semaines.

— Le jureriez-vous ? » dit l’homme singulier qui semblait attendre l’issue de ces débats, avec la même confiance que le serpent à sonnettes attend la proie qui a déjà senti sa fascination. Et tandis qu’il prononçait ces mots d’une voix forte mais creuse, il recula un peu sa chaise derrière celle du juge de paix, de manière à n’être vu ni du juge ni du clerc qui étaient assis du même côté, et il fronça les sourcils en me regardant d’une façon si effroyable, que personne, après avoir vu un pareil regard ne saurait l’oublier de sa vie. Les rides de son front devinrent livides et presque noires, et prirent en se contractant une forme demi-circulaire, ou plutôt elliptique, à la jonction des sourcils. J’avais entendu décrire un semblable regard dans une vieille histoire de revenants que le hasard voulait qu’on m’eût contée depuis peu, et dans laquelle cette contraction bizarre et terrible des muscles du front était assez bien décrite, comme formant l’image d’un petit fer à cheval.

Cette histoire, quand elle me fut contée, réveilla une horrible vision de mon enfance, que le regard hideux, alors fixé sur moi, rappela encore à mon souvenir, mais avec beaucoup plus de vivacité. Je fus même tellement surpris et, je dois dire, tellement épouvanté des idées vagues qui étaient réveillées dans mon esprit par ce signe effrayant, que je tins mes yeux attachés sur la figure où il se montrait, comme sur une apparition. Passant alors son mouchoir sur son visage, l’homme mystérieux fit disparaître soudain l’empreinte terrible qui me fascinait. « Le jeune homme ne dira plus maintenant qu’il ne m’a jamais vu, » dit-il au juge de paix avec un ton de bonté, « j’espère qu’il se soumettra de bonne grâce à ma tutelle temporaire, qui peut finir pour lui mieux qu’il ne s’y attend.

— Quoi que je puisse attendre de vous, » répliquai-je en tâchant de rassembler mes souvenirs confus, « je vois que je ne dois espérer ni justice ni protection de ce magistrat, dont le devoir est de rendre l’une et l’autre aux sujets du roi. — Quant à vous, monsieur, quelque étrange que soit la manière dont vous êtes intervenu dans la destinée du malheureux jeune homme, quelque intérêt que vous prétendiez prendre à moi, votre conduite est un mystère que vous pouvez seul expliquer. Il est certain que je vous ai déjà vu ; car on ne peut oublier la puissance fatale de vos regards. »

Le juge de paix ne parut pas fort à son aise après ces paroles. « Ha ! — oui, dit-il, il est temps de partir, voisin. J’ai plusieurs milles à parcourir, et je ne me soucie pas de marcher dans vos cantons par l’obscurité. — Vous et moi, monsieur Nicolas, nous avons à nous dépêcher. »

Le juge déchirait ses gants en cherchant à les mettre trop vite, et M. Nicolas se hâtait de prendre sa redingote et son fouet. L’hôte essaya de les retenir et parla de souper, même de coucher ; mais tous deux, en l’accablant de remercîments pour son invitation, ne paraissaient pas disposés à y souscrire ; et M. le juge de paix Foxley lui débitait une vingtaine d’excuses avec plus de cent interjections, selon sa coutume, lorsque la jeune Dorcas se précipita dans la chambre, et annonça qu’un monsieur demandait le juge de paix pour affaire.

« Quel monsieur ? et que lui faut-il ?

— Il arrive en poste sur les dix doigts de ses pieds, et veut parler d’affaires de justice à Votre Seigneurie. Je réponds que c’est un homme comme il faut, car il débite d’aussi bon latin que le maître d’école ; mais, grand Dieu ! il a une perruque bien drôlement tournée. »

Le personnage ainsi annoncé et décrit entre dans l’appartement. Mais j’ai déjà rempli toute une feuille de mon papier, et les incidents bizarres se multiplient en si grand nombre autour de moi, que j’ai matière à en remplir une autre avec ce qui suivit l’arrivée, — devinez de qui, mon cher Alan, — de votre client le fou, — du pauvre Pierre Peebles !



  1. Commission des juges de paix. a. m.
  2. Mot à mot : On doit redouter ce que l’on ne connaît pas. a. m.