Redgauntlet/Chapitre 08

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Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 252-268).


CHAPITRE VIII.

CONTINUATION DU JOURNAL DE DARSIE LATIMER.

EXPLICATION.


Je passai plus d’une heure, lorsque je fus rentré dans l’appartement que je puis appeler ma prison, à consigner par écrit les singulières circonstances dont je venais d’être témoin. Il me sembla qu’enfin je pouvais former quelques conjectures probables relativement à ce M. Herries, sur le nom et la situation duquel la dernière scène avait jeté une vive lumière. C’était un de ces jacobites fanatiques, dont les armes, il n’y avait pas encore vingt ans, avaient ébranlé le trône de la Grande-Bretagne, et dont quelques-uns, quoique leur parti diminuât chaque jour de nombre, d’énergie et de puissance, se sentaient encore disposés à recommencer une tentative qui avait si mal réussi. À vrai dire, il était tout à fait différent des zélés jacobites que j’avais eu jusqu’à présent le bonheur de rencontrer. J’avais souvent entendu de vieilles dames de noble famille, en prenant leur thé, et des lairds à cheveux blancs, en buvant leur punch, tramer des projets de haute trahison bien innocents, les premières en rappelant qu’elles avaient dansé avec le Chevalier, et les derniers en racontant les exploits qu’ils avaient accomplis à Preston, Clifton et Falkirk.[1]

La malveillance de pareilles personnes était trop peu importante pour attirer l’attention du gouvernement. J’avais néanmoins entendu dire qu’il existait encore des partisans de la famille des Stuarts, d’une espèce et plus hardie et plus dangereuse : gens qui, semant à pleines mains l’or de Rome, s’introduisaient en secret, et à l’aide de déguisements, dans les diverses classes de la société, et s’efforçaient d’entretenir et de raviver le zèle expirant de leur parti.

Parmi ce genre de personnes, dont les manœuvres et les tentatives ne semblent douteuses qu’à ceux qui regardent seulement la superficie des choses, j’assignai sans peine un poste éminent à ce M. Herries car son énergie morale, aussi bien que sa force et son activité physiques, paraissaient le rendre tout à fait propre à jouer ce rôle dangereux. Je savais, au reste, que, sur toute la frontière de l’Ouest, en Angleterre comme en Écosse, il existe encore tant d’individus qui n’ont pas prêté serment, qu’un homme fidèle à l’ancienne dynastie peut y demeurer en toute sûreté, à moins que le gouvernement n’attache une importance toute particulière à s’assurer de sa personne ; et encore, dans ce cas, trouve-t-il souvent moyen d’échapper, soit grâce à un avis donné à temps, soit, comme dans le cas de M. Foxley, par suite de la répugnance des magistrats de province à intervenir dans ce qui est maintenant regardé comme une poursuite haineuse contre des infortunés.

Cependant, à en croire les bruits qui ont couru depuis peu, l’état actuel de la nation, ou tout au moins celui de quelques provinces mécontentes, agitées par une multitude de motifs, mais particulièrement par l’impopularité de l’administration, peut sembler à cette espèce d’agitateurs une occasion favorable de recommencer leurs intrigues. D’un autre côté, le gouvernement ne peut, dans un pareil instant de crise, être disposé à regarder de pareils hommes avec le mépris qui aurait été pour eux, quelques années auparavant, une punition très-convenable.

Qu’il se trouve des hommes assez téméraires pour sacrifier leurs intérêts et leur vie à une cause désespérée, ce n’est pas une chose nouvelle dans l’histoire : elle abonde en exemples d’un pareil dévouement. Que M. Herries soit un de ces enthousiastes, c’est un fait non moins certain, mais tout cela n’explique pas sa conduite à mon égard. S’il a songé à faire de moi un prosélyte pour sa cause ruinée, la violence et la contrainte n’étaient vraisemblablement pas des moyens propres à réussir auprès d’un esprit généreux. Mais quand même son dessein serait tel, à quoi pourrait lui servir l’acquisition d’un partisan isolé et ne marchant qu’à contre-cœur, qui n’aurait que sa personne à offrir pour le soutien de la cause ? Il avait prétendu avoir sur moi les droits d’un tuteur ; il avait plus que donné à entendre que j’étais dans une situation d’esprit telle que je ne pouvais me passer d’un pareil guide. Cet homme qui poursuivait avec tant d’opiniâtreté l’exécution de ses projets désespérés, cet homme qui semblait vouloir soutenir, à lui seul, sur ses propres épaules, une cause qui avait entraîné la ruine de tant de milliers d’audacieux, était-il donc l’individu qui avait le pouvoir de décider de mon destin ? Était-ce de lui que j’avais à redouter ces périls dont on m’avait garanti en m’élevant au milieu d’un si profond mystère et avec tant de précautions ?

Et si je devinais juste, de quelle nature était l’espèce de droit qu’il réclamait ? Était-ce un droit de parenté ? — Se pouvait-il que J’eusse dans mes veines le sang, sur mes traits la ressemblance de cet être singulier ? Quelque étrange que cela puisse paraître, le frémissement d’horreur qui s’empara de mon esprit en ce moment fut comme mêlé d’un sentiment bizarre et mystérieux d’admiration et presque d’un certain plaisir. Je me rappelai ma propre figure, que j’avais aperçue dans un miroir, à un instant remarquable de la singulière entrevue d’où je sortais, et je courus dans ma première chambre pour consulter la glace qui s’y trouvait, et voir s’il me serait possible de contracter encore les muscles de mon front, de manière à y reproduire le signe effrayant empreint sur celui d’Herries ; mais je fronçai vainement les sourcils de mille façons différentes, et je fus obligé d’en conclure ou que la marque que je croyais avoir sur le front était imaginaire, ou que je ne pouvais la faire ressortir par un simple effort de volonté, ou enfin, ce qui paraissait fort vraisemblable, que c’était une de ces ressemblances que l’imagination croit reconnaître dans les braises d’un feu de bois, ou parmi les veines variées du marbre, distinctes une fois, mais confuses ou invisibles à tel autre moment, suivant que la combinaison des lignes frappe l’œil, ou fait impression sur l’esprit.

Tandis que je travaillais à mouler mon visage comme un acteur qui cherche à se grimer, la porte s’ouvrit tout à coup, et la jeune servante de la maison entra. Honteux et vexé d’être surpris dans ma singulière occupation, je me détournai vivement ; et le hasard, je suppose, opéra sur mon visage le changement que j’avais en vain tenté d’y produire.

La jeune fille recula de frayeur, en criant : « Ne me regardez donc pas ainsi ; — finissez, pour l’amour de Dieu ! — Vous ressemblez au vieux squire comme… Mais le voilà qui vient, » dit-elle en se hâtant de quitter la chambre ; « et, si vous avez besoin d’un troisième, il n’y a que Satan lui-même, à ma connaissance, qui puisse froncer les sourcils comme vous deux. »

Aussitôt que la jeune fille eut proféré ces paroles tout en s’enfuyant, Herries entra. Il s’arrêta en observant que j’avais encore regardé dans le miroir pour tâcher de saisir sur mon visage quelques traces du signe qui avait indubitablement effrayé Dorcas. Il parut deviner ce qui se passait dans mon esprit ; car, lorsque je me tournai vers lui : « Ne doutez pas, dit-il, qu’elle ne soit empreinte sur votre front cette marque fatale de notre race, quoiqu’elle ne soit pas encore si apparente qu’elle le deviendra quand l’âge et le chagrin, les passions tumultueuses et l’amer repentir l’auront sillonnée de leurs rides.

— Homme mystérieux, répliquai-je, j’ignore de quoi vous parlez ; vos discours sont aussi obscurs que vos intentions.

— Alors asseyez-vous, et écoutez, reprit-il : à cet égard, du moins, doit disparaître le voile dont vous vous plaignez ; quand il sera tiré, il vous laissera voir des crimes et des chagrins, — des crimes suivis d’une étrange punition, et des chagrins que la Providence a infligés à la postérité des coupables.

Il s’arrêta un moment, et commença son récit avec l’air d’un homme qui, tout éloignés que fussent les événements qu’il racontait, y prenait encore l’intérêt le plus profond. Le ton de sa voix, que j’ai déjà décrite comme sonore et grave, ajoutait, par ses inflexions différentes, à l’effet de son histoire, que je vais tâcher de mettre par écrit, autant que possible, dans les propres termes dont il se servit.

« Ce n’est pas depuis peu d’années que nos voisins les Anglais ont appris que le meilleur moyen de vaincre leurs voisins indépendants était d’introduire parmi eux la division et la guerre civile. Je n’ai pas besoin de vous rappeler l’état d’esclavage auquel l’Écosse fut réduite par les malheureuses guerres qui eurent lieu entre les factions domestiques de Bruce et de Baliol ; ni comment, après que l’Écosse eut été soustraite au joug étranger par la conduite et la valeur de l’immortel Bruce, tous les fruits des triomphes de Bannockburn[2] furent perdus dans les affreuses défaites de Dupplin et d’Halidon. Édouard Baliol, favori et feudataire de son homonyme d’Angleterre, sembla pour quelques temps possesseur tranquille du trône si récemment occupé par le plus grand général et le plus sage prince de l’Europe. Mais l’expérience de Bruce n’était pas morte avec lui. Il restait bien des gens qui avaient partagé ses fatigues guerrières, et tous se rappelaient les heureux efforts par lesquels, dans des circonstances aussi désavantageuses que celles où se trouvait son fils, il avait obtenu la délivrance de l’Écosse. »

« L’usurpateur Édouard Baliol était en fêtes avec quelques-uns de ses favoris dans le château d’Annan, lorsqu’il fut surpris à l’improviste par une bande choisie d’insurgés patriotes. Leurs chefs étaient Douglas, Randolph, le jeune comte de Moray et sir Simon Fraser. Leur succès fut si complet, que Baliol fut obligé de chercher son salut dans la fuite, à peine habillé, et sur un cheval qu’on n’avait pas eu le temps de seller. Il était important de s’emparer de sa personne, s’il était possible ; et il fut poursuivi de près par un vaillant chevalier d’origine normande, dont la famille était établie depuis long-temps sur ces frontières. Le nom normand de cette famille était Fitz-Aldin ; mais ce chevalier, à cause du grand carnage qu’il fit des hommes du Sud, et de la répugnance qu’il avait montrée à leur faire quartier pendant les premières guerres de cette sanglante époque, avait acquis le nom de Redgauntlet[3], qu’il transmit à sa postérité…

— Redgauntlet ! » m’écriai-je involontairement.

« Oui, Redgauntlet, » reprit mon prétendu tuteur en me regardant avec des yeux fixes ; « ce nom réveille-t-il quelques souvenirs à votre esprit ?

— Non, répondis-je, sauf que récemment je l’ai entendu donner au héros d’une légende surnaturelle.

— Il en court beaucoup sur le compte de la famille, » répliqua-t-il ; puis il continua sa narration.

« Albérick Redgauntlet, le premier de sa maison ainsi nommé, était d’un caractère farouche et implacable, qui avait été rendu pire encore par des disputes de famille. Un fils unique, alors âgé de dix-huit ans, avait tellement l’esprit hautain de son père, qu’il ne voulut jamais supporter aucune espèce de contrainte domestique, résista ouvertement à l’autorité paternelle, et finalement quitta le toit de ses aïeux : alors il abjura ses opinions politiques, et s’attira une haine éternelle en se joignant aux partisans de Baliol. On dit que le père, dans sa fureur, maudit son enfant dégénéré, et jura de le tuer de sa propre main, si jamais il le rencontrait. Cependant le sort semblait lui promettre un dédommagement : l’épouse d’Albérick Redgauntlet se trouva, après bien des années, en position de lui faire espérer un héritier plus soumis.

« Mais la santé délicate de la dame, et le vif intérêt qu’Albérick prenait à sa position, ne l’empêchèrent pas de participer à l’entreprise de Douglas et de Moray. Il avait été le plus intrépide à l’attaque du château, et fut le plus empressé à poursuivre Baliol, ne songeant qu’à disperser et à massacrer le peu de partisans hardis qui s’efforçaient de protéger l’usurpateur dans sa fuite.

« Lorsqu’il les eut tous successivement mis en fuite ou couchés sur le carreau, le formidable Redgauntlet, le mortel ennemi de la maison de Baliol, se trouva dans un étroit passage, à la longueur de deux lances seulement du fugitif Édouard. Tout à coup un jeune homme, l’un des derniers qui avaient accompagné l’usurpateur dans sa fuite, se précipita entre eux, reçut le coup d’Albérick, et fut jeté à bas de son cheval. En tombant, la visière de son casque se releva ; et les rayons du soleil, qui se levait alors sur la Solway, montrèrent à Redgauntlet les traits de son fils désobéissant, portant la livrée et les couleurs du tyran.

« Redgauntlet regarda son fils étendu sous les pieds de son cheval ; mais il vit aussi que Baliol, l’usurpateur de la couronne écossaise, était encore à la portée de ses coups, et séparé de lui seulement par le corps de son jeune défenseur renversé à terre. Sans s’arrêter à demander si son fils était blessé, il enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval, dans l’intention de le faire sauter par-dessus ; mais malheureusement il ne put pas y réussir. Le coursier s’élança bien en avant ; mais il n’alla point retomber au-delà du corps du jeune homme, et le frappa au front avec un de ses pieds de derrière, tandis qu’il cherchait à se relever. Le coup fut mortel. Il est inutile de dire que la poursuite fut interrompue, et que Baliol échappa.

« Redgauntlet, féroce comme nous l’avons décrit, fut pourtant accablé de tristesse à l’idée du crime qu’il avait commis. Quand il rentra dans son château, ce fut pour y trouver de nouveaux chagrins domestiques. Sa femme avait été saisie avant terme des douleurs de l’enfantement, à la nouvelle de l’horrible catastrophe qui avait eu lieu. La naissance d’un fils lui coûta la vie. Redgauntlet demeura plus de vingt-quatre heures près du cadavre, sans changer ni de traits ni de posture, autant que ses domestiques tremblants osèrent l’observer. L’abbé de Dundrennan lui prêcha en vain la consolation. Douglas, qui vint visiter dans son affliction cet ardent patriote, réussit mieux à attirer son attention. Il commanda aux trompettes de sonner une marche anglaise dans la cour, et Redgauntlet s’élança aussitôt sur ses armes, et sembla recouvrer la mémoire que le malheur lui avait fait perdre.

« À dater de cette époque, quoi qu’il éprouvât intérieurement, il ne donna aucun signe d’émotion extérieure. Douglas fit apporter l’enfant ; mais les soldats à cœur de fer furent eux-mêmes frappés d’horreur en remarquant que, par une loi mystérieuse de la nature, la cause de la mort de sa mère et la preuve du crime de son père étaient empreintes sur la figure innocente du nouveau-né, qui portait sur le front, et distinctement marquée, l’image en petit d’un fer à cheval. Redgauntlet lui-même le fit remarquer à Douglas, en disant avec un sourire infernal : « il aurait dû être sanglant. »

« Bien qu’endurci contre tout sentiment plus tendre par les habitudes de la guerre civile, Douglas frissonna à cette vue, et quelque compassion qu’il éprouvât pour son frère d’armes, il témoigna le désir de quitter une maison destinée à devenir le théâtre de pareilles horreurs. Pour dernier avis, il exhorta Albérich Redgauntlet à faire un pèlerinage à Saint-Ninian de Whiteherne, lieu alors en réputation de grande sainteté, et partit avec une précipitation qui aurait encore aggravé, si la chose eût été possible, le misérable état de son malheureux ami. Mais sa douleur était parvenue au comble et ne pouvait plus augmenter. Sir Albérick fit enterrer l’un près de l’autre, dans l’ancienne chapelle de son château, le corps de son épouse morte, et de son fils assassiné ; mais non pas avant d’avoir mis à contribution l’habileté d’un célèbre médecin du temps pour les faire embaumer ; et l’on dit que, durant plusieurs semaines, il passa quelques heures de la nuit dans le souterrain où ils reposaient.

« Enfin, il entreprit le pèlerinage qu’on lui avait conseillé à Whiteherne : là, il se confessa pour la première fois depuis son infortune, et reçut l’absolution d’un vieux moine qui mourut ensuite en odeur de sainteté. On prétend qu’il fut alors prédit à Redgauntlet qu’en faveur de son inébranlable patriotisme, sa famille continuerait à se distinguer au milieu des révolutions que gardait l’avenir ; mais qu’en punition de son implacable cruauté, même envers le rejeton de sa race, le ciel avait décrété que la valeur de ses descendants serait toujours infructueuse, et que la cause qu’ils auraient épousée ne prospérerait jamais.

« Se soumettant à la pénitence qui lui fut imposée, sir Albérick alla, pense-t-on, en pèlerinage soit à Rome, soit au saint sépulcre même. Il fut généralement considéré comme mort, et ce ne fut que treize années après qu’à la grande bataille de Durham, livrée entre David Bruce et la reine Philippe d’Angleterre, un chevalier portant un fer de cheval sur son cimier se montra à l’avant-garde de l’armée écossaise, et s’y fit remarquer par son infatigable et téméraire valeur ; mais il périt enfin accablé sous le nombre, et l’on découvrit en lui le brave et malheureux sir Albérick Redgauntlet.

— Et le signe fatal, » demandai-je quand Herries eut achevé son récit, « est-il descendu sur toute la postérité de cette malheureuse maison ?

— Il s’est transmis de génération en génération, répliqua Herries, et l’on croit qu’il existe encore. Néanmoins, peut-être y a-t-il dans cette croyance populaire quelque chose de cette imagination qui crée ce qu’elle prétend voir. Mais assurément, de même que d’autres familles ont des marques particulières qui les distinguent, celle des Redgauntlet est marquée, dans la plupart de ses membres, par une singulière empreinte au front, laquelle remonte, dit-on, au fils d’Albérick, frère de l’infortuné Édouard qui a péri si malheureusement. Il est encore certain que la destinée de la maison de Redgauntlet a toujours été d’embrasser le parti qui devait succomber dans presque toutes les guerres civiles d’Angleterre, depuis l’époque de David Bruce jusqu’à la dernière tentative, courageuse mais inutile, du chevalier Charles-Édouard. »

Il termina en poussant un profond soupir, comme un homme que le sujet avait jeté dans une suite de réflexions pénibles.

« Et suis-je donc, m’écriai-je, descendu de cette malheureuse race ? — appartenez-vous aussi à cette famille ? et dans ce cas, pourquoi suis-je prisonnier, pourquoi éprouvai-je un traitement aussi injuste dans la maison d’un parent ?

— Ne m’en demandez pas davantage quant à présent, répondit-il, la ligne de conduite que je tiens envers vous n’est pas de mon choix, elle m’est tracée par la nécessité. Vous fûtes arraché du sein de votre famille et enlevé aux soins de votre tuteur légal, par la timidité et l’ignorance d’une mère qui vous aimait passionnément, et qui n’était pas capable d’apprécier les motifs et les sentiments des hommes qui préfèrent l’honneur et les principes à la fortune et même à la vie. Le jeune faucon, accoutumé aux douceurs du nid qui l’a vu naître, doit être dompté par les ténèbres et les veilles, avant que les fauconniers l’abandonnent à ses propres ailes. »

Je fus effrayé de cette déclaration qui semblait m’annoncer pour ma captivité un prolongement indéfini et peut-être un terme fatal ; je jugeai convenable pourtant de faire preuve de fermeté, et en même temps d’y joindre un ton de conciliation. « M. Herries, dis-je, en supposant que je vous donne votre véritable nom lorsque je vous appelle ainsi, permettez que nous causions sur ces matières sans prendre ce ton mystérieux et effrayant dont vous semblez vouloir les envelopper. J’ai longtemps été, hélas ! privé des soins de cette tendre mère dont vous venez de parler, — long-temps confié à des mains étrangères, — forcé long-temps de former mes propres résolutions d’après les lumières de mon esprit. L’infortune, le délaissement de ma jeunesse, — m’ont donné le droit d’agir d’après ma volonté : et aucune contrainte ne me dépouillera du plus beau privilège d’un Anglais.

Véritable argot du jour, » répliqua Herries avec un ton de dédain, « le privilège d’agir librement n’appartient à aucun mortel : — nous sommes enchaînés par les fers du devoir ; notre route est bornée par les règles de l’honneur, — nos actions les plus indifférentes ne sont que des mailles du filet de la destinée qui nous environne tous. »

Il se promenait à grands pas dans la chambre ; et il continua sur un ton d’enthousiasme qui, joint à quelques autres particularités de sa conduite, semblerait annoncer une imagination exaltée, si l’on n’apercevait le but général auquel tendent constamment ses discours et cette conduite.

« Rien, » dit-il avec chaleur, mais d’une voix mélancolique ; « rien n’est l’ouvrage du hasard, — rien n’est la conséquence du libre arbitre. — La liberté dont se vantent les Anglais donne aussi peu de véritable indépendance à ceux qui en jouissent, que le despotisme d’un sultan d’Orient n’en accorde à ses esclaves. L’usurpateur, Guillaume de Nassau, sortit pour chasser et pensa sans doute que c’était par un pur effet de son royal bon plaisir, que le cheval de sa victime assassinée était choisi pour le conduire à son amusement de roi. Mais le ciel avait d’autres vues ; et avant que le soleil fût au haut sur l’horizon, un faux pas de ce coursier, occasionné par un obstacle qui ne consistait qu’en un petit morceau de terre élevé par une taupe, coûta au fier cavalier la vie et la couronne qu’il avait usurpée. Croyez-vous qu’en tirant les rênes de tel ou tel côté, il aurait évité ce misérable obstacle ? — Non, croyez-moi, la taupinière obstruait son chemin aussi inévitablement que l’aurait pu obstruer toute la longue chaîne du Caucase. Jeune homme, en agissant et en souffrant, nous ne faisons que jouer le rôle que nous marque la destinée dans tout ce drame étrange, obligés à ne pas faire un geste de plus qu’il ne nous est ordonné : et pourtant nous parlons du libre arbitre, de la liberté de pensées et d’actions, comme si Richard ne devait pas mourir[4], ou Richemond triompher exactement comme l’a décrété l’auteur de la pièce. »

Il continua de marcher dans l’appartement après ce discours, les bras croisés sur sa poitrine et les yeux fixés à terre ; et le bruit de ses pas, le son de sa voix me rappelèrent alors que j’avais entendu cet homme singulier, dans une autre occasion où le hasard m’avait rapproché de lui, prononcer de pareils monologues dans sa chambre solitaire. J’observai que, comme d’autres jacobites, dans sa haine invétérée contre la mémoire du roi Guillaume, il admettait ce bruit populaire, que le monarque, le jour où lui était arrivé son fatal accident, montait un cheval qui avait appartenu à l’infortuné sir John Friend exécuté pour haute trahison, en 1696.

Il était de mon intérêt de ne pas irriter davantage, mais, s’il était possible, de calmer plutôt celui au pouvoir duquel je me trouvais si singulièrement soumis. Lorsque je crus que l’exaltation de son esprit s’était un peu apaisée, je lui adressai la réponse suivante : « — Je n’ai pas l’envie, — et même je ne me sens pas la force de discuter une question de métaphysique aussi subtile que celle qui concerne les limites à poser entre le libre arbitre et la prédestination. Croyons plutôt que nous pouvons vivre honnêtement et mourir avec l’espérance d’une autre vie, sans être obligés de nous faire une opinion bien arrêtée sur un point qui dépasse tellement notre compréhension.

— Sagement résolu ! » dit-il en ricanant, — « voilà une phrase digne de figurer dans quelque sermon d’un docteur de Genève.

— Mais, continuai-je, j’appelle votre attention sur un fait : c’est que moi, aussi bien que vous, j’agis d’après des impulsions qui sont ou le résultat de ma propre volonté libre, ou les conséquences du rôle qui m’est assigné par le destin. Ces impulsions peuvent être, — et même sont, quant à présent, — en contradiction directe avec celles qui vous dirigent. Or, comment déciderons-nous auxquelles il faut donner la préférence ? — Vous, peut-être vous sentez-vous destiné à me servir de geôlier ; moi, je me sens au contraire poussé par le destin à tenter et à effectuer mon évasion. Un de nous deux doit avoir tort, mais qui peut dire lequel de nous est dans l’erreur, jusqu’à ce que l’événement ait décidé entre nous deux ?

— Je me sentirai alors destiné à recourir aux moyens de contrainte les plus sévères, » répliqua-t-il du ton moitié plaisant, moitié sérieux que j’avais pris moi-même.

« En ce cas, répondis-je, ma destinée sera de tout tenter pour reconquérir ma liberté.

— Et la mienne, jeune homme, » répliqua-t-il d’une voix forte et sévère, « pourra être de veiller à ce que vous mouriez plutôt que de réussir à exécuter votre projet. »

C’était parler avec franchise vraiment, et je ne laissai point passer une pareille phrase sans réponse : « Vous me menacez en vain, dis je ; les lois de mon pays me protégeront, ou me vengeront du moins, si elles ne peuvent me protéger. »

Je parlai ainsi d’un ton ferme, et il parut un instant réduit au silence. Le dédain avec lequel il me répondit enfin avait même quelque chose d’affecté.

« Les lois ! dit-il ; et que connaissez-vous, jeune insensé, aux lois de votre pays ? — Avez-vous pu apprendre la jurisprudence sous un ignoble barbouilleur de parchemin tel que Saunders Fairford, ou avec ce fat ignare et pédant, son fils, qui maintenant, Dieu me pardonne ! se donne le titre d’avocat ? — Quand l’Écosse était indépendante, quand elle avait un roi et une législature à elle, de si chétifs plébéiens, au lieu d’être à la barre des cours suprêmes pour y plaider, auraient à peine été admis à l’honneur de porter un sac de procédure. »

C’en était trop, Alan : je ne pus supporter une telle insolence, et je répliquai avec indignation qu’il ne connaissait ni les talents ni l’honneur des gens qu’il déchirait ainsi.

« Je connais ces Fairford aussi bien que je vous connais vous-même, répliqua-t-il.

— Aussi bien, dis-je, et aussi peu ; car vous ne pouvez estimer au véritable taux ni leur mérite ni le mien. Je sais que vous les avez vus la dernière l’ois que vous êtes allé à Édimbourg.

— Ah ! » s’écria-t-il, et il fixa sur moi des yeux perçants.

« C’est la vérité, dis-je, vous ne pouvez le nier ; et maintenant que je vous ai ainsi montré qu’il ne m’a pas été impossible de connaître vos mouvements, permettez de vous avertir que j’ai des moyens de communication absolument ignorés de vous. Ne m’obligez pas à m’en servir à votre préjudice.

— À mon préjudice ! répliqua-t-il. Jeune homme, vous me faites rire, et je vous pardonne votre folie. Même je vous dirai une chose dont vous ne vous doutez pas : ce fut par des lettres reçues de ces Fairford que je soupçonnai pour la première fois (soupçon confirmé par la visite que je leur rendis) que vous étiez l’individu que je cherchais depuis tant d’années.

— Si vous l’avez appris par les papiers que je portais sur moi durant la nuit où je fus obligé de devenir votre hôte à Brokenburn, je n’envie pas votre indifférence sur les moyens de vous procurer des renseignements. C’est un déshonneur que…

— Paix, jeune homme, » s’écria Herries, mais avec plus de calme que je ne m’y étais attendu ; « le mot déshonneur ne doit pas être prononcé dans la même phrase que mon nom. Votre portefeuille était dans la poche de votre habit : il n’échappa point à la curiosité d’un autre, quoiqu’il eût été sacré pour la mienne. Mon domestique, Cristal Nixon, ne me communiqua ces informations qu’après votre départ. Je fus mécontent de la manière dont il avait obtenu ces renseignements ; mais il n’en était pas moins de mon devoir de m’assurer s’ils étaient certains, et je me rendis dans cette intention à Édimbourg. J’espérais persuader à M. Fairford d’entrer dans mes vues ; mais je le trouvai trop imbu de préjugés pour me confier à lui. C’est un misérable et timide esclave du gouvernement qui pèse honteusement sur notre malheureuse patrie ; et il n’aurait été ni avantageux ni sûr de lui apprendre le secret ou du droit que je possède de diriger vos actions, ou de la manière dont je me propose de l’exercer. »

J’étais décidé à profiter de son humeur communicative, et à obtenir, s’il était possible, plus de lumière sur ses intentions. Il semblait facile de le piquer sur le point d’honneur, et je résolus de tirer parti, mais avec précaution, de sa susceptibilité sur ce sujet. « Vous dites, répliquai-je, que vous n’aimez pas les manœuvres cachées, et que vous désapprouvez le moyen par lequel votre valet est parvenu à connaître mon nom et ma qualité ; — or, est-il honorable à vous de profiter de cette connaissance acquise par un moyen déshonorant ?

— La question est hardie, répliqua-t-il ; mais, restreinte dans certaines limites nécessaires, cette hardiesse de langage ne me déplaît pas. Vous avez dans cette courte conférence montré plus de caractère et d’énergie que je ne m’attendais à en trouver en vous. Vous ressemblerez, j’espère, à une plante des forêts qui, renfermée accidentellement dans une serre chaude, et ainsi devenue faible et délicate, reprend sa force et sa vigueur naturelle, aussitôt qu’elle est exposée à la température des hivers. Je répondrai avec franchise à votre demande. En affaires, comme à la guerre, les espions et les délateurs sont des maux nécessaires, que détestent tous les gens de bien, mais que pourtant doivent employer tous les hommes prudents, à moins de vouloir combattre et agir en aveugles. Mais rien ne peut justifier l’emploi de la fausseté et de la trahison quand nous nous en rendons personnellement coupables.

— Vous avez dit à M. Fairford père, » continuai-je avec la même hardiesse, que je commençais à trouver fort de mon goût, « vous avez dit que j’étais fils de Ralph Latimer de Langeoth-Hall ? — Comment conciliez-vous ce fait avec l’assertion que vous avez faite aujourd’hui que mon nom n’est pas Latimer. »

Il rougit en répondant : « Le vieil imbécile, le vieux radoteur a menti, ou peut-être n’a point compris ce que je lui voulais dire. J’ai dit que la personne en question pouvait être votre père. Pour confesser la vérité, je souhaitais que vous visitassiez l’Angleterre, votre pays natal, parce que, dès ce moment, mes droits sur vous devaient revivre. »

Ce discours m’expliqua clairement le fondement de l’avis qu’on m’avait souvent donné de ne pas franchir la frontière du Sud, si je tenais à ma sûreté ; et je maudis intérieurement ma folie, qui m’avait poussé à voltiger comme un moucheron autour de la chandelle, jusqu’à ce que je tombasse dans le malheur dont je m’étais joué. « Quels sont ces droits, repris-je, que vous prétendez avoir sur moi ? — Dans quel but vous proposez-vous d’en user ?

— Dans un but qui n’a rien de peu élevé, vous pouvez m’en croire, répliqua M. Herries ; mais je refuse de vous en communiquer à présent la nature ou l’étendue. Vous pouvez juger de son importance, puisque, dans le seul motif de m’emparer de votre personne, je suis descendu jusqu’à me mêler aux coquins qui détruisirent la pêcherie de ce misérable quaker. Qu’il se fût attiré tout mon mépris, que j’eusse été mécontent d’une invention sordide par laquelle il ruinait les plaisirs qu’on pouvait trouver à une pêche plus noble, c’est assez vrai ; mais si leur destruction n’eut pas favorisé mes projets sur vous, il aurait pu conserver, en ce qui me touche, ses filets à pieux jusqu’à ce que la marée cessât de monter et de descendre dans la Solway.

— Hélas ! m’écriai-je, mon malheur est plus que doublé quand je pense que j’ai été la cause involontaire de celui d’un homme honnête, qui était mon ami.

— Ne vous chagrinez pas ; l’honnête Josué est de ces gens qui, par de longues prières, peuvent se mettre en possession des maisons des veuves : — il saura bien réparer ses pertes. Quand ils éprouvent un pareil accident ; lui et les autres hypocrites de son espèce demandent au ciel de les indemniser, comme ils réclameraient une dette ; et en règlement de comptes, ils exercent leurs brigandages sans aucun scrupule, jusqu’à ce qu’ils aient mis la balance de niveau, ou même qu’ils l’aient fait pencher en leur faveur. Mais en voici assez sur ce sujet quant à présent. — Il faut que je change immédiatement de résidence : à la vérité, je ne redoute pas qu’un excès de zèle pousse M. Foxley ou son greffier à des mesures extrêmes ; pourtant le malheur qui m’est arrivé d’être reconnu par ce misérable fou leur rend beaucoup plus difficiles les ménagements à mon égard, et je ne dois pas mettre leur patience à une trop rude épreuve. Il faut vous préparer à m’accompagner, soit comme captif, soit comme compagnon : dans ce dernier cas, vous me donnerez votre parole d’honneur de ne point chercher à vous évader. Si vous étiez si mal avisé que de manquer à votre serment, soyez bien persuadé que je n’hésiterais pas un seul instant à vous briser le crâne.

— J’ignore vos intentions et vos plans, répliquai-je, et je ne puis les considérer que comme dangereux. Je n’entends pas aggraver ma situation présente par une résistance inutile contre la force supérieure qui me retient prisonnier ; mais je ne renoncerai jamais au droit de reprendre ma liberté dès que l’occasion favorable s’en présentera. Je préfère donc vous suivre en captif plutôt qu’en allié.

— C’est parler sans détour, dit-il ; et pourtant non sans la subtile prudence d’un élève de la bonne ville d’Édimbourg. De mon côté, je n’userai envers vous d’aucune rigueur inutile ; au contraire, vous voyagerez avec toute la commodité que pourront permettre les précautions nécessaires pour que vous n’échappiez pas. Vous sentez-vous assez fort pour monter à cheval, ou préférez-vous une voiture ? La première manière de voyager convient mieux au pays que nous allons parcourir, mais vous avez la liberté du choix.

— Je sens que les forces me reviennent peu à peu, répondis-je, et, je préfère de beaucoup voyager à cheval. Dans une voiture, ajoutai-je, on est si renfermé…

« — Et si aisément gardé, » répliqua Herries en m’observant comme pour pénétrer au fond de mes plus intimes pensées, — « que, sans aucun doute, vous pensez en allant à cheval avoir plus de chances de vous échapper.

— Mes pensées m’appartiennent, répondis-je ; et quoique vous reteniez ma personne captive, vous ne pouvez les soumettre à aucune contrainte.

— Bah ! je peux lire le livre, dit-il ! sans en ouvrir les feuillets. Mais je vous engage à ne point faire d’entreprises téméraires, et je veillerai moi-même tout particulièrement à ce que vous ne trouviez jamais l’occasion de réussir. Le linge et les autres objets nécessaires dans votre position sont préparés à l’avance. Cristal Nixon vous servira de valet, — je devrais peut-être dire de femme de chambre. Vos habits de voyage pourront sans doute vous paraître singuliers, mais ils sont tels que l’exigent les circonstances ; et si vous refusez de porter les vêtements qu’on vous destine, il vous faudra quitter ces lieux d’une manière aussi désagréable que celle dont vous y êtes venu. Adieu. — Nous nous connaissons maintenant l’un l’autre un peu mieux qu’auparavant ; — ce ne sera point ma faute si la conséquence d’une plus grande intimité n’est pas une opinion mutuellement plus favorable. »

Il m’abandonna alors à mes propres réflexions, après m’avoir souhaité le bonsoir d’un air civil ; puis il revint sur ses pas pour me dire que nous partirions le lendemain à la pointe du jour au plus tard, peut-être plus tôt : mais il me fit l’honneur de supposer que, comme chasseur, je devais toujours être prêt à me mettre en route.

Nous en sommes donc venus à une explication, cet homme singulier et moi ! Ses vues personnelles me sont jusqu’à un certain point connues : il a embrassé une cause politique vieillie et perdue à jamais, et il prétend, d’après quelques liens supposés de tutelle ou de parenté, qu’il ne daigne pas expliquer clairement, mais qu’il semble être parvenu à faire passer pour monnaie courante aux yeux du stupide juge de paix de campagne et de son vénal greffier, il prétend au droit de diriger mes actions. Le danger qui m’attendait en Angleterre, et que j’eusse évité si j’étais resté en Écosse, était sans doute de me soumettre à l’autorité de cet homme. Le malheur que ma pauvre mère redoutait pour moi encore enfant, — et dont mon ami l’Anglais Griffiths cherchait à me prémunir pendant ma jeunesse et ma minorité, — ce malheur a maintenant fondu sur moi, à ce qu’il semble. Sous un prétexte légal, je suis retenu d’une manière qui doit être très-illégale, et par une personne encore dont la conduite lui a fait perdre tous ses droits civils. N’importe, j’y suis bien résolu ; ni persuasion ni menaces ne me forceront à prendre part aux projets désespérés que cet homme médite. Suis-je un individu d’aussi peu d’importance que ma vie paraissait jusqu’à présent l’annoncer, ou bien, comme le donnerait à croire la conduite de mon adversaire, ma naissance et ma fortune sont-elles assez importantes pour qu’on désire faire mon acquisition, et m’attacher à une faction politique ? Je l’ignore ; mais, dans l’un et l’autre de ces cas, ma résolution est bien prise. Les personnes qui liront ce journal, si elles le lisent avec des yeux impartiaux, pourront me juger sans crainte d’erreur, et si je leur semble fou quand elles me voient courir au-devant du danger, elles n’auront aucun motif de me croire lâche et prêt à tourner casaque, maintenant que je me suis engagé au milieu des périls. Élevé dans des sentiments d’attachement pour la famille qui occupe le trône, je veux vivre et mourir dans ces sentiments. J’ai aussi l’idée que M. Herries a déjà reconnu en moi un métal moins malléable qu’il ne l’avait d’abord cru. Il y avait des lettres de mon cher Alan Fairford, peignant sous des traits grotesques mon instabilité de caractère, dans le même portefeuille qui, selon l’aveu de mon prétendu tuteur, tomba sous les yeux de son domestique pendant la nuit que je passai à Brokenburn : et en effet, je me rappelle à présent que mes habits mouillés, avec tout ce que contenaient mes poches, furent, avec l’étourderie d’un jeune voyageur, confiés trop témérairement aux soins d’un domestique étranger. Et mon respectable hôte, M. Alexandre Fairford, peut aussi, et avec raison, avoir parlé à cet homme de ma légèreté ; mais il reconnaîtra qu’il établit un calcul faux sur ces données plausibles, puisque… Il faut que je m’arrête ici pour le moment.



  1. Théâtre de trois combats favorables à Charles-Édouard. a. m.
  2. Le village de Bannockburn, où se fabrique aujourd’hui du tartan, espèce de drap bariolé, et fameux par une bataille livrée le 14 juillet 1314, entre cent mille Anglais sous les ordres du roi Édouard, et trente mille Écossais sous le commandement du roi Robert Bruce qui fut victorieux. Là se distinguèrent les templiers écossais, quatre mois après le supplice de Jacques de Molay dans l’endroit où est aujourd’hui la place Dauphine à Paris. a. m.
  3. Red signifie rouge, et gauntlet, gantelet ; ainsi Redgauntlet revient à gantelet rouge ou gantelet sanglant. a. m.
  4. Richard III de Shakspeare. a. m.