Redgauntlet/Chapitre 12

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Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 307-322).


CHAPITRE XII.

SUITE DES AVENTURES D’ALAN FAIRFORD.

LA LETTRE.


M. Maxwell de Summertrees ne fut pas plus tôt sorti de l’appartement, que le prévôt se mit à regarder d’un air fort inquiet en bas, en haut et autour de la chambre, approcha sa chaise de celle du seul hôte qui lui restait, et se mit à lui parler d’une voix si basse qu’il n’aurait pas effrayé la plus petite souris qui court sur un parquet.

« M. Fairford, dit-il, vous êtes un bon garçon, et, qui plus est, vous êtes le fils de mon vieil ami. Votre père a été procureur de notre ville pendant maintes années, et n’a que du bien à dire du conseil ; il y a donc eu des obligations entre lui et moi : elles peuvent être soit d’un côté soit de l’autre, mais enfin il y a eu des obligations entre nous. Je suis un homme franc, M. Fairford, et j’espère que vous me comprenez.

— Je crois que vous me voulez du bien, prévôt, et je suis sûr que jamais vous ne trouverez une meilleure occasion de me prouver votre attachement.

— C’est cela ! — c’est précisément où je voulais en venir, M. Alan. D’ailleurs je suis, comme il convient à ma position, tout dévoué à l’Église et au roi, et j’entends par là le clergé et l’État tels qu’ils sont actuellement constitués ; c’est pourquoi, comme je vous le disais, vous pouvez compter sur… sur mes avis.

— Je compte aussi sur votre assistance et votre coopération.

— Certainement, certainement. Hé bien ! maintenant, vous comprenez qu’on peut aimer l’Église, et néanmoins ne pas se mettre à califourchon sur le faîte du toit ; qu’on peut aimer le roi, et néanmoins ne pas faire passer de force sa santé par le gosier des malheureuses gens qui peuvent préférer par hasard un autre souverain. J’ai des amis et des parents parmi ces gens-là, M. Fairford, comme votre père peut y avoir des clients. — Ils sont de chair et d’os comme nous, ces pauvres diables de jacobites ; — ils sont fils d’Adam et d’Ève après tout ; c’est pourquoi — j’espère que vous me comprenez ; je suis un homme franc.

— J’ai peur de ne pas tout à fait vous comprendre, et si vous avez quelque chose à me dire en particulier, mon cher prévôt, vous feriez mieux d’aller droit au fait ; car ce laird de Summertrees va avoir fini sa lettre dans une minute ou deux.

— Que non pas, mon homme. — Tête-en-Péril est un drôle qui a l’esprit vif. Mais sa plume ne galope pas sur le papier comme ses chiens de chasse à travers les taillis de Tinwald. Je lui ai lancé un petit lardon à ce propos, si vous avez remarqué ; je puis tout dire à Tête-en-Péril, moi : — de fait, il est proche parent de ma femme.

— Mais votre avis, prévôt ? » dit Alan, qui s’apercevait que, comme un cheval peureux, le digne magistrat s’éloignait toujours du but où il voulait parvenir, à l’instant même où il semblait en approcher.

« Eh bien, je vais vous le donner avec franchise, car je suis un homme franc. — Voyez-vous, nous supposerons qu’un ami, tel que vous, soit tombé dans le trou le plus profond du Nith[1], et se démène pour n’y pas périr. Maintenant, voyez-vous, tel étant le cas, je ne dois pas concevoir l’espérance de le sauver, attendu que je suis gros, que j’ai les bras courts, et que je ne nage pas : de quoi servirait-il donc que je me jetasse après lui ?

— Je vous comprends, je crois. Vous pensez que la vie même de Darsie Latimer est en danger.

— Moi ! — je n’en pense rien du tout, M. Alan ; mais si la chose était, comme j’espère qu’elle n’est pas, le sang qui coule dans ses veines n’est pas le même qui coule dans les vôtres, M. Alan.

— Mais voilà votre ami Summertrees qui m’offre une lettre pour votre M. Rcdgauntlet : — que dites-vous à cela ? Moi ! M. Alan, je ne dis pas plus ceci que cela ; mais vous ignorez encore ce que c’est que de regarder un Redgauntlet en face. Essayez plutôt avec ma femme qui n’est leur cousine qu’au quatrième degré, avant de vous exposer avec le laird en personne : — parlez-lui seulement un peu de la révolution, et voyez quel regard elle pourra vous lancer.

— Je vous laisse le soin de soutenir tous les feux de cette batterie, prévôt. Mais répondez-moi en homme, — pensez-vous que Summertrees agisse loyalement avec moi ?

Loyalement ? — le voilà qui vient — loyalement ? Je suis un homme franc, M. Fairford — mais n’avez-vous pas dit loyalement ?

— Je l’ai dit, et il est de la plus grande importance pour moi de savoir et pour vous de m’éclairer sur cet article ; car si vous ne le faites point, vous pouvez être complice d’un meurtre convenu d’avance, et dans des circonstances même qui le feraient ressembler à un meurtre avec préméditation.

— Meurtre ! — qui parle de meurtre ! — il n’y a pas de meurtre à craindre, M. Alan : — seulement…, si je dois vous dire toute ma pensée… » — Alors, il approcha sa bouche de l’oreille du jeune avocat, et après un violent et douloureux effort, pareil à ceux d’une femme en travail, il accoucha heureusement de son avis dans les termes suivants : — « Jetez un coup d’œil sur la lettre de Tête-en-Péril avant de la remettre à son adresse. »

Fairford tressaillit, regarda le prévôt fixement et en face, et resta muet. M. Crosbie, avec la satisfaction de soi-même qu’éprouve un homme qui est enfin parvenu à s’acquitter d’un grand devoir, aux dépens d’un sacrifice pénible, clignait de l’œil et fronçait les sourcils en regardant Alan, comme pour donner plus de force à son avis ; puis avalant un large verre de punch, il répéta, avec le soupir d’un homme délivré d’un pesant fardeau ; Je suis un homme franc, M. Fairford.

— Un homme franc ! » dit Maxwell qui rentrait dans la chambre en cet instant, avec la lettre à la main. — « Prévôt, je ne vous ai jamais entendu vous servir de cette expression que quand vous aviez quelque méchant tour de votre métier à jouer aux autres. »

Le prévôt eut l’air assez sot, et le laird de Summertrees lança un regard perçant et soupçonneux à Alan Fairford, qui le soutint avec l’intrépidité habituelle aux hommes de sa profession. — Il y eut alors un moment de silence.

« J’essayais, dit le prévôt, de dissuader notre jeune ami de cette folle expédition.

— Et moi, dit Fairford, je suis bien décidé à l’accomplir. M’en rapportant à vous, monsieur Maxwell, je crois me fier, comme je l’ai dit déjà, à la parole d’un gentilhomme.

— Je vous garantis de toute conséquence sérieuse : — Il faut vous attendre à quelques inconvénients.

— J’y suis complètement résigné, et vous me voyez tout prêt à en courir les risques.

— Eh bien, alors, jeune homme, il faut que vous alliez…

— Je vais vous laisser seuls, messieurs, » dit le prévôt en se levant ; « lorsque vous aurez fini de causer d’affaires, vous me trouverez chez ma femme auprès de la table à thé.

— Et jamais vieille femme plus accomplie n’en a bu une tasse, » répliqua Maxwell en fermant la porte ; « il se range toujours au dernier avis, n’importe qui le donne ; — et pourtant, comme il sait toujours bien se tirer d’embarras, comme il a la langue passablement déliée, comme il tient à d’assez bonnes familles, et surtout comme personne n’a jamais pu découvrir s’il est whig ou tory, voilà trois fois qu’on le nomme prévôt. — Mais venons au fait. Ce billet, M. Fairford, » continua-t-il en lui mettant dans la main une lettre cachetée, « est adressé, vous le voyez, à M. H — — de B — — , et vous servira de lettre de créance auprès de ce gentilhomme, qui est aussi connu sous son nom de famille Redgauntlet ; mais on le lui donne moins fréquemment, parce qu’il est mentionné d’une façon peu flatteuse dans certain acte du parlement. Je doute peu que M. H. ne vous donne toute satisfaction quant à la sûreté de votre ami, et qu’il ne lui rende bientôt la liberté, dans le cas, du moins, où il le retiendrait en ce moment. Mais l’essentiel est de découvrir sa retraite, — et avant que vous ayez pris connaissance de cette partie très-nécessaire de votre expédition, il faut que vous me donniez votre parole d’honneur que vous n’informerez personne, ni de vive voix, ni par écrit, de la démarche que vous allez faire.

— Comment, monsieur, pouvez-vous espérer que je ne prenne pas la précaution d’avertir certaines gens de la route que je vais prendre, afin qu’en cas d’accident on puisse savoir où je suis, et dans quelle intention j’y suis allé ?

— Et pouvez-vous espérer, » répondit Maxwell sur le même ton, « que je remette la sûreté de mon ami non-seulement entre vos mains, mais encore entre celles des personnes qu’il vous plaira de choisir pour confidentes, et qui pourraient tirer de ces renseignements les moyens de le perdre ? — Non, — non. — J’ai juré ma parole que vous ne courez aucun péril, vous devez me donner la vôtre que vous garderez le secret sur ce que je vous apprendrai : — donnant, donnant, — vous savez ? »

Alan Fairford ne put s’abstenir de penser que cette obligation de garder le secret donnait une teinte nouvelle et suspecte à toute cette transaction ; mais, considérant que la délivrance de son ami pouvait dépendre du fait d’accepter la condition proposée, il déclara s’y soumettre avec la ferme résolution de l’exécuter.

« Et maintenant, monsieur, dit-il, où dois-je aller avec cette lettre ? M. Herries est-il à Brokenburn ?

— Il n’y est pas : je ne pense pas qu’il y revienne avant que l’affaire des filets à pieux soit assoupie, et je ne lui conseillerais pas d’y revenir. — Les quakers, avec toute leur froideur, peuvent bien pousser la malice aussi loin que les autres. — Or, quoique je n’aie pas la prudence de M. le prévôt, qui refuse de savoir où ses amis sont cachés durant l’adversité, de peur, sans doute, qu’on ne le prie de venir à leur secours ; pourtant, je ne pense pas qu’il soit nécessaire ni prudent de m’enquérir de tous les lieux où réside Redgauntlet, ce pauvre diable : mais je souhaite d’être toujours parfaitement libre de répondre, si l’on m’interroge à ce sujet : « Je n’en sais rien. » Vous irez donc à Annan, chez le vieux Tom Trumbull, ou Tam Turnpenny, comme on l’appelle ; et il est certain ou qu’il saura lui-même où est Redgauntlet, ou qu’il trouvera des gens à même de vous le faire promptement savoir. Mais il faut bien vous attendre que le vieux Turnpenny ne voudra répondre à aucune question à cet égard avant que vous lui donniez le mot d’ordre. Vous le ferez, pour le moment qui court, en lui demandant l’âge de la lune ; s’il répond : « Elle ne donne pas assez de lumière pour débarquer une cargaison, » il faudra lui répondre : « Alors, au diable les almanachs d’Aberdeen ! » et ensuite il entrera, sans plus se gêner, en conversation avec vous. — Maintenant, je vous conseillerais de ne pas perdre de temps, car on change souvent le mot d’ordre, — et de prendre garde à vous parmi les gaillards qui travaillent au clair de lune, car les lois et les hommes ne sont pas pour eux de grands objets de vénération.

— Je partirai à l’instant même, répliqua le jeune avocat ; je vais seulement dire adieu au prévôt et à mistress Crosbie, et je monterai ensuite à cheval aussitôt que le valet d’écurie de l’auberge du Roi-Georges aura eu le temps de seller mon cheval. — Quant aux contrebandiers, je ne suis ni douanier ni inspecteur, et, de même que l’homme qui rencontre le diable, s’ils n’ont rien à me dire, eux, je n’ai rien à leur dire, moi.

— Vous êtes un brave jeune homme, » dit Summertrees avec un air de bienveillance qui augmentait évidemment à mesure qu’il voyait cette ardeur et ce mépris du danger : car il ne s’attendait sans doute pas à trouver de pareilles qualités dans Fairford, d’après son physique faible et sa profession. « Vous êtes un jeune gaillard très-brave, vraiment ! — et c’est presque un malheur… » Là, il s’arrêta court.

— Quel malheur ?

— C’est presque un malheur que je ne puisse aller moi-même avec vous, ou du moins vous donner un guide sûr. »

Ils se rendirent alors tous deux à la chambre à coucher de mistress Crosbie ; car c’était dans cet asile que les dames de l’époque servaient leur thé, lorsque le salon était occupé par le bol de punch.

« Vous avez été d’une sagesse exemplaire ce soir, messieurs, dit mistress Crosbie ; j’ai peur, Summertrees, que le prévôt ne vous ait pas fait le punch aussi bon que de coutume. Ordinairement vous n’êtes pas si pressé de quitter le bol. Je ne vous dis rien, à vous, monsieur Fairford, car vous êtes encore un trop jeune homme pour boire une tonne, et vous quereller ; mais j’espère que vous ne direz pas aux gens comme il faut d’Édimbourg que le prévôt vous a ôté le verre de la bouche, comme dit la chanson.

— Je suis très-reconnaissant des bontés du prévôt et des vôtres, madame, répliqua Alan ; mais la vérité est que j’ai encore une longue course à faire ce soir, et plus tôt je serai à cheval, mieux vaudra.

— Ce soir ? » s’écria le prévôt d’un air inquiet ; « ne feriez-vous, pas mieux d’attendre jusqu’à demain, pour voyager à la lumière du jour ?

— M. Fairford voyagera aussi bien par la fraîcheur du soir, » dit Summertrees prévenant la réponse qu’Alan avait déjà sur les lèvres.

Le prévôt n’ajouta plus un mot, sa femme ne fit plus aucune question, et ni l’un ni l’autre ne témoigna aucune suprise du départ si soudain de leur hôte.

Après avoir bu sa tasse de thé, Alan Fairford prit congé de la compagnie avec le cérémonial d’usage. Le laird de Summertrees sembla jaloux d’empêcher toute communication ultérieure entre lui et le prévôt, et resta à se promener sur le palier de l’escalier pendant qu’ils se faisaient leurs adieux. Il entendit le prévôt demander à Alan s’il comptait revenir bientôt, et Alan répliquer qu’il ignorait combien il resterait de temps en route ; — il observa aussi la poignée de main, accompagnée d’un : « Dieu vous bénisse et vous protège ! » que le prévôt prononça avec plus de chaleur qu’à l’ordinaire en quittant son jeune ami. Maxwell accompagna Fairford jusqu’à l’auberge du Roi-Georges, quoique résistant à toutes les tentatives que faisait l’avocat pour obtenir de nouveaux renseignements sur Redgauntlet, et le renvoyant à Tom Trumbull, autrement dit Turnpenny, pour les détails qu’il pourrait juger nécessaire de connaître.

Enfin le bidet d’Alan fut amené : animal à long cou, à os saillants, accoutré de deux valises contenant la garde-robe de voyage du cavalier. Montant avec fierté en avant de son petit bagage, et nullement honteux d’une manière de voyager qu’un M. Silvertongue[2] moderne regarderait comme la dernière des dégradations, Alan Fairford prit congé du vieux jacobite, Tête-en-Péril, et se mit en route vers le bourg royal d’Annan. Ses réflexions chemin faisant ne furent pas des plus agréables. Il ne pouvait se déguiser à lui-même qu’il se jetait un peu trop témérairement au pouvoir de gens mis hors la loi et aigris par le désespoir ; car c’était seulement avec de pareils individus qu’un homme, dans la situation de Redgauntlet, pouvait faire société. Il y avait encore d’autres sujets de crainte. Certains signes d’intelligence entre mistress Crosbie et le laird de Summertrees n’avaient pas échappé à la perspicacité d’Alan, et certes les dispositions du prévôt à son égard, qu’il croyait bonnes et sincères, ne pouvaient être assez fermes pour combattre l’influence de cette ligue formée entre sa femme et son ami. Les adieux du prévôt, comme l’amen de Macbeth[3], lui étaient restés au gosier, et semblaient vouloir dire qu’il appréhendait des dangers plus grands que ceux dont il avait osé parler.

Réunissant tous ces petits faits ensemble, Alan pensa, non sans quelque inquiétude, au passage célèbre de Shakspeare : —


— Une goutte
Qui va dans l’Océan chercher une autre goutte[4].


Mais la persévérance était un des traits principaux du caractère du jeune avocat. Il était bien différent du cheval qui, plein de feu au commencement de la route, se fatigue avant midi par suite de sa trop vive ardeur du matin. Au contraire, ses premiers efforts paraissaient souvent ne pas devoir suffire à l’accomplissement de son entreprise, et c’était seulement à mesure que les difficultés de sa tâche augmentaient que son esprit semblait acquérir l’énergie nécessaire pour les combattre et les vaincre. Si donc il marchait avec inquiétude à cette expédition incertaine et périlleuse, le lecteur doit être certain néanmoins qu’il ne lui vînt, même en passant, aucune idée de renoncer à sa recherche, et d’abandonner Darsie Latimer à sa destinée.

Une couple d’heures de marche le conduisirent à la petite ville d’Annan située sur les rives de la Solway, où il arriva entre huit et neuf heures. Le soleil s’était couché, mais le jour n’avait pas encore disparu, et quand il eut mis pied à terre et pourvu à ce que son cheval fût soigneusement pansé dans la principale auberge de l’endroit, il n’eut pas de peine à trouver quelqu’un qui pût le conduire chez l’ami de M. Maxwell, le vieux Tam Trumbull, que tout le monde semblait parfaitement connaître. Il tâcha de tirer du jeune garçon qui lui servait de guide, quelques renseignements sur la profession et l’état de cet homme ; mais les phrases bien générales de : « homme très-respectable — jouissant d’une certaine considération dans le monde », et autres semblables, furent tout ce qu’il put en obtenir ; et tandis que Fairford continuait son investigation en interrogeant de toutes les manières, le jeune homme mit fin aux questions en frappant à la porte de M. Trumbull, dont la demeure fort décente était à quelque distance de la ville, mais extrêmement proche de la mer. L’édifice faisait partie d’une petite rangée de maisons qui s’avançaient jusqu’au bord de l’eau, avec des jardins par derrière. On entendait chanter à l’intérieur un psaume écossais, et la réflexion du guide : « Ils font leurs dévotions, monsieur, » signifiait que peut-être ne les admettrait-on pas avant que les prières fussent terminées.

Pourtant, lorsque Fairford eut de nouveau frappé à la porte avec le bout de son fouet, la psalmodie cessa, et M. Trumbull lui-même, portant à la main son livre de psaumes qu’il tenait entr’ouvert à l’aide de son doigt placé entre les feuillets, vint demander quel était le motif de cette interruption intempestive.

Rien dans tout son extérieur ne semblait annoncer ni le confident d’un conspirateur désespéré, ni le complice de gens mis hors la loi qui se livraient à un commerce de contrebande. Il était grand, maigre ; il avait les os du visage saillants ; des cheveux blancs et bien peignés tombaient tout droit des deux côtés de sa figure ; enfin, son teint était d’une couleur gris de fer, et les traits, ou plutôt comme Quin le disait de Macklin[5], les cordages de sa physionomie étaient si bien adaptés à un air de dévotion et même d’ascétisme, que cet air n’y laissait aucune place à une expression d’audace téméraire et d’adroite dissimulation. Bref, Trumbull semblait être un parfait échantillon de l’ancien et rigide covenantaire qui disait seulement ce qu’il croyait juste, n’agissait jamais d’après un autre principe que celui du devoir, et s’il commettait des erreurs, les commettait par suite de la persuasion intime qu’il servait Dieu plutôt que les hommes.

« Avez-vous besoin de me parler ? dit-il à Fairford, dont le guide était resté en arrière comme pour échapper aux reproches du sévère vieillard : — nous étions occupés, et nous sommes dans la nuit du samedi au dimanche. »

Toutes les conjectures d’Alan Fairford furent tellement dérangées par l’extérieur et les manières de cet homme, qu’il resta un moment tout ébahi : il eût plutôt songé à dire le mot d’ordre à un ministre descendant de chaire, qu’au respectable père de famille qu’il venait d’interrompre dans les prières qu’il offrait au ciel en faveur des objets de ses affections, qui priaient tous avec lui. Concluant à la hâte que M. Maxwell s’était permis une mauvaise plaisanterie, ou plutôt qu’il se méprenait sur la personne à laquelle il était adressé, il demanda s’il parlait à M. Trumbull.

« Thomas Trumbull, répondit le vieillard ; — quelle affaire vous amène ? » Et il jeta un regard sur le livre qu’il tenait à la main, avec un soupir pareil à celui d’un saint impatient de quitter ce monde.

« Connaissez-vous M. Maxwell de Summertrees ? » dit Fairford.

« J’ai entendu parler d’un homme qui porte ce nom et qui demeure dans les pays voisins de la mer, mais je ne le connais nullement, répondit M. Trumbull ; il est papiste, à ce que j’ai ouï dire : car la prostituée qui siège sur les sept collines n’a pas encore cessé de répandre dans nos contrées la coupe de l’abomination.

— C’est lui pourtant qui m’a envoyé ici. Se trouverait-il une autre personne que vous qui portât votre nom dans cette ville d’Annan ?

— Aucune, depuis que mon digne père fut rappelé au ciel : c’était une brillante lumière en ce monde. — Je vous souhaite le bonsoir, monsieur.

— Attendez encore un moment. C’est une affaire où il y va de vie ou de mort.

— Elle n’est pas plus importante que celle de déposer le fardeau de nos péchés, » répliqua Trumbull en faisant mine de fermer la porte au nez du questionneur.

« Connaissez-vous le laird de Redgauntlet ?

— Maintenant que le ciel me défende contre la trahison et la rébellion ! Jeune homme, vous êtes importun. Je demeure ici avec les miens, et je n’ai aucun rapport avec des jacobites et des marchands de messes. »

Il fit semblant de vouloir fermer la porte, mais il ne la ferma point, circonstance qui n’échappa point à l’attention d’Alan.

« M. Redgauntlet, dit-il, est parfois appelé Herries de Birrenswork ; peut-être le connaissez-vous mieux sous ce nom ?

— Ami, vous êtes incivil. D’honnêtes gens ont déjà fort à faire de conserver un seul nom sans tache. Je ne connais pas les gens qui en portent deux. — Bonsoir, l’ami. »

Cette fois il allait vraiment pousser la porte sans plus de cérémonie à la figure de son visiteur, lorsque Alan, qui avait remarqué que le nom de Redgauntlet ne semblait pas être tout à fait aussi indifférent à M. Trumbull qu’il voulait bien le prétendre, l’arrêta dans l’exécution de son dessein, en disant à voix basse : « Du moins vous pouvez me dire quel est l’âge de la lune. »

Le vieillard recula comme d’étonnement, et avant de répondre jeta sur l’individu qui l’interrogeait ainsi un regard vif et perçant qui semblait vouloir dire : « Êtes-vous réellement en possession de cette clef de ma confiance, ou ne parlez-vous ainsi que par pur accident ? »

À ce pénétrant coup d’œil de méfiance, Alan répondit par un sourire d’intelligence.

Les muscles de fer du visage du vieillard ne se relâchèrent pourtant pas tandis qu’il laissait tomber, comme par mégarde, de sa bouche la seconde partie du mot d’ordre : « Elle ne donne pas assez de lumière pour débarquer une cargaison.

— Alors au diable les almanachs d’Aberdeen !

— Au diable aussi tous les sots qui perdent le temps ! — Ne pouviez-vous donc me tenir ce langage tout d’abord ? — Et rester là à jaser au milieu de la rue ! entrez, voyons ? Entrez ! »

Il entraîna son visiteur dans l’allée obscure de la maison, et referma soigneusement la porte ; puis allongeant la tête dans une pièce qui, à en juger par les voix bruyantes qui retentissaient au dedans, était remplie par sa famille et ses gens, il dit tout haut : « Une œuvre de nécessité et de merci. — Malachie, prenez le livre : — vous chanterez les douze premiers versets du dix-neuvième psaume ; vous lirez encore un chapitre des Lamentations de Jérémie. — De plus, Malachie, ajouta-t-il à voix plus basse, — voyez à leur débiter quelques bribes de sermon qui les tiendra jusqu’à ce que je revienne, sinon ces étourdis-là sortiraient de la maison, iraient courir les cabarets, perdre un temps précieux, et peut-être manquer la marée du matin. »

Quelques mots inintelligibles, prononcés à l’intérieur, annoncèrent que Malachie avait l’intention de se conformer aux ordres qui lui étaient donnés ; et M. Trumbull, fermant la porte, retira la clef de la serrure et la mit dans sa poche en murmurant : « Chose bien enfermée est bien gardée ; » puis, engageant son visiteur à prendre garde à ses pas et à ne pas faire de bruit, il lui fit traverser la maison, et l’introduisit par une porte de derrière dans un petit jardin. Là, une allée sablée les conduisit sans qu’aucun voisin pût les apercevoir, à une autre porte pratiquée dans le mur d’enceinte. C’était une entrée particulière dans une écurie pour trois chevaux : il n’y en avait qu’un seul pour le moment, mais il se mit à hennir. « Paix ! paix ! cria le vieillard, et aussitôt il appuya ses exhortations au silence par une poignée d’avoine qu’il jeta dans la mangeoire, et l’animal, cessant ses hennissements, fit entendre le bruit que produisent les chevaux en mangeant leur provende. »

Comme le jour avait presque disparu, le vieillard, avec plus d’agilité qu’on ne s’y serait attendu d’après la rigidité de sa figure, ferma en une minute les volets, prit un briquet phosphorique et des allumettes, alluma une lanterne d’écurie, qu’il posa sur le coffre à l’avoine, puis adressa la parole à Fairford : « Nous sommes seuls ici, jeune homme ; et comme il y a déjà quelque temps de perdu, vous allez avoir la bonté de me dire tout nettement quel est le but de votre mission. Est-ce pour affaires commerciales ou pour l’autre entreprise ?

— Ma seule affaire avec vous, M. Trumbull, est de vous prier de m’indiquer le moyen de remettre cette lettre de M. Maxwell de Summertrees au laird de Redgauntlet.

— Hum ! une fâcheuse corvée ! — cette tête de Maxwell sera toujours le vieil homme, — toujours Tête-en-Péril, Péril-en-Tête, à ce que je vois. Montrez-moi sa lettre. »

Il l’examina avec beaucoup de soin, la tournant et la retournant dans tous les sens, regardant surtout le cachet avec attention. « Tout est en règle, je vois ; et elle porte la marque particulière qui indique qu’elle est pressée. Je bénis mon Créateur de n’être ni grand moi-même, ni compagnon des grands : aussi, lorsque je me mêle de ce qui les concerne, n’est-ce jamais que pour les aider un peu, par suite d’affaires. — Vous êtes étranger à ce pays, j’imagine ? »

Fairford répondit affirmativement.

« Oui ! — reprit le vieillard, — je ne les ai jamais vus faire un choix plus sage : — il faut que j’appelle quelqu’un pour vous indiquer ce que vous avez à faire. — Attendez, mieux vaut aller le trouver, je crois. Vous m’êtes bien recommandé, l’ami, et sans doute l’on peut se fier à vous ; car vous allez en voir plus que je n’en montre à tout le monde, par suite d’affaires. »

En parlant ainsi, il plaça sa lanterne à terre, auprès d’un poteau qui marquait une des trois places destinées aux chevaux, tira un petit verrou qui le fixait au sol, puis poussant le poteau de côté, il découvrit une trappe très-étroite. « Suivez-moi, » dit-il, et il s’enfonça dans la descente souterraine dans laquelle cette ouverture secrète donnait accès.

Fairford s’engouffra après lui, non sans crainte de plus d’une espèce, mais toujours décidé à poursuivre son aventure.

La descente, qui ne se prolongeait pas au delà de six pieds, conduisait à un passage très-resserré, qui semblait avoir été construit tout exprès pour qu’il fût impossible d’y pénétrer si l’on se trouvait être seulement d’un pouce plus gros que M. Trumbull lui-même. Une petite chambre voûtée, d’environ huit pieds carrés, terminait cette galerie. Là M. Trumbull laissa Fairford seul, et dit qu’il allait revenir dans un instant, qu’il voulait refermer sa trappe.

Fairford ne vit point ce départ avec satisfaction, attendu qu’il resta dans une complète obscurité ; d’ailleurs il pouvait à peine respirer sans qu’il lui montât à la gorge une exhalaison nauséabonde de liqueurs et d’autres marchandises qui jetaient une odeur aussi forte que désagréable. Il fut donc charmé d’entendre les pas de M. Trumbull qui revenait, et qui s’empressa, dès qu’il l’eut rejoint, d’ouvrir une nouvelle porte étroite, mais très-épaisse, pratiquée dans la muraille, par laquelle il introduisit Fairford dans un immense magasin de barils d’eau-de-vie et d’autres objets de contrebande.

Il y avait une petite lumière à l’extrémité de cette longue voûte souterraine ; et sur un petit coup de sifilet que donna le vieillard, cette lumière commença à s’agiter et à se diriger vers lui. Une figure qu’il était impossible de distinguer, tenant une lanterne sourde dont la lumière ne se portait qu’en avant, s’approcha, et M. Trumbull lui parla ainsi : —

« Pourquoi n’étiez-vous pas à l’exercice religieux, Job, et un samedi soir encore ?

— Swanson chargeait la Jenny, monsieur, et je suis resté pour livrer les marchandises.

— Bien, — œuvre de nécessité, et par suite d’affaires ! Jenny la Sauteuse met-elle à la voile par cette marée ?

— Oui, oui, monsieur ; elle met à la voile pour…

— Je ne vous ai pas demandé pour quel endroit elle faisait voile, Job. interrompit le vieillard. J’en remercie mon Créateur, je ne connais rien à leurs allées et à leurs venues. Je vends mes marchandises honnêtement, et par suite d’affaires ; je me lave les mains de tout le reste. Mais ce que je voudrais savoir, c’est si l’individu qu’on appelle le laird des lacs de la Solway est en ce moment-ci de l’autre côté de la frontière.

— Oui, oui. Le laird est un peu dans ma partie, — un peu de contrebande, vous savez. — Il y a un statut qui le concerne. — Mais n’importe ! il a repassé les sables peu après l’expédition contre les filets à pieux du quaker ; car il a toujours un cœur patriote, le laird, et toujours il est fidèle aux rivages de son pays. Mais attendez donc, — les murs n’ont-ils pas des oreilles ? »

En parlant ainsi, il dirigea la lumière de sa lanterne sur Alan Fairford. À la faveur du reflet, notre voyageur aperçut un gaillard vigoureux, haut de six pieds environ, avec un gros bonnet à poils sur la tête, et une physionomie dont les traits fortement prononcés répondaient à sa taille athlétique. Il crut aussi remarquer des pistolets à sa ceinture.

« Je réponds pour ce jeune homme, dit M. Trumbull : il a besoin de parler au laird.

— Il sera difficile de diriger la barque pour en venir là, répondit le subordonné ; car j’ai ouï dire que le laird et ses gens ne furent pas plus tôt de l’autre côté, qu’ils eurent sur le dos les requins de terre et quelques écrevisses à cheval[6] de Carlisle : aussi furent-ils obligés de plier bagage et de décamper. Il est arrivé de nouveaux balais pour purger le pays de leurs pareils, assure-t-on ; car la chasse a été rude, et l’on dit qu’il y a eu un jeune garçon de noyé. — Il n’était pas de la bande du laird, ainsi le malheur n’est pas bien grand.

— Paix ! au nom du ciel, paix ! Job Rutledge, dit l’honnête, le pacifique M. Trumbull. Ne l’oublie pas, mon homme : je désire ne rien savoir de vos tumultes et de vos expéditions, de vos balais et de vos brosses. Je demeure ici au milieu de mes gens ; je débite ma marchandise à celui qui vient l’acheter, par suite d’affaires ; et en conséquence, je me lave les mains de tout le reste, comme il convient à un sujet tranquille et à un honnête homme. Je ne reçois jamais de paiement qu’en argent comptant.

— Oui, oui, » murmura le personnage à la lanterne. « Votre Seigneurie, M. Trumbull, s’entend fort bien à cela, par suite d’affaires.

— Eh bien, Job, j’espère que vous goûterez un jour la satisfaction que procure une conscience qui n’a rien à se reprocher, et qui ne craint ni douaniers, ni inspecteurs, ni excise, ni requins de terre. Il s’agit de faire passer ce jeune homme dans le Cumberland pour affaire urgente, et de le mettre à même de parler au laird des lacs de la Solway : — je suppose que la chose est faisable. Maintenant je pense que Nanty Ewart, s’il fait voile avec le brick par la marée du matin, est homme à l’emmener.

— Oui, oui, il en est bien capable. Jamais on n’a mieux connu que Nanty toute la frontière, montagnes et vallons, pâturages et terres labourables : de plus, il est toujours à même de trouver le laird, si vous êtes sûr des dispositions du jeune homme. Mais, au reste, c’est son affaire ; car fût-il le plus vaillant homme d’Écosse, et le directeur de la maudite douane par-dessus le marché, eût-il cinquante hommes derrière lui, il ferait encore aussi bien de ne visiter le laird qu’avec de bonnes intentions. Quant à Nanty, il a la main prompte comme la parole ; il est diablement plus courageux encore que ce Cristal Nixon dont ils font tant de tapage. Je les ai vus tous deux faire leurs preuves, parbleu ! »

Fairford pensa que son tour était venu de prendre la parole. Néanmoins il était un peu ému en se voyant complètement au pouvoir d’un vil hypocrite et d’un individu, son subordonné, qui avait tout l’air d’un brigand déterminé ; en outre, l’odeur détestable que ces deux hommes sentaient avec indifférence, le privait presque de la respiration ; et tout cela réuni semblait lui ôter la faculté de s’exprimer. Il déclara néanmoins qu’il n’avait pas de mauvaises intentions contre le laird, mais qu’il était seulement porteur d’une lettre qui lui était adressée pour affaire particulière par M. Maxwell de Summertrees.

« Oui, oui, répliqua Job, voilà qui peut suffire ; et si M. Trumbull s’est assuré que le cachet est véritable, nous vous donnerons une place à bord de Jenny la Sauteuse, quand elle partira demain, et Nanty Ewart vous fournira le moyen de trouver le laird, je vous en réponds.

— Je puis actuellement, je présume, retourner à l’auberge où j’ai laissé mon cheval ? dit Fairford.

— Pardon ! répliqua M. Trumbull, vous nous connaissez trop bien maintenant pour qu’on vous accorde cette permission ; mais Job va vous conduire dans un endroit où vous pourrez ronfler à votre aise jusqu’à ce qu’il vous réveille. Je vous apporterai le peu de bagage dont vous avez besoin ; — car ceux qui tentent de pareilles entreprises ne doivent pas faire les beaux fils. Je m’occuperai moi-même de votre cheval, car un homme miséricordieux doit avoir de la miséricorde pour sa monture ; — chose trop souvent oubliée chez nous, par suite d’affaires.

— Eh bien, maître Trumbull, répliqua Job, vous savez que quand on nous donne la chasse, ce n’est pas le moment de carguer les voiles, de même les jeunes gens font jouer le fouet et l’éperon, quand… » Il s’interrompit au milieu de sa phrase, en remarquant que le vieillard avait disparu par la porte où il était entré. « C’est toujours l’habitude du vieux Turnpenny[7], dit-il à Fairford, il ne s’inquiète du commerce que pour le profit ; — mais moi, le diable m’enlève si je ne le fais pas simplement par plaisir. En attendant, voyons un peu, mon joli garçon, il faut que je vous arrime en sûreté, jusqu’à ce qu’il soit temps d’aller à bord. »



  1. Nith, rivière du sud de l’Écosse, donnant son nom à un district. a. m.
  2. Langue d’argent, un avocat. a. m.
  3. Lors de l’assassinat de Duncan, Macbeth entendant l’un des serviteurs endormis dire God bless us, Dieu nous bénisse ! essaie inutilement de répondre Amen. Voyez le Macbeth de Shakspeare. a. m.
  4. A drop
    that in the Ocean seeks an other drop.
  5. Quin et Macklin, acteurs comiques. a. m.
  6. Lobsters, écrevisses de mer, espèce de homards. Job désigne ainsi les soldats anglais à cause de leurs uniformes rouges. a. m.
  7. Turnpenny : grippe-sou ; sobriquet donné assez souvent à un avare. a. m.