Redgauntlet/Chapitre 15

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Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 349-362).


CHAPITRE XV.

SUITE DES AVENTURES D’ALAN FAIRFORD.

LES VESTALES.


Le courage d’Alan Fairford à supporter la douleur était plus grand que sa force physique à l’endurer. En dépit de ses efforts, quand il s’éveilla, après un engourdissement de cinq ou six heures, il se trouva tellement abattu par le mal de tête et par des souffrances aiguës dans tous les membres, qu’il ne put se lever sans assistance. Il apprit avec un certain plaisir que le bâtiment se dirigeait alors en droite ligne vers la rivière de Wampool, et qu’il serait mis à terre avant fort peu de temps. En effet, le brick jeta bientôt l’ancre ; on plia le pavillon dans sa hauteur, de manière qu’il ne format plus qu’un faisceau, et des signaux y répondirent de la terre. On vit alors des hommes et des chevaux descendre le chemin roide qui conduit au rivage : les derniers étaient équipés de manière à porter des fardeaux. Vingt barques de pêcheurs furent mises en mer à la fois, et entourèrent bientôt le petit brick avec force cris, rires, jurements et plaisanteries. Au milieu de toute cette confusion apparente, il y avait une régularité essentielle. Nanty Ewart allait et venait sur le tillac, comme s’il n’eût jamais de la vie goûté de liqueurs fortes, donnait avec précision les ordres nécessaires, et veillait à ce qu’ils fussent ponctuellement exécutés. En une demi-heure, la cargaison du brick fut placée presque tout entière dans les barques ; un quart d’heure après, elle était débarquée sur la côte, et un autre quart d’heure environ fut suffisant pour la charger sur les bêtes de somme qui attendaient sur le rivage, et qui se dispersèrent aussitôt, chacun s’en allant de son côté. On mit plus de mystère à descendre dans la chaloupe du brick quantité de petits barils qui semblaient contenir des munitions ; on ne s’occupa même de cette opération qu’après que les honnêtes négociants furent congédiés ; et lorsqu’enfin tout fut terminé, Ewart proposa à Alan, qui gisait étourdi par la souffrance et le tumulte, de venir à terre avec lui.

Ce fut avec peine que Fairford parvint à se traîner jusqu’au bord du bâtiment, et il ne put s’asseoir sur l’arrière de la chaloupe sans l’aide du capitaine et de ses gens. Nanty Ewart, qui ne voyait dans cette indisposition qu’un accès ordinaire du mal de mer, lui présenta les motifs habituels de consolation. Il assura son passager qu’il se trouverait parfaitement rétabli dès qu’il aurait passé une demi-heure sur la terre ferme, et qu’il espérait boire un flacon et fumer une pipe avec lui chez le père Crackenthorp, bien qu’il se sentît l’estomac un peu dérangé pour avoir monté le cheval de bois.

« Qui est ce père Crackenthorp ? » dit Fairford, quoiqu’il pût à peine articuler cette question.

« Un honnête gaillard comme il n’en est pas un sur mille, répliqua Nanty. Ah ! combien de bonne eau-de-vie lui et moi nous avons dégustée ensemble de notre temps ! Sur mon âme, M. Fairford, c’est le prince des cabaretiers, le père de la contrebande ; ce n’est pas un diable sordide et hypocrite, comme ce vieux Turnpenny qui boit toujours aux frais d’autrui et croit commettre un péché quand il lui faut payer ce qu’il a bu, — mais un bon et vrai vieux coq de bruyère. — Les requins de terre ont tourné plus d’une fois autour de lui, mais le père Crackenthorp sait comment carguer ses voiles : — jamais mandat n’est lancé qu’il ne le sache avant que l’encre soit sèche. Il est bonus socius avec le magistrat et les constables ; le chancelier de l’échiquier ne déciderait pas à prix d’argent un homme à déposer contre lui. Si un pareil drôle se rencontrait, en vérité il aurait les oreilles coupées le lendemain matin, ou bien on l’enverrait les chercher au fond de la Solway. C’est un propriétaire, quoiqu’il tienne cabaret ; mais c’est seulement pour la forme, et pour qu’on ne s’étonne pas de ses caves et de tout son monde ; son épouse est une adroite luronne, — et sa fille Doll aussi. Corbleu ! vous serez là comme dans un port jusqu’à votre rembarquement ; et je vous tiendrai parole, je vous ferai parler au laird. Corbleu ! le seul embarras que j’aurai sera de vous tirer de cette maison ; car Doll est une rare fillette, la mère est toujours prête à rire, et le père Crackenthorp est le plus jovial compagnon qui soit au monde ! Il vous boira une bouteille de rhum ou d’eau-de-vie sans broncher ; mais il ne mouille jamais ses lèvres avec cette méchante boisson écossaise que ce vieil hypocrite, ce coquin de Turnpenny a mise à la mode. C’est un gentilhomme, des pieds à la tête, que le vieux Crackenthorp, à sa manière, s’entend ; et d’ailleurs, il possède aussi une part de Jenny la Sauteuse, outre bon nombre d’autres profits qu’il fit au clair de la lune. Il peut donner à Doll une jolie dot, s’il trouve de son goût le jeune homme qui voudrait s’unir à elle pour la vie. »

Au milieu de ce long panégyrique du père Crackenthorp, la barque toucha le rivage. Les rameurs appuyèrent sur leur rames pour la tenir à flot, tandis que les autres gaillards se mirent à l’eau, et commencèrent, avec la plus prompte dextérité, à porter les barils jusqu’à terre.

« Déposez-les moi plus haut sur le rivage, mes enfants, s’écria Nanty Ewart, plus haut en lieu sec, — oui, en lieu sec et plus haut, cette marchandise n’aime pas à être mouillée. Maintenant à notre jeune homme, déposez-le moi haut et sec aussi. Qu’est-ce cela ? un bruit de chevaux qui galopent ! ha ! je reconnais le tintement des ferrures de leurs harnais, — ce sont nos gens. »

Le chargement de la barque, qui consistait en petits barils, se trouvait alors déposé sur la côte ; et l’équipage prenant les armes s’était déjà rangé en ligne de bataille, attendant l’arrivée des chevaux dont le pas s’était fait entendre le long de la mer. Un homme tellement chargé d’embonpoint qu’on pouvait distinguer, même au clair de lune, qu’il était tout haletant, à cause de la précipitation de sa marche, parut à la tête de la cavalcade, qui consistait en chevaux attachés les uns derrière les autres, et équipés de bâts munis de chaînes pour suspendre les barils ce qui faisait un vacarme épouvantable.

« Qu’avez-vous donc, père Crackenthorp ? dit Ewart, — pourquoi arriver d’un pareil train avec vos chevaux ? — Nous avons le projet de passer une nuit chez vous, pour goûter votre vieille eau-de-vie et l’ale que brasse votre femme. Le signal a été aperçu, mon homme, et tout va bien.

— Tout va mal, capitaine Nanty, » s’écria l’homme auquel il parlait ; « et vous êtes en position de le reconnaître bientôt, à moins que vous ne décampiez, — il y a de nouveaux balais achetés hier à Carlisle pour balayer votre pays et celui de vos pareils ; — vous ferez donc mieux de vous sauver dans l’intérieur des terres.

— Et ces bandits de douaniers, combien sont-ils ? — s’ils ne sont pas plus de dix, je livrerai la bataille.

— Le diable vous emporte ! — ne vous battez pas, gardez-vous-en, car ils ont avec eux les dragons rouges de Carlisle.

— Oh ! alors il faut lever l’ancre. Allons, maître Fairford, il vous faut monter à cheval et galoper. — Il ne m’entend pas, — il s’est évanoui, je crois ; — que diable vais-je faire ? père Crackenthorp, je suis obligé de confier à vos soins ce jeune homme jusqu’à ce que la bourrasque soit passée. — Écoutez-moi, il porte la correspondance entre le laird et cet autre vieux ; il ne peut ni se tenir à cheval ni marcher, — je vais l’envoyer chez vous.

— C’est-à-dire l’envoyer à la potence ; il rencontrera là-haut le quartier-maître Twacker avec vingt hommes ; et s’il ne faisait pas la cour à Doll, je n’aurais jamais pu venir ici vous en prévenir ; — mais il vous faut déguerpir, sinon ils viendront vous surprendre, car ils ont des ordres diablement précis ; et ces barils contiennent chose pire de l’eau-de-vie, — matière à pendaison, j’en répondrais.

— Je voudrais qu’ils fussent au fond de la rivière de Wampool avec ceux à qui ils appartiennent. Mais ils font partie de la cargaison. Et que puis-je donc faire de ce pauvre jeune homme… ?

— Ma foi ! plus d’un meilleur garçon a dormi sur l’herbe avec un manteau sur le dos. S’il a la fièvre, rien n’est si rafraîchissant que l’air de la nuit.

— Oui, sans doute, il serait suffisamment rafraîchi demain au matin ; mais il a un bon cœur, et je ne le laisserai pas geler tant que je pourrai l’en empêcher.

— Eh bien ! capitaine, si vous consentez à risquer votre propre cou pour sauver celui d’un autre homme, pourquoi ne pas le mener aux vieilles filles de Fairladies ?

— Quoi ! — aux miss Arthuret ! — à ces damnées papistes ! — mais n’importe, — je l’y mènerai. J’ai ouï dire qu’elles ont reçu un jour l’équipage de tout un sloop qui avait échoué sur les sables.

— Vous pouvez néanmoins courir quelque risque, en vous détournant de votre chemin jusqu’à Fairladies ; car je vous répète que les requins battent tout le pays.

— N’importe ! — je puis trouver l’occasion d’en étendre quelques-uns sur l’herbe. Voyons, camarades, dépêchez la besogne. Avez-vous tous chargé vos bêtes ?

— Oui, oui, capitaine ; nous serons prêts dans une minute, répondit toute la bande.

— Le diable vous emporte, avec votre capitaine ! s’écria Nanty, — avez-vous envie de me voir pendre, si je suis pris ? — Tout le monde est compère et compagnon, ici.

— Un coup en partant, » dit le père Crackenthorp en présentant un flacon à Nanty Ewart.

— Pas la vingtième partie d’une goutte, répliqua Nanty. Me faut-il du courage hollandais à moi ? — Mon cœur est toujours assez ferme quand il y a chance de se battre ; d’ailleurs si j’ai vécu ivre, je veux mourir sobre. — Holà ! vieux Jephson, — vous êtes la meilleure de toutes ces brutes : — mettons notre jeune homme entre nous deux sur un cheval tranquille, et nous parviendrons à le tenir droit sur sa selle, j’espère. »

— Lorsqu’ils relevèrent Fairford de terre, il poussa un profond gémissement, et demanda d’une voix faible où ils allaient le mener.

« Dans un endroit où vous serez aussi heureux et tranquille qu’une souris dans son trou, répliqua Nanty, pourvu que nous puissions vous y conduire en sûreté. — Bonsoir, père Crackenthorp. — Empoisonnez-moi le quartier maître, s’il est possible. »

Les chevaux chargés se mirent alors en route et avancèrent au grand trot, se suivant les uns les autres à la file, et chaque cheval de deux en deux était monté par un vigoureux gaillard revêtu d’une grande casaque qui servait à cacher les armes dont la plupart étaient munis. Ewart fermait la marche de cette caravane, et, aidé de temps à autre par le vieux Jephson, il soutenait son jeune ami sur sa selle. Alan poussait par intervalles de profonds gémissements, et Nanty, plus touché de compassion pour son état qu’on aurait pu l’attendre d’un homme qui menait un tel genre de vie, s’efforçait de le distraire et de le consoler en lui donnant quelques détails sur l’endroit où on le conduisait. — Ses paroles de consolation étaient néanmoins souvent interrompues par la nécessité où il se trouvait de parler à ses gens ; et souvent encore sa voix se perdait au milieu du bruit que produisaient les barils, et le tintement des chaînes et des anneaux qui les suspendent ordinairement en pareille occasion.

« Et voyez-vous, camarade, vous serez en lieu sûr à Fairladies ; — c’est une bonne vieille maison d’asile : — les maîtresses sont d’assez bonnes vieilles filles aussi, sauf qu’elles sont papistes. — Ohé ! dites-donc, Jack Lowther, gardez donc mieux la file, et finissez votre babillage, maudit fils de… ! — Nées d’une bonne famille, assez riches aussi, ces vieilles filles sont devenues des espèces de saintes, de nonnes, vous comprenez ? L’endroit où elles demeurent était il y a bien long-temps une sorte de boutique de nonnes, comme il en existe encore en Flandre : aussi les appelle-t-on les Vestales de Fairladies. — Le nom peut être mérité et ne pas l’être ; et je m’inquiète peu s’il l’est ou s’il ne l’est pas. — Blinkinsop, retenez votre langue, et allez au diable ! — Aussi, grâce à d’abondantes aumônes et à de bons dîners, sont-elles bien regardées par les riches et les pauvres, et l’on ferme les yeux sur leurs relations avec les papistes. Il y a une multitude de prêtres, de jeunes et robustes étudiants, et de gens semblables dans la maison, — c’en est une ruche, quoi ! C’est pourquoi honte, honte au gouvernement qui envoie des dragons aux trousses de quelques honnêtes gaillards qui amènent une goutte d’eau-de-vie aux vieilles femmes d’Angleterre, quand il souffre qu’on fasse ainsi la contrebande du papisme et de… Mais écoutez ! — n’a-t-on pas sifflé ? — Non, c’est seulement un pluvier. Vous, Jem Collier, allez à la découverte, nous les rencontrerons sur la hauteur de Whins, ou dans le bas de Brotthole, ou nulle part ; allez un peu à la découverte, vous dis-je, et ouvrez bien les yeux. — Ces miss Arthuret nourrissent ceux qui ont faim, couvrent ceux qui sont nus, et se recommandent par une foule de pareilles actions. Mon père avait coutume de dire que les vêtements qu’elles donnaient ressemblaient à de vieux haillons, mais en attendant il les portait tout comme un autre. — Le maudit cheval qui bronche ! Père Crackenthorp devrait être maudit lui-même pour exposer le cou d’un honnête homme à un pareil danger. »

C’est ainsi, et plus longuement encore, que bavardait Nanty, augmentant, malgré sa bonne intention, l’agonie d’Alan Fairford, qui, torturé déjà par d’horribles douleurs dans le dos et les reins, qu’accroissait encore le trot dur de son cheval, sentit son violent mal de tête prendre plus de violence encore à mesure que la grosse voix du marin retentissait à ses oreilles. Absolument passif néanmoins, il n’essayait pas même de faire la moindre réponse ; et, en vérité ses souffrances physiques étaient si grandes et si aiguës, qu’il lui était impossible de songer à la situation où il se trouvait, quand même il aurait pu l’améliorer en y songeant.

Ils s’enfonçaient dans l’intérieur des terres ; mais dans quelle direction ? Alan n’avait aucun moyen de s’en assurer. Ils traversèrent d’abord des bruyères et des plaines sablonneuses ; ils franchirent plus d’un ruisseau, plus d’un beck comme on les appelle dans ce pays, — quelques-uns d’une profondeur considérable, — et enfin ils gagnèrent une campagne cultivée, divisée, selon l’usage de l’agriculture anglaise, en très-petits champs ou enclos fermés par des fossés profonds que tapissaient les broussailles et que surmontaient de hautes haies. Au milieu de ces clôtures serpentaient une multitude de sentiers impraticables et inextricables, où les branchages que projetaient les arbres des deux côtés du chemin interceptaient le clair de lune et mettaient en péril la vie des cavaliers. Mais à travers ce labyrinthe l’expérience des guides les conduisait, sans jamais se tromper, sans qu’il fût même jamais besoin de ralentir le pas. En beaucoup d’endroits, néanmoins, il était impossible à trois hommes de marcher de front : en conséquence, la peine de soutenir Alan Fairford retombait alternativement sur le vieux Jephson, comme on l’appelait, et sur Nanty ; et c’était avec beaucoup de difficulté qu’ils parvenaient à le maintenir en selle.

Enfin, il ne pouvait plus résister davantage à la souffrance ; il allait implorer des marins la faveur d’être abandonné à son destin dans la première cabane venue, dans la moindre hutte, au pied d’un arbre, au bas d’une haie, n’importe où, pourvu qu’on le laissât en repos : lorsque Collier, le matelot qui marchait en avant, fit avertir Nanty qu’ils arrivaient à l’avenue de Fairladies, demandant s’il fallait tourner de ce côté.

Abandonnant Fairford aux soins de Jephson, Nanty courut à la tête de la troupe, et donna ses ordres. — « Qui connaît le mieux la maison ? demanda-t-il ensuite.

— Jack Skelton est catholique, » répondit Lowther.

— C’est là une religion diablement mauvaise, » répliqua Nanty, chez qui la haine pour le papisme était demeurée comme le seul reste de son éducation presbytérienne ; « mais je suis charmé pourtant qu’il y ait un catholique parmi nous. — Vous, Jack, en votre qualité de papiste, vous connaissez Fairladies, et les vieilles filles, j’ose le dire : sortez donc de la ligne et attendez ici avec moi. — Et vous, Collier, conduisez la bande jusqu’au bas de Walinford, suivez ensuite le ruisseau jusqu’à ce que vous arriviez au moulin, et là, Goodmann Grist le meunier, ou le vieux Peel-the-Causeway, vous dira où il faut décharger ; mais je vous aurai rejoints auparavant. »

Les chevaux chargés reprirent alors leur premier pas, tandis que Nanty et Jack Skelton attendaient le long de la route l’arrivée de l’arrière-garde. Alors rejoints par Jephson qui soutenait toujours Fairford, ils se mirent, au grand soulagement du jeune avocat, à marcher d’un pas moins rapide qu’auparavant, laissant le reste de la troupe les précéder, si bien que le bruit des chevaux et le retentissement des chaînes finirent par s’éteindre dans l’éloignement. Ils ne s’étaient pas encore éloignés d’une portée de pistolet de l’endroit d’où ils étaient partis, lorsqu’un petit détour les amena en face d’une vieille porte en ruine, dont les piliers pesants étaient décorés dans le style du dix-septième siècle, et couverts d’ornements d’une architecture grossière, dont la plupart étaient tombés de vieillesse et gisaient encore à terre, sans qu’on eût pris d’autre soin que celui de les écarter du milieu de l’avenue. Les grands piliers de pierre que la lune revêtait d’une teinte blanchâtre, pouvaient frapper une imagination romanesque comme des apparitions surnaturelles ; et l’air de négligence qu’on remarquait à l’entour donnait aux personnes qui parcouraient l’avenue une idée peu favorable de l’habitation.

« Il n’y avait pas de porte ici autrefois, » dit Skelton en trouvant le passage inopinément barré.

« Mais il y a une porte à présent et un portier aussi, » dit une grosse voix par derrière. Qui êtes-vous, et que demandez-vous à une pareille heure de la nuit ?

— Nous ayons besoin de parler à ces dames, — aux miss Arthuret, répliqua Nanty ; et nous désirons leur demander l’hospitalité pour un malade.

— Il est impossible de parler aux miss Arthuret à cette heure de la nuit, et vous pouvez bien conduire votre malade au médecin, » répliqua à son tour le portier d’un ton grognard ; « car aussi sûr que le sel a du goût et le romarin de l’odeur, vous n’entrerez pas : — prenez vos flûtes et allez en jouer ailleurs.

— Tiens, Dick, de jardinier es-tu donc devenu portier ? s’écria Skelton.

— Et comment savez-vous qui je suis ? » demanda vivement le domestique.

« Je vous ai reconnu à votre dicton, répondit l’autre. Quoi ! avez-vous oublié le petit Jack Skelton, et le fausset mis à certain baril ?

— Non, je ne vous ai pas oublié, répliqua la vieille connaissance de Jack Skelton ; mais les ordres sont positifs ; je ne dois ouvrir l’avenue à personne cette nuit, et en conséquence…

— Mais nous sommes armés et nous ne reculerons pas, dit Ewart. Écoutez un peu, camarade, ne vaudrait-il pas mieux pour vous d’accepter une guinée pour nous ouvrir, que de nous mettre dans le cas de briser la porte d’abord, et votre caboche ensuite, car je ne suis pas d’humeur à voir mon camarade mourir tranquillement à votre porte : — croyez ce que je vous en dis.

— Ma foi ! je ne sais que répondre. Mais quelle espèce de bétail est-ce que celui qui arrive ainsi au grand galop ?

— Bah ! ce sont nos amis de Bowness, de Stoniccultrum et des alentours : Jack Lowther, le vieux Jephson, le gros Will Lamplugh, etc.

— Hé bien ! aussi sûr que le sel a du goût et le romarin de l’odeur, j’aurais cru que c’étaient les troupiers de Carlisle et de Wigton, et cette crainte m’avait fait venir le cœur à la bouche.

— Je croyais que tu aurais distingué le bruit d’un baril du cliquetis d’un sabre, aussi bien qu’aucun ivrogne de tout le Cumberland, répondit Skelton.

— Allons, camarade, moins de langue et plus de jambes, s’il vous plaît, dit Nanty ; chaque moment que nous attendons est un moment perdu. Va trouver ces dames, et dis-leur que Nanty Ewart amène un jeune homme, porteur de lettres venant d’Écosse pour un certain gentilhomme d’importance dans le Cumberland — que les soldats sont en campagne ; que mon passager est fort malade, et que, s’il n’est pas reçu à Fairladies, il faudra ou que nous le laissions mourir ici à la porte, ou qu’il soit pris par les habits rouges, avec les papiers dont il est chargé. »

Dick le jardinier courut remplir son message, et, au bout de quelques minutes, on vit les lumières aller et venir, circonstance d’après laquelle Fairford, un peu rétabli par un moment de halte, jugea que la façade de la maison avait une certaine étendue.

« Et si ton ami Dick le jardinier ne revenait pas ? dit Jephson à Skelton.

Ma foi ! alors, » répondit le personnage ainsi interpellé, il faudra bien, mon vieux, que je lui frotte les épaules, comme Dan Cooke te les a frottées, et je m’en acquitterai pour le moins aussi bien que lui. »

Le vieillard allait répliquer d’un ton de colère, lorsque les doutes furent dissipés par le retour de l’ex-jardinier Dick, qui annonça que miss Arthuret prenait la peine de venir elle-même jusqu’à la porte pour leur parler.

Nanty Ewart murmura tout bas contre le caractère soupçonneux des vieilles filles et les maudits scrupules des catholiques, qui faisaient tant de difficultés pour secourir un de leurs semblables, et souhaita à miss Arthuret un bon rhumatisme ou au moins un mal de dents pour récompense de ses délais ; mais la dame arriva précisément pour couper court à ces murmures. Elle était accompagnée d’une femme de chambre portant une lanterne, au moyen de laquelle elle examina les individus qui se trouvaient en dehors, aussi bien que le lui permettaient la lumière imparfaite et les barreaux de la porte nouvellement construite.

« Je suis fâché de vous avoir dérangée si tard, madame Arthuret, dit Ewart ; mais le cas est si pressant…

— Sainte Vierge ! répliqua-t-elle, pourquoi parler si haut ? Dites-moi, n’êtes-vous pas le capitaine de la Sainte Geneviève ?

— Ma foi ! oui, madame ; c’est le nom qu’on donne au brick à Dunkerque, — oh ! sans doute ; mais le long de ces côtes on l’appelle Jenny la Sauteuse.

— Vous avez amené le révérend père Bonaventure, n’est-ce pas ?

— Oui, oui, madame ; j’ai suffisamment amené de ce bétail noir.

— Fi ! fi ! l’ami ; c’est pitié que les saints confient des hommes aussi pieux aux soins d’un hérétique.

— Ma foi ! ils ne me les confieraient pas, madame, s’ils pouvaient trouver un contrebandier papiste qui connût la côte aussi bien que moi ; d’ailleurs je suis fidèle comme l’acier aux propriétaires de mon bâtiment, et j’ai toujours grand soin de la cargaison : chair vive, viande morte, ou eau-de-vie, c’est tout un pour moi ; et vos catholiques ont de maudits capuchons, sauf votre respect, madame, qui sont parfois assez larges pour cacher deux visages. Mais voici un jeune homme qui se meurt, il a sur lui des lettres du laird de Summertrees au laird des lacs, comme on l’appelle sur les bords de la Solway, et chaque minute que vous attendez est un nouveau clou mis à son cercueil.

— Sainte Marie ! que faire ? — le recevoir, je crois à tout risque. — Vous, Richard le jardinier, aidez un de ces messieurs à transporter le jeune homme à la maison ; et vous, Selby, voyez à ce qu’on lui donne la dernière chambre de la seconde galerie. — Vous êtes un hérétique, capitaine, mais je vous crois fidèle, et je sais qu’on a eu confiance en vous ; mais si vous m’en imposiez…

— Moi ! madame ; — oh ! je n’essaierai jamais d’en imposer à des femmes de votre expérience : le peu de pratique que j’ai en ce genre, je l’ai acquis auprès des jeunes. — Allons, du courage, monsieur Fairford : — on aura bien soin de vous ; — essayez de marcher, voyons. »

Alan essaya ; et comme cette halte lui avait rendu des forces, il déclara qu’il se sentait capable de marcher jusqu’à la maison, avec l’aide du jardinier seul.

« Ma foi ! c’est avoir du cœur. Je vous remercie, Dick, de la peine que vous prenez pour ce jeune homme, » — et il lui glissa dans la main la guinée qu’il lui avait promise. — « Adieu donc, monsieur Fairford, adieu, madame Arthuret, car je ne suis déjà resté que trop long-temps ici. »

À ces mots, il remonta à cheval avec ses deux compagnons, et tous trois s’éloignèrent au galop. Mais on entendait encore le bruit des chevaux lorsque l’incorrigible Nanty se mit à chanter de toutes ses forces la vieille balade suivante : —


Aux pieds d’un moine une gentille dame
De ses péchés déposait le fardeau,
Et s’accusait d’une secrète flamme.
« Un soir, tous deux… — Bien ! ouvrez-moi votre âme. —
« Je n’oserais, reprit la faible femme,
« Mais il était et si tendre et si beau ! »


« Sainte Vierge ! » s’écria miss Séraphine lorsque les sons profanes parvinrent à ses oreilles. « Quels infâmes païens sont ces hommes, et quels périls nous courons au milieu d’eux ! puissent les saints nous protéger ! quelle nuit, bon Dieu, que celle-ci ! — la pareille ne s’est jamais vue à Fairladies. — Aidez-moi à refermer la porte, Richard, et vous reviendrez ensuite y monter la garde, de peur qu’il ne nous arrive des visites plus fâcheuses encore : — non que vous soyez le malvenu, jeune homme, car il suffit que vous ayez besoin des secours que nous pouvons vous donner, pour que vous soyez accueilli à Fairladies : — seulement, une autre fois vous feriez aussi bien… — mais… bah ! tout est pour le mieux. L’avenue, monsieur, n’est pas des plus unies : regardez où vous mettez les pieds. Richard le jardinier aurait dû la niveler et la ratisser, mais il lui a fallu aller en pèlerinage à la fontaine de Sainte-Winfred, dans le pays de Galles. » — Là, Dick fit entendre une petite toux sèche, mais tout à coup comme s’il eût craint qu’elle ne trahît quelque pensée secrète, se rapportant peu à ce que disait la demoiselle, il se hâta de murmurer : « Sancta Winifreda, ora pro nobis. » — Cependant, miss Arthuret continuait toujours : « Jamais nous n’empêchons nos gens d’accomplir leurs vœux ni leurs pénitences, monsieur Fairford. Je connais un digne ecclésiastique de votre nom, c’est un de vos parents peut-être. Jamais, monsieur, nous ne mettons obstacle à l’accomplissement des vœux de nos domestiques. Notre-Dame nous garde de ne pas leur faire sentir la différence de notre service à celui d’un hérétique ! — Prenez garde, monsieur, vous ferez une chute si vous n’y faites attention. Hélas ! nuit et jour, il se trouve des pierres d’achoppement dans notre chemin. »

Par d’autres discours semblables à celui qu’on vient de lire, qui tous tendaient à montrer une femme charitable, d’un esprit un peu étroit, et fortement entraînée vers une dévotion superstitieuse, miss Arthuret abrégea sans doute le chemin à son nouvel hôte : quoique trébuchant à chaque caillou, que la piété de son guide Richard avait laissé dans le chemin, il arriva enfin au bout de l’avenue, et en montant quelques marches en pierre décorées de griffons et de pareilles inventions héraldiques, il se trouva sur une terrasse qui occupait le devant du château de Fairladies. C’était un vieux manoir bien antique et assez considérable, avec ses pignons dentelés et ses rangées de fenêtres étroites, d’où saillait çà et là une vieille tourelle qui ressemblait à une longue poivrière. La porte avait été fermée durant la courte absence de la maîtresse. Elle laissait voir un peu de lumière, car elle était vitrée, et s’ouvrait sous un haut portique de pierre, garni de jasmin et d’autres plantes grimpantes. Toutes les fenêtres étaient aussi noires que la nuit.

Miss Arthuret frappa au carreau : — « Ma sœur, ma sœur Angélique !

— Qui est là ? » répondit-on de l’intérieur ; « est-ce vous, ma sœur Séraphine ?

— Oui, oui, ouvrez la porte ; ne reconnaissez-vous pas ma voix ?

— Si vraiment, » répliqua la sœur Angélique, ôtant les barres et tirant les verroux ; « mais vous savez si nous devons user de prudence : l’ennemi veille pour nous surprendre, — incedit sicut leo vorans, dit le bréviaire. — Qui amenez-vous donc là ? — Oh ! ma sœur, qu’avez-vous fait ?

— C’est un jeune homme, » dit Séraphine en se hâtant d’interrompre les remontrances de sa sœur ; « c’est, je crois, un parent de notre digne père Fairford, — laissé presque mort à notre porte par le capitaine de ce bienheureux bâtiment qu’on appelle la Sainte Geneviève : il est chargé de dépêches pour…

— Alors, il n’y a pas de remède, reprit Angélique, mais c’est bien malheureux. »

Pendant ce dialogue entre les vestales de Fairladies, Dick le jardinier fit asseoir le jeune homme confié à ses soins, et la plus jeune des deux miss, après un moment d’hésitation qui annonçait une répugnance convenable à toucher la main d’un étranger, plaça le poignet d’Alan entre son index et son pouce, et compta les pulsations.

« Il y a une fièvre violente, ma sœur, dit-elle ; il faut que Richard appelle Ambroise, et que nous lui fassions quelque fébrifuge.

Ambroise arriva presque aussitôt. C’était un vieux domestique à l’air digne et respectable, élevé dans la famille, qui était monté de grade en grade au service des Arthuret, jusqu’à devenir moitié médecin, moitié aumônier, moitié sommelier, et tout à fait gouverneur, c’est-à-dire, en cas d’absence du père confesseur, qui le déchargeait souvent des soins du gouvernement. Sous la direction et avec l’assistance de ce vénérable personnage, le malheureux Alan Fairford fut conduit dans une chambre décente, au bout d’une longue galerie, et, ce qui lui causa un bien inexprimable, placé dans un excellent lit. Il n’essaya point de résister aux ordonnances de M. Ambroise, qui non-seulement lui administra le remède dont il avait été question, mais encore alla jusqu’à lui tirer une grande quantité de sang, laquelle opération rendit probablement grand service au malade.