Redgauntlet/Lettre 02

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Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 24-34).


LETTRE II.

ALAN FAIRFORD À DARSIE LATIMER.


Negatur, mon cher Darsie : — vous êtes assez fort en logique et en droit pour comprendre le mot nier. Je nie votre conclusion. Les prémisses, je les admets, à savoir, qu’en montant sur cette maudite haridelle, j’ai pu articuler un son assez semblable à un soupir, quoique je pensasse qu’il se fût perdu dans les gémissements de cette bête poussive, et dans ses bruyants efforts pour reprendre haleine ; car, dans la complication de ses maux, elle n’avait point d’autre rivale que la jument du pauvre homme, renommée dans la chanson, — et qui mourut.

« À une mille de Dundee[1]. »


Mais croyez-moi, Darsie, le soupir qui m’échappa vous concernait plus que moi-même, et n’avait pour motif ni la fougue plus impétueuse de votre coursier, ni votre plus grande abondance de moyens de voyager. Certainement, j’aurais volontiers couru le pays avec vous durant quelques jours ; et soyez sûr que je n’aurais pas hésité à prendre dans votre bourse mieux garnie le montant de nos dépenses communes. Mais vous savez que mon père regarde chaque moment dérobé à l’étude des lois comme un pas rétrograde ; et je dois lui savoir gré de sa sollicitude à mon égard, quoique les effets en soient souvent ennuyeux. En voici un exemple :

J’appris, en arrivant dans la boutique de Brown’s Square, que M. Fairford était rentré le soir même, ne pouvant sans doute se résoudre à passer une nuit hors de la protection des lares domestiques. Informé de cette circonstance par James, dont la figure dénotait certaine inquiétude, je fis conduire mon Bucéphale à l’écurie par un porteur montagnard, et je me glissai, avec le moins de bruit possible, dans mon antre, où je me mis à ruminer certaines parties de notre code municipal, déjà entamées par moi, mais non encore à demi digérées. J’étais assis depuis peu de temps, lorsque je vis mon père avancer tout doucement la tête par la porte entr’ouverte, et la retirer, en me voyant occupé, en articulant entre les dents un — hum ! — qui semblait annoncer le doute que mon occupation fût sérieuse. Si tel était en effet le sens de cette exclamation, je ne puis le condamner ; car votre souvenir m’occupa si entièrement pendant une heure, que, quoique j’eusse Stair ouvert devant moi, le style clair et facile de Sa Seigneurie m’échappait tellement que j’eus la mortification de m’apercevoir que mon travail m’avait été absolument inutile.

Avant que j’eusse pu remettre ma voile sous le vent, James vint me dire que notre modeste souper était servi : — des raves, du fromage, et une bouteille de vieille ale. — Deux couverts seulement : — et pas de siège préparé pour M. Darsie par le soigneux James Wilkinson. Le susdit James avec sa longue figure, ses cheveux plats et sa queue entortillée dans une lanière de cuir, se tenait, suivant son habitude, derrière le fauteuil de mon père, droit comme une sentinelle de bois à la porte d’un théâtre de marionnettes. « Vous pouvez nous laisser, James, » dit mon père ; et Wilkinson sortit. — Que va-t-il arriver ? pensai-je ; voilà les nuages qui s’amoncèlent sur le front de mon père.

Mes bottes attirèrent un premier regard de mécontentement, et il me demanda, avec un sourire ironique, où j’étais allé me promener à cheval. Il s’attendait à ce que je répondisse « nulle part », et alors il se serait déchaîné avec ses sarcasmes habituels contre le plaisir que je trouvais à marcher avec une chaussure coûtant vingt schellings ; mais je répliquai avec calme que j’étais allé à cheval dîner à Noble-House. Il tressaillit (vous savez bien comment), tout comme si j’eusse dit que j’avais dîné à Jéricho ; et, comme j’aimais mieux faire semblant de ne pas remarquer sa surprise, et que je continuai à manger tranquillement mes raves, il laissa éclater sa colère.

« Noble-House, monsieur ! et qu’aviez-vous à faire à Noble-House, monsieur ? Vous rappelez-vous que vous étudiez le droit, monsieur ? — que votre examen sur les lois écossaises approche, monsieur ? — qu’à présent chaque minute de votre temps vaut des heures à une autre époque ? Et avez-vous le loisir d’aller à Noble-House. — et de vous éloigner de vos livres durant tant d’heures, monsieur ? Si c’eût été seulement un tour dans les prairies[2] ou même une partie de balle[3] ! — mais Noble-House, monsieur !

— Je suis allé jusque-là avec Darsie Latimer, mon père, pour le voir commencer son voyage.

— Darsie Latimer ? » répliqua-t-il d’un ton radouci ; — « hum ! — C’est bon ! je ne vous blâme pas d’être l’ami de Darsie Latimer ; mais autant aurait valu le conduire à pied, seulement jusqu’au péage, et puis lui faire là vos adieux : — vous auriez économisé le louage du cheval — et votre dîner.

— Latimer a payé pour moi, mon père, » repartis-je, croyant arranger les choses ; mais j’aurais bien mieux fait de n’en pas dire un mot.

« A payé votre écot, monsieur ! et laissez-vous à un autre le soin d’acquitter votre écot ? Monsieur, on ne doit jamais passer le seuil de la porte d’une auberge sans payer sa dépense.

— J’admets la règle générale, mon père, répliquai-je ; mais c’était le coup de départ entre Darsie et moi ; et j’aurais cru que ce cas rentrait dans l’exception de doch an dorroch[4].

— Vous vous croyez un habile homme, » dit mon père avec l’expression de visage qui approchait du sourire, autant que le permettait la gravité habituelle de ses traits ; mais j’imagine que vous n’avez pas mangé votre dîner debout comme font les Juifs à leur Pâque. Or, il a été décidé, dans un cas soumis aux baillis de Cupar-Angus, lorsque la vache de Luckie Simpson eut avalé le moût d’ale de Luckie Jamieson, pendant qu’il était à la porte à refroidir, qu’il n’y avait nul dommage à payer, attendu que l’animal avait bu sans s’asseoir ; telle étant la vraie circonstance qui constitue le doch an dorroch, qui est l’action de boire debout. Ah, monsieur ! que dit à cela votre seigneurie avocassière in futuro ? — Exceptio firmat regulam[5]. — Allons, remplissez votre verre, Alan ; je ne suis point fâché que vous ayez eu cette attention pour Darsie Latimer, qui est un bon garçon parfois. Et puisqu’il a demeuré dans ma maison depuis sa sortie de pension jusqu’à ce jour, ma foi, il n’y a point grand mal que vous lui ayez cette petite obligation. »

Quand je vis les scrupules de mon père de beaucoup diminués par la conscience de sa grande supériorité dans l’argumentation des lois, j’eus soin d’accepter mon pardon plutôt comme grâce que comme justice, et je répliquai seulement que nos soirées seraient plus tristes, maintenant que vous étiez absent. Je veux vous citer les propres expressions de la réponse de mon père, Darsie. Vous le connaissez si bien qu’elles ne vous offenseront pas, et vous savez aussi qu’à l’exactitude et à la ponctualité de l’homme de loi se mêle chez lui un fonds d’observation fine et de bon sens pratique.

« C’est la vérité, dit-il, Darsie était un agréable compagnon ; mais il est trop étourdi, trop étourdi, Alan, et la cervelle un peu brouillée. — À propos, il faudra maintenant que Wilkinson nous serve notre ale dans une pinte anglaise ; car une pinte d’Écosse serait trop pour vous et pour moi, à présent qu’il ne nous aidera plus. — Mais Darsie, comme je le disais, est un espiègle ; il pourra briller quelque peu dans une sphère supérieure. — Je lui souhaite de réussir dans le monde ; mais il a peu de solidité, Alan, peu de solidité. »

Je rougirais de ne point défendre un ami absent, Darsie : je parlai donc en votre faveur plus chaudement que ne m’y engageait ma conscience ; mais, en renonçant à vos études en droit, vous avez perdu bien du terrain dans la bonne opinion de mon père.

« Inconstant comme l’onde, il ne s’élèvera point, dit mon père ; ou, suivant les expressions des Septante, Effusa est sicut aqua, non crescet[6]. Il fréquente les bals publics et lit des romans : — sat est[7]. »

« Je contestai l’obligation du texte en faisant observer que pour les bals publics, vous aviez passé seulement une nuit au bal de la Pique, et quant aux romans, — autant que c’était chose à moi connue, — vous aviez lu un volume dépareillé de Tom Jones.

Mais il dansa depuis le soir jusqu’au matin, et lut vingt fois au moins d’un bout à l’autre ce méchant bouquin, pour lequel l’auteur aurait dû être fouetté. Il l’avait toujours dans les mains. »

Je donnai alors à entendre que, selon toute probabilité, votre fortune était déjà assez considérable pour vous dispenser de pousser plus loin vos études du droit ; et qu’en conséquence vous pouviez croire qu’il vous était permis de vous amuser un peu. Ce fut l’excuse la moins goûtée de toutes.

« S’il ne peut s’amuser en étudiant les lois, » répliqua mon père avec aigreur, « tant pis pour lui. S’il n’a pas besoin de les étudier pour apprendre à faire fortune, je sais qu’il en a bon besoin pour apprendre à la conserver ; et mieux vaudrait pour lui devenir un savant jurisconsulte, que de courir le pays comme un sauteur de fossés, sans savoir où il va, pour voir il ne sait quoi, et traitant à Noble-House des fous comme lui, — oui, à Noble-House ! » répéta-t-il, d’une voix tonnante et d’un ton ironique, après m’avoir lancé un regard courroucé, comme s’il y avait eu dans ce nom quelque chose qui le blessât ; quoique bien certainement tout autre lieu où vous auriez eu l’extravagance de dépenser cinq schellings n’aurait pas attiré moins vivement sa réprobation.

Me rappelant votre idée, que mon père en sait plus sur votre véritable condition qu’il ne juge convenable de le dire, je pensai pouvoir hasarder une observation pour sonder l’eau. « Je ne vois pas, dis-je, comment les lois écossaises seraient utiles à un jeune gentleman dont la fortune paraît être en Angleterre. » Je crus réellement que mon père allait me battre.

« Avez-vous l’intention de me surprendre per ambages[8], monsieur, comme dit le conseiller Pest ? Que vous importe en quelle contrée soit la fortune de Darsie Latimer, et qu’il ait de la fortune ou non ? D’ailleurs, quel mal lui feraient les lois écossaises, quand il les connaîtrait aussi bien que Stair ou Bonkton, monsieur ? Le fondement de notre droit municipal n’est-il pas l’ancien code de l’empire romain, rédigé à cette époque où cet empire jouissait d’une si grande renommée de politique et de sagesse, monsieur ? Allez vous mettre au lit, monsieur, après votre expédition à Noble-House, et tâchez que votre lampe soit allumée et votre livre ouvert devant vous avant que le soleil se lève, Ars longa, vita brevis[9], si ce n’est pas un péché d’appeler la divine science des lois du nom indigne d’art. »

Ma lampe fut donc allumée de grand matin, cher Darsie ; mais je restai tranquillement au lit, au risque de recevoir une visite domiciliaire, espérant que la lumière serait considérée, sans autre enquête, comme une preuve suffisante de ma vigilance. Et aujourd’hui que nous sommes au troisième matin depuis votre départ, les choses ne vont guère mieux. La lampe brûle dans mon antre, et l’œuvre de Voet sur les Pandectes tient les trésors de la sagesse étalés devant moi ; cependant, vu que je m’en sers seulement en guise de pupitre pour écrire cette suite de niaiseries à Darsie Latimer, il est probable que l’usage que j’en fais ne m’avancera guère dans mes études.

Et maintenant, il me semble que je vous entends m’appeler un hypocrite, qui, vivant sous le système de défiance et de contrainte que mon père a trouvé bon de choisir, prétend néanmoins n’envier ni votre liberté ni votre indépendance.

Latimer, je ne vous ferai point de mensonges. Je souhaiterais que mon père me laissât exercer un peu plus mon libre arbitre, ne fût-ce que pour avoir la jouissance de faire de mon plein gré ce qui lui plairait. Un peu plus de temps et d’argent à ma disposition ne messiéraient pas non plus à mon âge ni à mon rang dans le monde ; et j’avoue qu’il est irritant de voir tant de jeunes gens de la même condition que moi, s’ébattre en liberté, tandis que moi je suis enfermé dans une cage, comme la linotte d’un savetier, pour chanter la même leçon du matin au soir ; sans compter qu’il me faut écouter bon nombre de sermons contre la paresse, comme si j’avais quelque moyen de m’amuser ! Malgré tout cela, je ne puis dans mon cœur blâmer ni le motif ni le but de cette sévérité. Car le motif ne peut être que l’affection ardente et dévouée de mon père pour moi ; un désir continuel de me voir faire des progrès, et une profonde conviction de l’honneur attaché à la profession qu’il veut me voir embrasser.

Comme nous n’avons pas de proches parents, le lien qui nous unit est serré d’une façon extraordinaire, quoiqu’il soit en lui-même un des plus solides que la nature puisse former. Je suis et j’ai toujours été le but exclusif des espérances inquiètes de mon père, comme aussi de ses craintes encore plus inquiètes et plus exagérées : quel titre ai-je donc à me plaindre, quoique de temps à autre ces craintes et ces espérances l’aient poussé à exercer un despotisme fatigant sur tous mes mouvements ? En outre, je dois me rappeler et je me rappelle, Darsie, que mon père, en diverses occasions, a montré qu’il sait être bon aussi bien que sévère. Quitter son vieil appartement dans le Luckenbooths[10] fut pour lui comme un divorce de l’âme avec le corps. Cependant, aussitôt que le docteur R… lui eut donné à entendre que l’air du quartier où nous habitons maintenant était plus favorable à ma santé affaiblie par une croissance trop rapide, il se décida à changer son antique et cher logement, qui touchait au Heart of Mid-Lothian[11], contre une de ces maisons que le goût moderne a fait construire pour l’usage d’une seule famille. J’ai eu encore une autre preuve de sa bonté dans l’inestimable faveur qu’il m’accorda de vous recevoir chez lui, quand vous aviez la triste perspective de rester à votre âge, dans une pension où vous n’auriez eu que des enfants pour camarades. C’était une chose si contraire à toutes les idées de mon père sur la retraite, sur l’économie et la pureté de mes mœurs, qu’il souhaitait conserver innocentes en me préservant de la compagnie des autres jeunes gens, que, sur ma parole, je suis plus étonné d’avoir eu la hardiesse de lui adresser une pareille requête, que de l’avoir vu y souscrire.

Puis enfin, quant à l’objet de sa sollicitude, — ne riez pas, ne levez pas les mains au ciel, mon cher Darsie ; — mais, sur mon honneur, j’aime la profession pour laquelle j’ai été élevé, et je suis sérieusement résolu à poursuivre les études préliminaires. — Le barreau est ma vocation, — ma vocation spéciale, et, je puis même dire, ma vocation héréditaire. À la vérité, je n’ai pas l’honneur d’appartenir à aucune des grandes familles qui forment, en Écosse comme en France, la noblesse de la robe, et qui, dans notre pays du moins, lèvent la tête aussi haut et même plus haut que la noblesse de l’épée ; — car ces premières se composent plus souvent des « premiers nés d’Égypte. » Néanmoins, mon grand-père, un excellent homme, j’ose le dire, eut l’honneur de signer une vigoureuse protestation contre l’Union[12], en sa qualité respectable de clerc de ville dans l’ancien bourg de Birlthegroat[13]. Il y a quelque raison d’espérer ou peut-être de craindre que ce digne clerc était le fils naturel d’un cousin germain du laird de Fairford, qui fut pendant long-temps compté parmi les barons de second rang. Mon père a monté d’un grade dans la hiérarchie de la magistrature ; il est devenu un éminent et respectable écrivain aux sceaux de Sa Majesté[14] ; et je suis moi-même destiné à monter plus haut encore et à porter cette honorable robe qui recouvre parfois, dit-on, comme la charité, une multitude de péchés. Je n’ai donc d’autre choix que d’arriver au faîte, puisque nous avons déjà gravi jusque-là, ou de faire une chute, au risque de me casser le cou. Ainsi, je me réconcilie avec ma destinée, et tandis que vous considérez du sommet des montagnes, les lacs et les détroits éloignés, moi, de apicibus juris[15], je me console avec des visions de robes écarlates et cramoisies, — garnies de belles fourrures, et doublées de bons appointements.

Vous souriez, Darsie, more tuo[16], et semblez dire que des rêves si vulgaires ne valent pas la peine qu’on s’en berce. Les vôtres, il est vrai, sont d’un genre plus élevé et plus héroïque, et ressemblent aux miens, autant qu’un banc recouvert d’étoffe rouge et abondamment chargé de papiers de procédure, ressemble à un trône gothique enrichi d’or et de perles. Mais que voulez-vous ? — Trahit sua quemque voluptas[17] ; — et mes visions d’avancement, quoiqu’elles puissent n’être que vaines en ce moment, sont néanmoins plus propres à être réalisées, que vos désirs qui tendent Dieu sait à quoi. Que dit le proverbe de mon père : « Regardez attentivement une robe d’or, vous en aurez au moins une manche ? » Tel est mon but. Mais vous, Darsie, qu’espérez-vous ? que le mystère qui recouvre votre naissance et vos parents disparaîtra pour faire place à une clarté d’une splendeur inimaginable, et ce, sans aucun effort, sans aucune peine de votre part, mais purement par la bonne volonté de la fortune. Je connais l’orgueil et la malice de votre cœur, et je souhaiterais sincèrement que vous eussiez à me remercier de corrections plus sévères que celles dont vous gardez un souvenir si reconnaissant. Surtout si j’avais chassé de votre cerveau ces idées à la Don Quichotte, vous ne penseriez pas maintenant être le héros de quelque histoire romanesque ; vous n’auriez pas métamorphosé dans votre folle imagination l’honnête Griffiths, paisible banquier de la cité, ne disant jamais que l’indispensable dans ses épîtres trimestrielles, en un sage Alcandre ou un habile Alquif, protecteur mystérieux de votre destinée. Mais je ne sais point comment cela s’est fait, votre tête est sans doute devenue plus dure, et mes poings se sont amollis, puisque j’hésite à dire que vous avez montré une étincelle de je ne sais quoi de dangereux, qui m’a inspiré au moins du respect, sinon de la crainte.

Puisque je suis sur ce sujet, je veux vous engager à contenir un peu votre impétuosité. Je redoute fort que, comme un cheval emporté, elle ne vous entraîne dans quelque embarras dont vous auriez peine à vous tirer, si cette hardiesse qui vous a soutenu jusqu’à présent venait à vous manquer au besoin. Souvenez-vous, Darsie, que vous n’êtes pas d’un naturel courageux : nous sommes depuis long-temps convenus que, tout calme que je suis, j’ai l’avantage sur vous à cet égard. Mon courage consiste, je crois, en une vigueur de nerfs et une indifférence naturelle pour le danger qui, sans m’entraîner dans des aventures, me laisse le plein usage de ma raison, et tout mon sang-froid, quand arrive un danger réel. Le vôtre pourrait être appelé courage intellectuel, fierté d’esprit et désir de distinction. C’est ce qui vous rend avide de renommée, et vous aveugle sur tous les périls, jusqu’au moment où ils s’offrent subitement à vos yeux. Je l’avoue, soit que j’aie fini par partager les craintes de mon père, ou que j’en aie conçu moi-même, j’ai souvent pensé que cette envie désordonnée de courir après les aventures et les situations romanesques pourrait mal finir pour vous, et alors que deviendrait Alan Fairford ? On pourrait nommer qui l’on voudrait lord-avocat ou solliciteur général[18], je n’aurais plus le cœur de briguer ces postes éminents. Tous mes efforts ont pour but de me venger un jour à vos yeux ; et je crois que je ne me soucierais pas plus de la robe de soie brodée que du tablier d’une vieille femme, si je n’espérais pas vous voir venir à l’audience m’admirer et peut-être me porter envie.

Tâchez qu’il en soit ainsi, je vous en conjure. Ne voyez-vous pas une Dulcinée dans cette fille en savates, qui, avec des yeux bleus, de beaux cheveux, un plaid déchiré et une baguette de saule à la main, conduit les vaches du village à la prairie. Ne pensez pas que vous rencontrerez un galant Valentin dans chaque cavalier anglais, ou un Orson[19] dans chaque montagnard poussant devant lui des bestiaux. Considérez les choses comme elles sont, et non ainsi qu’elles peuvent vous paraître à travers le prisme de votre imagination. Je vous ai vu regarder un vieil étang bourbeux, jusqu’à découvrir des caps, des baies, des golfes, des rocs, des précipices, et tout l’admirable spectacle que présente l’île Féroé, dans ce qui n’était aux yeux du vulgaire qu’un simple abreuvoir. Un jour ne vous ai-je pas trouvé considérant un lézard, dans l’attitude d’un homme qui examine un crocodile ? Heureusement c’était là un exercice peu dangereux de votre imagination ; car la mare ne pouvait vous noyer, ni l’alligator lilliputien vous dévorer. Mais dans la société vous ne pouvez vous tromper sur le caractère des gens que vous fréquentez, ni laisser votre imagination exagérer leurs qualités bonnes ou mauvaises, sans vous exposer non-seulement au ridicule, mais encore à de sérieux inconvénients. Tenez-vous donc en garde contre votre imagination, mon cher Darsie ; et permettez à votre vieil ami de vous assurer que c’est le côté de votre caractère le plus dangereux, parce que vous êtes bon et plein de générosité. Adieu. Ne laissez pas dormir l’enveloppe affranchie du digne pair ; surtout, sis memor mei.

A. F.



  1. A mile abscon Dundee. Vers d’une chanson écossaise. Dundee est une grande ville de commerce sur le Tay, à environ cinquante milles au-dessous de Perth. C’est le Liverpool de l’Écosse. a. m.
  2. Meadows (prairies) ; promenade publique près de la ville d’Édimbourg. a. m.
  3. The golf, sorte de jeu de mail. a. m.
  4. Mots celtiques en usage dans l’Écosse, et qui signifie le coup de l’étrier. a. m.
  5. L’exception confirme la règle. a. m.
  6. Elle s’est écoulée comme de l’eau répandue, elle ne croîtra point. a. m.
  7. C’est assez. a. m.
  8. Par détours. a. m.
  9. L’étude est longue et la vie courte. a. m.
  10. Vieille masure qui existait jadis au milieu de la grande rue dite High-Street, à Édimbourg. Tolbooth, où est placée la scène de la prison du Mid-Lothian, était au bout de cette masure, dans le Lawnmarket, ou marché des toiles. a. m.
  11. La prison du Mid-Lothian ou d’Édimbourg. a. m.
  12. L’union de l’Écosse à l’Angleterre. a. m.
  13. Birl, cotiser ; the groat, la pièce de huit sous (qui existait jadis) ; ce qui veut dire se cotiser à quarante centimes par tête. C’est un nom idéal. a. m.
  14. Writer to his majesty’signet, espèce de procureur ou avoué à Édimbourg. a. m.
  15. Des sommités du droit. a. m.
  16. Selon votre habitude. a. m.
  17. Chacun suit son penchant. a. m.
  18. Solicitor general, fonctionnaire dont la charge est analogue à celle de procureur général près une de nos cours royales. a. m.
  19. Valentin et Orson, enfants trouvés comme Romulus et Rémus : personnages d’un roman de chevalerie. a. m.