Redgauntlet/Chapitre 10

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Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 276-288).


CHAPITRE X.

CONTINUATION DU JOURNAL DE DARSIE LATIMER.

LE PRÉVÔT.


Le lecteur doit s’être formé maintenant une idée du caractère d’Alan Fairford. Il avait une chaleur naturelle de cœur que l’étude des lois et du monde ne pouvait refroidir, et des talents que cette double étude avait rendus encore plus remarquables. Privé du patronage personnel dont jouissaient la plupart des jeunes gens de son âge qui endossaient la robe sous la protection de leurs alliances et de leurs familles aristocratiques, il avait reconnu de bonne heure qu’il lui faudrait acquérir par de longs efforts les avantages que possédaient les autres comme par droit de naissance. Il travailla rudement dans le silence et la solitude, et ses travaux furent couronnés de succès. Mais Alan raffolait de son ami Latimer, plus encore qu’il n’aimait sa profession, et, comme nous l’avons vu, il abandonna tout lorsqu’il apprit que Darsie était en danger, oubliant renommée et fortune, et s’exposant même au déplaisir sérieux de son père pour voler au secours d’un jeune homme qu’il chérissait avec la tendresse d’un frère aîné. Darsie, quoique ses qualités fussent plus vives et plus brillantes que celles de son ami, semblait toujours à ce dernier un être particulièrement confié à ses soins, qu’il était appelé à chérir et à défendre dans les dangers où son inexpérience pouvait le jeter au moins. Maintenant que le destin de Latimer paraissait douteux, toute la prudence et toute l’énergie d’Alan allaient être mises en jeu pour le sauver : une tentative qui aurait pu sembler périlleuse à beaucoup d’autres jeunes gens ne l’effrayait aucunement. Il connaissait à fond les lois de son pays, et savait comment y recourir ; et outre la confiance qu’il puisait dans sa profession, son caractère était naturellement ferme, calme, persévérant et intrépide. Muni de tous ces avantages, il entreprit une recherche qui, à cette époque, n’était pas exempte d’un véritable danger, et qui avait de quoi effrayer un naturel plus timide.

Fairford alla en droite ligne s’enquérir de son ami auprès du premier magistrat de Dumfries : c’était ce même prévôt Crosbie qui avait donné la première nouvelle de la disparition de Darsie. Dès qu’Alan eut annoncé le motif de sa visite, il crut distinguer dans l’âme de l’honnête dignitaire un désir de ne pas continuer la conversation sur ce sujet. Le prévôt parla de l’émeute qui avait eu lieu à la pêcherie comme « d’une querelle entre ces misérables vauriens de pêcheurs. C’est une affaire qui regarde le shérif, dit-il, plus que nous autres pauvres membres du conseil municipal, qui avons déjà assez de mal à maintenir la tranquillité dans la ville, avec les bandes de malfaiteurs dont elle est infectée.

— Mais ce n’est pas tout, prévôt Crosbie, répliqua M. Alan Fairford ; un jeune homme distingué par son rang et sa fortune a disparu entre les mains de ces misérables. — Vous le connaissez ; mon père lui avait donné une lettre pour vous ; — il s’agit de M. Darsie Latimer.

— Oui vraiment ! oui vraiment ; M. Darsie Latimer ! il a dîné chez moi : — j’espère qu’il se porte bien.

— Je l’espère aussi, » répliqua Alan d’un ton presque indigné ; « mais je désire acquérir plus de certitude sur ce point : vous écrivîtes vous-même à mon père qu’il avait disparu.

— Oui, ma foi ! c’est la vérité. Mais n’a-t-il donc pas été rejoindre ses amis en Écosse ? Il n’était pas naturel de penser qu’il resterait ici.

— Il n’y serait pas resté, à moins d’y être contraint, » repartit Fairford surpris de la froideur avec laquelle le prévôt semblait prendre cette affaire.

« Comptez bien alors, monsieur, que, s’il n’est pas retourné vers ses amis d’Écosse, il doit être allé rendre visite à ses amis d’Angleterre.

— Je n’admettrai pas une pareille explication : s’il y a des lois et de la justice en Écosse, j’éclaircirai cette affaire jusqu’au fond.

— Vous aurez raison, parfaitement raison, de pousser les choses aussi loin que possible ; mais vous savez que mon autorité ne s’étend pas au-delà des portes de la ville.

— Mais vous êtes membre du conseil général, M. Crosbie. Vous êtes encore juge de paix du comté.

— Vrai, très-vrai ; — du moins, répliqua le prudent magistrat, je ne nierai pas que mon nom ne puisse se trouver sur la liste des juges, mais je ne puis me rappeler qu’on m’ait jamais autorisé à exercer en me faisant prêter serment.

— Eh bien, en ce cas, il y a des gens malintentionnés qui pourraient douter de votre attachement à la ligne protestante, M. Crosbie.

— Dieu m’en préserve, M. Fairford ! moi qui ai tant fait et tant souffert en l’année 1745 ! Je compte que les montagnards m’ont causé pour cent livres écossaises de dommages, sans parler de tout ce qu’ils ont bu et mangé : — non, non, monsieur, je suis à l’abri du soupçon. Mais, quant à me mêler des affaires du comté, laissez ceux qui connaissent la jument ferrer la jument. Les commissaires pour l’administration générale me verraient le dos courbé sous la besogne avant de venir m’aider à maintenir la tranquillité dans Dumfries ; et tout le monde sait qu’il y a une immense différence entre les affaires publiques d’une ville et celles du dehors. Que me font leurs querelles à moi ? n’avons-nous pas assez de bruit chez nous ? — Mais il faut que je m’apprête, car le conseil s’assemble cet après-dîner. Je suis charmé de voir le fils de votre père dans l’enceinte de notre ancienne ville, M. Alan Fairford. Si vous étiez d’une année ou deux plus âgé, que vous nous ferions de vous un bourgeois, mon garçon ; j’espère reviendrez me voir, et que vous dînerez avec moi avant votre départ. — Voulez-vous que ce soit pour aujourd’hui à deux heures ? — la fortune du pot, un poulet rôti et des œufs pochés. »

Mais Alan Fairford n’était pas homme à suspendre ses questions en considération de cette offre hospitalière, faite, à ce qu’il paraissait, dans l’intention d’y mettre un terme. « Il faut que je vous retienne un moment, M. Crosbie, dit-il, c’est une affaire sérieuse. Un jeune homme de grande espérance, et mon meilleur ami, ne se retrouve plus ; — vous ne pouvez croire qu’on permette à un homme de votre réputation, connu comme vous par son zèle pour le gouvernement, de s’abstenir en pareil cas de faire d’activés recherches. M. Crosbie, vous êtes l’ami de mon père, et à ce titre je vous respecte ; — mais à d’autres yeux votre conduite aurait mauvaise apparence. »

Le prévôt sentait bien la mouche qui le piquait, et il se promena dans la chambre d’un air de tribulation, en répétant : « Mais que puis-je faire, M. Fairford ? je vous assure que votre ami est encore vivant ; — il reviendra, allez, comme revient le mauvais shilling ; — il n’est pas de ces marchandises qui se perdent. — Un jeune étourdi qui court la campagne avec un joueur de violon aveugle, et qui fait danser une bande de goujats ! qui pourrait dire où un pareil écervelé est allé se nicher ?

— Il y a des individus arrêtés, qui sont maintenant dans la prison de votre ville, à ce que j’ai appris par le substitut du shérif ; votre devoir est de les faire venir devant vous, et de leur demander ce qu’ils savent de ce jeune homme.

— Oui, oui ! — le shérif a fait mettre sous les verroux quelques pauvres diables, je crois : — des misérables, d’ignorants pêcheurs, qui s’étaient pris de querelle avec le quaker Geddes, à l’occasion de ses filets à pieux, Lesquels filets, soit dit sans que votre robe s’en offense, M. Fairtord, ne sont pas plus qu’il ne faut autorisés par la loi, et le clerc de la ville pense qu’on pouvait légalement les détruire viâ facti, — soit dit en passant. Mais, monsieur, ces malheureux ont tous été relâchés faute de preuves ; le quaker n’a pas voulu jurer qu’il les reconnaissait ; que pouvions, nous faire, le shérif et moi, sinon les remettre en liberté ? Voyons, remettez-vous, maître Alan, et allez faire un tour de promenade jusqu’au dîner. — Il faut absolument que je me rende au conseil.

— Un instant, prévôt, je porte plainte devant vous comme magistrat, et vous verrez que la chose deviendra trop sérieuse pour la traiter aussi légèrement. Il faut faire arrêter de nouveau ces pêcheurs.

— Oui, oui, bien aisé à dire ; mais les attrape qui pourra : ils sont de l’autre côté de la frontière à cette heure ou par delà la pointe de Cairn. — Le Seigneur nous protège ! ce sont des espèces de diables amphibies, qui ne vivent ni sur terre ni dans l’eau, qui ne sont ni Anglais ni Écossais, — qui ne dépendent ni du comté ni de la ville, comme nous disons, — qui échappent comme du vif argent. Vous pouvez aussi bien faire sortir en sifflant un veau marin de la Solway que mettre la main sur aucun de ces animaux-là, avant que toute cette affaire soit arrangée.

— M. Crosbie, la chose ne se passera point ainsi, répliqua le jeune homme ; il y a, parmi les personnes compromises dans cette malheureuse affaire, un personnage beaucoup plus important que les misérables dont vous venez de faire le portrait. — Je dois vous nommer un certain M. Herries. »

Il regarda fixement le prévôt en prononçant ce nom, et il le prononça plutôt à tout hasard et à cause de la relation que cet homme et sa nièce véritable ou supposée semblaient avoir avec le destin de Darsie Latimer, que d’après aucun motif bien précis de soupçon. Il crut reconnaître que le prévôt était embarrassé, quoiqu’il parût désirer beaucoup de prendre un air d’indifférence, ce à quoi il réussit en partie.

« Herries ! dit-il, — quel Herries ? — Il y a beaucoup de familles qui portent ce nom, — moins aujourd’hui qu’autrefois, sans doute, car les vieilles souches commencent à dépérir ; — mais nous avons encore Herries de Heathgill, Herries d’Auchintulloch, Herries de…

— Pour vous épargner tant de peine, la personne dont je vous parle s’appelle Herries de Birrenswork.

— De Birrenswork ? — ah ! j’y suis, M. Alan. Ne pouviez-vous pas aussi bien dire tout simplement le laird de Redgauntlet ? » Fairford était trop circonspect pour témoigner aucune surprise en apprenant que ces deux noms ne désignaient qu’une seule et même personne, bien qu’il ne s’y attendît pas. « Je croyais, dit-il, qu’on le connaissait plus généralement sous le nom de Herries. Je l’ai vu et je me suis trouvé en compagnie avec lui sans qu’on l’appelât autrement, voilà qui est sûr.

— Oh ! oui, à Édimbourg, vraisemblablement. Vous savez que Redgauntlet a été bien malheureux à une époque maintenant très-reculée ; et quoiqu’il ne fût pas plus enfoncé qu’un autre dans le bourbier, pourtant, par quelque cause particulière sans doute, il ne s’en est pas tiré si aisément.

— Il fut proscrit, à ma connaissance, et n’a pas obtenu sa grâce. »

Le prudent prévôt fit seulement un signe de tête affirmatif, et dit : « Vous pouvez donc imaginer pourquoi il est si convenable qu’il prenne le nom de sa mère, qui est aussi en partie le sien propre, lorsqu’il se trouve à Édimbourg. Porter son véritable nom, serait jeter une espèce de défi au gouvernement, vous comprenez ? Mais il y a long-temps qu’on ferme les yeux sur lui. — C’est aujourd’hui une bien vieille histoire, — et cet homme a d’excellentes qualités : il est d’une illustre et ancienne maison ; il a des cousins parmi les grands du jour, — il compte au nombre de ses parents l’avocat du roi et le shérif. — Les faucons, vous le savez, M. Alan, ne peuvent pas arracher les yeux aux faucons, — il a une parenté fort étendue ; — ma propre femme est sa cousine au quatrième degré.

Hinc illœ lacrymœ[1] ! » pensa Alan Fairford en lui-même ; mais les dernières paroles du magistrat le déterminèrent à s’avancer par les voies de la douceur et avec précaution. — « Je vous prie de bien comprendre, dit-il, que, dans l’enquête dont je vais m’occuper, je n’ai aucun mauvais dessein contre M. Herries, ou Redgauntlet, — appelez-le comme vous voudrez ; tout ce que je souhaite, c’est de savoir si mon ami est en sûreté. Je sais que c’était à lui une espèce de folie que d’aller, pour satisfaire un simple caprice et sous déguisement, dans le voisinage de la maison de ce même homme. Dans les circonstances où il se trouve, M. Redgauntlet peut avoir mal interprété ses motifs, et considéré Darsie Latimer comme espion. Son influence, je crois, est grande parmi les misérables dont vous parliez à l’instant ? »

Le prévôt répondit par un autre mouvement de tête aussi sagace que le premier, qui aurait fait honneur à lord Burleigh dans le Critique[2].

" Eh bien, continua Alan, il n’est pas impossible que, dans la fausse persuasion que M. Latimer venait pour l’espionner, il l’ait fait enlever d’abord, et qu’il le retienne prisonnier quelque part. — De semblables choses arrivent aux élections, et dans des occasions moins pressantes encore.

M. Fairford, » répliqua le prévôt avec chaleur, « j’ai peine à croire qu’une telle méprise soit possible ; ou si par un grand hasard elle avait lieu, Redgauntlet qui ne peut que m’être bien connu, puisqu’il est cousin de ma femme au premier, — je voulais dire au quatrième degré, Redgauntlet est absolument incapable de soumettre ce jeune homme à aucun mauvais traitement ; — il pourrait l’envoyer à Ailsay pour une nuit ou deux, peut-être le débarquer sur la côte septentrionale de l’Irlande, ou à Islay, ou dans quelqu’une des Hébrides ; mais, croyez-moi, il est incapable de toucher à un cheveu de sa tête.

— Je suis déterminé à ne point me payer de cette monnaie-là, prévôt, » répondit Fairford avec fermeté ; « et je suis fort surpris de vous entendre parler si légèrement d’une pareille agression contre la liberté d’un citoyen. Vous considérerez, et les amis de M. Herries, ou de M. Redgauntlet, feront tous très-bien de considérer de quelle manière sonner à l’oreille du secrétaire d’État anglais la nouvelle qu’un traître proscrit (car c’est le cas de cet homme) a non-seulement eu l’audace d’établir sa résidence dans les États du monarque contre lequel il a porté les armes, — mais est soupçonné d’avoir agi, par force ouverte et violence, contre la personne d’un fidèle sujet, contre un jeune homme qui ne manque ni d’amis ni de ressources pour se faire rendre justice. »

Le prévôt regarda le jeune avocat avec une figure où semblaient se peindre à la fois la méfiance, la crainte et le mécontentement. « Fâcheuse affaire ! dit-il enfin, fâcheuse affaire ! et il serait peut-être dangereux d’y intervenir. Je n’aimerais pas voir le fils de votre père jouer le rôle de délateur contre un infortuné.

— Aussi mon intention n’est-elle pas de jouer un pareil rôle, répondit Alan, pourvu que cet infortuné, comme vous dites, ou ses amis, me fournissent une occasion facile de pourvoir à la sûreté de mon propre client. Si je pouvais parler à M. Redgauntlet, et lui entendre expliquer les motifs de sa conduite, je serais probablement satisfait. Mais si je suis forcé de le dénoncer au gouvernement, ce sera pour délit de soustraction de personne. Je ne pourrai empêcher, et ce n’est pas d’ailleurs mon affaire, qu’il ne soit reconnu en sa qualité de proscrit excepté du pardon général.

— Maître Fairford, voudriez-vous donc causer, sur un vain soupçon, la ruine d’un innocent ?

— N’en parions plus, M. Crosbie ; mon plan de conduite est arrêté, — à moins qu’on ne prouve que ce soupçon est faux.

— Eh bien, monsieur, puisqu’il en est ainsi, puisque vous dites ne vouloir aucun mal à Redgauntlet personnellement, j’inviterai à dîner aujourd’hui avec nous un homme qui connaît ses affaires mieux que personne. Vous devez bien penser, M. Alan Fairford, que tout proche parent de ma femme que soit Redgauntlet, et quelque bien que je lui souhaite, pourtant je suis dans une position qui ne permet pas d’être toujours au fait de ses allées et de ses venues. Je ne suis pas homme à cela, — je tiens à l’église réformée, et j’abhorre le papisme ; — je me suis déclaré hautement pour la maison de Hanovre, pour la liberté et le droit de propriété. — J’ai porté les armes, monsieur, contre le Prétendant, lorsque trois chariots à bagages appartenant aux montagnards ont été arrêtés à Ecclefechan ; et j’ai surtout éprouvé une perte de cent livres…

— D’Écosse. Vous oubliez que vous m’avez déjà dit tout cela.

— D’Écosse ou d’Angleterre[3], la perte n’en était pas moins considérable pour moi. Vous voyez donc que je ne suis pas homme à m’en aller bras dessus bras dessous avec des jacobites, et des gens aussi exposés à être poursuivis que ce pauvre Redgauntlet.

— Accordé, accordé, M. Crosbie ; eh bien, après ?

— Après ! — il s’ensuit que, si je dois vous aider en cette occurrence, ce ne peut être d’après mes connaissances personnelles, mais par l’intermédiaire d’un agent convenable, ou d’une tierce personne.

— Accordé encore. Et, s’il vous plaît, qui pourra être cette tierce personne ?

— Qui en effet, sinon Pate Maxwell de Summertrees, — celui qu’on a surnommé Tête-en-Péril.

— Un homme de 45, vraisemblablement ?

— Vous en pourriez faire serment, — c’est un jacobite aussi noir que le vieux levain peut les faire ; mais un aimable convive, un joyeux compagnon, de sorte que personne de nous ne juge nécessaire de briser avec lui, malgré son babillage et sa fanfaronnade. À l’en croire, si on avait voulu suivre ses conseils à Derby, il aurait fait marcher Charles Stuart entre Wade et le duc, comme un fil passe par le trou d’une aiguille, et l’aurait conduit à Saint-James avant que vous puissiez dire : « En avant marche ! » Mais quoiqu’il soit un peu arrogant quand il conte ses vieilles histoires de guerre, il est beaucoup plus raisonnable que bien des gens ; — il entend les affaires, M. Alan, car il fut élevé pour le barreau ; mais il n’a jamais pris la robe, à cause du serment qui autrefois arrêtait plus de monde qu’aujourd’hui, — et c’est grand’pitié vraiment !

— Quoi ! êtes-vous fâché, prévôt, que le jacobinisme soit sur son déclin ?

— Non, non, — je suis seulement fâché que certaines gens n’aient plus les mêmes scrupules de conscience qu’ils avaient jadis. J’ai un fils que j’élève pour le barreau, M. Fairford ; et sans aucun doute, attendu mes services et mes pertes, j’aurais pu espérer quelque bonne place pour lui ; mais si les nobles familles s’en mêlent, — je veux dire les Maxwell, les Johnstone et les grands lairds, que la formalité du serment retenait depuis tant d’années, — de pauvres roturiers comme mon fils, et peut-être comme le fils de votre père, M. Alan, pourront bien rester au pied du mur.

— Pour en revenir à notre sujet, M. Crosbie, pensez-vous réellement que ce M. Maxwell puisse me servir dans cette affaire ?

— Rien de plus vraisemblable, car c’est la trompette de toute leur escouade ; et quoique Redgauntlet ne se gêne guère pour l’appeler parfois imbécile, il le consulte néanmoins plus souvent que personne à ma connaissance. Si Pate peut l’amener à un entretien, l’affaire est faite. C’est un fin matois que Tête-en-Péril.

— Tête-en-Péril ! voilà un singulier nom !

— Oui, et la manière dont il lui vint n’est pas moins singulière ; mais je ne vous la conterai pas, dans la crainte de lui couper l’herbe sous le pied ; car vous êtes sûr de lui entendre conter cette histoire-là une fois au moins, sinon plus souvent même, avant que le bol de punch soit remplacé par la théière. — Et maintenant adieu ; car voici la cloche du conseil qui sonne d’une rude façon, et si je n’y suis pas arrivé avant l’ouverture de la séance, le bailli Laurie me voudra jouer quelqu’un de ses mauvais tours. »

Le prévôt, répétant à M. Fairford qu’il espérait le revoir à deux heures, réussit enfin à se débarrasser du jeune avocat, et l’abandonna à lui-même. Celui-ci ne savait trop quelles mesures prendre. Le shérif paraissait être revenu à Édimbourg, et Alan considérant la répugnance manifeste du prévôt à intervenir dans les affaires de ce laird de Birrenswork, autrement dit Redgauntlet, craignait d’en trouver une beaucoup plus forte encore parmi les gentilshommes campagnards : car la plupart d’entre eux étaient catholiques aussi bien que jacobites, et les protestants même devaient être peu disposés à rompre avec des parents et des amis, en poursuivant des crimes politiques qui avaient presque encouru la prescription.

Recueillir tous les renseignements possibles, et n’avoir recours aux autorités supérieures que lorsqu’il serait à même de leur présenter l’affaire avec autant de clarté qu’elle en était susceptible, lui parut la meilleure marche à suivre parmi toutes ces difficultés. Il se mit en relation avec le procureur fiscal, qui, comme le prévôt, était un ancien correspondant de son père : il communiqua à cet officier public son intention de visiter Brokenburn ; mais il fut assuré par lui que ce serait une démarche qui l’exposerait lui-même à de grands périls, et n’amènerait aucun résultat ; que les individus qui avaient été les promoteurs de l’émeute étaient depuis long-temps en sûreté dans leurs différentes retraites, dans l’île de Man, dans le Cumberland et ailleurs, et que ceux qui pouvaient rester encore commettraient indubitablement des violences contre toute personne qui visiterait leur hameau avec l’intention de faire une enquête sur les derniers troubles.

Les mêmes objections ne se présentaient pas contre une visite à Mont-Sharon, où il s’attendait à trouver les nouvelles les plus récentes de son ami ; et il lui restait assez de temps pour s’y rendre avant l’heure indiquée par le prévôt pour le dîner. Chemin faisant, il se félicita d’avoir obtenu sur un point une information presque certaine. L’individu qui avait pour ainsi dire forcé M. Fairford père à lui donner l’hospitalité, et qui avait paru vouloir déterminer Darsie Latimer à visiter l’Angleterre, individu contre lequel une espèce d’avertissement avait été donné par une personne liée avec sa famille et vivant dans sa société, cet homme enfin se trouvait être un instigateur des troubles au milieu desquels Darsie avait disparu.

Quel pouvait être le motif d’un pareil attentat contre la liberté d’un jeune homme inoffensif ? Il était impossible qu’il fallût l’attribuer à une simple méprise de Redgauntlet, qui eut regardé Darsie comme espion. En effet, quoique telle fût l’explication que Fairford avait présentée au prévôt, il savait que, de fait, il avait été lui-même averti par sa singulière visiteuse d’un danger auquel son ami était exposé, avant qu’un semblable soupçon pût être conçu. De plus, toutes les recommandations données à Latimer par son tuteur ou par celui qui agissait comme tel, à savoir M. Griffiths de Londres, aboutissaient à la même défense. Alan n’était pas fâché, d’ailleurs, de n’avoir pas mis le prévôt Crosbie dans son secret plus qu’il n’était absolument nécessaire, puisqu’il était évident que la parenté de la femme de ce fonctionnaire avec l’individu suspect devait nuire à son impartialité comme magistrat.

Lorsque Alan Fairford arriva à Mont-Sharon, Rachel Geddes accourut au-devant de lui presque avant que le domestique lui eût ouvert la porte. Elle recula d’un air désappointé, quand elle aperçut une figure étrangère, et dit, pour excuser sa précipitation, « qu’elle avait cru que c’était son frère Josué qui revenait du Cumberland.

— M. Geddes n’est donc pas à la maison ? » dit Fairford, très-désappointé à son tour.

« Il est parti hier, ami, » répondit Rachel, qui était parvenue à reprendre l’air de quiétude qui caractérise la secte, mais ses joues pâles et ses yeux rouges donnaient un démenti formel à la tranquillité d’esprit qu’elle affectait.

« Je suis, » se hâta d’ajouter Fairford, « l’ami particulier d’un jeune homme qui ne vous est pas inconnu, miss Geddes, — l’ami de Darsie Latimer, — et j’arrive dans ce canton, en proie à la plus vive inquiétude, après avoir appris du prévôt Crosbie qu’il avait disparu la nuit même où l’on avait attaqué et détruit la pêcherie de M. Geddes.

— Tu m’affliges, ami, en venant chercher près de moi de pareils renseignements, » dit Rachel d’une voix plus triste qu’auparavant ; « car, quoique ce jeune homme ressemblât à ceux de la génération mondaine, qu’il fût confiant dans sa propre sagesse et prompt à s’abandonner au souffle de la vanité, pourtant Josué l’aimait, et son cœur saigne maintenant comme s’il eût été son propre fils. Et quand il échappa lui-même aux fils de Bélial, ce qui n’arriva qu’après qu’ils se furent lassés de le couvrir d’injures, de sots reproches et de sales plaisanteries, Josué, mon frère, retourna à plusieurs reprises vers eux, leur offrit de payer une rançon pour le jeune Darsie Latimer, leur promit en outre l’oubli de ce qui s’était passé : mais ils ne voulurent pas l’entendre. Il se présenta aussi devant le grand juge qu’on appelle shérif, et il l’aurait averti du péril que courait le jeune homme : mais on n’a jamais voulu l’écouter, à moins qu’il ne jurât de la vérité de ses paroles ; ce qu’il n’aurait pu faire sans péché, attendu qu’il est écrit : « Tu ne jureras point ; » — et ailleurs : « Bornons-nous à dire oui ou non. » Josué revint donc désolé vers moi, et dit : « Sœur Rachel, ce jeune homme s’est exposé pour moi au péril. Assurément je ne serai pas innocent si l’on touche à un seul des cheveux de sa tête, vu que j’ai eu tort de lui permettre de m’accompagner à la pêcherie, lorsqu’un pareil malheur me menaçait. Je vais donc prendre mon cheval, Salomon, et me diriger en toute hâte vers le Cumberland. Je me concilierai des amis, à l’aide du Mammon de l’iniquité, parmi les magistrats des gentils et les grands de la terre ; et tu peux compter que Darsie Latimer recouvrera la liberté, quand bien même il faudrait sacrifier la moitié de ma fortune. » — Et je répondis : « Non, mon frère, n’y va point ; car ils ne feront que t’assaillir d’insultes et de railleries ; mais gagne avec ton argent un de ces scribes, qui sont aussi ardents que des chasseurs à poursuivre leur proie ; et il arrachera par son adresse Darsie Latimer aux mains des hommes de violence, et ton âme sera innocente de tout mal envers ce pauvre garçon. » — Mais il répliqua : « Je ne souffrirai pas qu’on me contredise dans cette affaire. » Et il partit, et il n’est pas revenu, et je crains qu’il ne puisse jamais revenir ; car, quoiqu’il soit pacifique comme il convient à quiconque regarde toute violence comme une offense contre son âme, pourtant ni les flots de la mer, ni la crainte des pièges, ni l’épée nue que l’ennemi peut brandir sur son chemin, ne le détourneront de sa résolution. La Solway peut donc l’engloutir, elle glaive ennemi le percer. — Cependant mon espérance repose en celui qui dirige toute chose, qui dompte les vagues de l’Océan, qui déjoue les projets des méchants, et qui peut nous délivrer comme un oiseau du filet de l’oiseleur. »

Ce fut tout ce que Fairford put apprendre de miss Geddes : mais il l’entendit avec plaisir ajouter ensuite que le bon quaker, son frère, avait de nombreux amis dans le Cumberland, parmi les personnes de la même croyance religieuse ; et il se persuada que, sans courir autant de risques que semblait le redouter sa sœur, Josué serait à même de découvrir quelques traces de Darsie. Il retourna lui-même à Dumfries, après avoir laissé à miss Geddes son adresse en cette ville, en la priant avec instance de lui faire passer tous les renseignements qu’elle pourrait obtenir de son frère.

De retour à son hôtel, Fairford employa le peu d’instants qui lui restaient encore avant l’heure du dîner à écrire à M. Samuel Griffiths, par les mains de qui toutes les remises d’argent pour le service de son ami avaient été faites jusqu’à présent. Il exposa au banquier ce qui était arrivé à Darsie Latimer, et l’incertitude actuelle de sa position ; il lui demanda prompte communication de toutes les circonstances de l’histoire de son jeune ami qui pourraient le diriger, lui Alan Fairford, dans la poursuite qu’il allait entreprendre sur les frontières : il lui promit enfin de ne pas abandonner ces démarches avant d’avoir obtenu des nouvelles de son ami, mort ou vivant. Le jeune avocat se sentit plus à son aise après avoir terminé cette missive. Il ne pouvait aucunement concevoir pourquoi on en voulait à la vie de son ami ; il savait que Darsie n’avait rien fait qui pût autoriser à lui ravir légalement la liberté. Depuis peu d’années, de singulières histoires avaient bien couru dans le public, sur des hommes et des femmes qui avaient été enlevés de force, transportés dans des lieux solitaires et dans des îles éloignées, puis retenus là quelque temps pour servir par leur absence des projets intéressés ; mais de telles violences avaient surtout été pratiquées par le riche contre le pauvre, et par le puissant contre le faible ; tandis que, dans le cas actuel, ce M. Herries ou Redgauntlet, qui avait à redouter pour plus d’une raison la sévérité des lois, devait être le plus faible dans toute lutte qui pourrait s’établir. À la vérité, sa vive sollicitude pour son ami lui disait tout bas que le motif même qui rendait cet oppresseur moins formidable pouvait aussi le rendre plus désespéré. Mais, d’un autre côté, il se rappelait que les manières et le langage de M. Herries, à la table de son père, annonçaient un homme comme il faut, un homme d’honneur. Il en conclut que si son orgueil féodal pouvait porter un pareil homme à des actes de violence tels que les grands s’en permettaient volontiers autrefois, il était impossible qu’il voulût se souiller par un acte de scélératesse préméditée. Ce fut dans cette conviction qu’Alan Fairford alla dîner chez le prévôt Crosbie, le cœur un peu rassuré.



  1. De là ces larmes. a. m.
  2. Pièce de Shéridan. a. m.
  3. La livre d’Écosse équivaut à un franc vingt-cinq centimes, et la livre d’Angleterre, pound, ou livre sterling, à vingt-cinq francs. a. m.