Redgauntlet/Lettre 06

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Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 66-77).
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LETTRE VI.

DARSIE LATIMER À ALAN FAIRFORD.


— CONTINUATION DES LETTRES III ET IV. —


J’ai fini ma dernière lettre en vous disant que j’étais sorti avec mon hôte grave et taciturne. Je pus alors, bien mieux que la nuit précédente, voir le vallon retiré dans lequel s’élevaient les deux ou trois cabanes qui semblaient servir de demeure à lui et à sa famille.

Ce glen était si étroit, en proportion de la profondeur, qu’aucun rayon du soleil ne pouvait y pénétrer avant que cet astre fût déjà haut sur l’horizon. En regardant la partie la plus basse, on voyait un ruisseau dont les ondes écumantes s’élançaient avec abondance et fracas sous un massif de bois taillis, comme un cheval de course impatient d’atteindre le bout de la lice ; et en observant avec plus d’attention, on pouvait apercevoir une haute cascade brillant à travers le feuillage, et occasionnant sans doute l’étonnante rapidité du ruisseau. Plus bas encore, son cours devenait plus tranquille, et il formait une pièce d’eau tout à fait calme, qui offrait un port naturel à deux ou trois barques de pêcheurs, reposant alors à sec sur le sable et loin de l’eau, car la marée était redescendue. Deux ou trois misérables huttes existaient près de ce petit port, habitées probablement par les propriétaires des barques, mais inférieures, sous tous les rapports, à l’habitation de mon hôte, quoique celle-ci fût d’assez petite apparence.

Je n’eus qu’une minute ou deux pour faire ces observations : encore, durant ce temps-là, mon compagnon montra-t-il des signes d’impatience et cria-t-il plus d’une fois : « Cristal, Cristal Nixon ! » jusqu’à ce que le vieillard du soir précédent parût à la porte d’une des cabanes voisines servant d’écurie, amenant le vigoureux cheval noir dont j’ai déjà fait mention, sellé et bridé. Mon conducteur fit un signe du doigt à Cristal, et, prenant par derrière la cabane, il monta le sentier rapide, ou plutôt le ravin qui faisait communiquer ce vallon retiré avec la pleine campagne.

Si j’avais bien connu la nature du chemin que j’avais parcouru la veille au soir avec tant d’impétuosité, je doute fort que j’eusse voulu m’y aventurer ; car cette route ne méritait pas d’autre nom que celui de lit d’un torrent, alors presque rempli d’eau, qui se précipitait écumant et furieux vers le fond de la vallée, grossi qu’il était par les pluies de la nuit dernière. Je montai ce dangereux sentier avec quelque peine, quoique à pied, et la tête me tourna quand je remarquai, à des traces que la pluie n’avait pas effacées, que le cheval semblait presque l’avoir descendu en glissant sur le ventre, le soir précédent.

Mon hôte sauta sur son cheval sans mettre le pied sur l’étrier — et me dépassa dans cette périlleuse montée qui ne l’empêchait pas de stimuler son coursier de l’éperon, comme si l’animal avait eu les pattes d’un chat sauvage. L’eau et la boue jaillissaient de ses sabots dans sa course rapide, et deux ou trois bonds le conduisirent au sommet de la hauteur où j’arrivai bientôt moi-même et trouvai le cheval et son maître immobiles comme une statue : l’animal haletant et ouvrant ses larges narines à la brise du matin, le cavalier les yeux fixés sur les faibles rayons du soleil levant, qui commençait déjà à colorer l’horizon du côté de l’est, et à dorer les montagnes éloignées du Cumberland et du Liddesdale.

Il paraissait plongé dans une rêverie dont il sortit à mon approche ; et, mettant son cheval en mouvement, il enfila une route malaisée et sablonneuse qui traversait de vastes dunes nues, unies et incultes, entrecoupées de marais, et fort semblables à celles que j’avais vues dans le voisinage de Shepherd’s Bush. Il est vrai que toute la campagne de cette contrée, dans la partie qui se rapproche de la mer, à l’exception de quelques endroits favorisés, présente le même air d’uniformité et de tristesse.

En nous éloignant d’une centaine de pas de l’entrée du vallon, nous pûmes apercevoir mieux encore le malheureux pays dont la vue était rendue plus pénible par le contraste des côtes opposées du Cumberland. Celles-ci étaient coupées et traversées par des milliers de lignes d’arbres croissant en haies, ombragées de bosquets et de bois d’une étendue considérable, animées par des villages et des maisons de campagne, d’où sortaient d’épais nuages de fumée donnant déjà signe de vie humaine et d’humaine industrie.

Mon conducteur avait étendu le bras, et me montrait la route de Shepherd’s Bush, quand nous entendîmes le pas d’un cheval qui approchait de nous. Il promena attentivement ses yeux autour de lui, et reconnaissant celui qui approchait, il continua de me donner ses instructions, en même temps qu’il se plaçait au beau milieu du chemin qui, à l’endroit où nous étions arrêtés, présentait d’un côté une fondrière et de l’autre un banc de sable.

Je remarquai que le nouveau venu ralentit l’allure de son cheval et lui fit quitter le petit trot pour le pas, comme s’il eût désiré nous laisser passer, ou du moins éviter de nous dépasser lui-même dans un endroit où les difficultés du chemin devaient nous amener fort près les uns des autres. Vous connaissez mon ancien faible, Alan, et vous savez que je suis toujours prêt à donner mon attention à la première chose venue, de préférence à l’individu qui m’adresse la parole.

Entraîné par cet aimable penchant, je m’occupais à rechercher en moi-même le motif qui semblait faire désirer au cavalier de se tenir à distance, lorsque mon compagnon éleva sa voix sonore d’une façon si subite et si terrible que je retrouvai aussitôt le fil de mes pensées, et s’écria : « Au nom du diable, jeune homme, croyez-vous que les autres ne puissent pas employer leur temps mieux que vous, pour m’obliger à vous répéter trois fois la même chose ? — Voyez-vous, reprit-il, cet objet à un mille d’ici, qui ressemble à un poteau de route ou plutôt à un gibet ? — Je voudrais qu’on y pendît un sot rêveur, pour servir d’exemple aux jeunes gens distraits ! — Cette poutre, qui a l’air d’une potence, vous conduira au pont où vous pourrez traverser ce large ruisseau ; puis suivez toujours tout droit, jusqu’à ce que la route se divise en plusieurs embranchements, près d’un gros tas de pierres. — Peste soit de vous, encore une distraction ! »

C’était la pure vérité ; en ce moment le cavalier approchait de nous, et mon attention se porta tout entière sur lui, tandis que je me dérangeais pour le laisser passer. À son extérieur, on reconnaissait facilement qu’il appartenait à la société des Amis, ou, comme on les nomme plus communément, des Quakers. Un vigoureux cheval gris de fer montrait, par son poil luisant et sa bonne tenue, que l’homme miséricordieux était plein de miséricorde pour sa bête. L’habillement du cavalier ne présentait aucun luxe extraordinaire, mais la propreté et l’ordre bien entendus qui caractérisent ces sectaires. Son long surtout de drap gris superflu lui descendait jusqu’à mi-jambes, et était boutonné jusqu’au menton, pour le défendre de l’air du matin. Suivant leur usage, un ample chapeau à bords retombants, sans ruban ni usage, ombrageait sa belle et paisible figure, dont la gravité paraissait tempérée par un certain assaisonnement de bonne humeur, et n’avait rien de commun avec l’air pincé et puritain qu’affectent les dévots en général. Son front était ouvert, et ni l’âge ni l’hypocrisie ne l’avaient sillonné de rides. Son regard était franc, calme et tranquille : pourtant il semblait être troublé par une espèce d’appréhension, pour ne pas dire de crainte, et en prononçant : « Je te souhaite le bonjour, ami, » il dirigea son cheval vers le bord extrême du chemin, et témoigna ainsi son désir de nous déranger le moins possible, — comme ferait un voyageur pour passer devant un mâtin aux pacifiques intentions duquel il n’oserait guère se fier.

Mais mon hôte, ne voulant sans doute pas qu’il se tirât aussi aisément d’affaire, barra de telle sorte le chemin avec son propre cheval, que le quaker ne pouvait continuer sa route, sans s’enfoncer dans la fondrière, ou gravir le banc de sable : or il ne lui était pas possible de tenter l’un ou l’autre, sans s’exposer à un péril qu’il ne semblait pas disposé à courir. Il s’arrêta donc, comme pour attendre que mon compagnon lui fît de la place ; et, tandis qu’ils restaient ainsi l’un vis-à-vis de l’autre, je ne pus m’empêcher de penser qu’ils formaient un assez bon emblème de la paix et de la guerre ; car, bien que mon hôte fût sans armes, pourtant toutes ses manières, son sévère regard et l’aplomb avec lequel il se tenait à cheval, dénotaient un militaire sans uniforme. Il accosta le quaker avec ces mots : — « Holà ! ami Josué : — tu es de bonne heure en route ce matin. L’esprit t’a-t-il inspiré à toi et à tes justes frères d’agir avec quelque honnêteté, et d’ôter les filets qui empêchent le poisson de remonter la rivière ?

— Non certainement, ami, » répondit Josué avec fermeté, mais en même temps avec un ton de bonne humeur. « Tu ne dois pas t’attendre à ce que nos mains défassent ce que nos bourses ont fait. Toi, tu prends le poisson avec épieux, lignes et pièges ; nous, c’est avec des embûches et des filets que font agir le flux et le reflux de la marée. Chacun fait ce qui lui semble le mieux pour s’assurer une part des biens que la Providence a répandus dans la rivière, et ce, en se renfermant dans ses limites. Je te prie de ne pas nous chercher querelle ; car tu ne souffriras aucun tort de notre part.

Sois assuré que je n’en souffrirai de la part de personne, repliqua le pêcheur, que son chapeau soit retroussé ou à larges bords. Je vous le dis sans détours, Josué Geddes, vous et vos associés, vous employez un moyen illégal, pour détruire le poisson dans la Solway, avec vos filets à pieux et vos réservoirs ; et nous, qui pêchons loyalement et en hommes, comme ont pêché nos pères, nous avons chaque année, chaque jour, moins d’amusement et de profit. Ne croyez pas que la gravité, ou l’hypocrisie, vous tire désormais d’affaire comme autrefois. Le monde vous connaît, et nous vous connaissons. Vous voulez détruire le saumon qui fait vivre cinquante pauvres familles, puis vous essuyer les lèvres, et aller faire un discours à la réunion. Mais n’espérez pas qu’il en soit toujours ainsi. Je vous en avertis, nous tomberons sur vous un matin, et nous ne laisserons pas un seul pied debout dans les eaux de la Solway. La marée descendante les emportera tous, et tant mieux pour vous si nous n’envoyons pas les propriétaires les joindre.

— Ami, répliqua Josué avec un sourire contraint, « si je ne savais pas que tu parles sans avoir l’intention d’agir, je te dirais que nous sommes protégés par les lois de ce pays ; et nous ne comptons pas moins en recevoir protection, bien que nos principes ne nous permettent pas de recourir à aucun acte de violence ouverte pour nous défendre.

— Fanfaronnade et lâcheté que tout cela, s’écria le pêcheur, espèce de manteau qui vous sert à cacher votre hypocrite avarice !

— Oh ! ne dis point lâcheté, mon ami, répliqua le quaker, puisque tu sais qu’il peut y avoir autant de courage à souffrir qu’à repousser une injure ; et j’en appellerai à ce jeune homme ou à toute autre personne, n’y a-t-il pas plus de lâcheté, — même dans l’opinion de ce monde, dont les pensées sont le souffle que tu respires, — dans l’oppresseur armé qui cause le mal, que dans le patient faible et sans défense, qui l’endure avec intrépidité.

— Je ne causerai pas plus long-temps avec vous sur ce sujet, » dit le pêcheur qui, comme un peu ébranlé par le dernier argument auquel avait eu recours M. Geddes, se mettait en devoir de lui faire place ; — « n’oubliez pas pourtant, ajouta-t-il, que vous avez été prévenu, et n’espérez pas que nous recevions de belles paroles en excuse d’actions coupables. Vos filets sont illégaux, — ils dévastent nos pêcheries, — et nous les détruirons à tout risque et péril. Je suis homme de parole, ami Josué.

— Je le sais, répliqua le quaker ; mais à cause de cela il faut prendre garde d’affirmer une chose que tu n’exécuteras jamais. Car, je le sais, ami, quoiqu’il y ait une aussi grande différence entre toi et un des nôtres, qu’entre un lion et une brebis, tu tiens trop du lion pour vouloir exercer ta force et ta fureur sur un être qui se déclare incapable de résister. C’est au moins une vertu que te donne la renommée, à défaut d’autres.

— Nous verrons avec le temps, répondit le pêcheur ; mais écoute, Josué, avant de nous quitter, je vais te mettre à même de faire une bonne action ; ce qui, crois-moi, vaut mieux que vingt discours de morale. Voici un jeune étranger que le ciel a gratifié d’une cervelle si légère, qu’il se perdra encore dans les sables, comme il l’a fait hier au soir, à moins que tu n’aies la bonté de lui montrer le chemin de Sbepherd’s Bush ; car c’est vainement que j’ai tâché de lui en faire comprendre la route. — As-tu assez de charité sous ta simplicité, quaker, pour lui rendre ce service ?

— C’est plutôt toi, ami, répliqua Josué, qui manques de charité, toi qui supposes qu’on puisse refuser un service si simple.

— Tu as raison, — j’aurais dû me rappeler qu’il ne te coûterait rien. — Mon jeune gentilhomme, ce pieux modèle de simplicité primitive vous montrera le vrai chemin de Shepherd’s Bush. — Oui, et même vous tondra comme une brebis, si vous venez à lui vendre ou à lui acheter quelque chose. »

Il me demanda alors brusquement si mon intention était de rester long-temps à Shepherd’s Bush.

Je répondis que je l’ignorais moi-même ; — que j’y resterais sans doute tant que je pourrais m’amuser dans les environs.

« Vous aimez la pêche ? » ajouta-t-il du même ton bref et concis.

Je répondis affirmativement ; « mais, ajoutai-je, j’y suis fort maladroit.

— Peut-être si vous séjournez encore quelques jours ici, reprit-il, nous retrouverons-nous, et alors je pourrai avoir le plaisir de vous en donner une leçon. »

Sans me laisser le temps de le remercier ni même de lui dire que j’y consentais, il se détourna soudain en agitant sa main en signe d’adieu, et retourna au galop vers le bord de la vallée d’où nous étions sortis ensemble ; et comme il s’arrêta quelque temps sur le banc de sable, je pus l’entendre appeler à haute voix les personnes qui y demeuraient.

Cependant le quaker et moi nous continuâmes quelques instants notre route en silence, lui, ralentissant le petit trot de son paisible coursier, pour le mettre à un pas qui aurait fort accommodé un marcheur moins actif que moi, et me considérant de temps à autre avec une expression de curiosité, mêlée de bienveillance. Pour ma part, je ne me souciais pas de parler le premier. Je me trouvais pour la première fois dans la compagnie d’un homme de cette secte, et craignant, si je lui adressais la parole, de blesser quelqu’un de ses préjugés ou de ses bizarres principes, je demeurai patiemment silencieux. Enfin il me demanda si j’avais été longtemps au service du laird : ce fut ainsi qu’il l’appela.

Je répétai ces mots « au service ? » avec un tel accent de surprise, qu’il ne put s’empêcher de reprendre : Eh ! mais, ami, je ne voulais point t’offenser ; peut-être aurais-je dû dire dans sa société, — ou bien habitant de sa maison, comme j’en avais le dessein ?

— Je suis absolument inconnu à la personne que nous venons de quitter, répliquai-je, et notre liaison est seulement temporaire. — Il a eu la charité de me tirer des sables, et de m’offrir un asile pour la nuit contre la tempête. Ainsi commença notre connaissance, et elle est sans doute finie ; car vous pouvez remarquer que notre ami n’est nullement disposé à encourager la familiarité.

— À tel point, que cette occasion est, je pense, la première où j’entends dire qu’il ait reçu un étranger dans sa maison ; — pourvu que tu y aies vraiment passé la nuit.

— Pourquoi en douteriez-vous ? je ne puis avoir aucun motif de vous tromper, et cela n’en vaut pas la peine.

— Ne te fâche pas contre moi, dit le quaker ; mais tu sais que tes semblables ne se renferment pas toujours, comme nous tâchons humblement de le faire, nous, dans la pure et simple vérité, mais qu’ils emploient le langage de la fausseté, non-seulement pour servir leurs intérêts, mais encore pour faire un compliment ou seulement pour s’amuser. On m’a conté diverses histoires sur mon voisin : je n’en crois qu’une très-petite partie, et encore sont-elles difficiles à concilier les unes avec les autres ; mais, comme c’est la première fois que j’entends dire qu’il a reçu un étranger dans sa demeure, j’ai pu exprimer quelque doute. Ne t’en offense pas, s’il te plaît.

— Il ne semble pas, dis-je, avoir grandement les moyens d’exercer l’hospitalité, et l’on peut ainsi l’excuser de ne pas l’offrir dans les occasions ordinaires.

— C’est-à-dire, ami, répliqua Josué, que tu as mal soupé et plus mal déjeuné peut-être. En ce moment ma petite propriété, qu’on appelle Mont-Sharon, est de deux milles plus proche que ton auberge ; et quoique, pour t’y rendre, il te faudrait t’écarter du vrai chemin de Shepherd’s Bush, il me semble pourtant que l’exercice convient à de jeunes jambes, aussi bien qu’un repas substantiel convient à ton jeune appétit. Qu’en dis-tu, mon jeune ami ?

— Si cela ne doit point vous gêner, », répondis-je, car l’invitation était cordiale. D’ailleurs, le pain et le lait que j’avais mangés le matin en fort petite quantité avaient été promptement digérés.

« Voyons, dit Josué, n’emploie pas le langage du monde avec ceux qui y renoncent. Si cette pauvre politesse devait me gêner, peut-être ne l’eussé-je pas faite.

— Alors j’accepte votre invitation, dans le même esprit que vous l’avez faite. »

Le quaker sourit, et me tendit la main ; je la serrai, et nous poursuivîmes notre route, très-satisfaits l’un de l’autre. Le fait est que je prenais un vif plaisir à comparer en moi-même les manières ouvertes de cet excellent Josué Geddes, avec l’air brusque, sombre et fier de l’homme qui m’avait logé le soir précédent. Tous deux étaient ennemis du cérémonial ; mais la franchise du quaker avait un caractère de simplicité religieuse, et se mêlait à une bonté plus réelle, comme si l’honnête Josué désirait suppléer par sa sincérité à son manque de formules polies. Au contraire, les façons du pêcheur étaient celles d’un homme à qui les usages de la bonne compagnie sont familiers, mais qui, par orgueil ou misanthropie, dédaigne de les observer. Je songeais encore à lui avec intérêt et curiosité, malgré tout ce qu’il avait de peu prévenant ; et je me promettais bien, dans le cours de mes causeries avec le quaker, d’apprendre tout ce qu’il savait sur cet homme. Il fit néanmoins prendre à la conversation un tour différent, et me demanda quelle était ma propre condition dans le monde, et mon but en visitant cette frontière éloignée.

Je déclinai mon nom, et j’ajoutai seulement que j’avais été élevé pour le barreau ; mais me trouvant jouir d’une certaine indépendance, je m’étais permis depuis peu quelque distraction, et je demeurais à Shepherd’s Bush pour me livrer au plaisir de la pêche.

« Ce n’est pas te vouloir du mal, jeune homme, dit mon nouvel ami, que de te souhaiter une meilleure occupation pour tes heures de travail, et un amusement plus humain, si tu as besoin de t’amuser, pour celles où tu te délasses.

— Vous êtes sévère, monsieur, répondis-je. Je vous ai entendu, il n’y a qu’un instant, vous en remettre à la protection des lois du pays ; — s’il y a des lois, il faut des jurisconsultes pour les expliquer, et des juges pour en faire l’application. »

Josué sourit, et, me montrant des brebis qui paissaient au milieu des dunes que nous traversions : « Si un loup, dit-il, venait en ce moment même fondre sur ce troupeau, les pauvres bêtes iraient sans doute chercher une protection autour du berger et de son chien ; pourtant elles sont chaque jour mordues et poursuivies par l’un, tondues, égorgées, puis mangées par l’autre. Je dis cela sans intention de te blesser : car, quoique les lois et les avocats soient des calamités, ce sont pourtant des calamités nécessaires dans cet état provisoire de la société, jusqu’à ce que l’homme apprenne à rendre à son semblable ce qui lui est dû, en cédant au seul témoignage de la conscience, et ne se laissant influencer que par elle. Cependant j’ai connu bien des honnêtes gens qui ont rempli avec honneur, et sans jamais faillir, la profession que tu veux embrasser. Le mérite est bien plus grand, lorsqu’on marche droit dans un sentier si glissant.

— Et la pêche, vous trouvez encore à redire à cet amusement, vous qui, si j’ai bien compris ce dont il s’agissait entre vous et mon hôte d’hier, êtes vous-même propriétaire de pêcheries.

— Propriétaire ! non pas, répliqua-t-il, je suis seulement, de compagnie avec d’autres, fermier ou locataire de quelques bonnes pêcheries de saumon, un peu au-dessous de cet endroit, près de la côte. Mais comprends-moi bien. Le mal que je trouve dans la pêche, — et j’en dis autant des autres amusements, comme les appelle le monde, qui ont pour but et objet unique les souffrances des animaux, ne consiste pas dans l’action de prendre et de tuer les êtres que la bonté de la Providence a placés sur la terre pour le bien de l’homme, mais de faire de leur longue agonie une source de délices et de jouissances. Il est vrai que je fais exploiter ces pêcheries dans le but nécessaire de prendre, de tuer et de vendre le poisson, tout comme, si j’étais cultivateur, j’enverrais mes moutons au marché ; mais d’ailleurs, j’aimerais tout autant chercher mon plaisir et mon amusement dans le métier de boucher que dans celui de pêcheur. »

Nous ne discutâmes pas plus long-temps ; car, quoique je trouvasse ses arguments un peu outrés, comme ma conscience m’absolvait du crime de m’être complu à rien autre chose qu’à la théorie de ces amusements, je ne me crus pas obligé à défendre obstinément la pratique qui m’avait procuré si peu de plaisir.

Cependant nous étions arrivés aux restes du vieux poteau que mon hôte m’avait déjà montré comme marque de la route. Là, un mauvais pont de bois, soutenu par de longs pieux ressemblant à des béquilles, me servit à traverser l’eau, tandis que le quaker cherchait un gué beaucoup plus haut ; car le ruisseau était considérablement grossi.

Pendant que j’étais arrêté afin qu’il pût me rejoindre, je remarquai, à peu de distance, un pêcheur qui prenait truites sur truites, presque aussitôt qu’il jetait la ligne ; et je l’avoue, en dépit du sermon de Josué sur l’humanité, il me fut impossible de ne pas porter envie à son adresse et à son succès, — tant est naturel à notre esprit l’amour des jeux, ou la grande facilité avec laquelle nous rapportons des succès obtenus dans de simples jeux, à des idées de plaisir et aux éloges dus à l’adresse et à l’agilité. Je reconnus bientôt dans cet heureux pêcheur le petit Benjie, qui avait été mon guide et mon maître dans cet art modeste, comme vous l’ont appris mes premières lettres. J’appelai, — je sifflai, — le polisson me reconnut, et, tressaillant comme s’il commettait un crime, il semblait hésiter s’il approcherait ou s’il prendrait la fuite. Enfin, lorsqu’il se détermina en faveur du premier parti, ce fut pour m’assaillir les oreilles d’un récit bruyant, fait à voix haute, et fort exagéré, sur les inquiétudes qu’avaient conçues tous les habitants de Shepherd’s Bush pour ma sûreté personnelle ; comme mon hôtesse avait pleuré, — comment Sam et le garçon d’écurie n’avaient pas eu le cœur d’aller se coucher, mais étaient restés toute la nuit à boire, — et comment lui-même s’était levé bien avant le jour pour me chercher.

« Et vous étiez là pour sonder l’eau, je suppose, lui dis-je, et tâcher de découvrir mon cadavre ? »

Cette observation lui fit lâcher un long « Non-on-on, » indiquant qu’il voyait sa ruse découverte. Mais, avec son impudence naturelle, et se fiant à mon trop bon caractère, il ajouta aussitôt un autre conte : « Il avait pensé que je serais bien aise d’avoir quelques truites fraîches à mon déjeuner, et l’eau se trouvant être favorable, il n’avait pu s’empêcher de jeter une ou deux fois la ligne. »

Tandis que j’étais engagé dans cette discussion, l’honnête quaker revint à l’autre bout du pont de bois me dire qu’il ne pouvait s’aventurer à passer le ruisseau dans l’état où il était, et qu’il se voyait dans la nécessité de faire le tour par le pont de pierre qui était à un mille et demi au-dessus de sa maison. Il allait me donner les explications nécessaires pour que je pusse continuer sans lui, et demander sa sœur, lorsque je lui proposai de confier son cheval au petit Benjie qui le ramènerait par le pont, tandis que nous suivrions ensemble la route la plus courte et la plus agréable.

Josué secoua la tête ; car il connaissait Benjie, « qui était, dit-il, le plus franc gamin de tout le voisinage. » Néanmoins, pour ne pas me quitter, il consentit à lui remettre pour ce peu de temps son bidet entre les mains, en lui défendant bien de chercher à monter dessus, mais plutôt de conduire Salomon par la bride, et en lui promettant pour récompense une pièce de six pence, en cas qu’il fût sage, et, s’il transgressait les ordres à lui donnés, qu’il serait fouetté d’importance.

Les promesses ne coûtaient rien à Benjie, et il en lâcha par volées ; bien que le quaker lui confia enfin la bride, en lui répétant ses injonctions, et en levant l’index pour leur donner encore plus de force. De mon côté, j’ordonnai à Benjie de laisser à Mont-Sharon le poisson qu’il avait pris, regardant en même temps mon nouvel ami avec un air qui voulait dire : « Excusez-moi ; » car je ne savais pas trop si cette honnêteté serait agréable à un homme si peu partisan de la pêche.

Il me comprit, et me rappela la distinction pratique entre l’action d’attraper les animaux comme objet d’un amusement cruel et futile, et celle de les manger comme une nourriture légitime et permise, après qu’ils étaient tués. Sur cette dernière question, il n’eut aucun scrupule ; et, au contraire, il m’assura que ce ruisseau contenait la vraie truite saumonée, tant estimée par tous les connaisseurs. Mangée une heure après avoir été prise, elle avait une fermeté de chair et une délicatesse de saveur particulières : c’était donc une addition agréable à un repas du matin, surtout lorsqu’on avait gagné de l’appétit comme nous, en se levant à la pointe du jour, et en prenant un exercice de deux ou trois heures.

Mais, dussiez-vous en être effrayé, Alan, nous ne fîmes pas frire notre poisson sans qu’il nous arrivât une nouvelle aventure. C’est donc seulement pour épargner votre patience et mes propres yeux, que je clos la présente, et renvoie le reste de mon histoire à la lettre prochaine.