Redgauntlet/Texte entier

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Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Œuvres de Walter Scott, volume XX
Ménard.
REDGAUNTLET


HISTOIRE DU XVIIIe SIÈCLE.


Par Walter Scott.


TRADUCTION DE M. ALBERT MONTÉMONT.


NOUVELLE ÉDITION,


REVUE ET CORRIGÉE D’APRÈS LA DERNIÈRE PUBLIÉE À ÉDIMBOURG.


Maître, va ; et je te suivrai fidèlement et loyalement jusqu’au dernier soupir.
Shakspeare. Comme il vous plaira.



PARIS


MÉNARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR,


PLACE SORBONNE, 3




1837.


INTRODUCTION
MISE EN TÊTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION D’ÉDIMBOURG.




L’enthousiasme jacobite qui se manifesta en Écosse dans le dix-huitième siècle, et surtout pendant la révolte de 1745, fournit aux compositions romanesques le plus beau sujet qu’il soit possible d’emprunter à la réalité de l’histoire. La génération existante se rappelle aujourd’hui cette guerre civile et ses incidents les plus remarquables sans cette irritation d’esprit qui, d’ordinaire, suit les dissensions intestines. Les Highlanders[1], qui formaient la principale force de l’armée de Charles-Édouard, descendaient d’une race antique et fière, se distinguant par des mœurs spéciales en temps de paix comme en temps de guerre, d’une bravoure chevaleresque, et d’un caractère plus tourné à la poésie du roman qu’à la prose de la vie réelle. Un prince jeune, vaillant, patient dans les fatigues, et méprisant le danger, faisant à pied, à la tête de son armée, les marches les plus pénibles, gagnant trois batailles sur des forces régulières, un tel prince devait maîtriser ces imaginations ardentes, et entraîner ces esprits jeunes et enthousiastes dans une entreprise à laquelle leur raison ne pouvait néanmoins applaudir.

Ce prince aventureux fut de ces hommes qui se distinguent pendant une éclatante et unique période de leur vie, semblables à ces météores qui passent et qui n’étonnent pas moins les hommes par la brièveté de leur apparition que par la vivacité de leur éclat. Une profonde obscurité couvrit le reste de la vie d’un homme qui, dans sa jeunesse, s’était montré capable de grandes choses ; et, sans vouloir prendre la tâche pénible d’être son historien, nous pouvons dire que les habitudes et la conduite de ce malheureux prince, sur la fin de sa carrière, montrent un cœur brisé par la douleur, qui cherche, dans de honteux plaisirs, un refuge contre ses propres pensées.

Il se passa néanmoins beaucoup de temps avant que Charles-Édouard parût, ou peut-être même fût en effet aussi déchu de son premier caractère ; il jouit pendant un certain intervalle de la gloire qu’il avait obtenue dans sa périlleuse tentative. Ceux qui purent voir dans sa conduite postérieure une froide insensibilité pour la détresse de ses compagnons, jointe à ce soin égoïste de ses propres intérêts, que l’on a souvent reproché à la famille des Stuarts, et qui est la conséquence naturelle des principes du droit divin dans lesquels cette famille fut élevée, ceux-là sont aujourd’hui généralement regardés comme des gens mécontents et aigris, qui, se trouvant enveloppés dans la ruine d’une cause perdue, se livrèrent contre leur chef à des reproches qu’il ne méritait pas. Mais ces reproches furent rares parmi ceux de ses compagnons qui, si l’ingratitude du prince eût été réelle, auraient eu le plus de droit de s’en plaindre. Loin de là, la plupart de ces infortunés gentilshommes souffrirent avec une patience pleine de dignité : ils se montrèrent ou trop fiers pour se souvenir des mauvais traitements qu’ils recevaient du prince, ou trop prudents pour ne pas sentir que leurs doléances eussent trouvé peu de sympathie. On peut ajouter que la plus grande partie des jacobites bannis, et surtout les plus distingués d’entre eux, furent peu à portée de sentir l’influence du caractère et de la conduite du prince.

Cependant l’insurrection de 1745-1746 n’avait été qu’une petite partie de l’immense conspiration jacobite, une action de détail engagée par cela seul que le plan général avait échoué. L’ensemble des opérations fut repris par les jacobites d’Angleterre, qui avaient conservé leurs forces en évitant de les compromettre dans une bataille. L’effet surprenant obtenu avec si peu de ressources en 1745-1746, leur donna l’espoir de remporter des succès plus importants, quand l’intérêt de tous les Anglais qui refusaient le serment à la royauté nouvelle, intérêt identifié avec celui d’une grande partie des gentilshommes propriétaires, pousserait enfin à l’accomplissement de ce qui avait été entrepris d’une manière chevaleresque par quelques chefs des Highlands.

Il est probable que les jacobites ne furent pas capables de voir que la très-petite échelle sur laquelle ils avaient combiné leurs efforts, était en grande partie la cause d’un succès aussi inattendu. La diligence remarquable qui signala la marche des insurgés, leur bonne discipline, l’union et l’unanimité même qui régnèrent pendant quelque temps dans leurs conseils, ils ne durent tout cela qu’à leur petit nombre. Malgré la défaite de Charles-Édouard, les non-assermentés continuèrent long-temps à nourrir des projets de révolte, et à porter, le verre en main, des toasts séditieux, jusqu’à ce que l’âge se fût appesanti sur eux. Une autre génération s’éleva qui ne partageait pas les sentiments de l’ancienne ; et à la fin, les dernières étincelles du mécontentement qui avaient long-temps couvé sous la cendre, mais qui jamais n’avaient été assez ardentes pour éclater en flammes soudaines, s’éteignirent tout-à-fait. Mais, à proportion que l’enthousiasme politique mourait chez les hommes d’un tempérament ordinaire, il s’exaltait davantage chez ceux dont l’imagination était plus vive ou la tête plus faible, et c’est ce qui précipita ces derniers dans des desseins extravagants et désespérés.

Ainsi, dit-on, un jeune Écossais de bonne famille conçut le projet insensé de surprendre le palais de Saint-James, et d’assassiner la famille royale.

Tandis que ces conspirations folles et désespérées se tramaient parmi les jacobites les plus obstinés, il n’est point douteux que d’autres complots auraient produit de réels attentats, s’il n’eût pas convenu à la politique de sir Robert Walpole de prévenir les conspirateurs dans leurs projets, ou de les rendre incapables de les mettre à exécution, plutôt que de laisser éclater publiquement un danger dont on aurait exagéré l’étendue.

Une seule fois il s’écarta de cette ligne de conduite prudente et humaine, et l’événement sembla confirmer la sagesse de sa politique générale. Le docteur Archibald Caméron, frère du célèbre Donald Caméron de Lochiel, compromis dans la révolte de 1745, fut trouvé, par un détachement de soldats, caché avec un autre conspirateur dans les retraites sauvages de Loch Katrine, cinq ou six ans après la bataille de Culloden, et tous deux furent arrêtés. Il y avait dans l’affaire du docteur des circonstances bien connues du public, qui lui attiraient la compassion, et qui donnaient aux poursuites judiciaires dirigées contre lui une apparence de froide vengeance de la part du gouvernement : l’argument qui suit fut émis en sa faveur par un zélé jacobite, et fut regardé comme concluant par le docteur Johnson et d’autres personnages dont on ne pouvait soupçonner l’impartialité. Quoique engagé dans la révolte, le docteur Caméron n’avait jamais porté les armes, et il s’était servi de son talent médical pour soulager les blessés des deux partis. On n’assignait à son retour en Écosse d’autre motif que des affaires de famille. Sa conduite à la barre du tribunal fut décente, ferme et respectueuse. Sa femme se jeta elle-même, en trois occasions différentes, aux pieds de Georges II et des membres de la famille royale, et trois fois elle fut rudement repoussée de leur présence ; enfin, dit-on, elle fut mise en prison avec son mari, et traitée avec une extrême rigueur.

Finalement, le docteur Caméron fut exécuté suivant toute la sévérité de la loi, et sa mort resta dans la croyance du peuple comme une tache de sang sur la mémoire de Georges II ; elle fut presque publiquement imputée à la haine personnelle et méprisable que le monarque portait à Donald Caméron de Lochiel, l’héroïque frère de la victime.

Cependant, quelle que soit la cause politique ou autre à laquelle on rapporte l’exécution d’Archibald Caméron, on peut certainement prouver que les ministres du roi agirent en cette occasion par des raisons d’une nature publique. L’infortunée victime n’était pas venue parmi les Highlands seulement pour ses affaires privées, comme on le pensait généralement. Mais le ministère anglais ne jugea pas prudent de divulguer qu’il y était allé prendre des informations sur ce qu’était devenue une somme d’argent considérable, envoyée de France pour les amis de la famille exilée. Il était aussi chargé de s’entendre avec le célèbre M’Pherson de Cluny, chef du clan Yourich, que le Chevalier avait laissé en Écosse, à son départ de ce pays en 1746, et qui y resta pendant dix ans de proscription et de dangers, errant d’asile en asile dans les montagnes, et servant de centre à une correspondance suivie entre Charles et ses amis. Que le docteur Caméron ait été chargé d’aider ce chef à rassembler les étincelles dispersées du mécontentement, c’est une conjecture qui paraît assez naturelle, et qui, vu ses principes politiques, ne peut être déshonorante pour sa mémoire. Mais on ne doit pas blâmer Georges II de ne pas avoir suspendu l’exécution des lois à l’égard d’un homme qui cherchait à les renverser. Ayant perdu cette hasardeuse partie, le docteur la paya d’un prix qu’il devait avoir calculé. Les ministres pensèrent pourtant que l’on devait taire les nouveaux plans du docteur Caméron, de peur d’indiquer, en les divulguant, le canal, bien connu de nos jours, par lequel ils étaient informés de tous les desseins de Charles-Édouard. Néanmoins il fut également imprudent et peu généreux de sacrifier le caractère personnel du roi à la politique de l’administration. On eût atteint les deux buts à la fois, en épargnant la vie du docteur Caméron après son jugement, et en bornant sa punition à un exil perpétuel.

Ces complots jacobites se succédaient les uns aux autres comme les bouillons d’une fontaine ; et le Chevalier jugea l’un d’eux assez important pour se risquer lui-même dans la périlleuse enceinte de la capitale britannique. C’est ce que l’on voit dans les anecdotes du temps du docteur King.

« Septembre 1750. — Je reçus un billet de lady Primrose, qui exprimait le désir de me voir à l’instant. Aussitôt que je fus chez elle, elle me conduisit dans son cabinet de toilette, et me présenta à… (au Chevalier sans doute) ; si je fus surpris de le trouver là, je le fus encore bien plus en apprenant les motifs qui lui avaient fait hasarder un voyage en Angleterre, dans les circonstances actuelles. L’impatience de ses amis qui l’entouraient dans l’exil leur avait suggéré un plan impraticable ; et quand même ce plan eût présenté quelque chance de réussite, les préparatifs pour le mettre à exécution n’étaient pas même commencés. Il fut bientôt convaincu qu’il s’était fait illusion ; et, après un séjour à Londres de cinq jours seulement, il retourna au lieu d’où il était venu. » Le docteur King était, en 1750, un zélé jacobite, comme on peut l’inférer de l’entrevue que le prince voulut avoir avec lui dans cette circonstance, ainsi que de sa qualité de correspondant du Chevalier. Lui, et quelques autres hommes de sens et d’observation, commencèrent à désespérer de faire leur fortune dans le parti qu’ils avaient choisi. Certes, il n’était pas sans dangers ; car, pendant la visite même dont nous venons de parler, un des domestiques du docteur King remarqua la ressemblance de l’étranger avec le buste bien connu du prince Charles.

Nous laisserons raconter au docteur King lui-même la circonstance qui lui fit rompre ses engagements avec les Stuarts : « Quand il (Charles-Édouard) était en Écosse, il avait une maîtresse nommée Walkinshaw, dont la sœur était dans ce temps femme de charge à Leicester House, poste qu’elle occupe encore aujourd’hui. Quelques années après qu’il eut été relâché de sa prison, et conduit hors de France, il envoya chercher cette jeune fille, qui prit bientôt un tel ascendant sur lui, qu’elle connaissait tous ses projets, et qu’il lui communiquait sa correspondance secrète. Aussitôt que cela fut connu en Angleterre, toutes les personnes de distinction qui lui étaient attachées furent grandement alarmées : elles pensaient que cette femme dissolue avait été placée dans la maison du prince par les ministres anglais ; et, vu la position de sa sœur, leurs soupçons ne paraissaient pas sans fondements. Elles dépêchèrent donc un gentilhomme à Paris, où le prince était alors, et dont les instructions étaient d’insister pour qu’il éloignât pendant quelque temps mistress Walkinshaw, en la mettant dans un couvent. Mais son amant se refusa absolument à cette demande. M. M’Namara, le gentilhomme qui lui avait été envoyé, usa toute son éloquence à l’engager à se séparer de sa maîtresse. Les meilleures raisons et tout l’art de la persuasion échouèrent contre l’obstination du Chevalier. D’après ses instructions, M. M’Namara alla même jusqu’à lui déclarer que, s’il se refusait à ce qu’on demandait de lui, les plus puissants de ses amis d’Angleterre interrompraient immédiatement toute correspondance avec lui, ce qui entraînerait infailliblement la ruine complète de sa cause ; bien que, cela mis à part, cette cause fît tous les jours des progrès. Mais le prince fut inflexible, et toutes les prières et toutes les sollicitations de M. M’Namara furent sans effet. M. M’Namara resta à Paris quelques jours de plus qu’il ne lui était prescrit, cherchant à ramener le prince à de meilleurs sentiments ; mais, le trouvant obstiné à persévérer dans sa première réponse, il prit congé de lui, triste et indigné, et lui dit en sortant, « Qu’a fait votre famille Sire, pour que la vengeance du Ciel la poursuive ainsi dans tous ses membres, et pendant tant d’années ? » Il est digne de remarque que, dans le dernier entretien que M. M’Namara eut avec le prince, celui-ci déclara que ce n’était ni une violente passion, ni aucune considération particulière qui l’attachait à mistress Walkinshaw, et qu’il pourrait la voir s’éloigner de lui sans éprouver de chagrin, mais qu’il ne voulait recevoir de qui que ce fût un conseil relatif à sa conduite privée. Quand M. M’Namara fut de retour à Londres, et qu’il donna la réponse du prince aux personnes qui l’avaient envoyé, elles restèrent muettes d’étonnement. Cependant elles résolurent promptement ce qu’elles avaient à faire pour l’avenir, et se déterminèrent à ne pas servir plus long-temps un homme à qui on ne pouvait persuader de se servir lui-même, et qui aimait mieux mettre en danger la vie de ses meilleurs et plus fidèles amis, que de se séparer d’une femme de mauvaises mœurs, qu’il disait souvent n’aimer ni estimer. »

On voit clairement par cette anecdote, dont on ne peut mettre en doute la vérité, quel fut le principal défaut de Charles-Édouard. C’était une haute opinion de sa propre importance, et l’entêtement le plus obstiné à persévérer dans ce qu’il avait une fois résolu, qualités qui, s’il eût réussi dans sa tentative hardie, ne laissaient guère espérer à la nation qu’il se fût affranchi de l’amour des prérogatives ou du désir du pouvoir arbitraire, qui caractérisaient son malheureux grand-père. Il montra d’une manière frappante combien ce trait de son caractère était profond, quand, sans que l’on puisse y assigner un motif raisonnable, il mit sa volonté seule en opposition avec les nécessités politiques qui dominaient la France. Dans le dessein d’obtenir une paix indispensable au royaume, cette puissance fut réduite à céder aux demandes de la Grande-Bretagne, et de faire défense à Charles-Édouard de demeurer dans aucune partie des possessions françaises. Ce fut en vain que le gouvernement français s’efforça de pallier cette disgrâce par les offres les plus flatteuses, dans l’espoir que le prince éviterait de lui-même ce qu’elle avait de plus pénible, en quittant le royaume de sa pleine volonté. Il devait voir en effet que si, comme il était probable, on appuyait par la force la décision des puissances, il ne lui resterait aucun moyen d’y résister. Malgré ces considérations, guidé par cet esprit héréditaire d’obstination, Charles préféra une résistance inutile à une soumission pleine de dignité ; et, par ses vaines bravades, il mit la cour de France dans la nécessité de faire arrêter son ancien allié, et de l’envoyer à la Bastille. Elle le fit ensuite conduire hors du royaume, de la même manière qu’un coupable est conduit au lieu de sa destination.

Outre ces preuves d’un caractère opiniâtre, le docteur King ajouta qu’il avait d’autres défauts qui s’accordaient moins avec la noblesse de sa naissance et la hauteur de ses prétentions. Cet auteur dit qu’il était tellement avare, ou parcimonieux du moins, qu’il avait la bassesse de refuser des secours, même quand les moyens ne lui manquaient pas, à ceux qui avaient perdu leur fortune pour lui, et qui avaient tout sacrifié pour appuyer sa malheureuse entreprise[2]. Ce n’est cependant pas sans défiance que nous devons admettre ce que dit le docteur King sur ce sujet, si nous nous souvenons que lui-même avait quitté, pour ne pas dire déserté, le drapeau du prince, et qu’en conséquence il était peu propre à juger impartialement ses vertus et ses défauts. Nous devons nous rappeler aussi que si le prince exilé donna peu, c’est qu’il avait peu à donner ; surtout quand on considère jusqu’à quelle époque avancée de sa vie il nourrit le projet d’une seconde expédition en Écosse, entreprise pour laquelle il tâcha long-temps d’amasser l’argent nécessaire.

On accordera aussi que la position de Charles-Édouard était difficile. Il avait à satisfaire un grand nombre de personnes qui, ayant tout perdu en soutenant sa cause, voyaient encore dans sa ruine celle de toutes les espérances qu’elles avaient considérées comme des certitudes. Quelques-unes d’elles furent peut-être pressantes dans leurs sollicitations, et, en tout cas, mécontentes de n’avoir point réussi. Sous d’autres points de vue, la conduite du Chevalier pouvait donner lieu à supposer qu’il était insensible aux souffrances de ces dévoués compagnons. D’abord, comme toute sa famille élevée dans la pure théorie d’obéissance passive et de non-résistance, il admettait cette théorie qu’il avait sucée avec le lait, et qui, on peut le dire, n’a rien de généreux. Si ce malheureux prince accorda une foi aveugle aux hommes d’État qui professaient de pareils principes, comme toute sa conduite tend à le prouver, ils doivent l’avoir amené à cette conséquence naturelle, quoique odieuse, que les services d’un sujet, à quelque degré de malheur qu’ils l’aient entraîné, ne font contracter à son souverain aucune dette envers lui : un tel homme n’a pas d’autre mérite que celui d’avoir fait son devoir ; il n’a aucun titre à une plus grande récompense que celle qui convient au prince de lui accorder, aucun droit de regarder son souverain comme son débiteur. En déduisant rigoureusement les conséquences des principes jacobistes, ils conduisaient inévitablement à cette froide et égoïste manière de raisonner de la part du souverain. Quelle que soit notre compassion naturelle pour de royales infortunes, nous ne pouvons affirmer que Charles ne se servît pas de ces raisonnements, comme d’une espèce d’opium, pour endormir ses sympathies en face de la misère de ses compagnons, tandis qu’il avait des ressources, bornées, il est vrai, à l’aide desquelles il eût pu leur apporter plus de soulagements qu’il ne leur en accorda. L’histoire de sa vie, après qu’il eut quitté la France, est courte et triste à raconter. Pendant quelque temps, il parut fermement convaincu que la Providence, qui l’avait protégé au milieu de tant de hasards, le réservait encore pour quelque occasion éloignée qui le mettrait à même de revendiquer les honneurs dus à sa naissance. Mais les occasions favorables se succédaient sans qu’il en profitât ; et, à la mort de son père, il reçut la preuve que désormais aucune des principales puissances de l’Europe ne s’intéressait à sa querelle. Elles refusèrent de le reconnaître sous le titre de roi d’Angleterre, et il descendit alors à demander à être reconnu comme prince de Galle.

Les discordes de famille vinrent ajouter leurs ennuis au chagrin d’une ambition déçue ; et, quelque humiliante que soit cette circonstance, il est généralement reconnu que l’aventureux, le galant, le brillant Charles-Édouard, ce chef d’une race de valeur antique, dont les vertus chevaleresques sont mortes avec lui, eut recours, dans ces dernières années, aux ignobles habitudes de l’ivresse, dans laquelle les hommes de la plus basse condition cherchent à noyer le souvenir de leurs chagrins et de leurs misères. Dans ces circonstances, cet infortuné prince perdit l’amitié des fidèles compagnons qui s’étaient le plus constamment dévoués à ses malheurs ; et, à part quelques honorables exceptions, il ne fut plus entouré que par des hommes de l’âme la plus basse, sans égard eux-mêmes pour cette dignité que le prince n’était plus capable de maintenir.

C’est un fait à la connaissance de l’auteur, que des individus qui n’avaient ni les titres ni les qualités nécessaires pour une telle distinction, furent présentés à ce malheureux prince dans des moments où il n’était en état de recevoir personne. Ce fut au milieu de ces nuages que s’éteignit à la fin le flambeau qui autrefois brilla sur la Grande-Bretagne avec un si terrible éclat, et qui enfin fut étouffé sous ses propres cendres ; à peine en resta-t-il un souvenir, à peine sa disparition fut-elle remarquée.

Pendant que Charles-Édouard, déçu dans ses projets, consumait ainsi sa vie dans la solitude, le nombre de ceux qui avaient partagé sa mauvaise fortune et ses dangers s’était réduit à une poignée de vétérans, héros d’une histoire terminée. Les lecteurs écossais qui peuvent compter soixante ans, se rappelleront plusieurs personnages respectables du temps de leur jeunesse, qui, comme l’exprime poliment la phrase convenue, avaient été dehors[3] en l’an quarante-cinq. On peut dire qu’après cette époque leurs principes politiques ne firent pas plus de prosélytes que leurs plans de campagne ne causèrent de terreur. Ceux qui tenaient encore à ce parti avaient cessé d’être un sujet de crainte ou un obstacle. Les jacobites étaient regardés dans la société comme des hommes qui avaient prouvé leur sincérité en sacrifiant leurs intérêts à leurs principes ; et, dans la bonne compagnie, on pensait qu’il n’y avait qu’un homme mal élevé qui pût injurier leurs sentiments ou ridiculiser les espèces de compromis par lesquels ils tâchaient de maintenir leur position en face des opinions dominantes. Tel fut, par exemple, le moyen évasif d’un gentilhomme fort riche du Perthshire, qui, lorsqu’on lui lisait les journaux, proposait de désigner le roi et la reine par les lettres initiales de K et Q, comme si en disant le nom entier, cela pouvait impliquer une reconnaissance de l’usurpation de la maison de Hanovre. Georges III, ayant entendu parler de la coutume de ce gentilhomme et de quelques autres particularités qui le distinguaient encore, chargea un député du Perthshire de faire ses compliments au fidèle jacobite, « Non pas, ajouta le bon et respectable prince, les compliments du roi d’Angleterre, mais ceux de l’électeur de Hanovre ; et dites-lui combien je respecte sa fidélité à ses principes. »

Ceux qui se souviennent de ces vieillards conviendront probablement que le temps, qui dans sa marche les a tous moissonnés, a emporté avec eux un trait particulier et frappant des mœurs antiques. Leur amour des temps passés, leurs histoires de batailles sanglantes livrées pour de romantiques querelles, tout cela était cher à l’imagination. Leur petite idolâtrie pour les boucles de cheveux, les portraits, les bagues, les rubans, et autres souvenirs du temps dans lequel ils paraissaient vivre encore, offrait en eux les symptômes d’un enthousiasme intéressant ; et, quoique leurs principes politiques eussent pu devenir dangereux à la dynastie régnante, si ces gentilshommes avaient eu sur la génération d’alors l’autorité de pères, cependant, tels que nous nous les rappelons maintenant, il n’y a point d’hommes sur la terre qui soient plus en état de soutenir le personnage inoffensif des respectables grands-pères.

Ce fut sous l’influence de ces réflexions que fut commencé le roman de Redgauntlet. Mais différentes circonstances, survenues durant la composition de l’ouvrage, conduisirent l’auteur à altérer considérablement son plan, à mesure qu’il avançait dans son travail, et à transporter l’action à l’époque où le chevalier Charles-Édouard, quoique déjà dans l’arrière-saison de la vie, méditait cependant une seconde tentative qui ne pouvait guère réussir plus mal que la première. Nous avons vu, du reste, que le malheureux prince poursuivit cette idée avec espoir et persévérance au moins jusque dans l’année 1753.

1er avril 1832.


REDGAUNTLET.



LETTRE PREMIÈRE.

DARSIE LATIMER À ALAN FAIRFORT.


Dumfries.


Cur me querelis exanimas tuis[4] ? — Ce qui peut se traduire ainsi : Pourquoi m’assourdissez-vous de vos jérémiades ? L’accent de tristesse avec lequel vous m’avez dit adieu à Noble-House, en montant sur votre misérable cheval de louage pour retourner à vos études de droit, retentit encore à mes oreilles. Il semblait dire : « Heureux coquin ! vous pouvez courir à plaisir par monts et par vaux, poursuivre chaque objet de curiosité qui se présente, et abandonner la poursuite quand elle perd son intérêt, tandis que moi, votre ancien en âge et en science, il me faut, dans cette brillante saison, revenir à mon étroite chambre et à mes livres moisis. »

Tel était, selon moi, le sens des réflexions dont vous attristâtes notre dernière bouteille de bordeaux, et je ne puis interpréter différemment vos adieux mélancoliques.

Et pourquoi en est-il ainsi, Alan ? pourquoi diable n’êtes-vous pas assis juste en face de moi en ce moment, dans cette auberge, à l’enseigne du Roi Georges, les talons sur le garde-feu, et votre front magistral laissant ses rides s’effacer lorsqu’un bon mot vous vient à l’esprit ? surtout pourquoi, quand je remplis mon verre de vin, ne puis-je vous passer la bouteille et dire : « À vous, Alan ! » Pourquoi, en résumé, tout cela n’est-il pas ? Pourquoi Alan Fairlord ne comprend-il point l’amitié dans un sens aussi vrai que Darsie Latimer, et ne veut-il pas mettre aussi nos bourses en commun aussi bien que nos sentiments ?

Je suis seul dans le monde ; mon unique protection est le tuteur dont les lettres m’annoncent une immense fortune, qui doit m’appartenir à vingt-cinq ans accomplis. Mon revenu annuel, vous le savez, satisfait très-largement à tous mes besoins ; et pourtant vous, — traître que vous êtes à la cause de l’amitié, — vous me privez de votre société, et vous vous condamnez vous-même à des privations, de peur que mes courses vagabondes ne me coûtent quelques guinées de plus ! Est-ce par égard pour ma bourse ou pour votre propre orgueil ? N’est-ce pas également absurde et déraisonnable, quelque soit le motif ? car, je vous l’assure, j’ai et j’aurai plus qu’il ne faut à tous deux. Le même et méthodique Samuel Griffiths, d’Ironmonger-Lane, Guild-Hall, à Londres, dont la lettre arrive aussi exactement que le jour du quartier, m’a envoyé, comme je vous l’ai dit, double ration pour ce vingt-unième anniversaire de ma naissance, m’assurant, dans son langage concis, que la somme sera encore doublée les années suivantes, jusqu’à ce que j’entre en possession de mes biens. Il faut encore que je m’abstienne de visiter l’Angleterre jusqu’à l’expiration de ma vingt-cinquième année. Quant à présent, l’on me recommande de ne faire aucune enquête touchant ma famille.

Si je ne me rappelais ma pauvre mère dans son grand deuil, elle qui ne souriait jamais qu’en me regardant, et encore d’un douloureux et faible sourire, comme le soleil lorsqu’il rayonne à travers un nuage d’avril ; si ce n’était, dis-je, que sa douce figure et ses nobles manières repoussent un tel soupçon, je me croirais fils d’un directeur de la compagnie des Indes, ou d’un riche bourgeois, qui avait plus d’argent que d’honneur, d’un libertin hypocrite qui élevait en cachette, enrichissait en secret, un être auquel il avait honte sans doute d’avoir donné l’existence. Mais, comme je l’ai déjà dit, je me souviens de ma mère, et je suis sûr, comme de mon existence, que l’ombre même du déshonneur ne peut s’allier à rien qui la concerne. Cependant, je suis riche et je suis seul : pourquoi mon unique ami se fait-il scrupule de partager mes richesses ?

N’êtes-vous pas mon unique ami ? et n’avez-vous pas acquis le droit de partager avec moi ? Quand je quittai la solitude de la maison maternelle pour le tumulte de la classe des enfants à High-School[5] ; — quand je fus bafoué pour mon accent du Sud, — salé avec de la neige comme un pourceau d’Angleterre, — et roulé dans le ruisseau en recevant l’épithète de boudin saxon, qui, avec de bons arguments, et des coups meilleurs encore, osa se déclarer mon défenseur ? Ce fut Alan Fairford. — Qui me rossa d’importance quand j’apportai l’arrogance d’un fils unique, et par conséquent un mauvais caractère, sur les bancs de la petite républiques ? — Encore Alan. Et qui m’apprit à viser au but, à fouetter un sabot, et à tourner une corde ? — Alan, encore une fois. Si je devins l’orgueil des Écoles et la terreur des marchands dans le passage High-School, ce fut sous votre patronage ; et sans vous je me serais contenté de passer humblement sous la porte Cowgate sans grimper par-dessus, et je n’aurais jamais vu le Kittle-Nine Steps[6] de plus près que du parc de Bareford. Vous m’avez appris à ne point faire de mal aux faibles, et à frapper ferme sur les forts, — à ne rien rapporter hors de l’école, à me conduire en homme, — à obéir à l’ordre terrible d’un pande manum[7], et à endurer la douleur des férules sans sourciller, en écolier résolu à ne pas devenir meilleur. Bref, avant de vous connaître, je ne connaissais rien.

À l’université, ce fut de même. Quand j’étais d’une paresse incorrigible, votre exemple et votre exhortation m’excitèrent à tenter un effort et me montrèrent la route des jouissances intellectuelles. Vous fîtes de moi un historien, un métaphysicien, (invitâ Minervâ)…, même, par le ciel, vous avez presque fait un avocat de moi aussi bien que de vous-même. Oui, plutôt que de me séparer de vous, Alan, je passai une ennuyeuse année au cours de droit écossais, une plus ennuyeuse à celui de droit civil ; et mon cahier de notes, rempli de caricatures sur les professeurs et sur mes camarades, n’existe-t-il pas encore pour témoigner des grands avantages que j’en retirai ?


Nous avons jusqu’ici marché toujours ensemble,


et, pour dire la vérité, uniquement afin de suivre la même carrière que vous. Mais je ne puis vous suivre davantage, Alan. Sur ma parole, j’aimerais autant être un de ces ingénieux marchands qui, de l’autre côté de la cloison[8], filoutent petit maître Jacques en lui vendant toupies, balles, volants et raquettes, qu’un des membres de la confrérie en longue robe qui en impose à de simples paysans avec de sonores citations de lois. Gardez-vous de lire ceci à votre digne père, Alan ; — il m’aime assez, je crois, un soir de samedi ; mais il pense que ma société est assez inutile tout autre jour de la semaine. Et je soupçonne que là gît votre obstination à refuser, par cette délicieuse saison, de faire avec moi une excursion dans les comtés du Sud. Je sais que le digne gentleman m’en veut pour avoir eu l’étourderie de quitter Édimbourg avant la clôture de la session ; peut-être aussi me regarde-t-il un peu de mauvais œil, à cause de mon manque absolu, je ne dirai pas d’ancêtres, mais de parents. Il me considère comme un être isolé en ce monde, Alan, c’est la pure vérité ; et c’est à ses yeux un motif pour que vous ne vous attachiez pas à moi, qui ne puis réclamer aucun intérêt dans la grande famille du genre humain.

Ne supposez pas que j’oublie ce que je lui dois, pour m’avoir permis de loger quatre ans sous son toit : mes obligations envers lui ne sont pas moindres, mais, au contraire, plus grandes encore, s’il ne m’a jamais cordialement aimé. Il est fâché aussi que je ne veuille ou ne puisse pas être homme de loi, et, par rapport à vous, il regarde mon peu d’inclination pour cette carrière comme pessimi exempli, ainsi qu’il dirait.

Mais il ne doit pas craindre qu’un garçon aussi solide que vous puisse être influencé par un roseau faible comme moi qui plie au gré de tous les vents. Vous continuerez à douter avec Dirleton et à résoudre vos doutes avec Stewart[9], jusqu’à ce que le fameux discours ait été prononcé par vous more solito, au bout du banc, et la tête couverte ; — jusqu’à ce que vous ayez juré de défendre les libertés et privilèges du collège de la justice ; — jusqu’à ce que la robe noire recouvre vos épaules et que vous soyez aussi libre qu’aucun membre de la faculté de poursuivre ou de défendre. Alors je me produirai, Alan, et dans un rôle que votre père lui-même avouera pouvoir vous être plus utile que si j’avais atteint comme vous le but brillant de vos études législatives. En un mot, si je ne puis être avocat, je suis déterminé à être client, — espèce de personne sans qui un vrai procès serait aussi ridicule qu’un cas supposé. Oui, je suis déterminé à vous faire gagner vos premiers honoraires. On peut aisément, j’en suis certain, entrer en procès : — c’est seulement d’en sortir, qui est chose parfois très-difficile ; — or, avec votre cher père pour agent ; vous, si versé dans la jurisprudence, pour avocat, et le respectable maître Samuel Griffiths derrière moi, quelques sessions n’épuiseront pas ma patience. Bref, je me présenterai devant la cour, fallût-il pour cela commettre un délit, ou au moins un quasi-délit. — Vous voyez que les écrits d’Erskine et les leçons de Wallace[10] n’ont pas été tout à fait perdus pour moi.

Voilà sans doute d’assez joyeuses plaisanteries ; et pourtant, Alan, je ne suis point parfaitement satisfait au fond. Je suis accablé du sentiment de mon isolement, et ma solitude m’est d’autant plus pénible qu’elle me semble toute particulière à moi. Dans une contrée où tout le monde a un cercle de parenté qui s’étend au sixième degré au moins, je suis un individu isolé, ne connaissant qu’un être dont le cœur batte à l’unisson du mien. Si j’étais condamné à travailler pour gagner mon pain, il me semble que je m’apercevrais moins de cette nouvelle espèce de privation. Les communications nécessaires entre le maître et le serviteur seraient au moins un lien qui m’attacherait au reste des hommes : — dans le fait, mon indépendance même me semble augmenter encore la singularité de ma position. Je suis dans le monde comme un étranger dans un café bien fréquenté ; il entre, demande les rafraîchissements dont il a besoin, paie la carte, et est oublié aussitôt que le garçon a prononcé son « merci, monsieur. »

Je sais que votre bon père appellerait ceci pécher contre la merci du ciel ; et me demanderait quelles seraient donc mes plaintes, si, au lieu d’acquitter facilement ma dépense, j’étais obligé de chercher à fléchir la colère de l’hôte pour avoir consommé ce que je ne pourrais payer. Je ne puis dire comment cela se fait ; mais quoique cette réflexion très-raisonnable s’offre à mon esprit, quoique je confesse que quatre cents livres sterling de revenu annuel dont j’ai joui jusqu’à présent et qui viennent d’être doublées, et enfin le Seigneur sait combien de centaines encore par derrière, soient chose agréable et plaisante, pourtant j’en céderais volontiers la moitié pour appeler votre père mon père, quand même il devrait me gronder pour ma paresse à chaque heure du jour, et pour vous appeler mon frère, quand même le mérite de mon frère dût alors faire rentrer complètement le mien dans l’ombre.

Une idée confuse, mais qui n’est pas tout à fait invraisemblable, s’est souvent présentée à mon esprit : c’est que votre père en sait sur ma naissance et ma condition réelle plus qu’il n’est disposé à en dire. Il me semble peu probable que j’aie été laissé à Édimbourg à l’âge de six ans, sans aucune autre recommandation que le paiement régulier de ma table au vieux M… d’High-School. Tout ce que je puis me rappeler d’antérieur à ce temps, comme je vous l’ai dit bien des fois, c’est l’indulgence sans bornes de ma mère, et mon exigence vraiment tyrannique. Je me rappelle encore comme elle soupirait amèrement en cherchant en vain à m’apaiser, lorsque, avec tout le despotisme d’un enfant gâté, je beuglais comme dix veaux ensemble pour une chose qu’il était impossible de me procurer. Elle est morte, cette mère si bonne et si mal récompensée ! Je me rappelle les figures allongées, — la chambre obscure, — les tentures noires, — la mystérieuse impression faite sur mon esprit par le char funèbre et les voitures de deuil, et la difficulté que j’éprouvais à concilier tout cela avec la disparition de ma mère. Je crois que, avant cet événement, je ne m’étais jamais formé une idée de la mort, et que même je n’avais jamais entendu parler de cette fin nécessaire de toute existence. La première connaissance que je fis avec elle me priva de toute ma famille en me privant de ma mère.

Un ecclésiastique d’un air vénérable, notre seul visiteur, fut mon guide et mon compagnon dans un voyage d’une longueur considérable ; je fus ensuite, je ne sais comment ni pourquoi, confié aux soins d’un homme âgé, qui prit sa place, je terminai avec lui mon voyage en Écosse ; — et voilà tous mes souvenirs.

Je répète cette petite histoire maintenant, comme je l’ai déjà répétée cent fois, uniquement pour en extraire quelque éclaircissement. Appliquez donc votre esprit si fin et si pénétrant, votre génie d’avocat à la même tâche ; — travaillez mon histoire comme si vous arrangiez les sottes allégations d’un client bien niais et bien lourd, de façon à faire accorder les faits et les circonstances et vous serez, non pas mon Apollon, — quid tibi cum lyrâ ? — mais mon lord Stair[11]. En attendant, je me suis depêtré de ma mélancolie et de mes noires visions, simplement en y puisant le sujet de ma lettre. Je vais donc maintenant causer une demi-heure avec Robin le rouan : le coquin me connaît déjà, et hennit quand je passe le seuil de l’écurie.

Le cheval noir que vous montiez hier matin promet d’être un admirable serviteur, et trotte aussi aisément avec Sam et le portemanteau qu’avec vous et votre jurisprudence. Sam promet d’être un domestique actif, et l’a été jusqu’à présent. Épreuve de courte durée, direz-vous. Il rejette la faute de ses premières inexactitudes sur la mauvaise compagnie. — Les gens qu’il voyait à l’écurie étaient sans doute très-séduisants. — Il nie avoir jamais négligé le cheval : — il aurait plutôt préféré ne pas dîner, dit-il. En cela, je le crois, car les côtes et le poil de Robin n’offrent pas preuves du contraire. Cependant, comme il ne rencontrera pas de saints dans les auberges que nous fréquenterons, et comme parfois l’avoine se change aussi vite en bière que John-Barley-Corn[12] lui-même, j’aurai l’œil sur maître Sam. L’imbécile ! s’il n’eût point abusé de mon caractère, j’aurais pu jaser avec lui pour tenir ma langue en exercice, au lieu qu’à présent il me faut le tenir à distance.

Vous rappelez-vous ce que M. Fairford me dit un jour à ce sujet ? « Qu’il ne convenait pas au fils de mon père de parler ainsi au fils du père de Sam. » Je vous demandai ce que votre père pouvait connaître du mien, et vous me répondîtes : « Autant, je suppose, qu’il en connaît de celui de Sam : — c’est une expression proverbiale. » Cette explication ne me satisfit pas, quoique, à coup sûr, je ne puisse dire pourquoi, Mais je reviens encore à un sujet stérile et épuisé. Ne soyez pas effrayé si je rentre dans ce champ des conjectures si souvent parcouru et cependant sans chemins frayés. Je ne connais rien de si inutile, de si ridicule et de si méprisable que d’ennuyer par de vaines lamentations les oreilles de ses amis.

Je voudrais pouvoir vous promettre que mes lettres seront aussi intéressantes que j’ai résolu de les écrire longues et de les envoyer régulièrement. Nous avons un avantage sur les couples d’amis fameux dans l’antiquité : David et Jonathas, Oreste et Pylade, Damon et Pythias. — Quoique pour ces derniers, en particulier, une lettre par la poste eût été chose fort utile, — ils n’eurent jamais de correspondance ; car probablement ils ne savaient pas écrire, et certainement ils n’avaient ni poste ni faculté d’affranchir pour s’envoyer leurs épanchements réciproques ; tandis que nous, au moyen de l’enveloppe affranchie que vous avez eue d’un noble pair[13], et que nous pouvons, en la cachetant avec soin et en l’ouvrant avec précaution, nous faire passer mille et mille fois, nous échapperons aux droits de poste de Sa Majesté, tout le temps que doit durer mon voyage. Ainsi, réjouissez-vous Alan ! Quelles missives je vais écrire, sans rien omettre de tout ce que je puis réunir de plaisant ou de curieux, dans l’intéressante tournée que j’entreprends ! Tout ce que je stipule, c’est que vous ne les communiquerez pas au Scotch Magazine[14] ; car, bien que vous ayez l’habitude de me complimenter d’assez mauvaise grâce sur ma réussite dans la plus légère branche de la littérature, aux dépens de ma capacité dans les matières plus graves de la jurisprudence, je ne suis pas encore assez audacieux pour entrer sous le portail que le savant Ruddiman a ouvert si charitablement aux acolytes des Muses. — Vale, sis memor meî.

D. L.

P. S. Adressez vos lettres ici, au bureau de la poste. Je laisserai des ordres pour qu’on me les envoie en quelque endroit que je puisse aller.


LETTRE II.

ALAN FAIRFORD À DARSIE LATIMER.


Negatur, mon cher Darsie : — vous êtes assez fort en logique et en droit pour comprendre le mot nier. Je nie votre conclusion. Les prémisses, je les admets, à savoir, qu’en montant sur cette maudite haridelle, j’ai pu articuler un son assez semblable à un soupir, quoique je pensasse qu’il se fût perdu dans les gémissements de cette bête poussive, et dans ses bruyants efforts pour reprendre haleine ; car, dans la complication de ses maux, elle n’avait point d’autre rivale que la jument du pauvre homme, renommée dans la chanson, — et qui mourut.

« À une mille de Dundee[15]. »


Mais croyez-moi, Darsie, le soupir qui m’échappa vous concernait plus que moi-même, et n’avait pour motif ni la fougue plus impétueuse de votre coursier, ni votre plus grande abondance de moyens de voyager. Certainement, j’aurais volontiers couru le pays avec vous durant quelques jours ; et soyez sûr que je n’aurais pas hésité à prendre dans votre bourse mieux garnie le montant de nos dépenses communes. Mais vous savez que mon père regarde chaque moment dérobé à l’étude des lois comme un pas rétrograde ; et je dois lui savoir gré de sa sollicitude à mon égard, quoique les effets en soient souvent ennuyeux. En voici un exemple :

J’appris, en arrivant dans la boutique de Brown’s Square, que M. Fairford était rentré le soir même, ne pouvant sans doute se résoudre à passer une nuit hors de la protection des lares domestiques. Informé de cette circonstance par James, dont la figure dénotait certaine inquiétude, je fis conduire mon Bucéphale à l’écurie par un porteur montagnard, et je me glissai, avec le moins de bruit possible, dans mon antre, où je me mis à ruminer certaines parties de notre code municipal, déjà entamées par moi, mais non encore à demi digérées. J’étais assis depuis peu de temps, lorsque je vis mon père avancer tout doucement la tête par la porte entr’ouverte, et la retirer, en me voyant occupé, en articulant entre les dents un — hum ! — qui semblait annoncer le doute que mon occupation fût sérieuse. Si tel était en effet le sens de cette exclamation, je ne puis le condamner ; car votre souvenir m’occupa si entièrement pendant une heure, que, quoique j’eusse Stair ouvert devant moi, le style clair et facile de Sa Seigneurie m’échappait tellement que j’eus la mortification de m’apercevoir que mon travail m’avait été absolument inutile.

Avant que j’eusse pu remettre ma voile sous le vent, James vint me dire que notre modeste souper était servi : — des raves, du fromage, et une bouteille de vieille ale. — Deux couverts seulement : — et pas de siège préparé pour M. Darsie par le soigneux James Wilkinson. Le susdit James avec sa longue figure, ses cheveux plats et sa queue entortillée dans une lanière de cuir, se tenait, suivant son habitude, derrière le fauteuil de mon père, droit comme une sentinelle de bois à la porte d’un théâtre de marionnettes. « Vous pouvez nous laisser, James, » dit mon père ; et Wilkinson sortit. — Que va-t-il arriver ? pensai-je ; voilà les nuages qui s’amoncèlent sur le front de mon père.

Mes bottes attirèrent un premier regard de mécontentement, et il me demanda, avec un sourire ironique, où j’étais allé me promener à cheval. Il s’attendait à ce que je répondisse « nulle part », et alors il se serait déchaîné avec ses sarcasmes habituels contre le plaisir que je trouvais à marcher avec une chaussure coûtant vingt schellings ; mais je répliquai avec calme que j’étais allé à cheval dîner à Noble-House. Il tressaillit (vous savez bien comment), tout comme si j’eusse dit que j’avais dîné à Jéricho ; et, comme j’aimais mieux faire semblant de ne pas remarquer sa surprise, et que je continuai à manger tranquillement mes raves, il laissa éclater sa colère.

« Noble-House, monsieur ! et qu’aviez-vous à faire à Noble-House, monsieur ? Vous rappelez-vous que vous étudiez le droit, monsieur ? — que votre examen sur les lois écossaises approche, monsieur ? — qu’à présent chaque minute de votre temps vaut des heures à une autre époque ? Et avez-vous le loisir d’aller à Noble-House. — et de vous éloigner de vos livres durant tant d’heures, monsieur ? Si c’eût été seulement un tour dans les prairies[16] ou même une partie de balle[17] ! — mais Noble-House, monsieur !

— Je suis allé jusque-là avec Darsie Latimer, mon père, pour le voir commencer son voyage.

— Darsie Latimer ? » répliqua-t-il d’un ton radouci ; — « hum ! — C’est bon ! je ne vous blâme pas d’être l’ami de Darsie Latimer ; mais autant aurait valu le conduire à pied, seulement jusqu’au péage, et puis lui faire là vos adieux : — vous auriez économisé le louage du cheval — et votre dîner.

— Latimer a payé pour moi, mon père, » repartis-je, croyant arranger les choses ; mais j’aurais bien mieux fait de n’en pas dire un mot.

« A payé votre écot, monsieur ! et laissez-vous à un autre le soin d’acquitter votre écot ? Monsieur, on ne doit jamais passer le seuil de la porte d’une auberge sans payer sa dépense.

— J’admets la règle générale, mon père, répliquai-je ; mais c’était le coup de départ entre Darsie et moi ; et j’aurais cru que ce cas rentrait dans l’exception de doch an dorroch[18].

— Vous vous croyez un habile homme, » dit mon père avec l’expression de visage qui approchait du sourire, autant que le permettait la gravité habituelle de ses traits ; mais j’imagine que vous n’avez pas mangé votre dîner debout comme font les Juifs à leur Pâque. Or, il a été décidé, dans un cas soumis aux baillis de Cupar-Angus, lorsque la vache de Luckie Simpson eut avalé le moût d’ale de Luckie Jamieson, pendant qu’il était à la porte à refroidir, qu’il n’y avait nul dommage à payer, attendu que l’animal avait bu sans s’asseoir ; telle étant la vraie circonstance qui constitue le doch an dorroch, qui est l’action de boire debout. Ah, monsieur ! que dit à cela votre seigneurie avocassière in futuro ? — Exceptio firmat regulam[19]. — Allons, remplissez votre verre, Alan ; je ne suis point fâché que vous ayez eu cette attention pour Darsie Latimer, qui est un bon garçon parfois. Et puisqu’il a demeuré dans ma maison depuis sa sortie de pension jusqu’à ce jour, ma foi, il n’y a point grand mal que vous lui ayez cette petite obligation. »

Quand je vis les scrupules de mon père de beaucoup diminués par la conscience de sa grande supériorité dans l’argumentation des lois, j’eus soin d’accepter mon pardon plutôt comme grâce que comme justice, et je répliquai seulement que nos soirées seraient plus tristes, maintenant que vous étiez absent. Je veux vous citer les propres expressions de la réponse de mon père, Darsie. Vous le connaissez si bien qu’elles ne vous offenseront pas, et vous savez aussi qu’à l’exactitude et à la ponctualité de l’homme de loi se mêle chez lui un fonds d’observation fine et de bon sens pratique.

« C’est la vérité, dit-il, Darsie était un agréable compagnon ; mais il est trop étourdi, trop étourdi, Alan, et la cervelle un peu brouillée. — À propos, il faudra maintenant que Wilkinson nous serve notre ale dans une pinte anglaise ; car une pinte d’Écosse serait trop pour vous et pour moi, à présent qu’il ne nous aidera plus. — Mais Darsie, comme je le disais, est un espiègle ; il pourra briller quelque peu dans une sphère supérieure. — Je lui souhaite de réussir dans le monde ; mais il a peu de solidité, Alan, peu de solidité. »

Je rougirais de ne point défendre un ami absent, Darsie : je parlai donc en votre faveur plus chaudement que ne m’y engageait ma conscience ; mais, en renonçant à vos études en droit, vous avez perdu bien du terrain dans la bonne opinion de mon père.

« Inconstant comme l’onde, il ne s’élèvera point, dit mon père ; ou, suivant les expressions des Septante, Effusa est sicut aqua, non crescet[20]. Il fréquente les bals publics et lit des romans : — sat est[21]. »

« Je contestai l’obligation du texte en faisant observer que pour les bals publics, vous aviez passé seulement une nuit au bal de la Pique, et quant aux romans, — autant que c’était chose à moi connue, — vous aviez lu un volume dépareillé de Tom Jones.

Mais il dansa depuis le soir jusqu’au matin, et lut vingt fois au moins d’un bout à l’autre ce méchant bouquin, pour lequel l’auteur aurait dû être fouetté. Il l’avait toujours dans les mains. »

Je donnai alors à entendre que, selon toute probabilité, votre fortune était déjà assez considérable pour vous dispenser de pousser plus loin vos études du droit ; et qu’en conséquence vous pouviez croire qu’il vous était permis de vous amuser un peu. Ce fut l’excuse la moins goûtée de toutes.

« S’il ne peut s’amuser en étudiant les lois, » répliqua mon père avec aigreur, « tant pis pour lui. S’il n’a pas besoin de les étudier pour apprendre à faire fortune, je sais qu’il en a bon besoin pour apprendre à la conserver ; et mieux vaudrait pour lui devenir un savant jurisconsulte, que de courir le pays comme un sauteur de fossés, sans savoir où il va, pour voir il ne sait quoi, et traitant à Noble-House des fous comme lui, — oui, à Noble-House ! » répéta-t-il, d’une voix tonnante et d’un ton ironique, après m’avoir lancé un regard courroucé, comme s’il y avait eu dans ce nom quelque chose qui le blessât ; quoique bien certainement tout autre lieu où vous auriez eu l’extravagance de dépenser cinq schellings n’aurait pas attiré moins vivement sa réprobation.

Me rappelant votre idée, que mon père en sait plus sur votre véritable condition qu’il ne juge convenable de le dire, je pensai pouvoir hasarder une observation pour sonder l’eau. « Je ne vois pas, dis-je, comment les lois écossaises seraient utiles à un jeune gentleman dont la fortune paraît être en Angleterre. » Je crus réellement que mon père allait me battre.

« Avez-vous l’intention de me surprendre per ambages[22], monsieur, comme dit le conseiller Pest ? Que vous importe en quelle contrée soit la fortune de Darsie Latimer, et qu’il ait de la fortune ou non ? D’ailleurs, quel mal lui feraient les lois écossaises, quand il les connaîtrait aussi bien que Stair ou Bonkton, monsieur ? Le fondement de notre droit municipal n’est-il pas l’ancien code de l’empire romain, rédigé à cette époque où cet empire jouissait d’une si grande renommée de politique et de sagesse, monsieur ? Allez vous mettre au lit, monsieur, après votre expédition à Noble-House, et tâchez que votre lampe soit allumée et votre livre ouvert devant vous avant que le soleil se lève, Ars longa, vita brevis[23], si ce n’est pas un péché d’appeler la divine science des lois du nom indigne d’art. »

Ma lampe fut donc allumée de grand matin, cher Darsie ; mais je restai tranquillement au lit, au risque de recevoir une visite domiciliaire, espérant que la lumière serait considérée, sans autre enquête, comme une preuve suffisante de ma vigilance. Et aujourd’hui que nous sommes au troisième matin depuis votre départ, les choses ne vont guère mieux. La lampe brûle dans mon antre, et l’œuvre de Voet sur les Pandectes tient les trésors de la sagesse étalés devant moi ; cependant, vu que je m’en sers seulement en guise de pupitre pour écrire cette suite de niaiseries à Darsie Latimer, il est probable que l’usage que j’en fais ne m’avancera guère dans mes études.

Et maintenant, il me semble que je vous entends m’appeler un hypocrite, qui, vivant sous le système de défiance et de contrainte que mon père a trouvé bon de choisir, prétend néanmoins n’envier ni votre liberté ni votre indépendance.

Latimer, je ne vous ferai point de mensonges. Je souhaiterais que mon père me laissât exercer un peu plus mon libre arbitre, ne fût-ce que pour avoir la jouissance de faire de mon plein gré ce qui lui plairait. Un peu plus de temps et d’argent à ma disposition ne messiéraient pas non plus à mon âge ni à mon rang dans le monde ; et j’avoue qu’il est irritant de voir tant de jeunes gens de la même condition que moi, s’ébattre en liberté, tandis que moi je suis enfermé dans une cage, comme la linotte d’un savetier, pour chanter la même leçon du matin au soir ; sans compter qu’il me faut écouter bon nombre de sermons contre la paresse, comme si j’avais quelque moyen de m’amuser ! Malgré tout cela, je ne puis dans mon cœur blâmer ni le motif ni le but de cette sévérité. Car le motif ne peut être que l’affection ardente et dévouée de mon père pour moi ; un désir continuel de me voir faire des progrès, et une profonde conviction de l’honneur attaché à la profession qu’il veut me voir embrasser.

Comme nous n’avons pas de proches parents, le lien qui nous unit est serré d’une façon extraordinaire, quoiqu’il soit en lui-même un des plus solides que la nature puisse former. Je suis et j’ai toujours été le but exclusif des espérances inquiètes de mon père, comme aussi de ses craintes encore plus inquiètes et plus exagérées : quel titre ai-je donc à me plaindre, quoique de temps à autre ces craintes et ces espérances l’aient poussé à exercer un despotisme fatigant sur tous mes mouvements ? En outre, je dois me rappeler et je me rappelle, Darsie, que mon père, en diverses occasions, a montré qu’il sait être bon aussi bien que sévère. Quitter son vieil appartement dans le Luckenbooths[24] fut pour lui comme un divorce de l’âme avec le corps. Cependant, aussitôt que le docteur R… lui eut donné à entendre que l’air du quartier où nous habitons maintenant était plus favorable à ma santé affaiblie par une croissance trop rapide, il se décida à changer son antique et cher logement, qui touchait au Heart of Mid-Lothian[25], contre une de ces maisons que le goût moderne a fait construire pour l’usage d’une seule famille. J’ai eu encore une autre preuve de sa bonté dans l’inestimable faveur qu’il m’accorda de vous recevoir chez lui, quand vous aviez la triste perspective de rester à votre âge, dans une pension où vous n’auriez eu que des enfants pour camarades. C’était une chose si contraire à toutes les idées de mon père sur la retraite, sur l’économie et la pureté de mes mœurs, qu’il souhaitait conserver innocentes en me préservant de la compagnie des autres jeunes gens, que, sur ma parole, je suis plus étonné d’avoir eu la hardiesse de lui adresser une pareille requête, que de l’avoir vu y souscrire.

Puis enfin, quant à l’objet de sa sollicitude, — ne riez pas, ne levez pas les mains au ciel, mon cher Darsie ; — mais, sur mon honneur, j’aime la profession pour laquelle j’ai été élevé, et je suis sérieusement résolu à poursuivre les études préliminaires. — Le barreau est ma vocation, — ma vocation spéciale, et, je puis même dire, ma vocation héréditaire. À la vérité, je n’ai pas l’honneur d’appartenir à aucune des grandes familles qui forment, en Écosse comme en France, la noblesse de la robe, et qui, dans notre pays du moins, lèvent la tête aussi haut et même plus haut que la noblesse de l’épée ; — car ces premières se composent plus souvent des « premiers nés d’Égypte. » Néanmoins, mon grand-père, un excellent homme, j’ose le dire, eut l’honneur de signer une vigoureuse protestation contre l’Union[26], en sa qualité respectable de clerc de ville dans l’ancien bourg de Birlthegroat[27]. Il y a quelque raison d’espérer ou peut-être de craindre que ce digne clerc était le fils naturel d’un cousin germain du laird de Fairford, qui fut pendant long-temps compté parmi les barons de second rang. Mon père a monté d’un grade dans la hiérarchie de la magistrature ; il est devenu un éminent et respectable écrivain aux sceaux de Sa Majesté[28] ; et je suis moi-même destiné à monter plus haut encore et à porter cette honorable robe qui recouvre parfois, dit-on, comme la charité, une multitude de péchés. Je n’ai donc d’autre choix que d’arriver au faîte, puisque nous avons déjà gravi jusque-là, ou de faire une chute, au risque de me casser le cou. Ainsi, je me réconcilie avec ma destinée, et tandis que vous considérez du sommet des montagnes, les lacs et les détroits éloignés, moi, de apicibus juris[29], je me console avec des visions de robes écarlates et cramoisies, — garnies de belles fourrures, et doublées de bons appointements.

Vous souriez, Darsie, more tuo[30], et semblez dire que des rêves si vulgaires ne valent pas la peine qu’on s’en berce. Les vôtres, il est vrai, sont d’un genre plus élevé et plus héroïque, et ressemblent aux miens, autant qu’un banc recouvert d’étoffe rouge et abondamment chargé de papiers de procédure, ressemble à un trône gothique enrichi d’or et de perles. Mais que voulez-vous ? — Trahit sua quemque voluptas[31] ; — et mes visions d’avancement, quoiqu’elles puissent n’être que vaines en ce moment, sont néanmoins plus propres à être réalisées, que vos désirs qui tendent Dieu sait à quoi. Que dit le proverbe de mon père : « Regardez attentivement une robe d’or, vous en aurez au moins une manche ? » Tel est mon but. Mais vous, Darsie, qu’espérez-vous ? que le mystère qui recouvre votre naissance et vos parents disparaîtra pour faire place à une clarté d’une splendeur inimaginable, et ce, sans aucun effort, sans aucune peine de votre part, mais purement par la bonne volonté de la fortune. Je connais l’orgueil et la malice de votre cœur, et je souhaiterais sincèrement que vous eussiez à me remercier de corrections plus sévères que celles dont vous gardez un souvenir si reconnaissant. Surtout si j’avais chassé de votre cerveau ces idées à la Don Quichotte, vous ne penseriez pas maintenant être le héros de quelque histoire romanesque ; vous n’auriez pas métamorphosé dans votre folle imagination l’honnête Griffiths, paisible banquier de la cité, ne disant jamais que l’indispensable dans ses épîtres trimestrielles, en un sage Alcandre ou un habile Alquif, protecteur mystérieux de votre destinée. Mais je ne sais point comment cela s’est fait, votre tête est sans doute devenue plus dure, et mes poings se sont amollis, puisque j’hésite à dire que vous avez montré une étincelle de je ne sais quoi de dangereux, qui m’a inspiré au moins du respect, sinon de la crainte.

Puisque je suis sur ce sujet, je veux vous engager à contenir un peu votre impétuosité. Je redoute fort que, comme un cheval emporté, elle ne vous entraîne dans quelque embarras dont vous auriez peine à vous tirer, si cette hardiesse qui vous a soutenu jusqu’à présent venait à vous manquer au besoin. Souvenez-vous, Darsie, que vous n’êtes pas d’un naturel courageux : nous sommes depuis long-temps convenus que, tout calme que je suis, j’ai l’avantage sur vous à cet égard. Mon courage consiste, je crois, en une vigueur de nerfs et une indifférence naturelle pour le danger qui, sans m’entraîner dans des aventures, me laisse le plein usage de ma raison, et tout mon sang-froid, quand arrive un danger réel. Le vôtre pourrait être appelé courage intellectuel, fierté d’esprit et désir de distinction. C’est ce qui vous rend avide de renommée, et vous aveugle sur tous les périls, jusqu’au moment où ils s’offrent subitement à vos yeux. Je l’avoue, soit que j’aie fini par partager les craintes de mon père, ou que j’en aie conçu moi-même, j’ai souvent pensé que cette envie désordonnée de courir après les aventures et les situations romanesques pourrait mal finir pour vous, et alors que deviendrait Alan Fairford ? On pourrait nommer qui l’on voudrait lord-avocat ou solliciteur général[32], je n’aurais plus le cœur de briguer ces postes éminents. Tous mes efforts ont pour but de me venger un jour à vos yeux ; et je crois que je ne me soucierais pas plus de la robe de soie brodée que du tablier d’une vieille femme, si je n’espérais pas vous voir venir à l’audience m’admirer et peut-être me porter envie.

Tâchez qu’il en soit ainsi, je vous en conjure. Ne voyez-vous pas une Dulcinée dans cette fille en savates, qui, avec des yeux bleus, de beaux cheveux, un plaid déchiré et une baguette de saule à la main, conduit les vaches du village à la prairie. Ne pensez pas que vous rencontrerez un galant Valentin dans chaque cavalier anglais, ou un Orson[33] dans chaque montagnard poussant devant lui des bestiaux. Considérez les choses comme elles sont, et non ainsi qu’elles peuvent vous paraître à travers le prisme de votre imagination. Je vous ai vu regarder un vieil étang bourbeux, jusqu’à découvrir des caps, des baies, des golfes, des rocs, des précipices, et tout l’admirable spectacle que présente l’île Féroé, dans ce qui n’était aux yeux du vulgaire qu’un simple abreuvoir. Un jour ne vous ai-je pas trouvé considérant un lézard, dans l’attitude d’un homme qui examine un crocodile ? Heureusement c’était là un exercice peu dangereux de votre imagination ; car la mare ne pouvait vous noyer, ni l’alligator lilliputien vous dévorer. Mais dans la société vous ne pouvez vous tromper sur le caractère des gens que vous fréquentez, ni laisser votre imagination exagérer leurs qualités bonnes ou mauvaises, sans vous exposer non-seulement au ridicule, mais encore à de sérieux inconvénients. Tenez-vous donc en garde contre votre imagination, mon cher Darsie ; et permettez à votre vieil ami de vous assurer que c’est le côté de votre caractère le plus dangereux, parce que vous êtes bon et plein de générosité. Adieu. Ne laissez pas dormir l’enveloppe affranchie du digne pair ; surtout, sis memor mei.

A. F.


LETTRE III.

DARSIE LATIMER À ALAN FAIRFORD.


Shepherd’s Bush.


J’ai reçu votre absurde et très-prétentieuse épître. Il est heureux pour vous que, comme Lovelace et Belfort, nous soyons convenus de nous pardonner toutes les libertés que nous pourrions prendre l’un envers l’autre ; car, sur ma parole, il y a certaines réflexions dans votre lettre qui, sans cela, m’auraient obligé à retourner aussitôt à Édimbourg, uniquement pour vous montrer que je ne suis pas ce pour quoi vous me prenez.

Diable ! quel couple de jeunes fous vous avez fait de nous ! — Moi me jetant dans des embarras sans avoir le courage d’en sortir ; — vous, la sagacité même, effrayé de mettre un pied devant l’autre, de peur qu’il ne s’égare de son compagnon ; et restant ainsi immobile comme une borne, par pure faiblesse et par froideur de cœur, pendant que tout le monde vous dépasse au galop. Vous, peintre de portraits ! — Je vous le dis, Alan, j’en ai vu un meilleur, établi sur le haut d’une échelle, et peignant un Highlander en kilt, qui tenait une chopine aussi grosse que lui, tandis qu’un Lowlander, botté et en perruque, faisait le pendant, et soutenait un verre de pareille dimension : le tout destiné à représenter l’enseigne de la Salutation.

Comment avez-vous eu le courage de représenter votre propre individu, avec tous ses mouvements assujettis, comme ceux d’une grande poupée hollandaise, à la pression de certains ressorts, tels que devoir, réflexion, etc., sans l’impulsion desquels vous voudriez sans doute me faire croire que vous ne bougeriez pas d’un pouce ? Mais n’ai-je pas vu votre gravité hors de son lit à minuit ? et faut-il vous rappeler en termes clairs certaines espiègleries ? Vous avez toujours, avec les plus rigides sentiments à la bouche et la réserve la plus affectée dans vos manières, une espèce de propension secrète vers le mal, quoique avec plus de penchant à le vouloir faire que d’adresse à l’accomplir. Je ne puis que rire intérieurement, lorsque je me rappelle avoir vu mon très-vénérable censeur, le futur président de quelque haute cour d’Écosse, souiller, haleter et se débattre, comme un gros cheval de charrette dans une fondrière, où ses efforts maladroits l’enfoncent de plus en plus profondément, jusqu’à ce que quelqu’un, — moi, par exemple, — prenne pitié de l’animal souffrant, et le tire par la crinière ou par la queue.

Quant à moi, mon portrait, s’il se peut, est une caricature encore plus scandaleuse. Moi, faillir ou perdre courage dans le danger ! Où avez-vous vu le moindre symptôme du caractère faible dont vous me gratifiez, simplement, je pense, pour mettre en relief la solide et impassible dignité de votre stupide indifférence ? Si jamais vous me vîtes trembler, soyez sûr que mon corps lui seul, comme celui du vieux général espagnol, s’effrayait des dangers dans lesquels mon esprit l’allait conduire. Sérieusement, Alan, une telle pauvreté d’énergie est une rude accusation à porter contre un ami. Je me suis examiné d’aussi près que j’ai pu, un peu blessé, à vrai dire, de vous voir une si triste idée de moi, et, sur ma vie ! impossible d’en trouver le motif. J’accorde que vous avez peut-être quelque avantage sur moi par la fermeté et l’insouciance de votre caractère ; mais je me mépriserais moi-même, si j’avais pu manquer de courage comme vous me l’imputez. Néanmoins, je suppose que ces avis peu flatteurs viennent d’une sincère inquiétude pour ma sûreté, et, sous ce point de vue, je les reçois, comme j’avalerais la médecine que m’aurait prescrite un docteur bienveillant, quoique je crusse dans mon cœur qu’il s’est mépris sur mon mal.

Sauf cette offensante insinuation, je vous remercie, Alan, du reste de votre épître. Il me semble entendre votre bon père prononcer le mot Noble-House, avec un mélange de mépris et de déplaisir, comme si le nom même du pauvre petit village lui était odieux, ou comme si vous eussiez choisi dans toute l’Écosse le lieu où précisément vous ne deviez pas dîner. Mais s’il avait une aversion particulière pour cet innocent village et la méchante auberge, n’est-ce pas sa faute à lui, si je n’ai pas accepté l’invitation du laird de Glengallacher, de courre un daim dans ce qu’il appelle emphatiquement « son pays ? » La vérité est que j’avais un violent désir de me rendre à l’invitation de Sa Seigneurie. Courre un daim ! Songez quelle magnifique idée c’est pour celui qui n’a jamais tiré que des moineaux ; et encore avec un pistolet d’arçon acheté dans la boutique d’un revendeur de Cowgate ! — Vous qui prônez tant votre courage, vous pouvez vous rappeler que je courus le risque de tirer ledit pistolet la première fois, tandis que vous vous teniez à une distance de vingt pas ; et que, après vous être assuré qu’il partirait sans éclater, oubliant toute loi, hors celle du plus grand et du plus fort, vous vous en emparâtes exclusivement tous les autres dimanches. Un tel amusement n’était pas une complète introduction au noble art de chasser le daim, comme il est exercé dans les hautes terres ; cependant je ne me serais point fait scrupule d’accepter l’honnête invitation de Glengallacher, au risque de tirer une carabine pour la première fois, n’eût été l’exclamation que poussa votre père à ma proposition, dans toute l’ardeur de son zèle pour le roi Georges, la maison de Hanovre et la foi presbytérienne. Je voudrais n’y pas avoir fait attention, puisque, par mon obéissance, j’ai si peu gagné dans sa bonne opinion. Toutes ses idées sur les montagnards sont puisées dans ses souvenirs de 1745, lorsqu’il abandonna West-Port, avec ses confrères les volontaires, pour se retrancher chacun dans la forteresse de leur propre demeure, aussitôt qu’ils apprirent que le prince aventureux était arrivé avec les clans jusqu’à Kirkliston. La fuite de Falkirk, — parma non bene relicta[34], — à laquelle votre père prit part, je pense, avec l’intrépide régiment de l’Ouest, ne semble pas avoir affaibli son dégoût pour la compagnie des montagnards ; (tirez-vous le courage dont vous êtes si fier d’une source héréditaire, Alan ?) et les histoires de Rob Roy Mac Grégor, ou du sergent Alan Mhor Cameron, ont contribué à donner aux Highlanders, dans son imagination, des couleurs encore plus noires.

Maintenant, d’après tout ce que je puis voir, ces idées, en tant qu’appliquées à l’état présent du pays, sont absolument chimériques. On ne songe pas plus au Prétendant dans les montagnes, que si le pauvre seigneur était allé rejoindre ses cent huit ancêtres, dont les portraits décorent les antiques murailles d’Holy-Rood. Les larges sabres ont passé en d’autres mains ; les boucliers servent à couvrir les barattes à beurre ; et les habitants, de bruyants fanfarons qu’ils étaient, sont devenus ou sur le point de devenir de lâches coquins. De fait, ce fut en partie ma conviction qu’il y avait peu de choses à voir dans le Nord, qui, me conduisant à la conclusion de votre père, quoique par des prémisses différentes, m’a fait porter mes pas dans la direction contraire, où peut-être je n’en verrai guère plus.

Il est une chose pourtant que j’y ai vue ; et ç’a été avec un plaisir presque indéfinissable ; mais, semblable au prophète mourant sur le sommet du mont Pisgah, je pouvais promener mes regards sur une terre qu’il était défendu à mes pieds de toucher. — J’ai vu, en un mot, les fertiles côtes de la joyeuse Angleterre, l’Angleterre où je me vante d’être né ! l’Angleterre que je contemple, même tandis que des flots irrités et des sables mouvants nous séparent, avec la tendresse d’un enfant respectueux.

Vous n’avez pas oublié, Alan, (car quand oubliâtes-vous jamais ce qui intéressait votre ami ?) que cette même lettre de mon ami Griffith, qui doublait mon revenu annuel et me rendait absolument libre de tous mes mouvements, contenait une clause prohibitive, par laquelle, sans motif énoncé, il m’était enjoint, si je tenais à ma sûreté présente et à ma fortune future, de ne pas visiter l’Angleterre : toute autre partie de l’empire britannique, et même un voyage sur le continent, si tel était mon désir, étant laissés à mon choix. — Où ai-je lu, Alan, cette histoire d’un plat couvert, servi au milieu d’un banquet royal, sur lequel les yeux de chaque convive furent immédiatement fixés, oubliant les mets délicieux dont la table était chargée ? Cette clause qui me défend d’entrer en Angleterre, mon pays natal, la terre des braves, des sages, des hommes libres, m’afflige plus que ne peuvent me réjouir la liberté et l’indépendance qu’on me laisse sous tout autre rapport. Aussi, en cherchant la frontière la plus rapprochée de la région qu’il m’est défendu de parcourir, ressemblé-je au pauvre cheval attaché à un piquet, qui broute toujours, comme vous pouvez l’avoir observé, sur la limite même du cercle dans lequel il est confiné par sa corde.

Ne m’accusez point d’être romanesque parce que j’obéis à l’impulsion qui m’entraîne vers le sud ; ne supposez pas que, pour contenter l’envie imaginaire d’une sotte curiosité, je sois en péril de risquer les véritables douceurs de ma condition présente. L’homme quel qu’il soit, qui a jusqu’à présent veillé sur ma conduite, m’a montré par des preuves convaincantes, plus fortes que toutes les assurances qu’on m’aurait pu donner, que mon avantage réel est son but principal. Je serais donc pire qu’un fou si je me révoltais contre son autorité, même lorsqu’elle me semble exercée un peu capricieusement. Certes, à mon âge, je pourrais, maître comme je le suis de mes actions et de ma conduite sous tout autre rapport, m’attendre à ce qu’on m’expliquât d’une manière franche et loyale, dans mon propre intérêt, le motif qui m’exclut d’Angleterre. Pourtant, je ne veux pas en murmurer. Je connaîtrai toute cette histoire un jour, j’espère ; et peut-être, après tout, comme vous le soupçonnez, n’y trouverai-je rien de bien étonnant.

Impossible cependant de ne pas s’émerveiller ; — mais du diable si je m’émerveille encore : ma lettre serait aussi pleine de miracles qu’une des annonces de Katter felto. Je désire vivement vous faire, au lieu de cette ridicule répétition de conjectures et de présages, le récit d’une petite aventure qui m’est arrivée hier ; quoique je sois sûr que, selon votre habitude, vous examinerez ma pauvre histoire par le côté de la lorgnette qui rapetisse les objets, et la réduirez, more tuo, aux plus communes trivialités, auxquelles vous m’accuserez ensuite de donner trop d’importance. Allez vous promener, Alan, vous êtes un confident aussi impropre à un jeune étourdi qui ne manque pas d’imagination, que le vieux et taciturne secrétaire de Facardin de Trébizonde[35]. Après tout, nous devons chacun accomplir notre destinée. Il me faut, à moi, voir, agir et parler ; — et vous, comme un Hollandais enfermé dans une diligence avec un Gascon, écouter et lever les épaules.

À propos de Dumfries, capitale de ce comté, j’ai peu de chose à dire, et je n’abuserai pas de votre patience en vous rappelant qu’elle est bâtie sur la jolie rivière de Nith ; et que son cimetière, qui est le lieu le plus élevé de toute la ville, domine sur une vue aussi belle qu’étendue. Je n’userai pas non plus de mon privilège de voyageur pour vous condamner à lire la longue histoire de Bruce, poignardant Comyn le Rouge[36] dans l’église des Dominicains, qui s’élevait en cet endroit, et devenant roi et patriote parce qu’il avait été sacrilège et assassin. Les habitants de Dumfries se souviennent encore de ce forfait, et ils le justifient en disant que ce n’était qu’une église papiste ; — c’est pourquoi les murailles en ont été si complètement démolies, qu’il n’en reste aucun vestige. C’est une fameuse bande de presbytériens bleus que ces bourgeois de Dumfries ; ils sont, comme les aime votre père, zélés pour la succession protestante, — d’autant plus, peut-être, que bon nombre de grandes familles d’alentour sont soupçonnées de penser tout différemment, et ont presque toutes pris part à l’insurrection de 1715, et quelques-unes même à l’affaire plus récente de 1745. À cette dernière époque, la ville elle-même a souffert ; car lord Elcho, avec un fort parti de rebelles, leva une sévère contribution sur Dumfries, parce que les citoyens avaient inquiété l’arrière-garde du Chevalier pendant sa marche vers l’Angleterre.

La plupart de ces détails m’ont été communiqués par le prévôt Crosbic, qui, venant à m’apercevoir sur la place du marché, se rappela que je vivais dans votre intimité, et m’invita fort obligeamment à dîner. Dites à votre père, je vous prie que les effets de sa bonté me suivent partout. Pourtant, je fus ennuyé de cette jolie ville au bout de vingt-quatre heures, et je suivis la côte vers l’orient, cherchant à apercevoir quelques objets d’antiquité, et parfois faisant ou essayant de faire usage de ma nouvelle ligne. Soit dit en passant, les leçons du vieux Cotton, grâce auxquelles j’avais espéré devenir assez habile pour entrer dans la modeste sociétés des pêcheurs à la ligne, ne valent pas un farthing sous ce méridien. C’est ce que j’appris par un simple hasard, après avoir attendu au bord de l’eau quatre mortelles heures sans rien prendre. Je n’oublierai jamais un impudent polisson, un vacher d’environ douze ans, sans souliers ni bonnet, les jambes nues, et portant une paire de culottes assez minables. — Le drôle riait dédaigneusement à la vue de ma besace en filet, de ma sonde, et des nombreuses amorces que j’avais réunies comme pour attirer le poisson de la rivière. Je me déterminai enfin à passer la ligne à ce bambin si ricaneur, pour voir ce qu’il en ferait, et non-seulement il remplit à moitié ma besace en une heure, mais à la lettre me fit prendre deux truites de ma propre main. Cette circonstance, outre que Sam trouvait le foin et l’avoine, sans oublier l’ale, d’une qualité supérieure dans cette petite auberge où je suis maintenant, me fit d’abord songer à y demeurer un jour ou deux ; et j’obtins pour mon méchant gamin le pêcheur la permission de m’accompagner, en payant un vacher à sa place.

Une anglaise tient cette petite hôtellerie avec une admirable propreté, et ma chambre à coucher est embaumée de lavande ; elle est éclairée par une jolie fenêtre à châssis, et les murs sont ornés de ballades sur la belle Rosamonde et la cruelle Barbara Alan. L’accent de cette femme, quoique assez rude, résonne agréablement à mon oreille ; car je n’ai jamais pu oublier le triste effet produit sur mes jeunes organes, par votre lente et traînante prononciation du Nord, que j’entendais alors comme les sons d’une langue étrangère. J’avoue que j’ai moi-même, depuis ce temps, pris l’accent écossais en perfection, et même plusieurs écossismes. Mais l’accentuation anglaise arrive encore à mon oreille comme une voix amie ; et quand je l’entends dans la bouche d’un mendiant vagabond, elle manque rarement d’exciter ma charité. Vous, Écossais, qui êtes si fiers de votre propre nationalité, vous devez faire une juste concession à celle des autres.

Le matin suivant, j’allais me rendre sur le bord du ruisseau où j’avais pêché à la ligne le soir précédent, lorsque je fus retenu par une forte averse qui dura toute la matinée. Pendant ce temps-là, j’entendis mon vaurien de guide parler d’un ton aussi effronté, en débitant ses grosses plaisanteries dans la cuisine, que peut le faire un laquais dans la galerie à un schelling d’un théâtre ; — tant il est peu vrai que la modestie et l’innocence soient les compagnes inséparables d’une vie passée dans la solitude champêtre.

Quand, après dîner, le temps se fut éclairci, et que nous fûmes enfin parvenus au bord de la rivière, il me fallut endurer un nouveau tour de mon savant précepteur. Il aimait mieux apparemment pêcher lui-même que de s’ennuyer à instruire un novice maladroit comme moi ; et, dans l’espoir de lasser ma patience et de me faire céder la ligne, comme je l’avais fait la veille, mon drôle parvint à me laisser battre l’eau pendant une heure avec un hameçon sans pointe. Je découvris la ruse enfin, en voyant le drôle ricaner avec délices, lorsqu’il apercevait une large truite sortir de l’eau, et se dégager sans peine de l’hameçon. Je lui appliquai un bon soufflet, Alan ; mais je m’en repentis le moment d’après, et, en réparation, je lui cédai la possession de la ligne pour le reste de la soirée. Il tâcha de rapporter un plat de truites pour mon souper, en expiation de ses offenses.

Ainsi débarrassé d’un amusement dont je ne me souciais guère, je dirigeai mes pas vers la mer, ou plutôt vers le détroit de Solway, qui sépare ici les deux royaumes. J’en étais à peine éloigné d’un mille, et je suivais une agréable promenade sur les hauteurs sablonneuses, couvertes d’une herbe courte ; ce que vous appelez links[37], et nous Anglais downs.

Mais le reste de mon aventure me lasserait les doigts, et je dois remettre à l’écrire à demain matin : c’est alors seulement que vous en recevrez la continuation ; et, en attendant, pour prévenir des conclusions trop précipitées, je puis seulement vous dire que tout ceci n’est que l’introduction de l’aventure que je me propose de vous communiquer.


LETTRE IV.

LE MÊME AU MÊME.


Shepherd’s Bush.


Je vous disais dans ma dernière que, après avoir abandonné la pêche comme une besogne infructueuse, je traversai les dunes qui me séparaient des rives de Solway[38]. Lorsque j’arrivai aux bords de ce bras de mer, bords qui sont en cet endroit nus et peu élevés, les eaux avaient laissé à découvert un espace de sable large et uni, au milieu duquel un ruisseau, alors faible et guéable, se dirigeait vers l’Océan. Cette scène était éclairée par la lumière du soleil couchant, qui montrait son front rougeâtre, comme un guerrier prêt à combattre, au-dessus d’un haut et solide rempart de nuages cramoisis et noirs ; on eût dit une forteresse gothique, derrière laquelle se retranchait le roi du jour. Les derniers rayons étincelaient sur la surface humide du sable, et sur les innombrables mares d’eau dont elle était couverte dans les endroits où le terrain était inégal.

La scène était animée par les efforts d’un grand nombre de cavaliers qui s’occupaient alors à chasser le saumon. Oui, Alan, levez au ciel les mains et les yeux tant que vous voudrez, je ne puis donner un nom plus convenable à leur manière de pêcher ; car ils poursuivent le poisson au grand galop, et le percent avec des pieux aigus, comme vous voyez les chasseurs éventrer des sangliers sur les vieilles tapisseries. Les saumons, il est vrai, prennent la chose plus tranquillement que les sangliers ; mais ils sont si légers dans leur élément propre, que les poursuivre et les percer n’est le fait que d’un bon cavalier, doué d’un œil vif et d’une main ferme, aussi sûr de son cheval que de son arme. Les cris de ces gaillards, tandis qu’ils galopaient dans tous les sens en se livrant à ce rude exercice, — leurs bruyants éclats de rire, quand l’un d’eux venait à tomber, — et leurs acclamations encore plus bruyantes, lorsque quelqu’un de la bande appliquait avec sa lance un coup de maître, — répandaient tant de vie sur ce tableau, que je m’enthousiasmai pour cet amusement, et m’aventurai fort loin dans les sables. Les exploits d’un pêcheur, surtout, attiraient si souvent les cris d’admiration de ses camarades, que les rives retentissaient au loin du bruit des applaudissements. C’était un homme grand, monté sur un fort cheval noir, qu’il faisait aller, venir, tourner comme un oiseau dans l’air ; cet homme tenait un épieu plus long que celui des autres, et portait une espèce de bonnet garni de fourrure, orné d’une petite plume, qui lui donnait au total un air de supériorité sur tous les pêcheurs. Il paraissait exercer une certaine autorité sur eux, et par occasion dirigeait leurs mouvements du geste et de la voix. Je trouvai que ses gestes étaient pleins de noblesse, et sa voix extraordinairement sonore et imposante.

Les cavaliers commencèrent à regagner la terre ferme, et l’intérêt de cette scène s’effaça peu à peu, tandis que j’errais à travers les sables, les yeux tournés vers les côtes d’Angleterre encore dorées par les derniers rayons du soleil, et qui me semblaient à peine éloignées d’un mille de moi. Les pensées inquiètes qui m’assiègent souvent s’emparèrent de mon imagination, et mes pas, insensiblement, se dirigèrent vers la rivière qui me séparait de la terre défendue, quoique sans aucune intention déterminée, lorsque je fus arrêté dans ma promenade par le bruit d’un cheval au galop ; et quand je me retournai, le cavalier, qui était ce pêcheur que j’avais déjà remarqué, me cria d’un ton brusque : « Holà, camarade, vous n’aurez pas le temps de passer à Brown ce soir : — la marée va monter. »

Je tournai la tête, et je le regardai sans répondre ; car son apparition subite, ou, comme je devrais plutôt dire, sa présence inattendue, à travers les ombres de plus en plus épaisses, avait quelque chose d’effrayant et de sinistre.

« Êtes-vous sourd ! ajouta-t-il ; — êtes-vous fou ? — ou avez-vous des projets pour l’autre monde ?

— Je suis étranger, répondis-je, et je n’avais d’autre intention que d’examiner la pêche. — Je vais m’en retourner par où je suis venu.

— Dépêchez-vous donc, dit-il. Celui qui s’endort sur le lit de la Solway peut se réveiller dans l’autre monde. Le ciel nous menace d’un ouragan qui fera monter les vagues de trois pieds à chaque élan. »

En parlant ainsi, il détourna son cheval et s’éloigna rapidement, tandis que je revenais vers les côtes d’Écosse, un peu alarmé de ce que j’avais entendu ; car la marée avance avec une telle rapidité sur ces sables maudits, que les cavaliers les mieux montés perdent tout espoir de salut, s’ils voient venir sa blanche écume, lorsqu’ils sont encore à certaine distance du rivage.

Mes réflexions devenaient de plus en plus alarmantes ; et, au lieu de marcher tranquillement, je me mis à courir de toutes mes forces, trouvant, ou croyant trouver chaque mare d’eau salée de plus en plus profonde. Enfin la surface des sables me semblait beaucoup plus entrecoupée d’étangs et de trous pleins d’eau ; — soit que la marée commençât réellement à faire sentir son influence aux ondes du détroit, ou ce qui est aussi probable, soit que, dans la hâte et la confusion de ma retraite, je me fusse jeté dans des endroits difficiles que j’avais évités en marchant d’un pas plus tranquille. En tout cas, la situation des choses ne promettait rien de bon : car les sables devenaient déjà plus mous ; et la trace de mes pas, dès que j’avais levé le pied, se remplissait d’eau sur-le-champ. Je commençais à penser au commode salon de votre père, et à la sécurité du pavé de Brown-Square et de Scot’s Close, lorsque mon bon génie, le grand pêcheur, apparut une seconde fois à mes côtés, lui et son cheval noir, se détachant d’une façon gigantesque dans l’obscurité toujours plus épaisse.

« Êtes-vous fou ? » dit-il avec cette même voix sombre qui avait déjà retenti à mon oreille, « ou bien las de la vie ? — Vous allez vous jeter dans les sables mouvants. » — J’avouai mon ignorance du chemin ; à quoi il répliqua seulement : « Il n’y a point de temps à perdre ; — montez en croupe derrière moi. »

Il s’imaginait probablement que j’allais sauter à cheval avec l’agilité qu’ont acquise ces habitants des frontières par une pratique continuelle de l’art de l’équitation ; mais, comme je restais indécis, il étendit la main, et, saisissant la mienne, il me fit placer le pied sur le bout de sa botte, et m’éleva ainsi, en une seconde, jusqu’à la croupe de son cheval. Je m’y étais à peine placé, qu’il agita la bride de son coursier, qui partit aussitôt ; mais, peu charmé sans doute d’un fardeau inaccoutumé, il nous régala de deux ou trois cabrioles accompagnées d’autant de ruades des jambes de derrière. Le cavalier resta immobile comme une tour, quoique les soubresauts inattendus de l’animal me jetassent rudement sur lui. Le cheval fut bientôt forcé de se soumettre à la discipline de l’éperon et du frein ; il s’élança au grand galop, et eut en peu d’instants franchi les détours du chemin par lequel le cavalier nous conduisit vers le nord, pour éviter les terribles sables mouvants.

Mon ami, peut-être devrais-je l’appeler mon sauveur (car, pour un étranger, ma position était hérissée de périls), continuait toujours sa course rapide, mais dans un silence absolu ; et j’étais en proie à une trop vive anxiété d’esprit, pour l’importuner par aucune question. Enfin nous arrivâmes à un endroit de la côte qui m’était tout-à-fait inconnu, où je mis pied à terre, et commençai à lui présenter, du mieux que je pouvais, mes remercîments pour l’important service qu’il venait de me rendre.

L’étranger répliqua seulement par un « psttt ! » d’impatience ; il allait repartir et m’abandonner à mes propres ressources ; quand je le suppliai de mettre le comble à son extrême bienveillance en m’indiquant le chemin de Shepherd’s Bush, qui était, lui dis-je, l’endroit où je demeurais alors.

« Shepherd’s Bush ! dit-il ; ce n’est qu’à trois milles : mais, si vous ne connaissez pas mieux la terre que les sables, vous pouvez vous casser le cou avant d’y arriver ; car ce n’est pas une route bonne pour un jeune écervelé ; il y a des torrents et des marais à passer. »

Je fus un peu épouvanté à cette complication de difficultés contre lesquelles mes habitudes ne m’avaient point appris à lutter. Je pensai encore une fois au foyer de votre père ; et j’aurais été bien content d’échanger ma situation romanesque, et même la glorieuse indépendance dont je jouissais en ce moment, contre les douceurs du coin de votre cheminée, quand bien même il m’aurait fallu tenir mes yeux enchaînés sur les volumineux Institutes d’Erskine.

Je demandai à mon nouvel ami s’il ne pouvait pas m’indiquer, pour la nuit, une maison où l’on reçût les étrangers ; et, supposant qu’il était peu fortuné lui-même, j’ajoutai, avec la dignité que donne un portefeuille bien garni, que j’étais en état de bien récompenser celui qui m’obligerait. Le pêcheur ne répondant pas, je me détournai de lui avec un air d’indifférence, et commençai à suivre le chemin qu’il m’avait indiqué, à ce que je pensais.

Sa voix forte retentit aussitôt derrière moi pour me rappeler. « Holà, jeune homme, holà ! — vous vous êtes déjà trompé de route. — Je m’étonne que vos amis laissent courir un étourdi comme vous, sans quelque personne plus sage pour vous surveiller. »

Peut-être l’eussent-ils fait, dis-je, si j’avais des amis qui s’intéressassent à mon salut.

— Eh bien, monsieur, reprit-il, mon habitude est de ne pas ouvrir ma maison à un étranger ; mais votre situation paraît être des plus périlleuses ; car, outre le risque des mauvais chemins, des gués et des précipices, outre la nuit qui est très sombre, il y a parfois mauvaise compagnie sur la route, du moins la route est mal famée, et plus d’un voyageur a pu s’en plaindre. Je pense donc qu’il me faut enfreindre pour une fois ma règle en faveur de votre nécessité, et vous donner un asile pour la nuit dans ma cabane. »

Comment se fit-il, Alan, que je ressentis dans tout mon corps un frisson involontaire en recevant une invitation si convenable en elle-même, et si bien d’accord avec mes désirs curieux ? Je triomphai aisément de cette sensation déplacée ; et, tout en le remerciant, tout en lui exprimant que j’espérais ne point déranger sa famille, je laissai une seconde fois entrevoir mon désir de dédommager du dérangement que je pourrais occasionner. Le cavalier répondit très-froidement : « Votre présence va sans doute me déranger, monsieur, mais d’une façon que votre bourse ne saurait compenser : en un mot, quoique je veuille bien vous recevoir comme mon hôte, ma maison n’est point une auberge, et l’on n’y paie point son écot.  »

Je lui demandai pardon encore une fois, et, cédant à ses instances, je me plaçai de nouveau derrière lui sur son excellent cheval, qui reprit sa course rapide ; — la lune, chaque fois qu’elle pouvait pénétrer les nuages, jetait la grande ombre de l’animal, avec son double fardeau, sur la campagne sauvage et nue que nous traversions.

Il t’est permis de rire jusqu’à ce que la lettre t’échappe des mains ; mais, à ce moment, je me ressouvins du magicien Atlante sur son hippogriffe, et conduisant en croupe un noble chevalier, ainsi que nous le raconte l’Arioste. Tu es, je le sais, un homme assez positif pour affecter de mépriser ce délicieux et illustre poète k cependant, ne t’imagine point que, pour me conformer à ton mauvais goût, je laisse jamais de côté une allusion poétique qui viendra se présenter à moi.

Durant notre course, le ciel s’obscurcissait, et le vent commençait à siffler sur un ton sauvage et mélancolique, accompagnant à merveille les sons creux de la marée montante, qui, entendus à une certaine distance, ressemblaient au rugissement de quelque énorme bête féroce privée de sa proie.

Enfin nous arrivâmes au sommet d’une de ces profondes et étroites vallées qu’on appelle, dans certaines parties de l’Écosse, den, et, dans d’autres, cleugh ou glen. Aux clartés passagères que la lune continuait de jeter, la descente de cette vallée me semblait être rapide, escarpée, et couverte d’arbres qui sont généralement rares sur ces côtes. Le chemin par lequel nous pénétrâmes dans le glen était raide et raboteux, et formait deux ou trois détours à angles aigus ; mais ni le péril ni l’obscurité n’arrêtaient la marche du cheval noir, qui semblait plutôt glisser sur le ventre que marcher sur ses jambes, et me jetait souvent sur les épaules de mon athlétique conducteur. Celui-ci, nullement incommodé par cette dernière circonstance, continua de stimuler l’animal avec l’éperon, en même temps qu’il le soutenait par la bride, jusqu’à ce que nous fussions au bas de la côte, — à ma grande satisfaction, comme vous pouvez le concevoir sans peine, mon cher Alan.

Quelques instants de marche, après cette descente difficile, nous amenèrent devant deux ou trois chaumières, parmi lesquelles je pus, grâce à quelques rayons lunaires, en distinguer une mieux conditionnée que celle des paysans écossais. Les fenêtres étaient vitrées ; des lucarnes pratiquées sur le toit donnaient une idée de la magnificence d’un second étage. Le paysage semblait fort pittoresque à l’entour ; et les chaumières, avec les cours et les enclos qui en dépendaient, occupaient une esplanade de deux acres ; un ruisseau assez considérable (à en juger par son bruit) avait formé ce terrain d’alluvion d’un côté du petit glen ; les bords de ce ruisseau semblaient couverts d’arbres et plongés dans l’obscurité, tandis que l’espace où s’élevaient les chaumières jouissait de l’éclat passager que la lune accordait cette nuit-là.

J’eus peu de temps pour faire ces observations ; car un coup de sifflet de mon compagnon, suivi d’un appel à haute voix, attira bientôt à la porte de la principale habitation un homme et une femme, accompagnés de deux énormes chiens de Terre-Neuve, dont j’avais déjà entendu les aboiements depuis quelque temps. Un ou deux bassets glapissants, qui s’étaient joints au concert, se turent en apercevant mon conducteur, et se mirent à sauter après lui pour le caresser. La femme se retira quand elle vit un étranger ; l’homme, qui avait une lanterne allumée, s’avança, et, sans dire mot, prit le cheval de mon hôte, pour le conduire à l’écurie, tandis que je suivais mon libérateur dans la maison. Lorsque nous eûmes traversé le hallan[39], nous entrâmes dans une pièce très-régulière, proprement carrelée en briques, où un feu flambait, à ma grande satisfaction, dans une de ces cheminées à manteau très-saillant, communes dans les maisons écossaises. Il y avait des sièges de pierre dans la cheminée ; et des ustensiles de ménage, mêlés à des épieux pour pêcher, à des lignes et à d’autres instruments de même genre, étaient suspendus aux murailles de la chambre. La femme, qui s’était d’abord présentée sur la porte, avait alors battu en retraite dans un appartement de côté. Elle y fut bientôt rejointe par mon guide, après qu’il m’eut invité par un geste silencieux à m’asseoir. À leur place, survint une vieille portant une robe d’étoffe grise, un tablier à carreaux et un grand bonnet[40] ; c’était évidemment une servante, quoiqu’elle fût mise avec plus de propreté qu’on n’en trouve ordinairement chez les personnes de cette classe : avantage qui était d’ailleurs contrebalancé par un air fort rebutant. Mais la partie la plus singulière de son accoutrement, dans cette contrée toute protestante, était un chapelet, dont les petits grains étaient de chêne noir, et ceux qui marquent les pater et les ave étaient d’argent ; à ce chapelet était suspendu un crucifix de même métal.

Cette femme se mit à faire les préparatifs du souper. Elle étendit une nappe grossière, mais d’une blancheur remarquable, sur une large table de chêne ; elle y plaça des assiettes et du sel, et disposa le feu à recevoir un gril. J’observais ses mouvements en silence ; car elle ne faisait aucune attention à moi, et, comme elle avait l’extérieur fort peu prévenant, je ne me sentais pas disposé à entamer la conversation.

Lorsque cette duègne eut achevé tous les arrangements préliminaires, elle prit, dans le sac bien rempli que mon hôte avait suspendu à la porte, un ou deux saumons, ou grilses, comme on appelle ceux de la petite espèce, et, choisissant celui qui paraissait le meilleur, elle le coupa en tranches et en fit une grillade, dont le fumet savoureux opéra si puissamment sur moi, que je commençai à désirer vivement qu’il ne survînt aucun délai entre le plat et les lèvres.

Tandis que je me livrais à cette pensée, l’homme qui avait mené le cheval à l’écurie entra dans la chambre, et me montra un visage encore moins prévenant que celui de la vieille matrone qui remplissait avec tant de dextérité l’office de cuisinière. Il pouvait avoir soixante ans ; pourtant son front n’était guère couvert de rides ; ses cheveux d’un noir de jais commençaient à grisonner seulement, et non à blanchir de vieillesse. Tous ses mouvements dénotaient une vigueur encore entière ; et, quoique de taille moyenne, il avait des épaules très-larges. Il était taillé carrément, musculeux, et son corps semblait réunir force et activité ; cette dernière qualité se trouvait un peu ralentie peut-être par les années, mais la première était dans toute sa plénitude. Une physionomie dure et rude, — des yeux très-enfoncés sous de longs sourcils qui grisonnaient comme ses cheveux, — une large bouche munie, d’une oreille à l’autre, d’une rangée de dents régulières, d’une extrême blancheur, et d’une largeur digne des mâchoires d’un ogre, complétaient ce gracieux individu. Il était vêtu, comme les pêcheurs, d’une jaquette et d’une culotte de drap bleu, semblables à celles des marins ; il avait, comme un maître de navire hambourgeois, un étui à couteau passé dans un large ceinturon de buffle, qui semblait pouvoir, dans l’occasion, porter des armes d’une espèce encore plus dangereuse.

Cet homme me lança, en entrant dans la pièce, un regard curieux et sinistre, à ce qu’il me sembla ; mais, sans plus faire attention à moi, il s’occupa du soin d’arranger la table, que la vieille dame avait abandonné pour celui d’apprêter le poisson : il s’acquitta de cette besogne avec plus d’adresse que je n’en soupçonnais dans un individu d’un extérieur si grossier. Il plaça deux fauteuils au haut bout de la table, et deux escabelles au bas bout ; disposant chaque siège en face d’un couvert, devant lequel il mit un morceau de pain de seigle et un petit pot rempli d’ale, qu’il allait puiser dans une grande cruche noire. Trois de ces pots étaient de terre cuite ordinaire ; mais le quatrième, qu’il posa vis-à-vis le couvert de droite au haut bout, était d’argent et chargé d’armoiries. Au même bout de la table, il plaça une salière aussi d’argent, travaillée avec art, renfermant un sel d’une blancheur éblouissante, avec du poivre et d’autres épices. Un citron coupé par quartiers fut également servi sur un petit plat d’argent. Les deux grands chiens barbets, qui paraissaient comprendre parfaitement la nature de ces préparatifs, s’étaient établis des deux côtés de la table pour être prêts à recevoir leur part du repas. Je n’ai jamais vu d’animaux plus beaux, et qui semblassent plus dominés par un sentiment de décorum, si ce n’est qu’ils se léchaient les lèvres quand le riche fumet de la grillade leur passait sous le nez. Les petits chiens s’étaient tapis sous la table.

Je n’ignore pas que je m’arrête sur des circonstances triviales et ordinaires, et que je risque de lasser votre patience en le faisant. Mais voyez-moi, seul dans ce lieu étrange, qui semblait, au silence général, être le vrai temple d’Harpocrate ; — rappelez-vous que c’est ma première excursion loin de la maison ; n’oubliez pas que la manière dont j’avais été amené en ce lieu avait un peu l’air d’une aventure, et qu’il existait une mystérieuse incohérence dans tout ce que j’avais vu jusqu’alors ; et vous ne serez plus surpris, je pense, que des circonstances futiles en elles-mêmes aient attiré mon attention dans le moment, et soient ensuite demeurées dans ma mémoire.

Qu’un chasseur de saumons, peut-être pour son amusement aussi bien que pour son profil, fut mieux monté et mieux logé que les paysans de la dernière classe, il n’y avait là rien d’étonnant ; mais il y avait quelque chose dans tout ce que je voyais, qui semblait dénoter que j’étais plutôt dans la retraite d’un gentilhomme ruiné, qui tenait aux formes et aux habitudes de son rang, que dans la maison d’un paysan ordinaire, élevé au-dessus de ses compagnons par une opulence comparative.

Outre les diverses pièces d’argenterie que j’avais remarquées, le vieil homme posa sur la table une lampe d’argent, ou cruisie[41], comme disent les Écossais, remplie d’une huile très-pure, qui répandait en brûlant un parfum aromatique, et me permit de mieux examiner l’intérieur de cet appartement, que je n’avais encore vu que confusément à la clarté du feu. Le dressoir sur lequel était rangée, selon l’usage, une vaisselle d’étain qui était d’une excessive propreté, renvoyait joyeusement la flamme de la lampe au bout de l’appartement. Dans un enfoncement formé par la légère courbure d’une fenêtre grillée, était un large pupitre à écrire, en châtaignier, au-dessus duquel on voyait des tablettes de même bois, qui soutenaient quelques livres et papiers. De l’autre côté du renfoncement, autant que je puis discerner (car il était dans l’ombre, et, d’ailleurs, je ne pouvais le voir qu’imparfaitement de la place où j’étais assis), il y avait un fusil ou deux, des sabres, des pistolets et d’autres armes, — collection qui, dans une pauvre chaumière et dans une contrée si paisible, semblait au moins singulière, sinon même un peu suspecte.

Toutes ces observations, vous pouvez le supposer, furent faites en beaucoup moins de temps que je n’ai mis à les rapporter, ou vous-même à les lire, si vous n’en avez rien sauté. Elles étaient déjà finies, et je songeais au moyen à employer pour entrer en conversation avec les muets habitants de cette maison, lorsque mon hôte rentra par la même porte de côté, par laquelle il était sorti.

Il s’était alors débarrassé de son bonnet fourré, ainsi que de son ample redingote, et se présenta devant moi vêtu d’un surtout gris bordé de blanc, qui serrait et dessinait ses membres forts et nerveux, et d’une culotte de couleur plus claire encore, qui collait sur son corps, comme celle des montagnards. Tout son habillement était d’un drap plus fin que celui du vieux domestique ; et son linge (mes observations s’étendirent jusque-là) était fin et propre. Sa chemise était sans manchettes, et le collet, attaché par un ruban noir, laissait voir des muscles dignes d’un Hercule antique. Il n’avait ni perruque ni poudre, et ses cheveux châtains et courts, bouclés naturellement sur sa tête, comme ceux d’une ancienne statue, ne montraient pas le moindre signe de vieillesse, quoiqu’il parût avoir dépassé la cinquantaine. Ses traits étaient fiers, et si profondément dessinés qu’on ne savait pas s’il fallait les appeler durs ou beaux. Un œil gris et étincelant, un nez aquilin et une bouche bien faite concouraient à rendre sa physionomie noble et expressive. Un air de tristesse ou de sévérité, peut-être l’un et l’autre, semblait indiquer un caractère mélancolique et en même temps hautain. Je ne pouvais m’empêcher de revenir en idée aux anciens héros auxquels je voulais comparer le noble personnage que j’avais sous les yeux. Il était trop jeune et se montrait trop peu résigné à son destin, pour ressembler à Bélisaire. Il pouvait plutôt être comparé à Coriolan au foyer de Tullus Aufidius : pourtant l’air sombre et fier de l’étranger rappelait mieux encore Marius assis sur les ruines de Carthage.

Tandis que j’étais perdu dans ces rêveries, mon hôte demeura devant le feu, me regardant avec autant d’attention que je le regardais moi-même : embarrassé par ses regards, je me sentis au moment de rompre à tout hasard le silence. Mais la vue du souper placé alors sur la table me rappela des besoins que j’avais presque oubliés, pendant que je considérais les belles formes de mon guide. Il parla enfin, et je tressaillis encore au son riche et plein de sa voix, quoique ses paroles n’eussent d’autre but que de m’inviter à m’asseoir à table. Il prit lui-même la place d’honneur, devant laquelle était posé le vase d’argent, et me fit signe de me placer à côté de lui.

Vous savez que la sévère et excellente discipline domestique de votre père m’a habitué à entendre invoquer la bénédiction divine, avant de rompre le pain quotidien que l’on nous apprend à demander dans nos prières : — j’hésitais un moment ; et, sans que j’en eusse le dessein, j’imagine que mon air fit comprendre à mon hôte ce que j’attendais. Les deux domestiques, comme j’aurais dû le faire remarquer, étaient déjà assis au bas bout de la table, lorsque mon hôte lança un regard d’une expression toute particulière au vieillard, en disant d’un ton presque ironique : « Cristal Nixon, dites le benedicite ! — monsieur l’attend.»

— Le diable sera clerc et répondra amen, quand je deviendrai chapelain, » grommela Cristal Nixon sur un ton qui aurait convenu à un ours ; « si monsieur est un wigh, qu’il s’amuse à faire ses momeries lui-même ; ma foi n’est ni dans les paroles ni dans les écrits, mais dans le pain de seigle et l’ale double. »

— Mabel Moffat, » reprit mon guide, en regardant la vieille femme et grossissant sa voix sonore, sans doute parce qu’elle avait l’oreille dure, « peux-tu demander à Dieu de bénir nos mets ? »

La vieille femme branla la tête, baisa la croix suspendue au bout de son rosaire, et resta muette.

« Mabel ne veut point demander la bénédiction pour un hérétique, » reprit le maître de la maison, avec la même ironie sur le visage et dans la voix.

Au même moment, la porte latérale déjà mentionnée s’ouvrit, et la jeune femme (elle était jeune en effet), que j’avais d’abord vue à la porte de la chaumière, s’avança de quelques pas dans la chambre, puis s’arrêta timidement comme si elle eût observé que je la regardais, et demanda au maître de la maison s’il avait appelé.

— J’ai seulement parlé assez haut pour me faire entendre de la vieille Mabel, » répliqua-t-il ; puis comme elle se détournait pour se retirer, il ajouta : « et pourtant, c’est une honte qu’un étranger voie une maison où personne de la famille ne puisse ou ne veuille dire le benedicite. — Soyez donc notre chapelain. »

La jeune fille, qui était vraiment jolie, s’avança avec une gracieuse modestie, et, ne se doutant pas sans doute qu’elle fît une chose extraordinaire, elle récita les paroles consacrées, d’une voix argentine et avec une simplicité touchante ; — ses joues se colorant juste assez pour montrer que, dans une occasion solennelle, elle se serait sentie plus embarrassée.

Maintenant, Alan Fairford, si vous attendez une description de cette jeune dame, qui vous autorise à vous moquer de moi pour avoir vu une Dulcinée dans l’habitante d’une chaumière de pêcheur, près du golfe de Solway, vous serez désappointé ; car, après vous avoir dit qu’elle me semblait vraiment jolie, et que c’était une douce et docile créature, j’ai dit à son sujet tout ce que je vous pouvais dire. Elle disparut quand le bénédicité fut dit.

Mon hôte, avec une remarque sur le froid que nous avions éprouvé en route, et sur l’air vif des sables de la Solway, remarque à laquelle il ne paraissait pas souhaiter de réplique, chargea mon assiette d’une des grillades de Mabel, et qui, avec des pommes de terre servies dans une large écuelle, formaient tout notre festin. Le jus de citron donna à ce mets un goût infiniment plus relevé que l’assaisonnement ordinaire du vinaigre ; et je vous assure que rien de tout ce que j’avais éprouvé jusque-là, soit curiosité soit soupçon, ne m’empêcha de faire un excellent repas. Pendant toute sa durée il se passa peu de chose entre mon hôte et moi ; il fit les honneurs ordinaires de la table, avec politesse, il est vrai, mais sans l’affectation d’une cordiale hospitalité, que les gens de sa condition apparente prennent généralement en pareille occasion, même lorsqu’ils n’en sont pas réellement animés : au contraire, ses manières semblaient être celles d’un maître de maison, poli envers un hôte inattendu et peu désiré, que, dans l’intérêt de sa propre dignité, il reçoit civilement, mais sans bienveillance ni plaisir.

Si vous demandez comment j’appris tout cela, je ne puis vous le dire ; et, quand même je vous écrirais d’un bout à l’autre l’insignifiante conversation qui s’établit entre nous, peut-être ne servirait-elle pas à justifier ces observations. Il suffit de dire que, en servant ses chiens (ce qu’il faisait de temps à autre avec beaucoup de libéralité), il paraissait s’acquitter d’un devoir beaucoup plus agréable que quand il témoignait la même attention à son hôte. En résumé, mes impressions étaient telles que je vous les ai rapportées.

Lorsque le souper fut fini, un petit flacon d’argent, bien travaillé en filigrane, circula parmi les convives. J’avais déjà pris un petit verre d’eau-de-vie, et lorsque, après avoir passé à Mabel et à Cristal, le flacon revint au haut bout de la table, je ne pus m’empêcher de le reprendre, pour mieux examiner les armoiries qui étaient gravées sur l’argent avec un goût exquis. Mes yeux venant à rencontrer ceux de mon hôte, je vis facilement que ma curiosité lui déplaisait ; il fronça les sourcils, se mordit les lèvres, et donna des signes non équivoques d’impatience. Je replaçai aussitôt le flacon sur la table, et je balbutiai quelques excuses. Il ne daigna ni y répondre ni même les écouter ; et Cristal, à un signe de son maître, enleva l’objet de ma curiosité, aussi bien que le gobelet sur lequel on voyait les mêmes armes.

Il s’ensuivit un silence embarrassant que je m’efforçai de rompre en faisant remarquer que je craignais, en l’obligeant à me donner l’hospitalité, d’avoir causé quelque inconvénient à la famille.

« J’espère que vous n’en voyez pas la moindre apparence, monsieur, » répliqua-t-il avec une froide politesse. « L’inconvénient qu’une famille aussi retirée que la nôtre peut souffrir en recevant un hôte inattendu, doit être bien peu de chose, en comparaison de celui que doit ressentir le visiteur lui-même par le manque des choses auxquelles il est habitué. Ainsi donc, eu égard aux relations qui existent entre nous, nous sommes quittes l’un envers l’autre. »

Malgré cette réplique décourageante, je fis une bévue, comme il arrive en pareil cas ; et voulant paraître poli, je me montrai peut-être réellement tout l’opposé. « J’avais peur, » dis-je en regardant la porte latérale, « que ma présence n’eût éloigné de la table un membre de la famille.

— Si vous parlez, » répondit-il sur le même ton, « de la jeune personne que vous avez vue tout à l’heure, je dois vous faire observer qu’il y avait encore assez de place à table pour qu’elle s’y assît, et que le souper, quel qu’il fût, était assez abondant pour qu’elle en prît sa part. Je vous assure donc que, si elle l’eût souhaité, elle aurait soupé avec nous. »

Il ne fut pas possible de causer plus long-temps sur ce sujet ou sur aucun autre ; car le maître de la maison, prenant la lampe, fit remarquer que mes vêtements mouillés me feraient peut-être trouver agréable pour cette nuit leur habitude de se coucher de très-bonne heure ; qu’il était forcé de sortir le lendemain matin à la pointe du jour, et qu’il me réveillerait en même temps pour m’indiquer le chemin par où je pourrais retourner à Shepherd’s Bush.

Cela coupait court à toute explication : il n’y avait plus moyen de recourir aux termes ordinaires de la politesse ; et, comme il ne me demandait pas mon nom, et semblait même ne prendre aucun intérêt à ce que je pouvais être, moi, la personne obligée, je n’avais aucun prétexte pour lui adresser de semblables questions.

Il prit donc la lampe et me conduisit dans une fort petite chambre, où l’on m’avait préparé un lit à la hâte, et posant la lumière, il m’invita à laisser à la porte mes habits mouillés, pour qu’ils fussent exposés au feu durant la nuit. Il me quitta alors, en murmurant quelque chose qu’on pouvait prendre pour un bonsoir.

Je me rendis à son invitation en ce qui concernait mes vêtements, d’autant plus volontiers que, en dépit des liqueurs que j’avais bues, mes dents commençaient à claquer, et que, d’après divers symptômes d’un accès de fièvre, je commençais à croire qu’un jeune homme élevé à la ville ne pouvait pas braver aussitôt avec impunité les suites fâcheuses des courses dans la campagne. Mon lit, un peu dur, était couvert de draps secs et très-propres, quoique grossiers ; et bientôt je songeais si peu à la sueur et au frisson, que je ne m’occupais plus qu’à écouter un pas pesant, qui semblait être celui du maître de la maison, marchant sur les poutres qui recouvraient ma chambre : car elle n’était point plafonnée, comme vous pouvez croire. La lumière, passant à travers les planches mal jointes, devint visible dès que ma lampe fut éteinte ; et comme le bruit des pas lents, solennels et réguliers, continuait toujours, comme je pus distinguer que la personne revenait sur ses pas lorsqu’elle arrivait à un des bouts de la pièce, il me parut évident que le marcheur ne se livrait pas à une occupation domestique, mais se promenait tout simplement de long en large pour son plaisir : singulier amusement, pensai-je, pour un homme qui s’est livré à un violent exercice une partie au moins du jour précédent, et qui parle de se lever le lendemain au point du jour.

Cependant j’entendais la tempête qui, menaçante pendant la soirée, commençait à prendre sa revanche ; un bruit, pareil à un tonnerre lointain, celui sans doute des vagues qui se brisaient contre la côte, se mêlait au rugissement d’un torrent voisin et au froissement plaintif des arbres de la vallée, tourmentés par l’ouragan. Dans la maison, les croisées criaient, les portes battaient, et les murs, quoique assez solides pour une construction de cette espèce, semblaient vaciller dans la tempête.

Au milieu du fracas des éléments furieux, les pas pesants de l’homme qui se promenait au-dessus de ma tête se faisaient entendre distinctement. Je crus même l’entendre gémir ; mais j’avoue franchement que, dans cette situation extraordinaire, mon imagination peut m’avoir abusé. Je fus tenté plusieurs fois d’appeler, et de demander si l’orage qui grondait autour de nous ne pourrait pas renverser la maison ; mais, lorsque je songeai au maître sauvage et peu sociable de cette demeure, qui semblait éviter la compagnie des hommes et rester imperturbable au milieu de la guerre des éléments, lui parler en ce moment me paraissait une tâche aussi terrible que de m’adresser à l’esprit de la tempête lui-même : un autre être, à mon idée, n’aurait pu demeurer calme et tranquille pendant cet épouvantable tumulte.

Avec le temps, la fatigue l’emporta sur l’inquiétude et la curiosité. La tempête diminua, ou du moins mes sens s’y habituèrent, et je m’endormis, avant que les pas mystérieux de mon hôte eussent cessé d’ébranler le plafond sur ma tête.

On aurait pu penser que la nouveauté de ma situation, tout en n’éloignant pas de moi le sommeil, en aurait au moins diminué le calme ou raccourci la durée. Néanmoins, il en fut autrement ; jamais je ne dormis plus profondément de ma vie. Je ne me réveillai qu’à la pointe du jour, au moment où mon hôte vint me secouer le bras et chasser quelque rêve dont, heureusement pour vous, je ne me souviens pas : autrement je vous en aurais gratifié, dans l’espoir de trouver en vous un second Daniel.

« Vous dormez bien, — » dit la voix pleine et sonore ; « avant que cinq années aient passé sur votre tête, votre sommeil sera plus léger, — à moins qu’avant cette époque vous ne soyez plongé dans le repos qui ne doit pas avoir d’interruption.

Comment ! » m’écriai-je en me dressant sur mon lit ; savez-vous quelque chose de moi, — de mes projets, — de mes vues dans cette vie ?

— Rien, » répondit-il avec un triste sourire ; « mais vous entrez dans le monde, jeune, inexpérimenté et plein d’espérance, et je ne fais que vous prédire une chose que je prédirais à toute autre personne de votre position. — Mais, allons, voilà vos habits. — Une croûte de pain bis et une tasse de lait vous attendent, si vous voulez prendre quelque chose ; — mais il faut vous dépêcher.

— Il faut d’abord, répliquai-je, que je prenne la liberté de rester seul pendant quelques minutes avant de commencer les actes ordinaires de la journée.

— Oh ! — hum ! — Je demande pardon à votre dévotion, » répondit-il ; et il quitta l’appartement.

Alan, cet homme a quelque chose de terrible.

Je le rejoignis bientôt, dans la salle où nous avions soupé la veille au soir, et où je trouvai les mets qu’il m’avait offerts pour déjeuner, mais sans beurre ni rien de plus.

Il se promena de long en large, tandis que je prenais du pain et du lait ; et ses pas lents, réguliers et lourds me parurent identiques à ceux que j’avais entendus la nuit dernière. Sa démarche d’une tristesse solennelle semblait suivre le cours d’une passion intérieure, sombre, calme et immuable. — Nous courons légèrement sur les bords riants d’un joli ruisseau, pensais-je, comme si nous voulions lutter avec lui de vitesse ; mais, auprès d’une onde profonde, lente et solitaire, nous devenons sombres et silencieux comme elle. Quelles pensées pouvaient convenir à ce front soucieux, et nécessiter ce pas majestueux ?

« Si vous avez fini, » dit-il en me lançant un regard d’impatience, lorsqu’il remarqua que je ne mangeais plus, mais que je restais les yeux fixés sur lui, » je vous attends pour vous indiquer le chemin.

Nous sortîmes ensemble sans que j’eusse vu d’autre personne de la maison. Je ne trouvai donc pas l’occasion que j’épiais de donner quelque gratification aux domestiques ou aux gens qui paraissaient l’être. Quant à offrir une récompense au maître de la maison, il me semblait impossible de l’essayer. »

Que n’aurais-je pas donné pour posséder un peu de ce calme avec lequel vous jetez une demi-couronne dans la main d’un homme que vous croyez dans le besoin, convaincu que vous avez fait une bonne action en donnant cette aumône, et ne vous inquiétant pas si vous blessez l’amour-propre de celui que vous avez l’intention de servir ? Je vous ai vu un jour donner un sou à un homme à longue barbe, qui, par la dignité de son extérieur, pouvait représenter Solon. Je n’ai pas votre courage, et par conséquent je ne fis aucune offre à mon hôte mystérieux, quoique tout dans sa maison, malgré l’argenterie que j’avais vue, annonçât une grande gêne, sinon une véritable pauvreté.

Nous partîmes ensemble. Mais je vous entends murmurer votre exclamation toute nouvelle et convenable ici : — ohe ! jam satis ! Le reste à une autre fois. Peut-être différerai-je de nouvelles communications jusqu’à ce que je sache à quel taux mes faveurs sont estimées par vous.


LETTRE V.

ALAN FAIRFORD À DARSIE LATIMER.


J’ai reçu vos deux dernières épîtres, mon cher Darsie, et attendant la troisième, je ne me suis pas pressé d’y répondre. Ne croyez pas cependant devoir attribuer mon silence à ce qu’elles n’aient pas réussi à m’inspirer de l’intérêt ; car vraiment, cette fois, quoique la tâche fût difficile, vous avez encore su vous surpasser vous-même. Depuis le premier lunatique qui découvrit le Pandémonium de Milton dans un feu de bois expirant, — depuis le premier bambin ingénieur qui souffla des bulles d’eau de savon, c’est vous, le meilleur de mes amis, qui réussissez le mieux à bâtir des histoires avec rien. Si vous plantiez la fève, dans ce fameux conte de nourrice, vous parviendriez à faire que, dès l’instant où elle commencerait à germer, le château du géant fût prêt à élever ses fortifications sur le haut de la tige. Tout ce qui vous arrive prend dans votre riche imagination une teinte de merveilleux et de sublime. Avez-vous jamais vu ce que les artistes appellent un verre à la Claude-Lorrain, verre qui répand sa propre couleur sur tout le paysage que vous regardez au travers ? — Vous considérez les événements ordinaires précisément au travers d’un semblable milieu.

J’ai soigneusement examiné les faits contenus dans votre longue et dernière lettre, et je n’y ai rien trouvé qui n’aurait pu survenir au premier écolier d’High-School qui, s’avançant trop sur les sables de Leith et dépassant le prawndub[42], aurait mouillé ses bas et sa culotte, et qui enfin eût été tiré de là par quelque femme de pêcheur en jupons courts, et qui l’eût emmené chez elle, par compassion, tout en grognant, le long de la route, de la peine que lui occasionnait le gamin.

J’admire la figure que vous deviez faire, craignant pour votre chère vie, derrière le dos de votre pieux conducteur, — vos dents claquant de frayeur, vos muscles se raidissant d’épouvante. Votre exécrable souper de saumon brûlé, qui suffirait pour vous assurer les régulières visites du cauchemar durant une année, peut être appelé une véritable affliction ; quant à la tempête de jeudi dernier (telle est la date de votre lettre), elle rugit, siffla, hurla et beugla aussi horriblement à travers les vieilles cheminées de Candlemaker-row[43], qu’elle a pu le faire sur la côte de la Solway, si grand vent qu’il y fasse, — teste me per totam noctem vigilante[44]. Et puis le matin encore (que le seigneur ait pitié de votre sentimentale délicatesse !) — vous dites adieu au brave homme, sans même lui offrir une demi-couronne pour son souper et son logement ! oh !

Vous vous moquez de moi parce que je donnai un penny (pour être exact vous auriez dû dire six pence) à un vieux bon homme que vous, dans votre élévation d’esprit, vous auriez laissé aller se coucher sans souper, parce qu’il ressemblait à Solon ou à Bélisaire. Mais vous oubliez que l’affront descendit comme une bénédiction dans la poche du vieux porte-besace, qui se répandit en remercîments pour le généreux bienfaiteur. Il se passerait du temps, Darsie, avant qu’il vous remerciât de votre stérile vénération pour sa barbe et son extérieur. Puis, vous riez aux dépens de mon père, à propos de sa retraite à Falkirk, tout comme s’il n’était pas raisonnable de fuir, lorsque trois ou quatre coquins de montagnards, avec des claymores nues et des talons aussi légers que leurs doigts, galopent ;) près vous en criant furinish. Vous vous rappelez ce qu’il dit lui-même quand le laird de Bucklirat lui expliqua que furinish signifiait « attends un peu ». « De par le diable ! » dit-il, forcé de manquer à son purisme presbytérien au souvenir d’une demande si déraisonnable, « les bandits auraient-ils voulu que je m’arrêtasse pour me laisser couper le cou ? »

Imaginez une pareille bande à vos trousses, Darsie, et demandez-vous si vous ne joueriez pas des jambes comme pour fuir la marée de la Solway. Et pourtant vous accusez le courage de mon père. Je vous dis qu’il est assez courageux pour faire ce qui est bien et mépriser ce qui est mal ; — pour défendre une juste cause en payant de sa personne et de sa bourse, et prendre le parti du pauvre contre l’oppresseur, sans en craindre les conséquences pour lui-même. C’est le courage civil, Darsie ; et il importe peu à la plupart des gens, dans notre siècle et dans notre pays, de posséder ou non le courage militaire.

Ne pensez pas que je vous en veuille, quoique je cherche ainsi à rectifier vos opinions au sujet de mon père ; et je suis bien convaincu, après tout, que c’est à peine si je lui porte, moi, plus de respect que vous. Pendant que je suis d’humeur sérieuse, ce qui ne peut durer long-temps avec quelqu’un qui me fait toujours rire à ses dépens, je vous prierai, mon très-cher Darsie, de ne plus permettre que votre ardeur pour les aventures vous entraîne dans des périls semblables à celui des sables de la Solway. Le reste de l’histoire est pure imagination ; mais cette soirée orageuse aurait pu devenir, comme dit le Clown au roi Lear, « une dangereuse nuit pour nager. »

Quant au reste, si vous pouvez fabriquer des héros romanesques et mystérieux avec de vieux pêcheurs grossiers, moi le premier je prendrai quelque amusement à la métamorphose. Arrêtez pourtant, même ici, il y a besoin d’un peu de précaution. Ce chapelain femelle… vous en parlez si peu, et vous parlez tant des autres personnages, qu’il s’élève sur ce point des doutes en mon esprit. Elle est vraiment jolie, je crois, — et c’est là tout ce que votre discrétion m’apprend. Il est des cas où le silence en dit plus long qu’on ne veut. Aviez-vous honte ou peur, Darsie, d’entonner les louanges de la vraiment jolie diseuse de bénédicité ? — Aussi sûr que j’existe, vous rougissez ! Allons donc ; est-ce que je ne vous connais pas pour un infatigable écuyer des dames ? n’ai-je pas été souvent dans votre confidence ? Un bras élégant qui se montrait lorsque le reste de la personne était caché dans une vaste pelisse, ou une cheville et un cou-de-pied bien tournés, vus par hasard pendant que celle qui les possédait traversait l’allée de la vieille assemblée[45], tout cela ne vous a-t-il pas tourné la tête durant huit jours ? Vous fûtes un jour séduit, si je m’en souviens bien, par un seul regard d’un œil sans pareil qui, lorsque la belle dame leva son voile, se trouva être littéralement sans son pareil. Et, une autre fois, n’êtes-vous pas devenu amoureux d’une voix, — rien que d’une voix qui accompagnait la psalmodie dans la vieille église des Moines gris, jusqu’à ce que vous eussiez découvert que ce doux organe appartenait à miss Dolly Mac Izzard « bossue par derrière et par devant ? »

Toutes ces choses considérées et contrastant avec votre adroit silence au sujet de cette néréide qui vous récita le bénédicité, je dois vous prier de vous expliquer davantage sur ce point dans votre première lettre, à moins que vous ne vouliez me faire conclure que vous songez à elle plus que vous ne voulez le dire.

Vous ne vous attendez pas que je vous donne beaucoup de nouvelles sur ce pays, puisque vous connaissez la monotonie de ma vie, et que vous n’ignorez pas que je dois à présent me livrer à une étude continue. Vous avez dit cent fois que je ne pourrais faire mon chemin qu’à force de piocher ; il faut donc que je pioche.

Mon père semble s’apercevoir de votre absence plus que les premiers jours de votre départ. Il voit bien que nos repas solitaires n’ont plus cette gaieté que votre humeur joviale y répandait d’habitude, et il se laisse aller à cette mélancolie qui nous surprend lorsque la lumière du soleil ne brille plus à l’horizon. S’il est ainsi attristé, vous pouvez concevoir combien je le suis davantage, et vous figurer avec quelle ardeur je souhaite que vous reveniez habiter avec nous.




Je reprends la plume, après un intervalle de quelques heures, pour vous dire qu’il m’est arrivé un incident sur lequel vous bâtirez à coup sûr cent châteaux en Espagne, puisque moi-même, si peu amateur que je sois de ces édifices sans fondements, je dois avouer qu’il donne lieu à de singulières conjectures.

Depuis quelque temps mon père me prend avec lui lorsqu’il se rend aux tribunaux, dans son désir de me voir convenablement initié aux formes pratiques des affaires. Je confesse que, pour lui comme pour moi, je ne suis guère flatté de cette inquiétude outrée qui nous rend, je l’ose dire, l’un et l’autre ridicules. Mais de quoi sert ma répugnance ? Mon père m’entraîne chez son avocat, savant jurisconsulte : — « Êtes-vous prêt à plaider aujourd’hui, M. Crossbite ? Voilà mon fils qui se destine au barreau ; — je prends la liberté de l’amener aujourd’hui à la consultation, simplement pour qu’il puisse voir comment se pratiquent les affaires. »

M. Crossbite sourit et s’incline, comme tout avocat sourit au procureur qui l’emploie ; même, j’ose l’affirmer, il pousse sa langue contre sa joue, et souffle à l’oreille de la première grande perruque qui passe auprès de lui : « Où diable le vieux Fairford en veut-il venir en lâchant son louveteau sur moi ? »

Tandis que je me tenais derrière eux, beaucoup trop vexé du rôle puéril que j’avais à jouer pour tirer grand profit de la savante discussion de M. Crossbite, je remarquai un homme déjà mûr, qui, debout et les yeux fixés sur mon père, semblait n’attendre que la fin de l’affaire pour s’adresser à lui. Il y avait quelque chose dans l’extérieur de cet individu qui commandait l’attention ; — pourtant ses vêtements n’étaient pas taillés dans le goût actuel, et, quoique jadis magnifiques, ils étaient maintenant surannés et hors de mode. Son habit était de velours à ramage doublé de satin : sa veste, de soie violette et couverte de broderie ; sa culotte, de même étoffe que l’habit. Il portait des souliers très-couverts, à bouts carrés ; et les bas de soie étaient roulés au-dessus de ses genoux, ainsi que vous pouvez l’avoir vu dans des peintures, et de temps à autre sur quelques-uns de ces originaux qui semblent se piquer de suivre les modes du temps de Mathusalem. Un chapeau à tenir sous le bras et une épée complétaient nécessairement son équipement qui, bien que hors de date, appartenait à un homme de qualité.

À l’instant où M. Crossbite finit ce qu’il avait à dire, ce personnage accosta mon père, en disant : « Votre serviteur, M. Fairford. — Il y a long-temps que nous ne nous sommes rencontrés. »

Mon père, dont vous connaissez la politesse scrupuleuse et formaliste, s’inclina, balbutia, demeura confus, et enfin dit au nouveau venu que l’époque depuis laquelle ils s’étaient vus était si éloignée, que, tout en se rappelant fort bien sa figure, son nom (il en était désolé) lui était sorti de la mémoire, il ne savait comment.

« Avez-vous donc oublié Herries de Birrenswork ? » reprit le monsieur. Mon père s’inclina plus bas encore qu’auparavant ; mais il me sembla que l’accueil qu’il faisait à son vieil ami, n’avait plus la même politesse respectueuse. Je trouvai qu’alors il y avait un peu de cette civilité de visage que le cœur eût refusé si le décorum l’avait permis.

Mon père, néanmoins, s’inclina encore une fois, et dit qu’il se flattait de le voir en bonne santé.

« Si bonne, mon cher M. Fairford, que je viens ici résolu à renouveler connaissance avec un ou deux vieux amis, et d’abord avec vous. — Je loge toujours à ma vieille auberge. — Il vous faut venir dîner aujourd’hui avec moi chez Paterson, au bout de Horse-Wynd : — C’est tout près de votre nouvelle demeure à la mode, et j’ai affaire à vous. »

Mon père s’excusa poliment et non sans embarras. — Une absolue nécessité le retenait chez lui.

« Alors je dînerai chez vous, mon cher, reprit M. Herries de Birrenswork. Le peu d’instants que vous pourrez m’accorder après dîner suffira à mon affaire ; et je ne vous empêcherai pas deux minutes de songer aux vôtres. — Je ne suis pas homme de bouteille. »

Vous avez souvent remarqué que mon père, quoique observateur scrupuleux des devoirs de l’hospitalité, semble les remplir plutôt comme une obligation que comme un plaisir ; et il est vrai que, sans un désir consciencieux de nourrir ceux qui ont faim et de recevoir les étrangers, il leur ouvrirait sa porte plus rarement qu’il n’a coutume de le faire. Je n’ai jamais vu un exemple plus frappant de cette singularité, qui, jusque-là, m’avait paru caricaturée par votre imagination, que dans sa manière de souscrire à l’invitation que prenait M. Herries. L’air embarrassé et l’effort pour sourire dont il accompagna son « nous nous attendons à l’honneur de vous voir dans Brown’s Square à trois heures, » ne pouvait tromper personne et n’en imposa point au vieux laird. Ce fut avec un regard de dédain que celui-ci répliqua : « Je vous débarrasserai donc de moi jusqu’à cette heure, M. Fairford ; » et tout semblait dire : « Il me plaît de dîner chez vous, bien ou mal venu, peu m’importe. »

Lorsqu’il eut le dos tourné, je demandai à mon père qui c’était. « Un homme bien malheureux, dit-il.

— Il prend assez bien son infortune, répliquai-je. Je n’aurais pas soupçonné qu’un extérieur aussi brillant cachât le besoin d’un dîner.

— Et comment savez-vous s’il en est ainsi ? répliqua mon père ; il est omni suspicione major[46], en tout ce qui concerne les biens de ce monde. Il faut espérer qu’il en fait un bon usage ; — quoique, dans ce cas, ce serait pour la première fois de sa vie.

— Il n’a donc pas vécu d’une façon régulière ? » poursuivis-je.

Mon père me répondit par cette fameuse sentence, grâce à laquelle il fait cesser toute question inconvenante sur les défauts d’autrui : « Si nous voulons corriger nos propres vices, Alan, nous aurons tous bien assez à faire, sans nous constituer juges de ceux des autres. »

J’étais donc encore en défaut ; mais, revenant à la charge, je fis remarquer que ce monsieur avait l’air d’un homme de haut rang et de grande famille.

« Ce n’est pas à tort, dit mon père, puisqu’il représente les Herries de Birrenswork, une des branches de cette noble et jadis puissante famille des Herries, dont la tige aînée se perdit dans la maison de Nitherdale, à la mort de lord Robin le philosophe, anno Domini mil six cent soixante-sept.

— Possède-t-il encore son domaine patrimonial de Birrenswork ?

— Non. Du vivant même de son père, ce n’était qu’un simple titre. — Les propriétés furent confisquées sous Herbert Herries qui avait suivi son parent, le comte de Derwentwater, à l’affaire de Preston, en 1715. Mais ils conservent le titre, espérant sans doute que leurs réclamations peuvent être accueillies dans des temps plus favorables aux jacobites et aux papistes, et ceux qui ne partagent nullement leurs ridicules idées doivent pourtant ne pas contrecarrer un tel caprice, ex comitate, sinon ex misericordia[47]. — Mais, fût-il le pape et le prétendant tout ensemble, il faut lui préparer un dîner, puisqu’il a trouvé bon de s’inviter lui-même. Cours donc à la maison, mon garçon, et dis à Hannach, à la cuisinière Epps et à James Wilkinson de faire pour le mieux ; sors-nous une bouteille ou deux de mon meilleur maxwell. — Il est au cinquième tas. — Voici les clefs de la cave au vin. — Ne les laisse pas dans la serrure ; — tu connais le faible du pauvre James, quoique ce soit une honnête créature sous tous les autres rapports ; — et il ne me reste plus que deux bouteilles d’eau-de-vie vieille. — Il nous les faut garder en cas de maladie, Alan. »

J’allai faire mes préparatifs. — L’heure du dîner arriva, et avec elle M. Herries de Birrenswork.

Si j’avais votre talent pour inventer et décrire, Darsie, je pourrais vous faire de cet étranger un beau portrait, bien sombre, bien mystérieux, un véritable portrait à la Rembrandt, qui serait aussi supérieur à celui de votre pêcheur, qu’une cotte de maille l’est à un filet servant à pêcher des harengs. Je puis dire seulement que je le trouvai éminemment désagréable et mal élevé. — Non, mal élevé n’est pas le mot propre ; au contraire, il semblait connaître parfaitement les usages de la bonne compagnie, et croire seulement que notre rang n’exigeait point qu’il s’y conformât, — ce qui était infiniment plus offensant que si l’on avait reconnu chez lui une grossièreté naturelle et un manque complet d’éducation. Pendant que mon père disait le bénédicité, le laird se mit à siffler tout haut ; et lorsque moi-même, à l’invitation de mon père, je récitai les grâces, il se servit de son cure-dent, comme s’il avait attendu ce moment pour le faire.

Assez quant à l’Église. — Quant au roi, les choses allèrent plus mal encore. Mon père, vous savez, est toujours plein de déférence pour ses hôtes ; et dans l’occasion dont il s’agit, il semblait désirer plus vivement que jamais d’éviter toute cause de dispute. Il compromit même sa loyauté jusqu’à porter simplement « au roi » le premier toast après dîner, au lieu de l’emphatique formule de « au roi Georges ! » qu’il emploie d’ordinaire. Notre convive fit un mouvement avec son verre, de façon à le passer derrière une carafe qui était près de lui, et ajouta : « De l’autre côté de l’eau. »

Mon père rougit, mais fit semblant de ne pas entendre. Bien des fois encore l’étranger se montra sans gêne et sans décence dans les manières, comme dans le ton de sa conversation ; de sorte que, connaissant les préjugés de mon père en faveur du rang et de la naissance, et sachant que son jugement, d’ailleurs très-sain, ne s’est jamais entièrement soustrait à ce respect servile que les grands, aux jours de son enfance, commandaient si impérieusement, je pouvais à peine l’excuser de tolérer tant d’insolence ; — car la chose allait jusque-là — de la part d’un convive qui s’était invité lui-même.

On peut excuser un voyageur avec qui on est dans une voiture, s’il vous marche sur les pieds par accident, ou même par inattention ; mais le cas devient différent lorsque, connaissant le mal qu’il a fait, il continue à vous écraser les pieds avec ses talons. Dans mon opinion — et je suis un homme pacifique — on ne peut alors éviter aisément une déclaration de guerre.

Je crois que mon père lut ma pensée dans mes yeux, car tirant sa montre, il dit : « Alan, il est plus de quatre heures : — il vous faut retourner maintenant à vos études. — Birrenswork vous excusera. »

Notre visiteur fit négligemment un signe de tête, et il ne me resta plus de prétexte pour demeurer. Mais, au moment où je sortais, j’entendis ce magnat de Nitherdale prononcer distinctement le nom de Latimer. Je m’arrêtai ; mais un coup d’œil de mon père me força de me retirer ; quand, une heure après, je fus invité à venir prendre une tasse de thé, notre convive était parti. Il avait affaire le soir dans High-Street, et ne pouvait prendre même le temps de boire le thé. Je ne pus m’empêcher de dire que son départ nous délivrait du moins de son incivilité. « Quel besoin, dis-je, avait-il de nous railler, parce que nous avons transporté notre demeure d’un quartier incommode dans une partie de la ville qui nous convient davantage ? Qu’est-ce que cela lui fait, si nous voulons jouir de la commodité ou du luxe d’une maison anglaise au lieu de vivre empilés les uns sur les autres dans un hôtel ? Sa naissance patricienne et sa fortune aristocratique lui ont-elles donné le droit de censurer des gens qui disposent des fruits de leur industrie suivant leur bon plaisir ?

Mon père prit une grosse prise de tabac, et répondit : « Fort bien, Alan, fort bien, en vérité. Je voudrais que M. Crossbite, ou Pest le conseiller, vous eût entendu ; il aurait reconnu que vous avez du talent pour l’éloquence du barreau ; et il peut n’être pas inutile de vous essayer de temps à autre à la maison, pour gagner de la hardiesse et vous tenir en haleine ; mais, quant à ce que nous a dit ce Herries de Birrenswork, cela ne vaut pas une prise de tabac. Ne croyez pas que je me soucie de lui plus que de toute autre personne qui vient ici pour affaire, quoique je ne veuille pas le prendre à la gorge, parce qu’il parle comme un oison qu’il est. Mais, pour changer de sujet, je voudrais avoir l’adresse précise de Darsie Latimer ; car il est possible que j’aie à écrire une ligne de ma main à ce pauvre garçon. — Je n’en suis pas encore bien sûr. — Mais donnez-moi l’adresse en tout cas. »

Je la lui ai donnée ; et, en conséquence, si vous avez entendu parler de mon père, vous en savez probablement plus que moi sur cette affaire ; mais si vous n’avez rien reçu de lui, alors je m’acquitterai d’un devoir d’ami en vous faisant savoir qu’il s’agit très-certainement entre ce laird ennuyeux et mon père d’une chose où vous êtes vivement intéressé.

Adieu ! et quoique je vous donne matière à rêver tout éveillé, gardez-vous de bâtir un château trop lourd pour la fondation, qui n’est encore que le mot Latimer prononcé au milieu d’une conversation entre un gentilhomme du Dumfries-Hire et un procureur d’Édimbourg. — Cætera prorsùs ignoro[48].


LETTRE VI.

DARSIE LATIMER À ALAN FAIRFORD.


— CONTINUATION DES LETTRES III ET IV. —


J’ai fini ma dernière lettre en vous disant que j’étais sorti avec mon hôte grave et taciturne. Je pus alors, bien mieux que la nuit précédente, voir le vallon retiré dans lequel s’élevaient les deux ou trois cabanes qui semblaient servir de demeure à lui et à sa famille.

Ce glen était si étroit, en proportion de la profondeur, qu’aucun rayon du soleil ne pouvait y pénétrer avant que cet astre fût déjà haut sur l’horizon. En regardant la partie la plus basse, on voyait un ruisseau dont les ondes écumantes s’élançaient avec abondance et fracas sous un massif de bois taillis, comme un cheval de course impatient d’atteindre le bout de la lice ; et en observant avec plus d’attention, on pouvait apercevoir une haute cascade brillant à travers le feuillage, et occasionnant sans doute l’étonnante rapidité du ruisseau. Plus bas encore, son cours devenait plus tranquille, et il formait une pièce d’eau tout à fait calme, qui offrait un port naturel à deux ou trois barques de pêcheurs, reposant alors à sec sur le sable et loin de l’eau, car la marée était redescendue. Deux ou trois misérables huttes existaient près de ce petit port, habitées probablement par les propriétaires des barques, mais inférieures, sous tous les rapports, à l’habitation de mon hôte, quoique celle-ci fût d’assez petite apparence.

Je n’eus qu’une minute ou deux pour faire ces observations : encore, durant ce temps-là, mon compagnon montra-t-il des signes d’impatience et cria-t-il plus d’une fois : « Cristal, Cristal Nixon ! » jusqu’à ce que le vieillard du soir précédent parût à la porte d’une des cabanes voisines servant d’écurie, amenant le vigoureux cheval noir dont j’ai déjà fait mention, sellé et bridé. Mon conducteur fit un signe du doigt à Cristal, et, prenant par derrière la cabane, il monta le sentier rapide, ou plutôt le ravin qui faisait communiquer ce vallon retiré avec la pleine campagne.

Si j’avais bien connu la nature du chemin que j’avais parcouru la veille au soir avec tant d’impétuosité, je doute fort que j’eusse voulu m’y aventurer ; car cette route ne méritait pas d’autre nom que celui de lit d’un torrent, alors presque rempli d’eau, qui se précipitait écumant et furieux vers le fond de la vallée, grossi qu’il était par les pluies de la nuit dernière. Je montai ce dangereux sentier avec quelque peine, quoique à pied, et la tête me tourna quand je remarquai, à des traces que la pluie n’avait pas effacées, que le cheval semblait presque l’avoir descendu en glissant sur le ventre, le soir précédent.

Mon hôte sauta sur son cheval sans mettre le pied sur l’étrier — et me dépassa dans cette périlleuse montée qui ne l’empêchait pas de stimuler son coursier de l’éperon, comme si l’animal avait eu les pattes d’un chat sauvage. L’eau et la boue jaillissaient de ses sabots dans sa course rapide, et deux ou trois bonds le conduisirent au sommet de la hauteur où j’arrivai bientôt moi-même et trouvai le cheval et son maître immobiles comme une statue : l’animal haletant et ouvrant ses larges narines à la brise du matin, le cavalier les yeux fixés sur les faibles rayons du soleil levant, qui commençait déjà à colorer l’horizon du côté de l’est, et à dorer les montagnes éloignées du Cumberland et du Liddesdale.

Il paraissait plongé dans une rêverie dont il sortit à mon approche ; et, mettant son cheval en mouvement, il enfila une route malaisée et sablonneuse qui traversait de vastes dunes nues, unies et incultes, entrecoupées de marais, et fort semblables à celles que j’avais vues dans le voisinage de Shepherd’s Bush. Il est vrai que toute la campagne de cette contrée, dans la partie qui se rapproche de la mer, à l’exception de quelques endroits favorisés, présente le même air d’uniformité et de tristesse.

En nous éloignant d’une centaine de pas de l’entrée du vallon, nous pûmes apercevoir mieux encore le malheureux pays dont la vue était rendue plus pénible par le contraste des côtes opposées du Cumberland. Celles-ci étaient coupées et traversées par des milliers de lignes d’arbres croissant en haies, ombragées de bosquets et de bois d’une étendue considérable, animées par des villages et des maisons de campagne, d’où sortaient d’épais nuages de fumée donnant déjà signe de vie humaine et d’humaine industrie.

Mon conducteur avait étendu le bras, et me montrait la route de Shepherd’s Bush, quand nous entendîmes le pas d’un cheval qui approchait de nous. Il promena attentivement ses yeux autour de lui, et reconnaissant celui qui approchait, il continua de me donner ses instructions, en même temps qu’il se plaçait au beau milieu du chemin qui, à l’endroit où nous étions arrêtés, présentait d’un côté une fondrière et de l’autre un banc de sable.

Je remarquai que le nouveau venu ralentit l’allure de son cheval et lui fit quitter le petit trot pour le pas, comme s’il eût désiré nous laisser passer, ou du moins éviter de nous dépasser lui-même dans un endroit où les difficultés du chemin devaient nous amener fort près les uns des autres. Vous connaissez mon ancien faible, Alan, et vous savez que je suis toujours prêt à donner mon attention à la première chose venue, de préférence à l’individu qui m’adresse la parole.

Entraîné par cet aimable penchant, je m’occupais à rechercher en moi-même le motif qui semblait faire désirer au cavalier de se tenir à distance, lorsque mon compagnon éleva sa voix sonore d’une façon si subite et si terrible que je retrouvai aussitôt le fil de mes pensées, et s’écria : « Au nom du diable, jeune homme, croyez-vous que les autres ne puissent pas employer leur temps mieux que vous, pour m’obliger à vous répéter trois fois la même chose ? — Voyez-vous, reprit-il, cet objet à un mille d’ici, qui ressemble à un poteau de route ou plutôt à un gibet ? — Je voudrais qu’on y pendît un sot rêveur, pour servir d’exemple aux jeunes gens distraits ! — Cette poutre, qui a l’air d’une potence, vous conduira au pont où vous pourrez traverser ce large ruisseau ; puis suivez toujours tout droit, jusqu’à ce que la route se divise en plusieurs embranchements, près d’un gros tas de pierres. — Peste soit de vous, encore une distraction ! »

C’était la pure vérité ; en ce moment le cavalier approchait de nous, et mon attention se porta tout entière sur lui, tandis que je me dérangeais pour le laisser passer. À son extérieur, on reconnaissait facilement qu’il appartenait à la société des Amis, ou, comme on les nomme plus communément, des Quakers. Un vigoureux cheval gris de fer montrait, par son poil luisant et sa bonne tenue, que l’homme miséricordieux était plein de miséricorde pour sa bête. L’habillement du cavalier ne présentait aucun luxe extraordinaire, mais la propreté et l’ordre bien entendus qui caractérisent ces sectaires. Son long surtout de drap gris superflu lui descendait jusqu’à mi-jambes, et était boutonné jusqu’au menton, pour le défendre de l’air du matin. Suivant leur usage, un ample chapeau à bords retombants, sans ruban ni usage, ombrageait sa belle et paisible figure, dont la gravité paraissait tempérée par un certain assaisonnement de bonne humeur, et n’avait rien de commun avec l’air pincé et puritain qu’affectent les dévots en général. Son front était ouvert, et ni l’âge ni l’hypocrisie ne l’avaient sillonné de rides. Son regard était franc, calme et tranquille : pourtant il semblait être troublé par une espèce d’appréhension, pour ne pas dire de crainte, et en prononçant : « Je te souhaite le bonjour, ami, » il dirigea son cheval vers le bord extrême du chemin, et témoigna ainsi son désir de nous déranger le moins possible, — comme ferait un voyageur pour passer devant un mâtin aux pacifiques intentions duquel il n’oserait guère se fier.

Mais mon hôte, ne voulant sans doute pas qu’il se tirât aussi aisément d’affaire, barra de telle sorte le chemin avec son propre cheval, que le quaker ne pouvait continuer sa route, sans s’enfoncer dans la fondrière, ou gravir le banc de sable : or il ne lui était pas possible de tenter l’un ou l’autre, sans s’exposer à un péril qu’il ne semblait pas disposé à courir. Il s’arrêta donc, comme pour attendre que mon compagnon lui fît de la place ; et, tandis qu’ils restaient ainsi l’un vis-à-vis de l’autre, je ne pus m’empêcher de penser qu’ils formaient un assez bon emblème de la paix et de la guerre ; car, bien que mon hôte fût sans armes, pourtant toutes ses manières, son sévère regard et l’aplomb avec lequel il se tenait à cheval, dénotaient un militaire sans uniforme. Il accosta le quaker avec ces mots : — « Holà ! ami Josué : — tu es de bonne heure en route ce matin. L’esprit t’a-t-il inspiré à toi et à tes justes frères d’agir avec quelque honnêteté, et d’ôter les filets qui empêchent le poisson de remonter la rivière ?

— Non certainement, ami, » répondit Josué avec fermeté, mais en même temps avec un ton de bonne humeur. « Tu ne dois pas t’attendre à ce que nos mains défassent ce que nos bourses ont fait. Toi, tu prends le poisson avec épieux, lignes et pièges ; nous, c’est avec des embûches et des filets que font agir le flux et le reflux de la marée. Chacun fait ce qui lui semble le mieux pour s’assurer une part des biens que la Providence a répandus dans la rivière, et ce, en se renfermant dans ses limites. Je te prie de ne pas nous chercher querelle ; car tu ne souffriras aucun tort de notre part.

Sois assuré que je n’en souffrirai de la part de personne, repliqua le pêcheur, que son chapeau soit retroussé ou à larges bords. Je vous le dis sans détours, Josué Geddes, vous et vos associés, vous employez un moyen illégal, pour détruire le poisson dans la Solway, avec vos filets à pieux et vos réservoirs ; et nous, qui pêchons loyalement et en hommes, comme ont pêché nos pères, nous avons chaque année, chaque jour, moins d’amusement et de profit. Ne croyez pas que la gravité, ou l’hypocrisie, vous tire désormais d’affaire comme autrefois. Le monde vous connaît, et nous vous connaissons. Vous voulez détruire le saumon qui fait vivre cinquante pauvres familles, puis vous essuyer les lèvres, et aller faire un discours à la réunion. Mais n’espérez pas qu’il en soit toujours ainsi. Je vous en avertis, nous tomberons sur vous un matin, et nous ne laisserons pas un seul pied debout dans les eaux de la Solway. La marée descendante les emportera tous, et tant mieux pour vous si nous n’envoyons pas les propriétaires les joindre.

— Ami, répliqua Josué avec un sourire contraint, « si je ne savais pas que tu parles sans avoir l’intention d’agir, je te dirais que nous sommes protégés par les lois de ce pays ; et nous ne comptons pas moins en recevoir protection, bien que nos principes ne nous permettent pas de recourir à aucun acte de violence ouverte pour nous défendre.

— Fanfaronnade et lâcheté que tout cela, s’écria le pêcheur, espèce de manteau qui vous sert à cacher votre hypocrite avarice !

— Oh ! ne dis point lâcheté, mon ami, répliqua le quaker, puisque tu sais qu’il peut y avoir autant de courage à souffrir qu’à repousser une injure ; et j’en appellerai à ce jeune homme ou à toute autre personne, n’y a-t-il pas plus de lâcheté, — même dans l’opinion de ce monde, dont les pensées sont le souffle que tu respires, — dans l’oppresseur armé qui cause le mal, que dans le patient faible et sans défense, qui l’endure avec intrépidité.

— Je ne causerai pas plus long-temps avec vous sur ce sujet, » dit le pêcheur qui, comme un peu ébranlé par le dernier argument auquel avait eu recours M. Geddes, se mettait en devoir de lui faire place ; — « n’oubliez pas pourtant, ajouta-t-il, que vous avez été prévenu, et n’espérez pas que nous recevions de belles paroles en excuse d’actions coupables. Vos filets sont illégaux, — ils dévastent nos pêcheries, — et nous les détruirons à tout risque et péril. Je suis homme de parole, ami Josué.

— Je le sais, répliqua le quaker ; mais à cause de cela il faut prendre garde d’affirmer une chose que tu n’exécuteras jamais. Car, je le sais, ami, quoiqu’il y ait une aussi grande différence entre toi et un des nôtres, qu’entre un lion et une brebis, tu tiens trop du lion pour vouloir exercer ta force et ta fureur sur un être qui se déclare incapable de résister. C’est au moins une vertu que te donne la renommée, à défaut d’autres.

— Nous verrons avec le temps, répondit le pêcheur ; mais écoute, Josué, avant de nous quitter, je vais te mettre à même de faire une bonne action ; ce qui, crois-moi, vaut mieux que vingt discours de morale. Voici un jeune étranger que le ciel a gratifié d’une cervelle si légère, qu’il se perdra encore dans les sables, comme il l’a fait hier au soir, à moins que tu n’aies la bonté de lui montrer le chemin de Sbepherd’s Bush ; car c’est vainement que j’ai tâché de lui en faire comprendre la route. — As-tu assez de charité sous ta simplicité, quaker, pour lui rendre ce service ?

— C’est plutôt toi, ami, répliqua Josué, qui manques de charité, toi qui supposes qu’on puisse refuser un service si simple.

— Tu as raison, — j’aurais dû me rappeler qu’il ne te coûterait rien. — Mon jeune gentilhomme, ce pieux modèle de simplicité primitive vous montrera le vrai chemin de Shepherd’s Bush. — Oui, et même vous tondra comme une brebis, si vous venez à lui vendre ou à lui acheter quelque chose. »

Il me demanda alors brusquement si mon intention était de rester long-temps à Shepherd’s Bush.

Je répondis que je l’ignorais moi-même ; — que j’y resterais sans doute tant que je pourrais m’amuser dans les environs.

« Vous aimez la pêche ? » ajouta-t-il du même ton bref et concis.

Je répondis affirmativement ; « mais, ajoutai-je, j’y suis fort maladroit.

— Peut-être si vous séjournez encore quelques jours ici, reprit-il, nous retrouverons-nous, et alors je pourrai avoir le plaisir de vous en donner une leçon. »

Sans me laisser le temps de le remercier ni même de lui dire que j’y consentais, il se détourna soudain en agitant sa main en signe d’adieu, et retourna au galop vers le bord de la vallée d’où nous étions sortis ensemble ; et comme il s’arrêta quelque temps sur le banc de sable, je pus l’entendre appeler à haute voix les personnes qui y demeuraient.

Cependant le quaker et moi nous continuâmes quelques instants notre route en silence, lui, ralentissant le petit trot de son paisible coursier, pour le mettre à un pas qui aurait fort accommodé un marcheur moins actif que moi, et me considérant de temps à autre avec une expression de curiosité, mêlée de bienveillance. Pour ma part, je ne me souciais pas de parler le premier. Je me trouvais pour la première fois dans la compagnie d’un homme de cette secte, et craignant, si je lui adressais la parole, de blesser quelqu’un de ses préjugés ou de ses bizarres principes, je demeurai patiemment silencieux. Enfin il me demanda si j’avais été longtemps au service du laird : ce fut ainsi qu’il l’appela.

Je répétai ces mots « au service ? » avec un tel accent de surprise, qu’il ne put s’empêcher de reprendre : Eh ! mais, ami, je ne voulais point t’offenser ; peut-être aurais-je dû dire dans sa société, — ou bien habitant de sa maison, comme j’en avais le dessein ?

— Je suis absolument inconnu à la personne que nous venons de quitter, répliquai-je, et notre liaison est seulement temporaire. — Il a eu la charité de me tirer des sables, et de m’offrir un asile pour la nuit contre la tempête. Ainsi commença notre connaissance, et elle est sans doute finie ; car vous pouvez remarquer que notre ami n’est nullement disposé à encourager la familiarité.

— À tel point, que cette occasion est, je pense, la première où j’entends dire qu’il ait reçu un étranger dans sa maison ; — pourvu que tu y aies vraiment passé la nuit.

— Pourquoi en douteriez-vous ? je ne puis avoir aucun motif de vous tromper, et cela n’en vaut pas la peine.

— Ne te fâche pas contre moi, dit le quaker ; mais tu sais que tes semblables ne se renferment pas toujours, comme nous tâchons humblement de le faire, nous, dans la pure et simple vérité, mais qu’ils emploient le langage de la fausseté, non-seulement pour servir leurs intérêts, mais encore pour faire un compliment ou seulement pour s’amuser. On m’a conté diverses histoires sur mon voisin : je n’en crois qu’une très-petite partie, et encore sont-elles difficiles à concilier les unes avec les autres ; mais, comme c’est la première fois que j’entends dire qu’il a reçu un étranger dans sa demeure, j’ai pu exprimer quelque doute. Ne t’en offense pas, s’il te plaît.

— Il ne semble pas, dis-je, avoir grandement les moyens d’exercer l’hospitalité, et l’on peut ainsi l’excuser de ne pas l’offrir dans les occasions ordinaires.

— C’est-à-dire, ami, répliqua Josué, que tu as mal soupé et plus mal déjeuné peut-être. En ce moment ma petite propriété, qu’on appelle Mont-Sharon, est de deux milles plus proche que ton auberge ; et quoique, pour t’y rendre, il te faudrait t’écarter du vrai chemin de Shepherd’s Bush, il me semble pourtant que l’exercice convient à de jeunes jambes, aussi bien qu’un repas substantiel convient à ton jeune appétit. Qu’en dis-tu, mon jeune ami ?

— Si cela ne doit point vous gêner, », répondis-je, car l’invitation était cordiale. D’ailleurs, le pain et le lait que j’avais mangés le matin en fort petite quantité avaient été promptement digérés.

« Voyons, dit Josué, n’emploie pas le langage du monde avec ceux qui y renoncent. Si cette pauvre politesse devait me gêner, peut-être ne l’eussé-je pas faite.

— Alors j’accepte votre invitation, dans le même esprit que vous l’avez faite. »

Le quaker sourit, et me tendit la main ; je la serrai, et nous poursuivîmes notre route, très-satisfaits l’un de l’autre. Le fait est que je prenais un vif plaisir à comparer en moi-même les manières ouvertes de cet excellent Josué Geddes, avec l’air brusque, sombre et fier de l’homme qui m’avait logé le soir précédent. Tous deux étaient ennemis du cérémonial ; mais la franchise du quaker avait un caractère de simplicité religieuse, et se mêlait à une bonté plus réelle, comme si l’honnête Josué désirait suppléer par sa sincérité à son manque de formules polies. Au contraire, les façons du pêcheur étaient celles d’un homme à qui les usages de la bonne compagnie sont familiers, mais qui, par orgueil ou misanthropie, dédaigne de les observer. Je songeais encore à lui avec intérêt et curiosité, malgré tout ce qu’il avait de peu prévenant ; et je me promettais bien, dans le cours de mes causeries avec le quaker, d’apprendre tout ce qu’il savait sur cet homme. Il fit néanmoins prendre à la conversation un tour différent, et me demanda quelle était ma propre condition dans le monde, et mon but en visitant cette frontière éloignée.

Je déclinai mon nom, et j’ajoutai seulement que j’avais été élevé pour le barreau ; mais me trouvant jouir d’une certaine indépendance, je m’étais permis depuis peu quelque distraction, et je demeurais à Shepherd’s Bush pour me livrer au plaisir de la pêche.

« Ce n’est pas te vouloir du mal, jeune homme, dit mon nouvel ami, que de te souhaiter une meilleure occupation pour tes heures de travail, et un amusement plus humain, si tu as besoin de t’amuser, pour celles où tu te délasses.

— Vous êtes sévère, monsieur, répondis-je. Je vous ai entendu, il n’y a qu’un instant, vous en remettre à la protection des lois du pays ; — s’il y a des lois, il faut des jurisconsultes pour les expliquer, et des juges pour en faire l’application. »

Josué sourit, et, me montrant des brebis qui paissaient au milieu des dunes que nous traversions : « Si un loup, dit-il, venait en ce moment même fondre sur ce troupeau, les pauvres bêtes iraient sans doute chercher une protection autour du berger et de son chien ; pourtant elles sont chaque jour mordues et poursuivies par l’un, tondues, égorgées, puis mangées par l’autre. Je dis cela sans intention de te blesser : car, quoique les lois et les avocats soient des calamités, ce sont pourtant des calamités nécessaires dans cet état provisoire de la société, jusqu’à ce que l’homme apprenne à rendre à son semblable ce qui lui est dû, en cédant au seul témoignage de la conscience, et ne se laissant influencer que par elle. Cependant j’ai connu bien des honnêtes gens qui ont rempli avec honneur, et sans jamais faillir, la profession que tu veux embrasser. Le mérite est bien plus grand, lorsqu’on marche droit dans un sentier si glissant.

— Et la pêche, vous trouvez encore à redire à cet amusement, vous qui, si j’ai bien compris ce dont il s’agissait entre vous et mon hôte d’hier, êtes vous-même propriétaire de pêcheries.

— Propriétaire ! non pas, répliqua-t-il, je suis seulement, de compagnie avec d’autres, fermier ou locataire de quelques bonnes pêcheries de saumon, un peu au-dessous de cet endroit, près de la côte. Mais comprends-moi bien. Le mal que je trouve dans la pêche, — et j’en dis autant des autres amusements, comme les appelle le monde, qui ont pour but et objet unique les souffrances des animaux, ne consiste pas dans l’action de prendre et de tuer les êtres que la bonté de la Providence a placés sur la terre pour le bien de l’homme, mais de faire de leur longue agonie une source de délices et de jouissances. Il est vrai que je fais exploiter ces pêcheries dans le but nécessaire de prendre, de tuer et de vendre le poisson, tout comme, si j’étais cultivateur, j’enverrais mes moutons au marché ; mais d’ailleurs, j’aimerais tout autant chercher mon plaisir et mon amusement dans le métier de boucher que dans celui de pêcheur. »

Nous ne discutâmes pas plus long-temps ; car, quoique je trouvasse ses arguments un peu outrés, comme ma conscience m’absolvait du crime de m’être complu à rien autre chose qu’à la théorie de ces amusements, je ne me crus pas obligé à défendre obstinément la pratique qui m’avait procuré si peu de plaisir.

Cependant nous étions arrivés aux restes du vieux poteau que mon hôte m’avait déjà montré comme marque de la route. Là, un mauvais pont de bois, soutenu par de longs pieux ressemblant à des béquilles, me servit à traverser l’eau, tandis que le quaker cherchait un gué beaucoup plus haut ; car le ruisseau était considérablement grossi.

Pendant que j’étais arrêté afin qu’il pût me rejoindre, je remarquai, à peu de distance, un pêcheur qui prenait truites sur truites, presque aussitôt qu’il jetait la ligne ; et je l’avoue, en dépit du sermon de Josué sur l’humanité, il me fut impossible de ne pas porter envie à son adresse et à son succès, — tant est naturel à notre esprit l’amour des jeux, ou la grande facilité avec laquelle nous rapportons des succès obtenus dans de simples jeux, à des idées de plaisir et aux éloges dus à l’adresse et à l’agilité. Je reconnus bientôt dans cet heureux pêcheur le petit Benjie, qui avait été mon guide et mon maître dans cet art modeste, comme vous l’ont appris mes premières lettres. J’appelai, — je sifflai, — le polisson me reconnut, et, tressaillant comme s’il commettait un crime, il semblait hésiter s’il approcherait ou s’il prendrait la fuite. Enfin, lorsqu’il se détermina en faveur du premier parti, ce fut pour m’assaillir les oreilles d’un récit bruyant, fait à voix haute, et fort exagéré, sur les inquiétudes qu’avaient conçues tous les habitants de Shepherd’s Bush pour ma sûreté personnelle ; comme mon hôtesse avait pleuré, — comment Sam et le garçon d’écurie n’avaient pas eu le cœur d’aller se coucher, mais étaient restés toute la nuit à boire, — et comment lui-même s’était levé bien avant le jour pour me chercher.

« Et vous étiez là pour sonder l’eau, je suppose, lui dis-je, et tâcher de découvrir mon cadavre ? »

Cette observation lui fit lâcher un long « Non-on-on, » indiquant qu’il voyait sa ruse découverte. Mais, avec son impudence naturelle, et se fiant à mon trop bon caractère, il ajouta aussitôt un autre conte : « Il avait pensé que je serais bien aise d’avoir quelques truites fraîches à mon déjeuner, et l’eau se trouvant être favorable, il n’avait pu s’empêcher de jeter une ou deux fois la ligne. »

Tandis que j’étais engagé dans cette discussion, l’honnête quaker revint à l’autre bout du pont de bois me dire qu’il ne pouvait s’aventurer à passer le ruisseau dans l’état où il était, et qu’il se voyait dans la nécessité de faire le tour par le pont de pierre qui était à un mille et demi au-dessus de sa maison. Il allait me donner les explications nécessaires pour que je pusse continuer sans lui, et demander sa sœur, lorsque je lui proposai de confier son cheval au petit Benjie qui le ramènerait par le pont, tandis que nous suivrions ensemble la route la plus courte et la plus agréable.

Josué secoua la tête ; car il connaissait Benjie, « qui était, dit-il, le plus franc gamin de tout le voisinage. » Néanmoins, pour ne pas me quitter, il consentit à lui remettre pour ce peu de temps son bidet entre les mains, en lui défendant bien de chercher à monter dessus, mais plutôt de conduire Salomon par la bride, et en lui promettant pour récompense une pièce de six pence, en cas qu’il fût sage, et, s’il transgressait les ordres à lui donnés, qu’il serait fouetté d’importance.

Les promesses ne coûtaient rien à Benjie, et il en lâcha par volées ; bien que le quaker lui confia enfin la bride, en lui répétant ses injonctions, et en levant l’index pour leur donner encore plus de force. De mon côté, j’ordonnai à Benjie de laisser à Mont-Sharon le poisson qu’il avait pris, regardant en même temps mon nouvel ami avec un air qui voulait dire : « Excusez-moi ; » car je ne savais pas trop si cette honnêteté serait agréable à un homme si peu partisan de la pêche.

Il me comprit, et me rappela la distinction pratique entre l’action d’attraper les animaux comme objet d’un amusement cruel et futile, et celle de les manger comme une nourriture légitime et permise, après qu’ils étaient tués. Sur cette dernière question, il n’eut aucun scrupule ; et, au contraire, il m’assura que ce ruisseau contenait la vraie truite saumonée, tant estimée par tous les connaisseurs. Mangée une heure après avoir été prise, elle avait une fermeté de chair et une délicatesse de saveur particulières : c’était donc une addition agréable à un repas du matin, surtout lorsqu’on avait gagné de l’appétit comme nous, en se levant à la pointe du jour, et en prenant un exercice de deux ou trois heures.

Mais, dussiez-vous en être effrayé, Alan, nous ne fîmes pas frire notre poisson sans qu’il nous arrivât une nouvelle aventure. C’est donc seulement pour épargner votre patience et mes propres yeux, que je clos la présente, et renvoie le reste de mon histoire à la lettre prochaine.


LETTRE VII.

LE MÊME AU MÊME.


— CONTINUATION. —


Le petit Benjie fut donc envoyé avec le bidet par la rive gauche, tandis que le quaker et moi nous suivîmes la droite, comme la cavalerie et l’infanterie d’une même armée, occupant les bords opposés d’une rivière, et marchant dans la même direction. Mais pendant que mon digne compagnon m’assurait d’une promenade sur une pelouse charmante jusqu’à la maison, le petit Benjie, qui avait ordre de rester toujours en vue, trouva bon de dévier de la route indiquée, et, prenant à droite, il emmena le précieux Salomon, de manière que nous ne les aperçûmes plus.

« Le coquin veut monter dessus ! » s’écria Josué avec plus de vivacité qu’on ne lui en pouvait supposer après ses grandes protestations de patience.

Je m’efforçai de calmer ses craintes, tandis qu’il doublait le pas et se frottait le front d’un air vexé, et je l’assurai que, si l’enfant montait sur l’animal, il ne manquerait pas, dans son propre intérêt, de le conduire doucement.

« Vous ne le connaissez pas, » dit Josué, rejetant toute consolation, « lui, faire quelque chose doucement ! non, il mettra Salomon au galop, — il abusera de la patience du pauvre animal qui m’a porté si long-temps ! Oui, je me suis abandonné à ma propre faiblesse quand j’ai souffert qu’il touchât seulement la bride ; car jamais pareil mécréant n’a été vu dans le pays.

Il se mit à énumérer en détail tous les délits ruraux dont on accusait Benjie. On l’avait soupçonné de tendre des pièges aux perdrix. — Il avait été surpris par Josué lui-même, attrapant des oiseaux chanteurs à la glu. Il demeurait fortement convaincu d’avoir donné la chasse à plusieurs chats, à l’aide d’un basset qui le suivait toujours, et qui était aussi maigre, aussi malpropre, aussi malicieux que son maître. Enfin Benjie était accusé d’avoir volé un canard pour avoir le plaisir de le chasser avec le susdit basset, qui était adroit sur l’eau comme sur la terre. Je fis chorus avec mon ami, pour ne pas l’irriter encore d’avantage, et je déclarai que, d’après ma propre expérience, j’étais disposé à abandonner Benjie comme un vrai suppôt de Satan. Josué Geddes se mit à censurer ma phrase comme beaucoup trop exagérée, et tout à fait inconvenante dans la bouche d’une personne réfléchie. À l’instant même où je m’en excusais, alléguant que c’était une manière de parler, nous entendîmes, de l’autre côté du ruisseau, certain bruit indiquant que Salomon et Benjie ne faisaient pas bon ménage. Les éminences de sable derrière lesquelles Benjie avait dirigé sa course nous avaient empêchés, comme c’était sans doute son intention, de le voir monter sur la selle défendue ; et ayant mis Salomon au galop, ce que le quaker exigeait rarement de l’animal, ils avaient ainsi cheminé ensemble en grande amitié, jusqu’au moment où ils approchèrent du gué que le légitime propriétaire du palefroi n’avait point osé traverser.

Là, une divergence d’opinion s’établit entre le cheval et le cavalier. Celui-ci, fidèle à ses instructions, tâchait de diriger Salomon vers le pont de pierre ; mais Salomon pensait que le gué était le plus court chemin pour retourner à son écurie. Le point fut vivement contesté, et nous entendîmes Benjie siffler, jurer, et surtout fouetter avec beaucoup d’énergie, tandis que Salomon, docile à ses vieilles habitudes, mais forcé de perdre alors patience, faisait force sauts et cabrioles ; et c’était ce double vacarme que nous entendions, avant qu’il nous fût possible d’en voir la cause, quoique Josué ne la devinât que trop bien.

Alarmé par ces indices, le bon quaker se mit à crier : « Benjie ! — Oh ! le misérable ! — Salomon ! — Oh ! le fou ! » Tout à coup le couple se montra au grand galop ; car Salomon avait obtenu décidément l’avantage dans la lutte, et entraînait malgré lui son cavalier dans la partie la plus profonde du gué. Jamais colère ne se changea si vite en crainte dictée par l’humanité, que celle de mon digne compagnon. « Le misérable va se noyer ! s’écria-t-il. Un fils de veuve ! — Son fils unique ! — se noyer ! — Laissez-moi aller… » Et il se débattait de toutes ses forces contre moi qui le retenais, pour s’élancer dans la rivière.

Je n’avais aucune inquiétude pour Benjie ; car le petit polisson, quoiqu’il fût incapable de conduire le cheval récalcitrant, se tenait en selle comme un singe. Salomon et Benjie passèrent le gué sans accident et reprirent leur galop sur l’autre rive.

Il était impossible de décider si en cette dernière occasion Benjie s’enfuyait avec Salomon ou Salomon avec Benjie ; mais, à en juger d’après le caractère et les motifs, je penchais plutôt pour la première hypothèse. Je ne pus m’empêcher de rire lorsque le gamin passa près de moi, grimaçant moitié de peur moitié de plaisir, perché tout à fait sur le pommeau de la selle, et se retenant les bras étendus à la bride et à la crinière ; tandis que Salomon serrait le mors entre ses dents, et, la tête presque baissée entre les jambes de devant, il passa près de son maître dans cette attitude extraordinaire, en courant ventre à terre.

« Le malicieux coquin ! » s’écria le quaker, oubliant la modération habituelle de ses discours. — « Le vrai gibet de potence ! Très-certainement il rendra Salomon poussif. »

Je le suppliai de se consoler. — Je lui assurai qu’une demi-heure de galop ne ferait aucun mal à son favori, — et lui rappelai la censure qu’il m’avait adressée une minute avant pour avoir donné une dure épithète à l’enfant.

Mais Josué ne fut pas à court de réponse. « Mon jeune ami, dit-il, tu as parlé de l’âme de ce jeune polisson, que tu as affirmé appartenir à Satan, et c’est une chose dont tu ne peux rien dire à ta propre connaissance ; au contraire, moi, je n’ai parlé que de son corps qui sera assurément suspendu à une corde, à moins qu’il n’amende sa conduite. On dit que, petit comme il est, il fait déjà partie de la bande du laird.

— De la bande du laird ? » dis-je, en répétant ces mots avec surprise. — « Voulez-vous parler de la personne chez qui j’ai couché la nuit dernière ! — Je vous ai entendu l’appeler le laird. — Est-il à la tête d’une bande ?

— Bah ! je ne voulais pas dire précisément une bande, » répliqua le quaker qui parut en avoir dit par inadvertance plus qu’il n’en avait l’intention, « j’aurais dû dire de la compagnie ou de son parti : mais voilà ce qui arrive, ami Latimer, aux hommes les plus sensés, quand ils se laissent troubler par la passion ; ils parlent comme s’ils avaient le délire, comme avec la langue de l’imprudent et de l’insensé. Et quoique tu aies été prompt à remarquer ma faiblesse, je ne regrette pourtant pas que tu en aies été le témoin, attendu que les chutes du sage peuvent être aussi utiles à la jeunesse et à l’expérience que celles de l’insensé.

C’était une espèce d’aveu d’une chose que je commençais à soupçonner, savoir que mon nouvel ami, malgré la bonté réelle de son caractère, jointe au quiétisme religieux de sa secte, n’avait pu réussir à dompter entièrement l’impétuosité d’un naturel prompt et fougueux.

En cette occasion, comme s’il eût senti qu’il avait laissé voir plus d’émotion qu’il ne convenait, Josué évita de parler davantage de Benjie et de Salomon, et attira mon attention sur les objets naturels qui nous entouraient. Le paysage augmentait d’intérêt et de beauté, à mesure que, guidés encore par les détours du ruisseau, nous laissions derrière nous les sables, et que nous pénétrions dans une campagne close et bien cultivée, où les terres labourables et les pâturages étaient agréablement coupés par des bouquets d’arbres et des haies. Descendant alors plus près du ruisseau, nous franchîmes une petite porte, et nous entrâmes dans une allée tenue avec beaucoup de soin, dont les côtés étaient ornés de fleurs et d’arbustes fleuris, des espèces les plus durables ; en montant par une pente douce, nous sortîmes bientôt de ce petit bois, et je vis presque en face de nous une maison basse, mais parfaitement entretenue, d’une forme irrégulière ; mon guide, en me secouant la main avec cordialité, m’annonça que j’étais le bienvenu à Mont-Sharon.

Le bois à travers lequel nous nous étions approchés de cette petite habitation, s’étendait autour d’elle tant au nord qu’au nord-est ; seulement, percé dans différentes directions, il laissait voir qu’il était entrecoupé par des champs bien arrosés et bien abrités. La maison regardait le sud-est ; de la façade au ruisseau s’étendait un terrain d’agrément, je devrais plutôt dire un vaste jardin. J’appris que le père du propriétaire actuel ayant eu un goût décidé pour l’horticulture, dont le fils avait hérité, il avait formé ces jardins qui, avec leurs gazons bien tondus, leurs allées bien peignées, leurs labyrinthes, leurs arbres et leurs arbrisseaux exotiques, surpassaient de beaucoup tout ce qu’on avait tenté en ce genre dans le voisinage.

S’il y avait un peu de vanité dans le sourire de satisfaction qui parut sur les lèvres de Josué Geddes tandis que je contemplais avec délices une scène si différente du désert nu que nous venions de parcourir ensemble, on pouvait certainement le pardonner à l’homme qui, en cultivant les beautés naturelles de ce lieu, y avait trouvé, comme il le disait, santé de corps et délassement d’esprit. À l’extrémité du vaste jardin, le ruisseau se repliait en demi-cercle, et en formait la limite. L’autre rive ne faisait point partie du domaine de Josué ; mais le filet d’eau était bordé de ce côté-là par un roc escarpé de pierre à chaux qui semblait une barrière élevée par les mains de la nature autour de ce petit Éden de grâce, de bonheur et de paix.

« Au milieu de ton admiration pour les beautés de notre petit patrimoine, » me dit le bon quaker, « je ne dois point te laisser oublier que tu as légèrement déjeuné. »

En parlant ainsi, Josué me conduisit vers une petite porte vitrée qui ouvrait sous un porche tapissé de chèvre-feuille et de clématite, et m’introduisit dans un salon de moyenne grandeur, dont l’ameublement fort simple, et d’une excessive propreté, était empreint du caractère des maîtres de la maison.

Hannah, la femme de charge de votre père, est généralement reconnue comme une exception parmi les ménagères écossaises, et n’a point sa pareille pour la propreté parmi les femmes d’Auld Reekie ; mais la propreté d’Hannah n’est rien, comparée aux soins scrupuleux de cette secte qui semble porter dans les moindres détails de la vie la rigueur consciencieuse de ses mœurs.

Le salon aurait été sombre, car les fenêtres étaient étroites et le plafond bas ; mais Josué l’avait égayé en le faisant communiquer par une cloison et une porte vitrées avec une serre construite tout en glaces. Je n’avais jamais vu cette agréable manière de réunir les jouissances d’un appartement aux beautés de la nature, et je m’étonne qu’elle ne soit pas pratiquée davantage par les grands. On trouve une idée à peu près semblable dans un article du Spectateur[49].

Tandis que j’allais vers la serre pour en mieux examiner l’intérieur, la cheminée du salon attira mon attention. C’était une construction de pierres massives, tout à fait hors de proportion avec la grandeur de l’appartement. Au dessus du manteau avait été jadis sculpté un écusson armorié ; le marteau ou le ciseau qui avait servi à effacer l’écu et le cimier, avait laissé intacte cette pieuse devise qu’on lisait encore au-dessous : « Confiance en Dieu. » Les inscriptions gothiques, vous le savez, furent toujours ma passion ; il y a long-temps que je suis parvenu à déchiffrer tout ce que les pierres sépulcrales du cimetière des Moines gris pouvaient nous dire sur les morts aujourd’hui oubliés.

Josué Geddes s’arrêta en me voyant les yeux fixés sur ce reste d’antiquité. « Comprends-tu ? » dit-il.

Je lus la devise à haute voix et j’ajoutai qu’il me semblait voir des vestiges de date.

« Ce doit être 1537, répliqua-t-il ; car c’est au moins à partir de cette époque que nos ancêtres ont, dans les temps aveugles du papisme, possédé ces domaines, et ce fut dans cette année qu’ils bâtirent leur maison.

— Cela date de loin, » repris-je en regardant avec respect ce monument. « Je suis fâché que les armoiries soient effacées. »

Il était peut-être impossible que mon ami, tout quaker qu’il était, n’eût aucune vénération pour sa généalogie, tout en s’élevant contre la vanité qu’on attache ordinairement à de pareils titres : il entreprit ce sujet avec cet air de mélancolie et de regret, et il avait ce sentiment de dignité que prenait Jack Fawkes quand il nous parlait, au collège, d’un de ses ancêtres qui avait eu le malheur de tremper dans la conspiration des poudres.

« Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste. — Telle fut la harangue que prononça Josué Geddes de Mont-Sharon. — Si nous ne sommes rien nous-mêmes devant le ciel, que doit être l’illustration qu’on tire des os pourris et de la poussière infecte dont les âmes immortelles sont allées depuis long-temps rendre leur compte ? Oui, ami Latimer, mes ancêtres furent renommés parmi les hommes barbares et sanguinaires qui habitaient alors ce pauvre pays. Ils étaient si fameux par le succès de leurs pillages, de leurs rapines et de leurs meurtres qu’on les surnomma Geddes, dit-on, pour les comparer au poisson appelé Jack Pick ou Luce, et Ged[50] dans le patois de nos comtés : — belle distinction vraiment pour des chrétiens ! Et pourtant ils firent représenter ce requin d’eau douce sur leurs écussons ; et ces prêtres profanes d’une coupable idolâtrie, ces flatteurs, appelés hérauts d’armes, qui s’occupent à graver des poissons, des oiseaux et des bêtes à quatre pattes, pour que les hommes tombent devant ces signes et les adorent, ces corrupteurs leur assignèrent le ged pour écusson et pour devise, le sculptèrent sur leurs cheminées et le placèrent sur leurs tombes. Alors ces hommes s’enorgueillirent dans leur cœur et devinrent encore plus semblables au ged, tuant, emmenant en captivité et partageant le butin, au point que l’endroit où ils demeuraient reçut le nom de Sharing-Knowe[51] — parce qu’ils venaient y faire avec leurs complices le partage des dépouilles. Mais un jugement meilleur fut accordé au père de mon père — Philippe Geddes, qui, après avoir essayé de s’éclairer des vains feux follets qui brillaient alors dans différentes réunions, et dans certaines maisons à clocher, finit par obtenir une étincelle à la lampe du bienheureux Georges Fox, qui vint en Écosse répandre la lumière parmi les ténèbres, aussi abondamment que jaillissent les étincelles du sabot d’un cheval qui court au grand galop sur un chemin pierreux.

Là, le bon quaker s’interrompit en disant : À propos, il faut que j’aille voir tout de suite en quel état se trouve Salomon. »

Un serviteur quaker entra dans la chambre avec un plateau, et saluant son maître par une inclination de tête, mais non de la manière dont on salue habituellement, dit avec gravité : « Tu es le bien venu à la maison, ami Josué, mais nous ne t’attendions pas si tôt. — Qu’est-il arrivé à Salomon, ton cheval ?

— Comment ! que lui est-il arrivé ? N’a-t-il pas été ramené ici par l’enfant qu’on appelle Benjie ?

— Il l’a été, mais d’une étrange manière. Il est arrivé ici en furieux et courant au galop, et a jeté l’enfant Benjie, qui était sur son dos, au milieu du tas de fumier qui est dans la cour de l’écurie.

— J’en suis content, » dit Josué avec précipitation, « content de tout mon cœur et de toute mon âme. — Mais un moment, c’est l’enfant de la veuve : — le polisson s’est-il fait mal ?

— Non, car il s’est relevé immédiatement pour s’enfuir à toutes jambes.

Josué grommela entre ses dents le mot fouet, puis demanda en quel état se trouvait actuellement Salomon.

— Il fume comme un chaudron sur le feu ; et Bauldie le promène par la laisse dans la cour, de peur qu’il ne prenne du froid. »

M. Geddes courut aussitôt à la basse-cour pour s’assurer par ses propres yeux de l’état de son favori, et je l’accompagnai pour offrir mes conseils comme jockey. — Ne riez pas, Alan : assurément j’en sais assez dans l’art de soigner les chevaux pour conseiller un quaker — dans une occasion si critique.

Le jeune garçon qui promenait le cheval semblait n’être pas quaker, seulement ses rapports avec les gens de la maison lui avaient donné une teinte de cette retenue qui distinguait leur air et leurs manières. Salomon lui-même hennit en voyant son maître et frotta la tête contre l’épaule du bon quaker, comme pour lui assurer qu’il allait parfaitement bien, Josué revint donc plus tranquille au salon, où l’on faisait les préparatifs du déjeuner.

J’ai su depuis que l’affection de Josué pour son poney, est regardée comme extravagante par certaines personnes de sa secte, et qu’il a été fort blâmé, dans le temps, pour avoir permis qu’on l’appelât Salomon, et même qu’on lui donnât un nom quelconque ; mais il est si respecté et si influent parmi ses frères, qu’ils ferment les yeux sur cette faiblesse.

J’appris de lui-même (tandis que le vieux domestique Joachim, entrant et ressortant sans cesse, semblait ne devoir jamais terminer les apprêts du déjeuner) que son grand-père Philippe, le prosélyte de George Fox, avait beaucoup souffert des persécutions auxquelles ces innocents sectaires furent en butte de toutes parts durant cette période d’intolérance, et qu’une grande partie de la famille avait été pillée. Le père de Josué avait vu se lever des jours meilleurs, et s’étant allié par un mariage à une riche famille de quakers du Lancashire, il se livra avec succès à différentes branches de commerce, et racheta une partie du domaine de ses ancêtres, dont il changea le nom de Sharing-Knowe contre la dénomination plus évangélique de Mont-Sharon[52].

Ce Philippe Geddes, comme je l’ai déjà dit, avait pris goût à l’horticulture et aux travaux du fleuriste, occupations assez communes parmi les membres de la secte pacifique à laquelle il appartenait. Il avait détruit les restes de la vieille maison crénelée, et substitué en sa place une habitation moderne ; et tout en conservant le foyer de ses ancêtres en mémoire de leur hospitalité, comme aussi la pieuse devise qu’ils avaient prise par hasard, il ne manqua pas de faire effacer les emblèmes mondains et sanguinaires gravés sur l’écu et le casque.

Lorsque M. Geddes m’eut donné ces renseignements sur lui-même et sur sa maison, sa sœur Rachel, qui en est maintenant avec lui l’unique rejeton, entra dans la chambre. Son extérieur est extrêmement agréable, et quoiqu’elle puisse avoir trente ans, elle conserve encore la taille et les mouvements d’une personne plus jeune. L’absence de tout ornement et de toute concession à la mode était réparée suivant l’habitude par la parfaite blancheur et la propreté exquise de ses vêtements ; et son simple bonnet serré allait parfaitement à des yeux qui avaient la douceur et la simplicité de ceux d’une tourterelle. Ses traits étaient aussi fort gracieux, quoiqu’ils eussent un peu souffert de cette ennemie déclarée de la beauté, la petite vérole : ce désavantage était racheté en partie par une bouche bien faite, par des dents pareilles à des perles, et par un sourire vraiment enchanteur, qui semblait souhaiter bonheur en ce monde et dans l’autre à ceux à qui elle parlait. Vous ne pouvez tirer ici aucune de vos ridicules conclusions, Alan, car je vous ai donné un portrait en pied de Rachel Geddes : de sorte qu’il vous est impossible de dire en ce cas, comme dans votre dernière lettre, que j’ai été sobre de détails, parce que je craignais de m’étendre sur un pareil sujet. — Nous reviendrons là-dessus.

Nous procédâmes donc au déjeuner après un bénédicité, ou plutôt une prière improvisée que Josué prononça et que l’esprit lui fit prolonger plus long-temps que je ne le désirais. Alors, Alan, je me mis à expédier les bonnes choses qui composent un repas du matin avec une voracité dont vous n’avez pas été le témoin depuis que vous déjeunez sans Darsie Latimer. Thé et chocolat, œufs, jambon et pâtisserie, sans oublier le poisson grillé, disparaissaient avec une promptitude dont mes bons hôtes paraissaient émerveillés : ils ne discontinuaient pas de surcharger mon assiette, comme pour voir s’il était possible de me rassasier. Une circonstance, cependant, me rappela où j’étais. Miss Geddes m’avait offert un morceau de gâteau que j’avais refusé dans le moment ; mais, presque aussitôt après, voyant le plat à ma portée, j’allongeai le bras pour en prendre une tranche : je venais de la poser sur mon assiette lorsque Josué mon hôte, non pas avec l’air du docteur de Sancho, Tirtea Fuera, mais d’une manière fort calme et fort tranquille, me l’enleva pour la remettre dans le plat, en se contentant de dire : « Tu viens de la refuser, ami Latimer. »

Ces bonnes gens-là, Alan, n’ont aucune indulgence pour ce que votre digne père appelle le privilége des habitants d’Aberdeen, celui de « retirer sa parole ; » ce que le sage appelle « seconde pensée. »

Sauf cette petite leçon, il n’y eut rien de particulier dans la réception qu’on me fit, sinon, toutefois, que je dus remarquer la bonté constante et empressée dont toutes les attentions de mes nouveaux amis étaient accompagnées, comme s’ils eussent été jaloux de me prouver que l’absence des formes du monde proscrites par leur secte ne faisait que rendre leur hospitalité plus sincère. Enfin ma faim s’apaisa, et le digne quaker, qui m’avait vu travailler des dents avec un air de vive satisfaction, s’adressa ainsi à sa sœur :

« Ce jeune homme, Rachel, a passé la dernière nuit dans la chaumière de notre voisin qu’on appelle le laird. Je suis fâché de ne l’avoir pas rencontré hier au soir ; car notre voisin exerce trop peu souvent l’hospitalité pour être à même de bien recevoir ses hôtes.

— Josué, répliqua Rachel, si notre voisin a rendu un service, tu ne devrais pas lui en envier l’occasion ; et si notre jeune ami n’a point passé une excellente nuit, il jouira d’autant mieux des douceurs que la Providence peut lui envoyer.

— Et pour qu’il en puisse jouir à loisir, nous le prierons, Rachel, de rester un jour ou deux avec nous. Il est jeune et fait son entrée dans le monde : notre habitation peut, s’il le trouve bon, être pour lui un lieu de repos d’où il pourra examiner le pèlerinage qu’il lui faut entreprendre, et le sentier qu’il doit parcourir. — Qu’en dis-tu, ami Latimer ? nous n’astreignons pas nos amis à nos usages, et tu es, je pense, trop sensé pour nous en vouloir de ce que nous suivons nos propres coutumes ; si même nous venions à te donner un mot de conseil, tu ne t’en fâcherais pas, j’espère, pourvu qu’il vînt en temps et lieu. »

Vous savez, Alan, combien je me laisse aller aisément à tout ce qui ressemble à la cordialité : — aussi, quoiqu’un peu effrayé des manières formalistes de mon hôte et de mon hôtesse, j’acceptai leur offre hospitalière, à condition que je pourrais envoyer à Shepherd’s Bush chercher mon domestique et mon portemanteau.

« Il est vrai, ami, répondit Josué, que ton extérieur gagnerait beaucoup avec des vêtements plus propres, mais je remplirai moi-même ta commission ; je me rendrai à l’auberge de la veuve Gregson, et je t’enverrai ton domestique et tes habits. Pendant ce temps, Rachel te montrera notre petit jardin et te mettra ensuite à même d’employer utilement ton loisir, jusqu’à ce que le dîner nous rassemble de nouveau à deux heures après midi. Je te souhaite le bonjour pour le moment, attendu que j’ai du chemin à faire, et que je dois laisser Salomon se reposer et se rafraîchir. »

En parlant ainsi, M. Josué Geddes sortit. Certaines dames de notre connaissance auraient éprouvé ou du moins affecté beaucoup de réserve et d’embarras, en se voyant condamnées à faire seules les honneurs de la maison à — je lâcherai le mot, Alan, à un jeune homme bien fait, à un étranger. Rachel quitta la chambre, et revint, quelques minutes après, avec un manteau, un chapeau très simple et des gants de castor, prête à me servir de guide avec autant de simplicité que s’il lui eût fallu seulement accompagner votre père. Je sortis donc avec ma jolie quakeresse.

Si la maison, à Mont-Sharon, n’est qu’une habitation ordinaire et commode, de moyenne grandeur et d’humble prétention, les jardins et les dépendances, quoique peu considérables, peuvent rivaliser avec ceux d’un comte sous le rapport de l’entretien et de la dépense. Rachel me conduisit d’abord dans son endroit favori, une basse-cour remplie d’une multitude de volailles domestiques, des espèces les plus rares aussi bien que les plus ordinaires. Un petit ruisseau, qui formait un bassin pour les oiseaux aquatiques, coulait sur un sable fin dans les parties de l’enclos destinées aux volailles de terre qui trouvaient ainsi abondamment les moyens de faciliter leur digestion.

Toutes ces créatures semblèrent s’apercevoir de la présence de leur maîtresse, et quelques favoris particuliers accoururent à ses pieds et continuèrent à la suivre aussi loin que leurs limites le permettaient. Elle m’expliqua leurs différences et leurs qualités, avec la précision d’une personne qui a étudié l’histoire naturelle ; et j’avoue que je n’avais jamais contemplé les oiseaux d’une basse-cour avec autant d’intérêt, — à moins qu’ils ne fussent bouillis ou rôtis. Je ne pus m’empêcher de lui adresser une question difficile : « Comment pouvait-elle ordonner le supplice de ces créatures dont elle paraissait si soigneuse ?

— C’est une chose pénible, répondit-elle, mais d’accord avec la loi de leur existence. Il faut qu’elles meurent ; mais elle ne savent pas quand l’heure de leur mort approche ; et, en satisfaisant tous leurs besoins pendant qu’elles vivent, nous contribuons à leur bonheur autant que les conditions de leur existence nous le permettent. »

Je ne partage pas tout à fait son opinion, Alan. Je ne pense pas que les porcs on les volailles admissent jamais que le but unique de leur existence est d’être tués et mangés. Pourtant, je ne rétorquai pas cet argument auquel ma quakeresse semblait fort désirer d’échapper ; car, me conduisant à la serre qui était étendue et remplie des plantes les plus rares, elle me montra une volière qui se trouvait à une extrémité, et dont elle prenait plaisir, dit-elle, à soigner elle-même les habitants, sans être jamais troublée par aucune réflexion pénible sur leur sort futur.

Je ne vous ennuierai pas avec le détail des jardins, des serres chaudes, et de tout ce qui s’y trouve renfermé. Il faut qu’on ait dépensé des sommes considérables pour les créer d’abord, et ensuite pour les entretenir dans l’état où je les vis. Cette famille, à ce qu’il paraît, est alliée à celle du célèbre Millar, et participe de son goût pour les fleurs et l’horticulture. Mais, au lieu d’estropier des noms de botanique, je vous mènerai plutôt en pays civilisé, c’est à dire au jardin d’agrément que le bon goût de Josué ou de son père a étendu jusqu’au bord de la rivière. Contrairement à la simplicité de la maison, il était orné à un point extraordinaire. On y rencontrait divers compartiments artistement réunis ; et quoique le terrain total n’excédât pas cinq ou six acres, il était si bien varié qu’il paraissait quatre fois plus grand. Cet espace étroit renfermait des allées sombres et des promenades découvertes, une jolie cascade artificielle, une fontaine d’où partait un jet d’eau considérable dont les filets, brillant aux rayons du soleil, formaient un arc-en-ciel continuel. Il y avait un cabinet de verdure, comme disent les Français, pour se soustraire aux chaleurs de l’été, et une terrasse abritée au nord-est par une belle haie de houx, avec toutes ses luisantes épines, où l’on peut jouir des douceurs du soleil quand il se montre par les jours froids de l’hiver.

Je sais, Alan, que vous condamnerez tout cela comme vieux et de mauvais goût ; car depuis que Landseer a décrit les Leasowes, et parlé des imitations de la nature tentées par Brown, depuis que vous avez lu le dernier essai d’Horace Walpole sur le jardinage, vous êtes absolument pour la simple nature ; — vous détestez les escaliers en plein air, vous n’aimez plus que les bois et la solitude. Mais ne quid nimis[53]. Je ne voudrais pas gâter une scène naturellement grande et belle en y entassant une multitude de décorations artificielles ; je crois, néanmoins, qu’elles peuvent être tort intéressantes, quand la situation n’offre pas de beautés particulières.

En conséquence, lorsque j’aurai une maison de campagne, — qui peut dire si je l’attendrai encore long-temps ? — vous pouvez compter sur des grottes, des cascades et des fontaines ; même, si vous m’y forcez par esprit de contradiction, peut-être irai-je jusqu’à un temple. — Ne me provoquez donc pas, car vous voyez de quels excès je suis capable.

En tous cas, Alan, si vous condamnez comme artificiel le reste des propriétés de mon ami Geddes, il est une allée de saules au bord même de l’eau, si sombre, si solennelle, si silencieuse, qu’elle commanderait votre admiration. Le ruisseau, retenu à l’extrémité du domaine par une digue naturelle, — par une barrière de rochers, semblait, alors même que les eaux étaient grosses, ne couler qu’à peine ; et les branches que les pâles saules laissaient tomber dans l’eau, amassaient autour d’elles, en petits ronds, l’écume produite par le courant, qui plus haut était assez rapide. Le rocher élevé qui formait la rive opposée du ruisseau n’était vu qu’obscurément à travers les arbres, et sa crête pâle, dont chaque crevasse laissait échapper de longues guirlandes de ronces et d’autres plantes grimpantes, paraissait une barrière entre le paisible sentier que nous parcourions et le monde bruyant et affairé. Le sentier lui-même, suivant les détours du courant, décrivait une légère courbure, de façon à cacher complètement le but de la promenade, tant qu’on n’y était pas arrivé. Un bruit sourd et continu, qui augmentait à mesure que vous avanciez, vous préparait à ce dernier tableau. On trouvait là des sièges grossiers formés de racines d’arbres, et l’on apercevait le ruisseau qui se précipitait par-dessus la digue de rochers que j’ai déjà mentionnée.

La tranquille solitude de cette promenade faiblement éclairée en faisait un lieu convenable pour un entretien confidentiel ; et, comme je n’avais rien de plus intéressant à dire à ma belle quakeresse, je pris la liberté de la questionner sur le laird : car vous savez ou devez savoir qu’après les affaires du cœur, ce sont à celles des voisins que s’intéresse le plus le beau sexe.

Je ne cachai ni ma curiosité, ni la réserve avec laquelle Josué m’avait déjà répondu, et je vis que ma compagne ne répondait elle-même qu’avec embarras. « Je ne dois dire que la vérité, dit-elle ; et en conséquence je t’avouerai que mon frère n’aime point, et que moi je redoute l’homme sur qui tu m’interroges. Peut-être avons-nous tort tous deux ; — mais c’est un homme violent, et il jouit d’une grande influence sur grand nombre de gens qui, faisant les métiers de marin et de pêcheur, deviennent aussi intraitables que les éléments contre lesquels ils luttent. Il n’a point de nom certain parmi eux : ils ont la mode grossière de se distinguer les uns des autres par des surnoms ; et ils l’ont appelé le laird des lacs (ne se souvenant pas qu’il n’existe qu’un seul être qu’on doive nommer seigneur[54]) ; c’est une dérision, car les mares d’eau salée que laisse la marée sur les grèves sont appelées les lacs de la Solway.

— N’a-t-il pas d’autre revenu que celui qu’il retire de ces grèves ?

— Je ne saurais répondre à cette question. On dit qu’il ne manque pas d’argent, quoiqu’il vive comme un pêcheur ordinaire, et qu’il partage généreusement sa fortune avec les pauvres habitants des environs ; on répète tout bas que c’est un homme d’importance grièvement compromis jadis dans la malheureuse affaire de la rébellion[55], et qu’il a même aujourd’hui encore trop à craindre du gouvernement pour porter son vrai nom. Il s’absente souvent de sa chaumière de Broken-burn-Cliffs, des semaines et des mois entiers.

— J’aurais pensé que le gouvernement ne voulait pas se donner la peine, à l’heure qu’il est, de sévir même contre les rebelles les plus coupables. Tant d’années se sont écoulées !…

— Cela est vrai ; pourtant de telles personnes peuvent croire qu’on les laissera tranquilles, tant qu’elles vivront dans l’obscurité. Mais, en résumée, on ne peut rien savoir de certain avec des gens si grossiers. La vérité n’existe pas chez eux. — Presque tous se livrent au commerce de contrebande entre ces pays et la côte voisine d’Angleterre, et ils sont familiers avec toute espèce de mensonge et de fourberie.

— Il est malheureux que votre frère ait des voisins d’un pareil genre, d’autant plus qu’il existe, à ce que j’ai compris, certain différend entre eux.

— Où ? quand ? à quel propos ? » demanda miss Geddes avec un vive anxiété, qui me fit regretter d’avoir abordé ce sujet.

Je lui contai, de manière à l’alarmer le moins qu’il m’était possible, les paroles qu’avait échangées le laird des lacs et son frère à leur entrevue du matin.

« Vous m’effrayez beaucoup, reprit-elle, et c’est une chose qui m’a souvent épouvantée durant les veilles de la nuit. Lorsque mon frère Josué cessa de prendre une part active aux affaires commerciales de mon père, satisfait de la portion des biens terrestres qu’il possédait déjà, il y eut une ou deux entreprises dans lesquelles il garda un intérêt, soit qu’en se retirant il aurait pu faire tort à des amis, soit qu’il souhaitât conserver quelque manière d’employer son temps. Parmi les plus importantes de ces entreprises se trouve une pêcherie sur la côte, où, par le moyen de filets perfectionnés qui s’ouvrent quand monte la marée et se ferment quand elle descend, on prend beaucoup plus de poisson que n’en peuvent attraper ceux qui, comme les gens de Broken-burn, se servent seulement de nasses, de javelines ou de lignes. Ils se plaignent de ces filets à marée, ainsi qu’on les appelle, comme d’une innovation, et prétendent avoir droit de les enlever et de les détruire par force. Je crains donc que cet homme violent qu’ils appellent le laird n’exécute les menaces dont vous me parlez, et qui ne peuvent occasionner que des pertes et des dangers à mon frère.

— M. Geddes devrait s’adresser aux magistrats civils ; il y a une garnison à Dumfries, et on lui enverrait quelques soldats pour le protéger.

— Tu parles, ami Latimer, comme un homme qui est encore dans le fiel de l’amertume et dans les liens de l’iniquité. Dieu nous garde de chercher à défendre des filets de chanvre et des pieux de bois, et le gain qu’ils nous procurent, par les mains des hommes de guerre, et au risque de répandre le sang humain !

— Je respecte vos scrupules ; mais, puisque telle est votre façon de penser, votre frère devrait détourner le danger soit par arrangement, soit par soumission complète aux réclamations.

— Peut-être serait-ce mieux ; mais que puis-je dire, moi ? — Même dans les naturels les mieux domptés, il peut rester quelque levain du vieil Adam ; et je ne sais si c’est cette raison ou un autre motif meilleur qui a décidé mon frère Josué, bien qu’il ne veuille pas repousser la force par la force, à ne point abandonner ses droits pour de simples menaces, et à ne pas encourager les autres à commettre des injustices, en y cédant lui-même. Ses associés, dit-il, ont confiance en sa fermeté, et il ne doit pas tromper leur espoir, en renonçant à leurs droits par la crainte d’un homme dont le caractère est violent. »

Cette observation me convainquit que l’esprit des hommes qui venaient jadis à Sharing-Knowe partager leur butin n’était pas tout à fait banni du cœur du pacifique quaker ; et je ne pus m’empêcher de reconnaître intérieurement que Josué avait raison. quand il déclarait qu’il y avait autant de courage à endurer qu’à résister.

À mesure que nous approchions du bout de l’allée de saules, le bruit sourd et continuel de la chute d’eau devenait de plus en plus retentissant, et enfin il rendit toute conversation impossible entre nous. Notre entretien cessa donc ; mais ma compagne paraissait fortement préoccupée des craintes qu’il avait excitées en elle. À l’extrémité de la promenade, nous nous arrêtâmes près de la cascade que formait le ruisseau en se précipitant tout écumant et avec fracas par-dessus la barrière naturelle de rochers qui semblait chercher vainement à lui fermer passage. Je regardais ce spectacle avec ravissement ; et me tournant vers ma compagne pour lui exprimer mon admiration, je vis qu’elle avait croisé les mains dans une attitude de douloureuse résignation, qui montrait que ses pensées étaient loin de la scène déployée sous nos yeux. Quand elle vit que sa distraction était remarquée, elle reprit son air tranquille, et après m’avoir donné le temps d’admirer le spectacle pittoresque qui terminait notre paisible et solitaire promenade, elle me proposa de retourner à la maison par la ferme de son frère. « Nous autres quakers, comme on nous appelle, nous avons aussi notre petit grain d’orgueil, dit-elle, et mon frère Josué ne me pardonnerait pas de ne pas te montrer les champs qu’il prend plaisir à cultiver d’après les procédés les plus nouveaux et les meilleurs : ce qui lui a valu les éloges de bons juges, aussi bien que la risée de ces gens qui regardent comme folie d’améliorer les coutumes de nos ancêtres. »

Tout en parlant ainsi, elle ouvrit une porte basse pratiquée dans un mur couvert de mousse et de lierre qui limitait le jardin, et donnait sur la pleine campagne. Nous suivîmes un sentier commode tracé avec bon goût et simplicité, bordé de barrières ou de haies, et traversant des pâturages, des terres labourables et des bois ; de façon que dans les temps ordinaires le digne homme pouvait, sans même salir ses souliers, faire sa promenade autour de la ferme. On rencontrait aussi des sièges où l’on pouvait se reposer ; et quoiqu’ils ne fussent ni ornés d’inscriptions, ni sans doute aussi nombreux que ceux qui sont mentionnés dans la description des Leasowes, leur position était toujours déterminée par quelque perspective, ou de manière qu’on vît la maison.

Mais ce qui me frappa le plus dans le domaine de Josué fut d’abord la quantité, et ensuite la familiarité du gibier. La perdrix abandonnait à peine la branche où elle était perchée, au bas de la haie où elle avait rassemblé ses petits, quoique le sentier passât tout près d’elle ; et le lièvre, restant à son gîte, nous regardait passer avec son œil grand, ouvert et vif, ou, se levant lentement, sautait à quelque distance et se mettait sur son derrière pour nous regarder avec plus de curiosité que de crainte. Je fis remarquer à miss Geddes l’extrême familiarité de ces animaux timides et sauvages, et elle m’apprit que leur confiance venait de la protection qu’on leur accordait l’été et de la nourriture qu’on leur donnait l’hiver.

« Ce sont, me dit-elle, les favoris de mon frère : il les regarde comme ayant d’autant plus droit à ses bontés que leur race est persécutée par les hommes en général. — Il se refuse même, ajouta-t-elle, la compagnie d’un chien, afin que ces créatures puissent ici, du moins, jouir d’une parfaite sécurité. Et pourtant, ce penchant si humain, ce caprice si innocent, ajouta-t-elle, a mis de mauvaise humeur nos dangereux voisins. »

Elle expliqua cette phrase en me disant que mon hôte de la dernière nuit avait une passion extraordinaire pour la chasse, et qu’il s’y livrait sans beaucoup s’inquiéter si les personnes dont il parcourait les domaines en seraient satisfaites ou non. Le mélange indéfinissable de crainte et de respect qu’il imprimait généralement, avait décidé la plupart des propriétaires voisins à fermer les yeux sur des excursions qui, faites par d’autres, eussent été punies par eux comme délits ; mais Josué Geddes ne voulait permettre à personne d’entrer sur ses terres. Il avait d’abord offensé par là plusieurs voisins de campagne ; et ceux-ci, parce qu’il ne voulait ni tuer les lapins lui-même, ni laisser les autres les tuer, le comparaient au chien constitué gardien du buffet. De même à présent il redoublait la colère que le laird des lacs avait déjà conçue contre lui, en lui faisant défense expresse de venir jamais chasser sur ses terres. — « Aussi, ajouta Rachel Geddes, ai-je souvent souhaité que le ciel eût placé notre patrimoine partout ailleurs que sur ces rives charmantes : si nous avions eu moins de beautés à contempler, peut-être aurions-nous trouvé un voisin plus paisible et plus bienveillant. »

Nous retournâmes enfin à la maison, où miss Geddes me montra un petit cabinet contenant une petite collection de livres rangés dans deux bibliothèques différentes.

« Ceux-ci, » dit-elle en me montrant la plus petite bibliothèque, te feront du bien si tu veux employer ton temps à les lire ; et ceux-là, » continua-t-elle en se tournant vers la plus grande, peuvent, je crois, te faire peu de mal. Certaines personnes de notre secte pensent, il est vrai, que tout écrivain qui n’est pas avec nous est contre nous ; mais mon frère Josué est modéré dans ses opinions, et sur ce chgapitre il est d’accord avec notre ami John Scott d’Amwell, qui a composé des vers fort goûtés même par le monde. — Je te souhaite toute sorte de plaisirs jusqu’à ce que la famille se rassemble à l’heure du dîner. »

Laissé seul, j’examinai les deux bibliothèques. La première ne se composait absolument que de livres religieux et de traités de controverse, et la seconde renfermait une collection d’histoires et d’ouvrages moraux, en prose et en vers.

Ni l’une ni l’autre ne me permettant beaucoup d’amusement, vous avez, dans ces pages bien remplies, le fruit de mon ennui ; et en vérité, je pense qu’écrire l’histoire, quand on en est soi-même le héros, est chose toujours aussi amusante que lire celle de pays étrangers.

Sam, plutôt ivre qu’à jeun, est arrivé à temps avec mon portemanteau, et m’a mis à même de faire une toilette plus convenable pour ce temple de la propreté et du décorum, où, pour terminer ma lettre, je vous dirai que je crois séjourner plus d’un jour.

P. S. J’ai remarqué votre aventure, comme vous, jeunes gens toujours retenus dans la maison paternelle, l’appelleriez peut-être : je veux parler de la visite de votre puissant laird. Nous autres voyageurs nous regardons un tel incident comme de peu d’importance, quoiqu’il puisse servir à égayer la vie uniforme de Brown-Square. Mais n’êtes-vous pas honteux de vouloir intéresser par un si triste récit une personne qui voit le monde en grand, et qui étudie la nature humaine sur une haute échelle ? Ma foi ! de quoi s’agit-il en résumé ? d’un laird tory qui dîne avec un procureur whig ? Événement fort ordinaire, d’autant mieux que vous déclarez que M. Herries a perdu sa propriété, quoiqu’il en possède encore le titre. — Le laird se comporte avec hauteur et impertinence. — Rien là de bien étonnant : il n’a pas été jeté du haut en bas de l’escalier, comme il aurait du l’être si Alan Fairford était homme la moitié de ce qu’il voudrait le faire croire à ses amis. — Et, comme le jeune avocat, au lieu de mettre son hôte à la porte, a mieux aimé sortir lui-même, il a entendu le susdit laird questionner le vieux procureur au sujet de Darsie Latimer, — s’informant sans doute avec intérêt du jeune homme accompli qui naguère encore, habitait la maison de M. Fairford, et qui a tout récemment pris congé de Thémis et refusé l’honneur de la suivre plus long-temps. Vous riez de mes châteaux bâtis en l’air ; mais, avouez-le, n’avaient-ils pas en général des fondements plus solides que deux mots prononcés par un homme tel qu’Herries ? Et pourtant, — et pourtant, je voudrais ne pas songer à toutes ces choses-là ; mais dans la nuit noire, le ver luisant devient un objet brillant ; et pour un malheureux plongé dans l’incertitude et l’ignorance de son sort, le moindre rayon de lumière est précieux. Ma vie est comme la rivière souterraine du Pic de Derby, qui n’est visible que lorsqu’elle traverse la célèbre caverne. Je suis ici, et c’est tout ce que je sais ; mais d’où suis-je sorti et où doit finir le cours de ma vie, qui me le dira ! Votre père aussi a paru intéressé, alarmé ! — Il a parlé de m’écrire ! Plaise au ciel qu’il le fasse ! — J’envoie tous les jours à la poste voir s’il m’est arrivé des lettres.

D. L.


LETTRE VIII.

ALAN FAIRFORD À DARSIE LATIMER.


Vous pouvez battre des ailes et chanter comme il vous plaira. Vous allez à la recherche des aventures, mais les aventures me viennent à moi sans que je les cherche. Eh bon Dieu ! sous quelle charmante forme arrivent-elles ? sous la forme d’une cliente, — et d’une jolie cliente encore ! Qu’en pensez-vous, Darsie, vous qui êtes le véritable chevalier des dames ? Cette aventure n’a-t-elle pas tout le mérite des vôtres, où il ne s’agit que de chasses au saumon à cheval, et n’éclipsera-t-elle pas l’histoire de toute une tribu de Larges-Bords[56] ? — Mais je dois procéder méthodiquement.

En revenant aujourd’hui de l’Université, je fus surpris de voir un gros rire semblable à une grimace détendre la figure hâlée du fidèle James Wilkinson, et comme cette circonstance ne se présente guère qu’une fois par an, ma surprise était fort naturelle. D’ailleurs, il y avait dans ses regards une expression de malice que je me serais aussi bien attendu à rencontrer dans une servante[57], — espèce de meuble auquel James, dans son état habituel, peut être heureusement comparé. « De quoi diable s’agit-il, James ? lui demandai-je.

— Le diable peut bien être de la partie, en effet, » répondit James, à qui un éclat de rire fit faire une nouvelle grimace ; « car une femme est venue vous demander, M. Alan.

— Une femme me demander ! » répliquai-je avec étonnement ; « car vous le savez, excepté ma vieille tante Peggie qui vient dîner les dimanches à la maison, et lady Bedrooket, plus vieille encore, qui vient dix fois par an demander le trimestre de son douaire de quatre cents marcs, c’est à peine si une femme approche du seuil de notre porte, puisque mon père visite toutes ses clientes chez elles. James protestait néanmoins qu’une dame était venue, me demander. « Une aussi jolie fillette que j’en ai jamais vue, ajouta James, depuis que j’étais dans les fusiliers, et que j’avais pour connaissance Peg Baxter. » Vous savez que tous les gais souvenirs de James remontent à l’époque de son service militaire, les années qu’il a passées chez nous ayant été probablement assez ennuyeuses.

« Cette dame n’a-t-elle laissé ni son nom, ni son adresse ?

— Non, mais elle a demandé quand vous seriez à la maison, et je lui ai dit de repasser vers midi ; car alors la maison sera tranquille et votre père à la banque.

— Fi donc ! James, comment avez-vous pu penser que la présence ici ou l’absence de mon père dût avoir la moindre importance ? — La dame est sans doute une personne décente ?

— J’ose l’affirmer, monsieur : — ce n’est pas une de vos… ; » James suppléa le reste en sifflant. — « Mais j’étais bien embarrassé, — mon maître fait tant de tapage lorsqu’une femme vient ici. »

Je passai dans ma chambre, assez content que mon père fût absent, quoiqu’il m’eût semblé convenable de réprimander James pour avoir pensé de même. Je dérangeai mes livres, afin de leur donner sur la table l’apparence d’une gracieuse confusion, et je suspendis mes fleurets — inutiles depuis votre départ — au-dessus de la cheminée, pour que la dame vît que j’étais tam Marti quam Mercurio[58]. Je disposai ma toilette de manière à ce qu’elle ressemblât à un élégant déshabillé du matin. — Je donnai à mes cheveux cette teinte légère de poudre qui marque l’homme bien né ; — je plaçai ma montre et mes cachets sur la table, pour montrer que je comprenais la valeur du temps. — Et quand j’eus fait tous ces arrangements dont je suis honteux lorsque j’y pense, je n’eus rien de mieux à faire que de regarder le cadran, jusqu’à ce que les aiguilles marquassent midi. Cinq minutes s’écoulèrent : — je les attribuai à la différence des horloges — cinq autres minutes me remplirent de doute et d’inquiétude ; — cinq autres encore m’eussent fait perdre patience.

Riez tant qu’il vous plaira ; mais rappelez-vous, Darsie, que j’étais un avocat, attendant son premier client — un jeune homme élevé, besoin n’est pas de vous rappeler avec quelle rigueur, attendant une entrevue particulière avec une jeune et jolie femme. Mais avant un troisième laps de cinq minutes j’entendis la sonnette de la porte tinter bas et modestement, comme tirée par quelque main timide.

James Wilkinson, qui n’est pas vif, met, comme vous savez, une lenteur particulière à ouvrir la porte quand on sonne ; et je m’attendais qu’il s’écoulerait bien cinq bonnes minutes avant d’entendre le bruit solennel de ses pas retentir dans l’escalier. J’aurai le temps, pensai-je, de jeter un coup d’œil à travers la jalousie, et je courus en conséquence vers la fenêtre. Mais je comptais sans mon hôte ; car James, qui avait sa curiosité à satisfaire aussi bien que moi, s’était planté sous le portail, prêt à ouvrir au premier coup de sonnette, et il put dire : « Par ici, madame, — oui, madame, — la dame, M. Alan, » avant que je pusse regagner le fauteuil, où je me proposais d’être vu assis avec toute la dignité légale. La conviction d’avoir été presque surpris regardant par la croisée, jointe à cette ridicule timidité dont l’exercice du barreau doit, m’assure-t-on, me guérir, me retint debout au milieu de la chambre, l’air un peu confus ; tandis que la dame, déconcertée elle-même, restait immobile à la porte. James Wilkinson, qui conservait mieux son sang-froid, et qui peut-être n’était point fâché de prolonger son séjour dans l’appartement, s’occupa à préparer un siège pour la dame, et me rappela à la politesse par cet avis muet. Je l’invitai à vouloir bien s’asseoir, et je dis à James de se retirer.

La femme qui me visitait ainsi était incontestablement une personne bien élevée, et probablement d’un rang plus qu’ordinaire. Elle paraissait fort réservée, et ses mouvements étaient empreints d’un mélange de grâce et de timidité. Sur mon invitation elle s’assit. Ses vêtements, autant que je pus le supposer, étaient riches et de bon goût, mais ils étaient recouverts par un manteau de promenade, en soie verte, bizarrement brodé, et dans lequel, malgré la saison, tout son corps était enveloppé ; le manteau était même garni d’un capuchon.

Le diable emporte ce capuchon, Darsie ! car je pus tout juste distinguer, abaissé comme il l’était sur la figure de la femme qu’il me cachait, une des plus gracieuses physionomies que j’aie jamais vues, et qui, par suite naturelle de son embarras, était couverte de la plus vive rougeur. Je pus voir que son teint était beau, — son menton divinement tourné, — ses lèvres de corail, — et ses dents rivales de l’ivoire. Mais je n’en peux déclarer davantage ; car une agrafe d’or ornée d’un saphir, fermait la mante jalouse sur le sein de l’inconnue, et le maudit capuchon cachait entièrement la partie supérieure du visage.

J’aurais dû parler le premier, à coup sûr ; mais avant qu’il m’eût été possible d’arranger convenablement une phrase, la jeune dame, désespérée, je pense par mon hésitation, entama la conversation elle-même.

« Je crains de vous importuner, monsieur ; — je m’attendais à rencontrer ici un homme âgé. »

Ces mots me rappelèrent à moi-même. « Mon père, peut-être, madame. Mais vous avez demandé Alan Fairford : — le nom de mon père est Alexandre.

— C’est indubitablement à M. Alan Fairford que je souhaitais parler, » répliqua-t-elle avec une plus grande confusion ; « mais on m’avait dit qu’il était avancé en âge.

— C’est quelque erreur, madame, je présume, entre mon père et moi. Nos noms de baptême ont les mêmes initiales, quoiqu’ils soient différents. — Je — je — je considérerais cette erreur comme très heureuse si je pouvais avoir l’honneur de remplacer mon père en quoi que ce fût qui pût vous servir.

— Vous êtes très obligeant, monsieur. » Suivit une pause durant laquelle elle sembla se demander si elle se lèverait ou demeurerait assise.

« Je suis au moment d’entrer au barreau, madame, » dis-je dans l’espérance de vaincre ses scrupules à me conter son affaire, et si mes conseils ou mes opinions pouvaient être de la moindre utilité, quoique je ne doive pas dire qu’il faille beaucoup s’y fier, pourtant… »

La dame se leva. « Je suis vraiment sensible à votre bonté, monsieur. Je ne doute pas de vos talents. Je serai franche avec vous. — C’est bien à vous que je voulais rendre visite ; mais je trouve à présent plus convenable de vous faire mes confidences par écrit.

— J’espère, madame, que vous ne serez pas si cruelle, — que vous ne m’infligerez pas le supplice de Tantale. Considérez que vous êtes ma première cliente, — que votre affaire est ma première consultation ; ne m’accablez pas de honte en me retirant votre confiance, parce que je suis de quelques années plus jeune que vous ne sembliez vous y attendre. — Mon attention suppléera à mon manque d’expérience.

— Je ne doute ni de l’un ni de l’autre, » répliqua la dame d’un ton grave, qui avait pour but de réprimer l’air de galanterie avec lequel j’avais tâché de lui parler ; « mais quand vous aurez reçu ma lettre, vous verrez que j’ai de bonnes raisons pour croire qu’il vaut mieux que je m’explique par écrit. Je vous souhaite le bonjour, monsieur. » Et elle quitta l’appartement, laissant le pauvre conseiller tout confondu, saluant, s’inclinant, et la suppliant de lui pardonner tout ce qu’il avait pu dire de désagréable, quoique mes offenses semblent se réduire à ce qu’elle avait reconnu que j’étais plus jeune que mon père.

La porte fut ouverte, — la dame sortit, — remonta le trottoir, enfila la première rue, et mit, je crois, le soleil dans sa poche en tournant le coin subitement ; car la tristesse et l’obscurité tombèrent sur le square, lorsqu’elle ne fut plus visible. Je restai un moment à la fenêtre comme insensible, ne réfléchissant pas quel beau sujet d’amusement je devais avoir procuré à nos curieux amis de l’autre côté de la place. Il me vint alors à l’esprit que je pouvais la suivre, et savoir au moins qui elle était. Je me précipitai dehors, — je montai jusqu’à la rue, et ne l’y apercevant pas, je demandai à un des garçons du teinturier s’il avait vu passer une dame, ou remarqué la direction qu’elle avait prise.

« Une dame ! » — dit le teinturier, en tournant vers moi sa figure ornée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. « M. Alan, qu’avez vous donc à courir ainsi dehors comme un fou, sans chapeau.

— Le diable emporte le chapeau ! » répondis-je en courant néanmoins le chercher. Je le pris et je ressortis aussitôt. Mais lorsque j’eus regagné pour la seconde fois le coin de la rue, j’eus assez de bon sens pour voir que toute poursuite serait alors inutile. D’ailleurs, j’aperçus mon ami le garçon teinturier en grande conversation avec un personnage aux mains vertes qui appartenait à la même profession, et je demeurai convaincu, comme Scrub, qu’ils parlaient de moi, parce qu’ils riaient à gorge déployée. Je n’avais pas envie, en les accostant une seconde fois, de confirmer le bruit que l’avocat Fairford était « devenu fou, » nouvelle qui déjà s’était probablement répandue depuis Campbell’s-Close-Foot jusqu’à Meal-Market-Stairs : aussi retournai-je me cacher dans mon trou.

Ma première occupation fut de faire disparaître toutes les traces de la manière élégante et bizarre dont j’avais disposé mas effets, dans l’espérance d’en retirer tant de fruits ; car j’étais alors honteux et chagrin de n’avoir pas songé un seul instant à me préparer mieux pour recevoir une visite qui avait commencé si agréablement, mais fini d’une façon si peu satisfaisante. Je remis mes in-folio à leur place ; — je jetai mes fleurets dans mon cabinet de toilette, — ne cessant pas une minute de me tourmenter d’un doute inutile pour savoir si j’avais manqué une occasion ou échappé à un stratagème, et si la jeune personne avait été réellement décontenancée, comme elle semblait le donner à entendre, par l’extrême jeunesse de l’homme de loi qu’elle avait voulu consulter. Le miroir fut assez naturellement appelé à mon aide ; et ce conseiller de cabinet prononça que si j’étais petit, épais de taille, et ayant un genre de physionomie plus convenable, comme j’aime à le croire, pour le barreau que pour les bals, — pas assez beau pour que de jeunes filles au teint de rose mourussent d’amour pour moi, ou même pour qu’elles inventassent de faux prétextes pour s’introduire dans ma chambre, je n’étais pourtant pas assez laid non plus pour mettre en fuite ceux que des affaires réelles attiraient chez-moi. — Je suis brun, j’en conviens, mais — nigri sunt hyacinthi[59] : — et il y a de jolies choses à dire en faveur des teints bruns.

Enfin, — comme le sens commun prend toujours le dessus, quand un homme veut seulement lui faire beau jeu, — je commençai à reconnaître à part moi que j’avais été âne avant l’entrevue, pour en avoir espéré un trop beau résultat, — âne durant l’entrevue, pour n’avoir pas su deviner la véritable intention de la dame, — et plus âne encore, maintenant que l’entrevue était terminée, pour ne pas songer à autre chose. Mais je ne puis m’empêcher d’y revenir toujours, et je me suis en conséquence déterminé à y réfléchir dans de bonnes intentions.

Vous vous rappelez comment Murtough O’Hara défendait la doctrine catholique sur la confession, disant que ses péchés pesaient fort sur sa conscience jusqu’à ce qu’il les eût dits à un prêtre ; mais qu’une fois confessés, il n’y pensait plus du tout. » J’ai donc essayé de sa recette ; et à présent que j’ai confié ma secrète mortification à ton oreille fidèle, je ne pense pas davantage à cette fille du brouillard,

Qui m’a dévisagé sans montrer son visage.




Quatre heures.


Peste soit de la Mante-Verte ! Elle ne peut être qu’une fée, puisqu’elle me trotte toujours par la tête ! Pendant tout le dîner j’ai été terriblement distrait ; mais heureusement mon père a attribué tout l’honneur de ma rêverie à la nature abstraite de la doctrine, vinco vincentem, ergo vinco te[60] ; argument sur lequel notre professeur a disserté ce matin. J’ai donc été renvoyé de bonne heure à mon antre, et j’y suis, étudiant dans un certain sens le vincere vincentem, pour vaincre la ridicule passion de la curiosité — je crois… je crois que ce n’est rien autre chose qui s’est emparé de mon imagination, et qui me tracasse perpétuellement avec cette question : Écrira-t-elle ou n’écrira-t-elle pas ? — Elle n’écrira pas. — Elle n’écrira pas, dit la raison, et elle ajoute : « Pourquoi prendrait-elle la peine d’entrer en correspondance avec un individu qui, au lieu de se montrer galant, hardi, vif, empressé, a paru devant elle comme un pauvre garçon à cœur de poulet, et lui a laissé tout l’embarras d’une explication dont il aurait dû lui épargner la moitié ? — Mais encore, réplique l’imagination, elle écrira : car elle n’est nullement une de ces femmes pour qui vous la prenez dans votre sagesse, madame la Raison. Elle était déjà assez déconcertée, sans que j’ajoutasse encore à son embarras par une impudente conduite. Et elle m’écrira, car — par le ciel ! elle m’a écrit, Darsie, et je triomphe. — Voici sa lettre, laissée à la cuisine par un commissionnaire trop fidèle ; on n’a pu obtenir de lui ni par argent ni par un coup de whiski, aucun renseignement, si ce n’est qu’il l’a reçue, avec six pence, d’une femme mise comme tout le monde, tandis qu’il était à son poste accoutumé près de la Croix.


à alan fairford, écuyer, avocat.


« Monsieur,


« Excusez ma méprise d’aujourd’hui. J’ai appris accidentellement que M. Darsie Latimer avait un ami intime et un camarade d’étude dans M. Alan Fairford. Quand je vins à m’enquérir de cette personne, elle me fut montrée à la Croix — c’est, je pense, le nom qu’on donne à la Bourse de votre ville — sous les traits d’un homme âgé et respectable — votre père, à ce que je reconnais maintenant. Lorsque je le demandai dans Brown’s Square, où je sus qu’il demeurait, j’employai le prénom d’Alan ; ce qui naturellement vous a occasionné aujourd’hui l’importunité de ma visite. Après de plus amples informations, je suis portée à croire que c’est vous qui pouvez déployer le plus de zèle dans l’affaire sur laquelle je vais appeler votre attention ; et je regrette beaucoup que des circonstances nées de ma situation particulière m’empêchent de vous communiquer de vive voix les choses qu’il faut que je vous apprenne.

« Votre ami, M. Darsie Latimer, se trouve exposé à un imminent péril. Vous n’ignorez sans doute pas qu’on lui a recommandé de ne jamais entrer en Angleterre. — Or, s’il n’a point absolument transgressé cette injonction amicale, il s’est du moins approché du danger dont il est menacé, autant qu’il pouvait le faire, sans déroger à la lettre de prohibition. Il a étable sa demeure dans un voisinage très-dangereux pour lui, et c’est seulement par un prompt retour à Édimbourg, ou du moins par une retraite vers quelque partie plus ignorée de l’Écosse, qu’il peut échapper aux machinations de certaines gens dont il doit craindre l’inimitié. Il faut que je parle avec mystère, mais mes paroles n’en sont pas moins certaines ; et, je pense, la destinée de votre ami vous est assez connue pour sentir que je ne puis vous écrire comme je le fais sans la connaître mieux encore que vous.

« S’il ne peut ou ne veut pas suivre le conseil qu’on lui donne, mon opinion est que vous l’alliez joindre, sans délai, s’il est possible, et que vous fassiez valoir, par votre présence et vos prières même, des arguments qui peuvent n’avoir pas assez de force dans une lettre. Un mot encore, et je supplie votre bonne foi de le prendre dans le sens que je l’écris. Personne ne pense que le zèle de M. Fairford à servir son ami ait besoin d’être stimulé par des motifs mercenaires. Mais on dit que M. Alan Fairford, n’exerçant point encore la profession à laquelle il se destine, peut, dans un cas comme celui-ci, n’avoir pas les moyens d’agir avec promptitude, bien qu’il ne puisse manquer de bonne volonté. M. Alan Fairford aura donc la complaisance de regarder le billet ci-joint comme ses premiers honoraires ; et celle qui le lui envoie espère qu’il sera l’augure d’une réussite complète, quoique venant d’une main aussi inconnue que celle de La Mante-verte. »

Un billet de banque de 20 livres sterling était renfermé dans la lettre, et toute cette aventure me rendit stupéfait d’étonnement. Je ne suis pas en état de relire le commencement de ma propre lettre, qui sert d’introduction à cette missive extraordinaire. Je sais seulement que, toute mêlée qu’elle est d’un bon nombre de folies, et Dieu est témoin que mes idées sont bien différentes en ce moment, elle donne des renseignements assez exacts sur la mystérieuse personne de qui vient cette lettre, — et que je n’ai ni le temps ni la patience de séparer l’absurde commentaire du texte qu’il est si nécessaire que vous connaissiez.

Combinez cet avertissement, envoyé d’une si étrange façon, avec la défense faite à vous par votre correspondant de Londres, M. Griffiths, de visiter l’Angleterre, — avec le caractère de votre laird des lacs de la Solway — avec les habitudes des habitants de ce pays frontière, qui ne reconnaissent aucune loi, chez qui des mandats d’arrêt ne sont pas facilement exécutés, à cause de la jalousie mutuelle des deux peuples, qui ne peut souffrir que la justice de l’un intervienne chez l’autre ; souvenez-vous que sir John Fielding[61] lui-même disait à mon père qu’il lui était impossible de jamais poursuivre un coquin par delà le pont de Dumfries ; — que la distinction de whig et de tory, de papiste et de protestant, tient encore cette contrée, comparativement aux autres, dans un état de trouble et de résistance aux lois : — songez à tout cela, mon cher Darsie, et rappelez-vous qu’en demeurant à Mont-Sharon vous résidez dans une famille actuellement menacée de violence ; parmi des gens dont l’obstination provoque une attaque à laquelle ils ne peuvent, par principes, opposer aucune résistance.

Même, permettez-moi de vous le dire, en homme du barreau, la légalité du mode de pêche employé par votre ami Josué paraît fort douteuse à nos meilleurs jurisconsultes ; et si les filets à pieux sont réellement une obstruction illégale élevée dans le canal du golfe, un rassemblement qui viendrait viâ facti[62] les renverser et les détruire, ne serait pas considéré par la loi comme coupable de violence publique. Ainsi, en restant où vous êtes, il est vraisemblable que vous serez engagé dans une querelle où vous n’avez rien à faire, et qu’alors vous mettrez vos ennemis, quels qu’ils puissent être, à même d’exécuter, dans la confusion d’un mouvement général, les mauvais desseins qu’ils peuvent avoir formés contre votre sûreté personnelle. Des pêcheurs bravant toute loi, des braconniers, des contrebandiers, sont des gens qui ne seront guère touchés ni des textes de votre quaker ni de votre chevalerie. Si vous êtes assez don Quichotte pour rester la lance en arrêt, avec intention de défendre des individus aux filets à pieux, et aux vêtements de couleur sombre, je vous déclare un chevalier perdu ; car, comme je vous l’ai déjà dit, je doute que contre ces puissants redresseurs de torts, les officiers de justice et les constables se croient autorisés à intervenir. En un mot, revenez, mon cher Amadis ; l’aventure des filets de la Solway n’est pas réservée à Votre Seigneurie. Revenez, je serai votre fidèle Sancho Pança, et nous en chercherons qui promettent davantage. Nous battrons ensemble la campagne pour découvrir cette Urgande, cette inconnue de la Mante-Verte qui peut expliquer l’énigme de votre destinée mieux que la docte Eppie de Backharen, mieux que Cassandre elle-même.

Il faut bien que je plaisante, Darsie ; car, en discutant avec vous, les plaisanteries obtiennent parfois meilleur succès que les arguments ; mais le cœur me saigne, et je ne puis renvoyer davantage la balle. Si vous avez la moindre considération pour l’amitié que nous nous sommes si souvent jurée l’un à l’autre, que mes désirs l’emportent une fois sur votre caractère aventureux et romanesque. Je suis très-sérieux quand je vous proteste que les avis communiqués à mon père par ce M. Herries, et la lettre mystérieuse de la jeune dame se prêtent une force mutuelle, et que, si vous étiez ici, vous pourriez apprendre de l’un ou de l’autre, ou même de tous les deux, certaines choses qui jetteraient de la lumière sur votre naissance et vos parents. Vous ne préférerez certainement pas un caprice inutile à la perspective qui se développe devant vous.

Conformément à l’avis que me donne, dans sa lettre, la jeune demoiselle, car je suis certain que telle est encore sa condition, j’aurais voulu me rendre près de vous pour appuyer de vive voix sur ces arguments, au lieu de les exposer par écrit. Mais vous savez que le jour de mes examens est fixé ; j’ai déjà, remplissant les formalités voulues, visité mes examinateurs ; déjà le sujet de ma thèse est désigné. Tous ces motifs ne sauraient peut-être me retenir à la maison ; mais mon père regarderait toute irrégularité en cette occasion comme un coup mortel porté aux espérances qu’il s’est fait un bonheur d’entretenir toute sa vie, savoir que j’entrerais au barreau avec quelque honneur. Pour moi, je sais qu’il n’y a point grande difficulté à passer ces examens de forme, sinon comment certaines personnes de notre connaissance s’en fussent-elles tirées ? Mais pour mon père, ces formes constituent une solennité auguste et sérieuse, à laquelle il pense depuis bien long-temps, et m’absenter en ce moment pourrait presque lui faire perdre la tête. Pourtant je la perdrai tout-à-fait moi-même, si je ne reçois pas promptement l’assurance que vous revenez en toute hâte ici. — En attendant, j’ai recommandé à Hannah de tenir votre petite chambre dans le meilleur ordre possible. Je n’ai pu savoir si mon père vous avait déjà écrit ; et il n’a point reparlé de son entretien avec Birrenswork ; mais, quand je lui donnerai à entendre que vous courez à présent de grands dangers, je sais que mes instances pour que vous reveniez sans retard recevront sa cordiale approbation.

Une autre raison encore. — Je dois, suivant l’usage, donner à dîner à nos amis, après mon admission ; et mon père, mettant de côté toutes les considérations habituelles d’économie, désire que le festin soit dans le meilleur style possible. Venez donc ici, cher Darsie, ou, je vous le déclare, j’enverrai les examens, le dîner d’admission et les conviés au diable, et j’irai en personne vous chercher de vive force. Votre camarade, plein d’une vive inquiétude.

A. F.


LETTRE IX.

ALEXANDRE FAIRFORD, W.-S.[63], À M. DARSIE LATIMER.


Mon cher M. Darsie,


Comme je fus votre factor loco tutoris, ou plutôt, pour parler plus exactement, puisque je remplissais cette charge sans arrêt de la cour, votre negotiorum gestor, cette relation entre nous m’engage à vous écrire. J’ai rendu, à la vérité, le compte de ma gestion, lequel a été régulièrement approuvé, non-seulement par vous-même, que je n’ai jamais pu décider à en lire plus long que le titre et la somme totale, mais encore par le digne M. Samuel Griffiths de Londres, par l’intermédiaire duquel les remises m’étaient faites. Je pourrais donc, dans un sens, être considéré en ce qui vous touche comme functus officio ; néanmoins, pour parler facétieusement, j’ose espérer que je ne vous semblerai pas comptable d’une obligeance mal entendue, si je m’intéresse encore de temps à autre à votre bien-être. Mes motifs pour vous écrire cette fois sont de deux espèces.

J’ai rencontré un M. Herries de Birrenswork, gentilhomme d’une famille fort ancienne, mais qui, en ces derniers temps, s’est trouvé dans la gêne, et j’ignore si ses affaires sont aujourd’hui bien bonnes. Birrenswork dit qu’il croit avoir été intimement lié avec votre père ; il prétend que ce dernier s’appelait Ralph Latimer de Langeote-Hall, dans le Westmoreland, et parle d’affaires de famille dont il peut être pour vous de la plus haute importance d’être informé ; mais, comme il semblait ne pas vouloir me les communiquer à moi, je ne pouvais civilement le presser sur ce sujet. Je sais seulement que M. Herries a contribué pour sa bonne part à la tentative malheureuse et désespérée de 1745, et qu’il a été par suite inquiété, quoique probablement on n’y songe plus aujourd’hui. D’un autre côté, quoiqu’il ne professe pas ouvertement la religion papiste, il lui garde toujours une petite place dans son cœur ; et ces deux raisons-là m’ont fait hésiter à le recommander à un jeune homme dont les opinions ne sont peut-être pas si solidement établies sur l’Église et l’État, qu’elles ne puissent être changées par quelque coup de vent soudain de doctrine. J’ai observé, M. Darsie, que vous n’étiez pas très-pur du vieux levain de l’épiscopat, soit dit avec votre permission ; et quoique, à Dieu ne plaise, vous ne soyez en aucune façon malintentionné pour la ligne protestante de Hanovre, pourtant vous avez toujours aimé à entendre les magnifiques et merveilleuses histoires que les gentils-hommes montagnards racontent sur ces temps de trouble, et qu’ils feraient mieux de taire, si la chose leur était possible, vu qu’elles tendent à les couvrir plutôt de honte que d’honneur. Il m’est venu aussi, par un vent de côté, comme je puis le dire, que vous avez vécu avec certaines gens de la secte pestiférée des quakers plus intimement qu’il n’était besoin, — bande qui ne reconnaît ni prêtre, ni roi, ni magistrat civil, ni recueil de lois, pas même le nôtre ; et qui refuse de déposer soit in civilibus, soit in criminalibus, s’inquiétant peu du dommage qu’ils peuvent causer ainsi à de loyaux sujets ; à propos desquelles hérésies il vous serait utile de lire le Serpent sous l’herbe, ou le Pied hors du piège, deux traités fort estimés touchant ces doctrines.

Maintenant, M. Darsie, vous jugerez vous-même si vous pouvez, sans compromettre le salut de votre âme, demeurer plus long-temps parmi ces papistes et ces quakers, avec des défections à votre droite et des chutes à votre gauche. D’autre part, s’il vous est possible en conscience de résister à ces mauvaises doctrines, je crois que vous pouvez aussi bien demeurer dans les lieux où vous êtes, jusqu’à ce que vous voyiez M. Herries de Birrenswork, lequel en sait assurément plus long sur vos affaires qu’il n’en a jamais été, je pense, communiqué à personne en Écosse. J’aurais bien voulu apprendre de lui quelques confidences sur ces matières ; mais je l’ai trouvé mal disposé à parler, comme je peux vous l’avoir déjà dit.

Pour appeler une nouvelle cause, — j’ai le plaisir de vous annoncer qu’Alan a passé ses examens privés sur les lois écossaises au contentement de ses juges — grand soulagement pour mon esprit ; d’autant plus que le digne M. Pest m’a dit à l’oreille qu’il n’y avait rien à craindre pour le « gaillard », comme il l’appelait familièrement, ce qui me donne grande espérance. Son examen public, qui n’est rien en comparaison, doit avoir lieu par ordre de l’honorable doyen de la faculté, mercredi prochain ; et vendredi il endosse la robe, et donne une espèce de petit dîner à ses amis et connaissances, comme vous savez que c’est l’usage. Votre absence en affligera d’autres que lui, M. Darsie, et je regrette de songer qu’il nous est impossible de vous avoir, tant à cause de vos engagements que par l’arrivée de notre cousin Peter Fairford qui vient exprès de l’Ouest, et à qui nous n’avons pas d’autre chambre que la vôtre à offrir dans la maison. Pour être franc avec vous, suivant mes us et coutumes, M. Darsie, il n’est peut-être pas mauvais que vous et Alan vous ne vous revoyiez que lorsqu’il sera pour ainsi dire enchaîné à son nouvel état. Vous êtes un jeune homme agréable et plein de gaieté ; ce qui peut vous bien convenir, puisque vous avez de la fortune, comme je ne l’ignore pas, pour entretenir votre joviale humeur. Si vous considériez sagement la chose, vous reconnaîtriez peut-être qu’un homme aisé devrait mener une conduite circonspecte et grave ; pourtant vous êtes si loin de devenir sérieux et réfléchi à mesure qu’augmentent vos revenus annuels, que plus vous allez, plus il semble que vous aimiez les plaisirs. Mais il doit en être suivant votre volonté, en tant qu’il s’agit de vous-même. Alan, au contraire, pour ne point parler de mes économies, a tout à acquérir, et en sautant, en riant comme vous et lui aviez coutume de le faire, il aurait bientôt fait envoler toute la poudre de sa perruque et tous les pence de son gousset. Néanmoins j’espère que vous viendrez nous voir quand vous aurez terminé vos escapades, car il est un temps, comme dit le sage, pour recueillir, et un temps pour dépenser, et c’est le fait d’un homme sensé de songer avant tout à la récolte. Je suis toujours, mon cher monsieur, votre dévoué ami et très-obéissant serviteur.

Alexandre Fairford.

P. S. La thèse d’Alan a pour titre De periculo et commodo rei venditœ[64] et c’est un fort joli morceau de latin. — Rose-House dans notre voisinage est presque fini, et l’on pense que Duff-House

ne lui sera point comparable pour les décors.


LETTRE X.

DARSIE LATIMER À ALAN FAIRFORD.


L’intrigue se complique. J’ai reçu votre lettre, et une aussi de votre père. La seconde me place dans l’impossibilité de me rendre à la pressante invitation de la première. Non — je ne puis aller vous rejoindre, Alan ; et ce, pour la meilleure de toutes les raisons ; — je ne puis et ne dois point contrarier les désirs inquiets de votre père. Je ne m’offense nullement de ce qu’il souhaite mon absence. Il est naturel qu’il désire pour son fils ce que son fils mérite si bien — l’avantage d’un compagnon plus sage et plus posé que moi. Et pourtant je suis certain de m’être souvent donné beaucoup de peine pour acquérir cette décence de conduite qu’on ne peut pas plus soupçonner de sortir des justes bornes, qu’un hibou de poursuivre un papillon.

Mais c’était vainement que je fronçais les sourcils, à m’en donner un mal de tête, pour m’attirer la réputation d’un jeune homme grave, solide et réfléchi. Votre père a toujours découvert ou cru découvrir une espèce d’extravagance qui se cachait sous les rides de mon front, et qui rendait ma société périlleuse pour le futur avocat et le juge à venir. Eh bien, la philosophie du caporal Nym me servira de consolation : — « Ça ira comme ça pourra ». — Je ne puis retourner dans la maison de votre père, puisqu’il souhaite ne pas m’y voir ; et quant à votre dessein de venir ici, — par tout ce qui m’est cher, je jure que si vous vous rendiez coupable d’un tel acte de légèreté et de folie — pour ne pas dire d’irrévérence et de cruauté, considérant les désirs et les idées de votre père — je ne vous parlerais de ma vie ; c’est fort sérieusement que je le dis. D’ailleurs votre père, tandis qu’il me défend en quelque sorte de revenir à Édimbourg, me donne les plus puissantes raisons de rester encore un certain temps où je suis, en me faisant espérer que je puis recevoir de votre vieil ami, M. Herries de Birrenswork, quelques renseignements sur mon origine, que cet ancien rebelle semble posséder.

Ce monsieur a mentionné le nom d’une famille du Westmoreland, à laquelle il me suppose allié. Mes recherches ici sur une telle famille ont été infructueuses, — car les habitants des frontières des deux pays se connaissent peu les uns les autres. Mais je trouverai sans doute quelque Anglais auprès de qui je pourrai prendre des informations, puisque les maudites chaînes imposées à mes mouvements par le vieux Griffiths m’empêchent d’entrer moi-même en Angleterre. Au moins, la perspective d’obtenir des renseignements est-elle plus large ici que partout ailleurs. Ce sera pour moi un motif de faire un plus long séjour dans ces environs, conduite qui semble avoir l’approbation de votre père, dont l’opinion doit être plus importante que celle de votre demoiselle errante.

Quand même la route qui conduit à une telle découverte serait hérissée de dangers, je n’hésiterais pas à m’y engager. Mais il n’y a réellement aucun péril. Si les Tritons de la Solway viennent détruire les filets à marée de l’honnête quaker, je ne suis ni assez don Quichotte de caractère, ni assez Goliath de corps pour tenter de les défendre. Je n’ai pas envie d’essayer à soutenir une maison qui tombe, en l’étayant de mes épaules. Du reste Josué m’a dit que la compagnie dont il est membre, et qui renferme encore quelques gens experts dans les affaires de ce monde, si l’on nuisait à ses intérêts en exécutant les menaces qu’on ose faire, poursuivrait les coupables devant les tribunaux et obtiendrait des dédommagements que ses propres idées sur la non résistance ne l’empêcheraient sans doute pas de partager. Cette affaire marchera donc suivant les règles de la justice, et je n’ai l’intention d’intervenir que lorsqu’il sera nécessaire de diriger les plaignants vers votre cabinet. Je vous supplie donc de vous mettre en mesure, afin qu’ils vous trouvent initié à tous les statuts écossais sur les pêcheries de saumons, depuis la lex aquarum[65] jusqu’à nos jours.

Quant à la dame à la mante, je parierais que le soleil vous avait tellement ébloui les yeux dans cette matinée mémorable, que tous les objets vous paraissaient verts lorsque vous les regardiez ; et malgré l’expérience que James Wilkinson a acquise dans les fusiliers, aussi bien que son coup de sifflet négatif, je gagerais une couronne qu’elle n’est qu’une… je ne sais quoi après tout. Que la somme d’argent ne vous persuade pas le contraire. Elle saura bien vous faire cracher son billet, et (dépouilles plus considérables) — vos honoraires d’une session par-dessus le marché, si vous ne prenez pas bien garde à vous. S’il en était autrement, s’il y avait réellement un mystère caché sous cette visite, croyez-moi, c’en serait un que vous ne pourriez pénétrer, que moi-même je ne voudrais pas chercher à découvrir ; car si je venais à me tromper, et il serait possible que je me trompasse, j’aimerais mieux entrer dans le taureau de Phalaris, s’il se trouvait devant moi tout rouge, que de me laisser rôtir par vos railleries. Ne m’accusez pas de manque de confiance : dès l’instant que je pourrai jeter quelque lumière sur cette affaire, vous en recevrez avis ; mais tant que j’erre seulement dans les ténèbres, j’aime mieux ne pas appeler les gens sages pour qu’ils me voient casser le nez contre un poteau, Si donc cela vous émerveille,


Émerveillez-vous à votre aise
Jusqu’à l’heure où viendra le jour.


En attendant permettez-moi, cher Alan, de continuer mon journal.

Le troisième ou quatrième jour après mon arrivée à Mont-Sharon, le temps, ce fossoyeur chauve auquel je vous ai renvoyé, s’est mis certainement à clocher pour moi avec plus de lenteur qu’il ne l’avait encore fait. La raide morale de Josué et la simplicité huguenote de sa sœur commencèrent à perdre beaucoup de leur piquant avec la nouveauté, et ce mode de vie, à force d’être tranquille, devint abominablement ennuyeux. C’était, ainsi que vous dites, comme si les quakers eussent mis le soleil dans leur poche. Tout alentour était calme et paisible, même agréable ; mais il y avait dans toute cette routine une uniformité, un manque d’intérêt, une langueur sans espoir ni remède, qui rendaient la vie insipide. Sans doute, mon digne hôte et ma jolie hôtesse ne s’apercevaient point de ce vide, de cette absence de toute émotion, qui devenaient accablants pour leur jeune ami. Ils avaient leur petit cercle d’occupations, de charités et de plaisirs ; Rachel avait la basse-cour, et Josué son jardin. En outre, ils trouvaient sans doute du bonheur à se livrera leurs pieuses méditations ; et en résumé, le temps s’écoulait doucement et imperceptiblement pour eux, tandis que pour moi, qui aime passionnément les cascades et les cataractes, il semblait rester absolument immobile. Je songeais à retourner à Shepherd’s Bush, et je commençais à penser avec quelque plaisir au petit Benjie et à ma ligne. Le polisson n’a point eu peur de venir ici, et il rôde dans les environs afin de m’apercevoir de temps à autre ; je suppose que le petit drôle voudrait pêcher dans ma bourse quelques autres six pence. Mais c’eût été, aux yeux de Josué, la parabole de la truie bien lavée qui recommence à se vautrer dans la boue, et je résolus, tant que je fus son hôte, de ne pas heurter si violemment ses préjugés. Un point important eût été d’abréger le temps du séjour que je me proposais de faire chez lui ; mais, hélas ! je sentais que c’était également impossible. J’avais promis de rester une semaine ; et quoique cette promesse me fut échappée étourdiment, elle devait être tenue pour sacrée et même remplie à la lettre ; car les Amis ne souffrent pas qu’on s’en écarte.

Toutes ces considérations excitèrent en moi une espèce d’impatience hier matin, de sorte que je saisis mon chapeau et me préparai à faire une excursion au-delà des beaux jardins et de la ferme bien cultivée de Mont-Sharon, tout comme si je souhaitais m’échapper des domaines de l’art pour me précipiter dans ceux d’une nature libre et sans contrainte.

Je ne sais si j’avais été plus enchanté lorsque j’entrai pour la première fois dans cette paisible propriété, que je le fus (telle est l’instabilité et l’inconstance de l’humaine nature) lorsque j’en sortais pour parcourir les dunes immenses qui m’avaient semblé précédemment si désertes et si tristes. L’air que je respirais me paraissait plus pur et plus fortifiant. Les nuages couraient vite, chassés par une brise d’été, et passaient gaiement à la suite l’un de l’autre sur ma tête, tantôt obscurcissant le soleil, tantôt lui permettant de darder des rayons passagers de lumière sur les différentes parties du paysage, et principalement sur le large miroir du golfe lointain de la Solway.

Je m’avançais au milieu de cette scène avec le pas léger d’un captif redevenu libre ; et comme le Pèlerin de John Bunyan, j’aurais pu chanter les inspirations de mon cœur à mesure que je marchais. Il me semblait que ma gaieté s’était accumulée pendant que je n’avais pu lui donner un libre cours, et que j’avais bien droit, dans mon humeur joyeuse du moment, de dépenser les épargnes de cette précieuse semaine. Mais à l’instant même où j’allais entonner un joyeux couplet, j’entendis, avec ravissement et surprise, les voix de trois ou quatre personnes chanter avec beaucoup de succès ce vieux et gai refrain :


Tous nos hommes étaient joyeux,
Tous nos hommes buvaient au mieux :

Trois des miens, trois des tiens, et trois de la colline
Qui sur le lac au loin domine,
Arrivés près du bac, tous étaient bien joyeux,
Et tous aussi buvaient au mieux.


Quand le chœur eut cessé, suivirent de longs et bruyants éclats de rire par manière d’applaudissements. Attiré par des sons qui répondaient si bien à l’état actuel de mon esprit, je me dirigeai vers l’endroit d’où ils partaient, — avec précaution pourtant ; car les dunes, comme on me l’avait plus d’une fois donné à entendre, ne jouissaient pas d’une bonne réputation, et les attraits de la musique que je venais d’entendre, sans avoir l’harmonie de celle des sirènes, auraient pu être suivis de conséquences aussi désagréables pour un imprudent amateur.

Je me glissai donc pour ainsi dire, espérant que les inégalités du terrain, rompu qu’il était par des trous et des monticules de sable, me permettraient d’apercevoir les musiciens avant qu’ils pussent me remarquer : tandis que j’avançais, la vieille chansonnette reprit. Les voix semblaient appartenir à un homme et à deux enfants ; elles étaient dures, mais fidèles à la mesure, et conduites avec beaucoup trop d’habileté pour des paysans ordinaires.


Vois le soleil, Jemmy ! — Moi, dit-il, j’en vois deux.
Tom poursuit une vache et la prend pour un lièvre,
Will jette son cheval en un fossé bourbeux,
Pour le guérir, dit-il, d’un mouvement de fièvre.
Jack, croyant avoir vu le guet au bord de l’eau,
Pour fuir plus lestement monte sur un poteau,
Et donne des talons sur la lourde machine.

Tous nos hommes étaient joyeux ;
Tous nos hommes buvaient au mieux :
Trois des miens, trois des tiens et trois de la colline
Qui sur le lac au loin domine.
Arrivés près du bac, tous étaient bien joyeux,
Et tous aussi buvaient au mieux.


Les voix, se mêlant dans leurs différentes parties et se séparant ensuite, s’unissant de nouveau et se quittant encore en suivant l’air du vieux et gai refrain, semblaient sentir un peu l’influence de l’orgie que célébraient les chanteurs, et montraient évidemment que les musiciens étaient engagés dans une aussi joyeuse bombance que les personnages dont parle la chanson. Enfin je pus les apercevoir : ils étaient trois, et assis ou plutôt nichés à leur aise dans ce que vous pourriez appeler en écossais un bunker, dans un petit renfoncement que formait le sable, bien abrité, garanti d’un côté par l’élévation du sable même, et de l’autre par un paravent de houx en pleine fleur.

Le seul personnalise du trio que je connusse individuellement était ce fameux petit polisson de Benjie, qui, venant de terminer sa partition, fourrait d’une main un gros morceau de croûte de pâté dans sa bouche, tandis que de l’autre il tenait un pot d’ale mousseuse. Ses yeux rayonnaient de toute la joie d’un régal défendu, et ses traits, qui avaient en tout temps une expression de malice et d’espièglerie, exprimaient tout le plaisir qu’un pareil drôle peut trouver à manger, fût-ce du pain sec, pourvu qu’il soit volé ; à boire, fût-ce de l’eau, pourvu qu’il l’avale en cachette.

Il n’y avait pas à se méprendre sur la profession du couple qui se livrait avec Benjie à cette partie de débauche. La longue, large et grande redingote de l’homme (ou son couvre-fripon, comme on l’appelle plus vulgairement), l’étui d’un violon muni d’une courroie pour qu’on pût le porter, qui était à terre devant lui, à côté d’un petit havresac qui semblait renfermer les objets de première nécessité ; — des yeux d’un gris clair ; des traits qui, en luttant contre plus d’un orage, n’avaient pas perdu une bizarre et insouciante expression de gaieté, et qui étaient plus animés que de coutume, maintenant qu’il exerçait pour son propre plaisir l’art qui lui servait ordinairement à gagner son pain : — tout annonçait un de ces disciples péripatéticiens d’Orphée que le vulgaire appelle un ménétrier ambulant. En le regardant avec plus d’attention, je découvris aisément que les yeux du pauvre musicien, quoique ouverts, étaient privés de la vue, et que l’extase avec laquelle il les levait au ciel ne tirait son expression que des émotions intérieures qu’il ressentait, sans recevoir aucun secours des objets visibles dont il était environné. Près de lui était assise sa compagne, avec un chapeau d’homme, une veste bleue qui avait fait également partie d’un habillement du même sexe, et un jupon rouge. Elle était plus propre de corps et de vêtements, que ne le sont en général les voyageurs de cette espèce ; et après avoir été dans son temps une bona roba, elle ne négligeait pas encore de donner quelques soins à son extérieur ; elle portait un gros collier d’ambre et des boucles d’oreilles en argent, et son plaid était retenu sur sa poitrine avec une longue épingle de même métal.

L’homme aussi avait l’air propre, malgré la grossièreté de ses vêtements : un mouchoir de soie propre était bien noué autour de son cou et laissait entrevoir du linge très-blanc ; sa barbe même, au lieu de montrer ces tronçons grisâtres que le rasoir n’a point abattus depuis plusieurs jours, retombait épaisse et soignée sur sa poitrine, à la longueur de six pouces, et se réunissait à ses cheveux qui commençaient seulement à se ressentir de l’atteinte des ans. Pour achever son portrait, le large vêtement que j’ai déjà décrit était serré autour de son corps par une ample ceinture de mode antique, à clous de cuivre, à laquelle étaient suspendus un poignard, et un couteau avec une fourchette qui en sont l’accompagnement ordinaire. En résumé, il y avait dans cet homme quelque chose de bizarre et de romanesque que je ne me serais pas attendu à rencontrer dans un ménétrier de nos jours ; en outre, le coup d’archet, qu’il donnait de temps à autre sur son violon pour conduire le petit chœur, n’était aucunement celui d’un joueur ordinaire.

Vous devez comprendre que la plupart de ces observations furent le fruit de remarques ultérieures ; car à peine m’étais-je assez approché pour distinguer la petite troupe, que le compagnon de mon ami Benjie, le basset qu’il appelle du nom fort convenable de Hemp[66], se mit à remuer la queue et les oreilles, et m’ayant reconnu, il se mit à courir en aboyant comme une furie vers l’endroit où j’avais l’intention de rester caché jusqu’à ce que j^eusse entendu une autre chanson. Je fus donc obligé de me remettre sur mes pieds et d’intimider Hemp, qui autrement m’aurait mordu, en lui appliquant sur le dos deux bons coups qui le renvoyèrent en grognant vers son maître.

Le petit Benjie parut d’abord un peu décontenancé à ma vue ; mais sachant combien il était facile de m’apaiser, et se rappelant que le pauvre Salomon ne m’appartenait pas, il affecta une grande joie de me voir, et presque en même temps il assura le musicien ambulant que j’étais « un grand gentilhomme, que j’avais beaucoup d’argent, et que j’étais extrêmement bon pour les pauvres ; » il m’informa aussi que c’était là « Willie Steenson — Willie le voyageur[67], — le meilleur joueur de violon qui eût jamais raclé des cordes de boyaux avec des crins de cheval. »

La femme se leva et fit une révérence ; Willie le voyageur sanctionna les éloges donnés à son talent par un signe de tête approbatif, et en s’écriant : « Tout ce que dit ce jeune garçon est la vérité. »

Je lui demandai s’il était du pays.

« De ce pays ! répliqua l’aveugle — je suis de tous les pays que renferme la vaste Écosse et une bonne partie de l’Angleterre par-dessus le marché. Mais pourtant je suis dans un certain sens de ce pays ; car je suis né dans un lieu d’où l’on pourrait entendre rugir la Solway. Régalerai-je Votre Honneur d’un petit air sur mon vieux gagne-pain ? »

Il préluda, en parlant ainsi, d’une manière qui excita vraiment ma curiosité ; puis, prenant pour thème le vieil air de Galashiels[68], il l’embellit par des variations compliquées et bizarres, mais ravissantes. Pendant qu’il jouait, il était facile d’observer comme sa figure, privée de la vue, s’épanouissait d’orgueil et de plaisir, au sentiment intime qu’il faisait preuve d’un talent fort distingué.

« Que pensez-vous de cela, pour mes soixante-deux ans ? »

Je lui exprimai ma surprise et mon contentement.

« C’est une fantaisie, mon cher monsieur, — rien qu’une fantaisie, répliqua le vieillard ; cela ne ressemble en rien à la musique de vos concerts et de vos spectacles d’Édimbourg ; mais c’est assez bon pour jouer à des passants au bord d’un fossé. — En voici une autre ; — ce n’est pas un air écossais, mais il passe pour tel. — Oswald l’a fait lui-même, je pense ; — il en a trompé plus d’un, mais il ne peut tromper Willie le voyageur. »

Il joua alors votre air favori de Rosling-Castle avec une infinité de charmantes variations, et je suis certain que la plupart étaient improvisées.

« Vous avez là un autre violon, mon ami, dis-je ; — avez-vous un camarade ? » Mais les oreilles de Willie étaient assourdies ou son attention était encore absorbée par l’air qu’il avait joué.

La femme répondit pour lui : » Oh ! oui, monsieur ; sans doute, nous avons un associé, — un pauvre diable comme nous. Ce n’est pas que mon cher homme n’aurait pu être mieux s’il avait voulu ; car plus d’un bon coin a été offert dans plus d’une bonne maison à mon cher Willie, à condition qu’il resterait tranquille et qu’il jouerait au beau monde.

— Silence, femme ! silence ! » dit l’aveugle d’un ton fâché en secouant la tête ; « ne fatiguez pas monsieur avec votre babillage. Rester dans une maison et jouer au beau monde ! — prendre l’archet quand il plaît à milady, et le déposer quand milord l’ordonne ! Non, non, ce n’est pas vivre pour Willie. Regarde donc, Meggie — vois donc, femme, si tu vois venir Robin. — Le diable l’emporte ! il se sera mis sous le vent du bol à punch de quelque contrebandier, et n’en bougera pas de la nuit, j’en suis sûr.

— C’est l’instrument de votre camarade, dis-je ; voulez-vous me permettre d’essayer mon talent ? » Je glissai en même temps un shilling dans la main de la femme.

« Je ne sais si je dois vous confier le violon de Robin, » répliqua Willie brusquement. Sa femme lui poussa le coude. « Finissez, Meggie, » continua-t-il, dédaignant l’avis qu’elle lui donnait ; « quoique monsieur vous ait donné de l’argent, il peut bien ne pas avoir la main faite à l’archet, et je ne confierai pas le violon de Robin à un ignoramus. — Mais ce n’est pas encore si mal, » ajouta-t-il, comme je commençais à jouer ; « je crois que vous vous y entendez un peu. »

Pour le confirmer dans cette favorable opinion, je me mis à exécuter un air martial si compliqué que je m’attendais à changer le Crowdero[69] en pierre, d’envie et d’étonnement. Je montai au plus haut de l’octave, pour redescendre aussitôt au plus bas ; je fis voler mes doigts sur les cordes ; — j’accumulai tours de force sur tours de force ; — je combinai arpégements et sons harmoniques, mais sans exciter aucunement la surprise dont je m’étais flatté.

Willie, à vrai dire, m’écouta avec beaucoup d’attention ; mais je n’eus pas plus tôt fini qu’il imita, sur son propre violon, la complication bizarre de sons que j’avais produits, et fit une parodie si grotesque de mon jeu que je ne pus m’empêcher de rire de bon cœur, quoique je fusse un peu piqué. Benjie se hâta de faire chorus avec moi, oubliant le respect qu’il me devait ; tandis que la pauvre femme, craignant sans doute que je ne m’offensasse de cette familiarité, semblait partagée entre sa vénération conjugale pour son Willie et le désir de lui donner un avis pour sa gouverne.

Enfin, le vieillard s’arrêta de son plein gré, et, comme s’il m’eût suffisamment censuré par sa parodie, il ajouta : « Mais, malgré tout, vous ne joueriez pas mal avec un peu de pratique et quelques bonnes leçons. Mais il vous faut apprendre à y mettre de l’âme, monsieur, — à y mettre de l’âme. »

Je jouai un air plus simple, et j’obtins une approbation plus décidée.

« C’est beaucoup mieux comme cela, monsieur. Oh ! vous êtes un gaillard assez habile. »

Sa femme le tira encore par son habit. « Monsieur est un homme de société, Willie : — il ne faut pas lui parler de la sorte, mon ami.

« Et pourquoi non, par le diable ! répliqua Willie ; pourquoi non ? — Quand il serait dix fois homme de société, il ne sait pas manier l’archet comme moi, n’est-ce pas ?

— C’est l’exacte vérité, mon honnête ami, repris-je ; et si vous voulez venir avec moi dans une maison ici près, je serai content de passer une soirée avec vous. »

Ici je regardai autour de moi, et j’aperçus Benjie tâchant d’étouffer un rire où il entrait certainement de la malice. Je saisis aussitôt par l’oreille, et je lui fis avouer qu’il riait à l’idée de l’accueil que recevrait vraisemblablement un joueur de violon des quakers de Mont-Sharon. Je le lâchai, fort satisfait que sa gaieté m’eût rappelé à temps ce que j’avais un moment oublié ; et j’invitai le musicien ambulant à me suivre à Shepherd’s Bush, d’où je me proposais d’envoyer un mot à M. Geddes pour le prévenir que je ne rentrerais pas le soir. Mais le ménétrier refusa aussi cette invitation ; il était engagé pour la nuit, dit-il, à une danse dans les environs, et il prononça une énergique malédiction sur la paresse ou l’ivrognerie de son camarade qui n’était pas encore arrivé au lieu du rendez-vous.

« J’irai avec vous à sa place, » dis-je par une fantaisie soudaine, « et je vous donnerai une couronne[70] pour m’introduire comme votre camarade.

— Vous, venir à la place de Rob le rôdeur ! Ma foi, l’ami, vous n’êtes pas honteux, » répondit Willie le voyageur d’un ton qui porta le coup mortel à ma folle gaieté.

Mais Meggie, à qui l’offre de la couronne n’avait pas échappé, se mit à en suivre la trace en adressant à son mari une espèce de sermon « Ô Willie ! cher Willie, quand apprendrez-vous à être sage ? Il y a une couronne à gagner sans autre peine que de dire le nom d’un homme pour un autre. Et, c’est la vérité pure ! je n’ai absolument qu’un shilling que monsieur vient de me donner. et un boddle que j’avais déjà ; si vous ne voulez pas même prendre le soin de ramasser l’argent qu’on jette à vos pieds, vous mourrez de la mort d’un bidet de charretier, entre les échalas d’un enclos. Que pourrais-je faire de mieux que de me coucher à terre et de mourir avec vous ? car vous refusez de nous faire vivre tous deux.

— Retenez votre langue et vos sottises, femme, » répliqua Willie, mais d’un ton moins absolu qu’auparavant. « Est-ce vraiment un homme comme il faut, ou un simple joueur d’instrument ?

— Je vous réponds que c’est un homme comme il faut.

— Je vous réponds que vous ne vous y connaissez guère. Laissez-moi voir votre main, s’il vous plaît, camarade. »

Je lui donnai ma main. Il se dit à lui-même : « Oui, oui, voilà des doigts qui n’ont pas beaucoup vu de service. » Puis, passant sa main sur mes cheveux, ma figure et mes vêtements, il continua son soliloque : « Oui, oui, des cheveux bien peignés, du meilleur drap, et dix-sept cents chemises sur le dos, au moins. — Et comment vous imaginez-vous, mon brave drôle, que vous passerez pour un joueur de violon ambulant ?

Mes vêtements sont communs, » répondis-je. — En effet, j’avais mis ce matin mes habits les plus ordinaires, pour complaire à mes amis les quakers ; — « et je puis aisément passer pour un jeune fermier qui fait ses farces. Allons, je doublerai la couronne que je vous ai promise.

— Au diable vos couronnes ! s’écria le désintéressé musicien. Je voudrais bien jouer une ronde avec vous, c’est certain ; — mais comment voulez-vous qu’on vous prenne pour un fermier, avec une main qui n’a jamais manié ni la charrue ni la pioche, et qui ne les maniera jamais. Vous pouvez passer pour un garçon marchand de Dumfries, pour un étudiant en fredaine, ou quelque chose comme cela. — Mais écoutez, jeune homme ; si vous comptez faire le diable avec les drôlesses de filles que vous trouverez où nous allons, il vous en adviendra mal : je puis vous le dire ; car les pêcheurs ne sont pas plus patients qu’il ne faut, et n’entendent pas la plaisanterie. »

Je promis d’être prudent et réservé, et pour gagner tout à fait la bonne femme, je lui glissai dans la main la pièce promise. Les organes subtils de l’aveugle découvrirent cette petite manœuvre.

« En êtes-vous encore avec l’argent, coquine ? Je gagerais que vous aimeriez mieux entendre deux pence tinter l’un contre l’autre, qu’une improvisation de Rory-Dall[71], s’il pouvait venir recommencer sa vie errante. Allez-vous-en frapper à la porte de la mère Gregson ; procurez-vous ce dont vous avez besoin, attendez-y jusqu’à onze heures du matin, et si vous voyez Robin, envoyez-le-moi.

— N’irai-je donc pas à la danse ? » demanda Meggie d’un ton désappointé.

« Et pourquoi iriez-vous ? » répondit son seigneur et maître. « Pour danser toute la nuit, n’est-ce pas ? et ne pouvoir avancer de la longueur de votre semelle demain matin, quand nous avons dix milles d’Écosse à faire ? Non, non. « Mettez votre cheval à l’écurie, et votre femme au lit, quand vous avez à travailler la nuit. »

— Eh bien, en bien, mon cher Willie, vous savez ce qui convient le mieux ; mais, au moins, prenez bien garde à vous, et songez que vous n’avez plus le bonheur d’y voir.

— Votre langue finira par me lasser du bonheur d’entendre femme, » répliqua Willie en réponse à cette tendre exhortation.

Mais j’intervins alors dans mon propre intérêt. « Attendez donc, bonnes gens, rappelez-vous qu’il faut que j’envoie l’enfant à Mont-Sharon, et si vous, ma brave femme, vous retournez à Shepherd’s Bush, comment diable pourrai-je conduire l’aveugle au lieu où il veut se rendre ? Je ne connais que peu ou point le pays.

— Et vous connaissez encore moins mon cher homme, monsieur, répliqua Meggie, si vous croyez qu’il a besoin de guide ; il est lui-même le meilleur de tous ceux qu’on pourrait trouver entre Criffell et Carlisle : routes pour les chevaux et routes pour les piétons ; chemins vicinaux et chemins communaux, grandes routes et routes de traverse, il connaît chaque pouce de terrain dans le Nithsdale.

— Oui-dà ! vous auriez pu dire dans toute l’Écosse, la mère, ajouta le ménétrier. Mettez-vous en route, Meggie, voici le premier mot sensé que vous ayez prononcé de la journée. Je voudrais que la nuit fût sombre, qu’il plût, qu’il fît du vent, pour l’instruction de monsieur, afin de lui faire voir qu’il est des instants où un aveugle y voit mieux encore que des personnes qui ont leurs yeux ; car je suis aussi sûr de mon chemin dans l’obscurité qu’en plein jour. »

Peu fâché intérieurement que mon compagnon n’eût pas à me donner cette dernière preuve de son habileté, j’écrivis un billet au crayon, où j’ordonnais à Samuel de m’amener mes chevaux à minuit, heure à laquelle je pensais que ma fantaisie serait passée, au lieu que lui indiquerait le porteur, et j’envoyai le petit Benjie d’autre part porter mes excuses au digne quaker.

Comme nous partions dans nos différentes directions, la bonne femme me dit : « Oh ! monsieur, si vous demandiez seulement à Willie de vous conter une de ses histoires pour abréger la route ! Il sait parler comme un ministre du haut d’une chaire, et même il aurait été ministre, mais…

— Retenez votre langue, folle ! — Mais attendez, Meg, — embrassez-moi ; il ne faut pas nous quitter fâchés, non plus. » — Et nous nous séparâmes ainsi.


LETTRE XI.

LE MÊME AU MÊME.


Il faut vous figurer maintenant que vous nous voyez parcourir chacun de notre côté les dunes désertes. Là, c’est le petit Benjie qui court vers le nord, avec Hemp sur ses talons, s’enfuyant tous deux comme s’il s’agissait de la vie, aussi long-temps que le polisson sait que son maître peut l’apercevoir, mais comptant bien marcher tout à son aise dès qu’il sera hors de vue. En regardant à l’ouest, vous voyez la haute taille et le chapeau à forme élevée de Meggie, qui a rejeté son manteau sur son épaule gauche pour être plus agile, s’obscurcir à mesure que la distance diminue sa grandeur, et que les rayons du soleil, déjà de niveau avec la mer, commencent à s’y enfoncer.

Puis, vous tournant avec célérité vers l’orient, vous apercevez en plein Darsie Latimer, avec sa nouvelle connaissance, Willie le voyageur ; ce dernier touche de temps à autre la terre avec son bâton, non pas d’une manière incertaine et timide, mais avec l’air confiant d’un pilote expérimenté qui jette la sonde dans un endroit où il sait par cœur la hauteur de l’eau, et s’avance avec autant d’assurance et de hardiesse que s’il possédait les yeux d’Argus. Ils cheminent, chacun avec son violon pendu derrière le dos, mais l’un d’eux ignore complètement où ils portent leurs pas.

Et pourquoi vous engouer si vite d’une pareille folie ? demande mon sage conseiller. — Ma foi, je crois qu’en somme, de même que le sentiment de mon abandon et le plaisir qu’on trouve à échanger des soins mutuels m’ont décidé à m’établir momentanément à Mont-Sharon ; de même l’uniformité de la vie que j’y menais, la simplicité paisible de la conversation des Geddes, et la monotonie de leurs amusements et de leurs occupations, ont lassé mon naturel impatient, et m’ont disposé à saisir le premier moyen d’évasion que le hasard mettrait à ma portée.

Que n’aurais-je pas donné pour parvenir à répandre sur mon visage cet air solennel et grave que vous possédez, afin de couvrir mon espièglerie de cette couleur sérieuse, dont vous avez si souvent couvert les vôtres ! Vous avez une si heureuse adresse pour faire les choses les plus folles de la manière la plus sage, que vous feriez passer vos extravagances pour des actions raisonnables aux yeux de la prudence même.

D’après la direction que suivait mon guide, je commençai à soupçonner que la vallée de Brokenburn était le but de notre voyage. Or, il devenait important pour moi de réfléchir si je pouvais honnêtement, et même sans péril, forcer pour ainsi dire mon ancien hôte à m’accorder encore l’hospitalité. Je demandai donc à Willie si nous n’allions pas chez le laird.

« Connaissez-vous le laird ? » répliqua Willie interrompant une ouverture de Corelli, dont il avait sifflé plusieurs morceaux avec une grande précision.

« Je le connais un peu, répondis-je ; et c’est pourquoi je doute si je dois m’introduire dans sa maison sous un déguisement.

— Et j’hésiterais moi, non pas un peu, mais beaucoup, avant de vous y conduire, mon jeune ami ; car je pense que le mieux qui pourrait nous en arriver, à vous et à moi, serait de nous faire rompre quelques os. Non, non, ami, nous n’allons pas chez le laird, mais à une joyeuse réunion à Brokenburn-Foot, où il y aura force jolis garçons et force jolies filles ; et peut-être y verra-t-on les gens du laird, car pour lui-même il ne vient jamais à de pareilles assemblées. Il ne songe plus qu’au fusil de chasse et à la javeline au saumon, à présent que piques et mousquets ne sont plus à l’ordre du jour.

— Il a donc été soldat ?

— Je répondrais qu’il a servi. Mais suivez mon conseil, et ne vous inquiétez pas de lui plus qu’il ne s’inquiète de vous. Mieux vaut laisser dormir les chiens qui dorment. Nous ferons fort bien de ne pas parler du laird, jeune homme. Mais dites-moi plutôt quelle espèce d’espiègle vous êtes pour être si disposé à devenir compagnon d’un vieux joueur de violon ambulant ? Meggie soutient que vous êtes un homme comme il faut, mais un shilling fait toute la différence que met Meggie entre un seigneur et un vilain, et vos couronnes vous rendraient prince du sang à ses yeux. Pour moi, je suis à même de savoir que vous portez de beaux habits et que vous avez la main douce ; mais c’est aussi bien un signe de paresse que de noblesse. »

Je lui déclinai mon nom, en ajoutant, comme je l’avais déjà appris à M. Josué Geddes, que j’étais étudiant en droit, ennuyé de mes études, et voyageant pour ma santé et mon plaisir.

« Et êtes-vous dans l’habitude de vous accrocher à tous les vagabonds que vous rencontrez sur la grande route, ou que vous découvrez se couchant sans lumière au fond d’un trou dans le sable ?

— Oh ! non ; seulement avec d’honnêtes gens comme vous-même, Willie.

— D’honnêtes gens comme moi ! — Comment savez-vous si je suis honnête, ou qui je suis ? — Sachez que je puis être le diable lui-même ; car il a le pouvoir de devenir déguisé comme un ange de clarté, et en outre il excelle à jouer du violon. — Il exécuta une sonate à Corelli, comme vous savez. »

Il y avait quelque chose de bizarre dans ce discours et dans le ton dont il était débité. Il semblait que mon compagnon n’avait pas toujours sa tête, ou qu’il voulait essayer s’il pourrait m’effrayer. Je souris pourtant à l’extravagance de son langage ; et, pour toute réponse, je lui demandai s’il était assez fou pour croire que le diable pût jouer une si ridicule mascarade.

« Vous n’en savez rien ; — non rien, » reprit le vieillard en branlant la tête, secouant sa barbe et fronçant les sourcils. « Je pourrais vous conter une histoire à ce sujet. »

Je me rappelai alors que sa femme m’avait prévenu qu’il était aussi bon conteur qu’habile musicien ; et, comme vous savez que j’aime les histoires superstitieuses, je le suppliai de me donner un échantillon de son talent tandis que nous marchions.

« Il est bien vrai, dit l’aveugle, que, quand je suis las de manier l’archet ou de chanter des ballades, j’échappe aux importunités des paysans par une histoire que je raconte ; et j’en sais de si terribles, qu’elles font trembler les vieilles femmes sur leurs sièges, et sauter les petits enfants à bas de leur lit pour accourir vers leurs mères. Mais celle que je vais vous dire roule sur un fait arrivé dans notre propre maison, du temps de mon père ; c’est-à-dire, quand mon père était encore un jeune gaillard ; et je vous la conte pour qu’elle vous serve de leçon à vous qui n’êtes qu’un enfant, qu’un étourdi, et qui vous attachez aux gens sur une route peu fréquentée : car grandes furent les pertes et les inquiétudes qui en résultèrent pour mon pauvre père. »

Il commença donc son histoire d’une voix distincte et d’un ton convenable à un récit, l’élevant et l’abaissant avec une admirable habileté ; parfois parlant presque tout bas, et tournant vers ma figure ses yeux brillants, mais privés de la vue, comme s’il lui eût été possible de distinguer l’impression que produisait son récit sur mon visage. Je ne vous en ferai pas grâce d’une syllabe, quoiqu’elle soit des plus longues : je tire donc un trait, — et je commence.


Histoire racontée par Willie le voyageur.

Vous devez avoir entendu parler de sir Robert Redgauntlet de Redgauntlet, qui habitait dans ces environs avant les années de disette. Le pays s’en souviendra long-temps, et nos pères osaient à peine respirer quand on prononçait son nom devant eux. Il était avec les montagnards du temps de Montrose, et il se montra encore sur les montagnes de Glencairn en 1632 : aussi, quand le roi Charles II revint, qui fut en faveur comme le laird de Redgauntlet ? Il fut fait chevalier de la cour de Londres avec la propre épée du roi, et devint un des plus enragés de ces coquins d’épiscopaux. Il arriva ici, rugissant comme un lion, avec une commission de lieutenant, ou le diable sait de quoi, pour réduire tous les whigs et tous les convenantaires du pays. C’était une fameuse besogne ; car les whigs étaient aussi braves que les cavaliers étaient fiers, et c’était à qui lasserait l’autre. Redgauntlet se déclarait toujours pour la violence, et son nom n’était pas moins connu dans le pays que ceux de Claverhouse et de Tarn Dalyel. Vallons ni rochers, montagnes ni cavernes, ne pouvaient cacher les pauvres whigs, lorsque Redgauntlet les poursuivait au son du cor et avec sa meute, comme s’ils eussent été autant de daims. Et en vérité, quand il les attrapait, il ne leur faisait pas beaucoup plus de cérémonie que n’en fait un montagnard à un chevreuil. — Voici tout ce qu’il disait : « Voulez-vous prêter serment ? — Non ? — Alors, attention ! — En joue ! — feu ! » et le rebelle restait sur place.

Sir Robert était haï et redouté au loin. On pensait qu’il avait directement fait un pacte avec le diable ; — qu’il était à l’épreuve de l’acier, — et que les balles glissaient sur son justaucorps de buffle, comme les grains de grêle sur un toit ; qu’il avait une jument qui se transformait en lièvre de l’autre côté de Carrifra-Gawns, et beaucoup d’autres choses encore dont je vous entretiendrai plus tard. La meilleure bénédiction qu’on lui souhaitait, c’était : « Que le diable déchire Redgauntlet ! » Néanmoins, il n’était pas mauvais maître pour ses gens, et ses fermiers l’aimaient encore assez ; quant aux satellites et aux soldats qui le secondaient dans ses persécutions, comme les whigs appelaient ces sanglantes époques, ils se seraient enivrés à n’y plus voir en buvant à la santé du laird.

Maintenant, vous saurez que mon grand-père demeurait sur les domaines de Redgauntlet : — l’endroit se nomme Primrose-Know. Nous y avions demeuré sous la domination des Redgauntlet, depuis le commencement des poursuites et bien auparavant. C’était une jolie habitation, et je crois que l’air y est plus vivifiant et plus frais que partout ailleurs dans le pays : elle est maintenant tout à fait abandonnée. J’étais assis sur le seuil de la porte brisée il y a trois jours, et j’étais content qu’il me fût impossible de voir le triste état de notre ancienne demeure ; mais il ne s’agit point de tout cela. C’était donc là que demeurait mon grand-père Steenie Steenson, coureur de pays et bon diable dans son jeune temps, joueur habile de cornemuse ; il était fameux pour l’air de Hoopers et Girders. — Tout le Cumberland ne le valait pas pour celui de Jockie Lutin ; — et il avait les doigts les plus agiles qu’il y eût sur le violon, entre Cerwick et Carlisle. Un gaillard comme Steenie n’était pas de l’étoffe dont se font les whigs. Il devint donc tory, comme on disait alors ; ce qui équivaut à jacobite aujourd’hui, par une espèce de nécessité, pour appartenir à l’un ou à l’autre de ces partis. Il n’avait aucune malveillance pour les whigs, et n’aimait pas à voir couler le sang : néanmoins, comme il était obligé de suivre sir Robert à la chasse et au combat, aux battues et aux excursions, il vit faire beaucoup de mal, et peut-être en fit-il un peu qu’il ne pouvait éviter.

Or Steenie était devenu en quelque sorte le favori de son maître, et il était connu de tous les gens du château : souvent on l’envoyait chercher pour qu’il jouât de la cornemuse, lorsqu’il y avait des réjouissances. Le vieux Dougal Mac Calluni, le sommelier, qui avait suivi sir Rohert dans ses revers et ses succès, par monts et par vaux, à travers marais et rivières, aimait passionnément la cornemuse, et disait toujours un mot au laird dans l’intérêt de mon grand-père ; car Dougal menait son maître par le bout du nez.

Enfin arriva la révolution, et vraisemblablement elle aurait dû briser le cœur de Dougal et de son maître. Le changement ne fut pas tout à fait aussi grand qu’ils le craignaient, et que le pensaient d’autres gens. Les whigs faisaient grand tapage des représailles qu’ils exerceraient contre leurs anciens ennemis, et surtout contre sir Robert Redgauntlet. Mais il y avait trop de hauts personnages qui avaient pris part à la même besogne pour faire un triage et constituer un nouveau monde. Le parlement n’y donna donc pas grande attention ; et sir Robert, si ce n’est qu’il lui fallut chasser des renards au lieu de covenantaires, resta comme il était auparavant. Ses festins étaient aussi splendides, et sa grand’salle aussi bien éclairée que jamais, quoiqu’il n’eût plus les amendes des non-conformistes pour garnir le buffet et le cellier. Il est certain qu’il commença à devenir moins accommodant pour les rentes que les fermiers ne lui payaient pas trop bien auparavant, et il fallait qu’ils fussent exacts au jour de l’échéance, sans cela le laird n’était pas content. Or c’était un homme si terrible, que personne ne se souciait de le fâcher ; les jurements qu’il lâchait, la fureur à laquelle il avait coutume de se livrer, et l’air menaçant qu’il savait prendre, donnaient parfois à penser que c’était un diable incarné.

Eh bien, mon grand-père n’était pas économe : non pas qu’il n’eût aucun ordre ; — mais il n’avait pas le don de l’épargne, et il se trouva arriéré de deux termes. La première fois, à la Pentecôte, il s’en tira avec de belles paroles et sa cornemuse ; mais quand arriva la Saint-Martin, sommation fut faite par le receveur des rentes de payer au jour fixé la somme due, ou d’avoir à décamper. Il ne lui était pas facile de se procurer de l’argent ; mais il avait beaucoup d’amis, et il parvint à réunir entre eux tous l’argent dont il avait besoin — mille marcs — dont la plus grande partie était prêtée par un voisin qu’on appelait Laurie Lapraick — un fin matois. Laurie ne manquait pas d’écus — savait chasser avec la meute et fuir avec le lièvre — puis était whig ou tory, saint ou pécheur, suivant le côté d’où venait le vent. Il excellait à mener sa barque dans ce monde de révolution ; il aimait assez à entendre de temps à autre une marche ou un air sur la cornemuse ; et surtout, il croyait n’avoir rien à craindre pour l’argent qu’il prêtait à mon grand-père sur la ferme de Primrose-Know.

Mon grand-père s’en alla donc au château de Redgauntlet avec une bourse pesante et un cœur léger, content d’éviter la colère du laird. Eh bien, la première chose qu’il apprit au château, fut que sir Robert avait eu un accès de goutte, parce que mon grand-père n’était pas arrivé avant midi. Ce n’était pas à cause de l’argent, dit Dougal, mais parce qu’il lui coûtait de renvoyer son favori de ses domaines. Dougal fut content de voir Steenie, et l’amena dans le grand salon à boiseries de chêne, où le laird était assis tout seul, si ce n’est qu’il avait près de lui un vilain grand singe qui était particulièrement dans ses bonnes grâces : — maudite bête, qui jouait mille tours pendables par jour — dont il était difficile de se faire bien venir, et qui se fâchait aisément — qui courait à travers tout le château, piaillant et criant, pinçant et mordant les gens, surtout à l’approche des mauvais temps ou des troubles dans l’État. Sir Robert l’appelait le major Weir, comme le sorcier qui fut brûlé à Édimbourg ; et peu de personnes aimaient le nom ou les qualités de cette créature. On croyait qu’il y avait quelque chose en elle d’extraordinaire — et mon grand père ne fut pas plus satisfait qu’il ne faut quand la porte se ferma sur lui, et qu’il se vit seul dans la chambre avec le laird, Dougal Mac Callum et le major, chose qui ne lui était pas encore arrivée.

Sir Robert était assis, je devrais dire couché dans un grand fauteuil à bras, entortillé dans son ample robe de velours, et les pieds sur son coussin ; car il avait et la goutte et la gravelle, et sa figure était aussi effroyable et aussi pâle que celle de Satan. Le major Weir était accroupi en face de lui, avec un habit rouge brodé et la perruque de son maître sur sa tête ; et chaque fois que la douleur arrachait une grimace à sir Robert, le singe grimaçait aussi, comme une tête de mouton suspendue à la porte d’un boucher ; le vilain et terrible couple qu’ils formaient tous deux ! — Le justaucorps de buffle du laird était accroché à un clou derrière lui, et il avait son sabre et ses pistolets sous la main ; car il était fidèle à la vieille coutume d’avoir toujours ses armes prêtes et un cheval sellé jour et nuit, ainsi qu’il ne manquait jamais de le faire lorsqu’il pouvait encore manier un cheval et courir après les pauvres montagnards qu’il parvenait à dépister. Certaines gens disaient que c’était de crainte que les whigs ne voulussent se venger, mais je pense moi que c’était simplement par habitude. — Il ne craignait personne. Le registre des fermages, avec sa couverture noire et ses fermoirs de cuivre, était devant lui, et un livre de chansons licencieuses était placé entre ces feuillets pour le tenir ouvert à l’endroit qui portait témoignage contre le bon homme de Primrose-Know, comme en arrière pour ses rentes et son loyer. Sir Robert lança à mon grand-père un regard tel, qu’il semblait vouloir lui arracher le cœur hors de l’estomac. Il vous faut savoir qu’il avait une manière telle de froncer les sourcils, qu’on distinguait parfaitement sur son front une marque profondément empreinte d’un fer à cheval, comme si on l’y eût imprimé.

« Êtes-vous venu les mains vides, fils d’une cornemuse ? demanda sir Robert. Corbleu ! si par malheur… »

Mon grand-père, faisant aussi bonne contenance que possible, avança un pied et plaça sur la table son sac d’argent avec le geste d’un homme qui croit faire adroitement une chose. Le laird le tira aussitôt à lui. « Tout y est-il, Steenie, mon homme ?

— Votre Honneur trouvera le compte juste, répondit mon grand-père.

— Ici, Dougal ! reprit le laird ; descendez donner à Steenie un verre d’eau-de-vie, pendant que je compte l’argent et que j’écris le reçu. »

Mais ils n’étaient pus plus tôt sortis tous deux de l’appartement, que sir Robert poussa un cri dont résonna tout le massif château. Dougal rentra en courant, — tous les valets arrivèrent, — le laird jetait cri sur cri, les uns toujours plus effrayants que les autres. Mon grand-père ne savait pas s’il devait rester ou s’enfuir, mais il s’aventura à rentrer dans le salon, où régnait un grand tumulte, — où il n’y avait personne qui pût dire « entrez » ou « sortez. » Le laird rugissait d’une horrible façon en demandant de l’eau froide pour ses pieds et du vin pour se rafraîchir le gosier ; et « enfer ! enfer ! enfer ! flammes d’enfer ! » étaient les seuls mots qu’il avait à la bouche. On lui apporta de l’eau ; mais quand on plongea ses pieds gonflés dans le baquet, il s’écria qu’elle le brûlait ; et certaines gens disent que réellement elle bouillait et débordait comme celle d’un chaudron placé sur un feu trop violent. Il jeta la coupe à la tête de Dougal en disant qu’il lui avait donné à boire du sang au lieu de Bourgogne ; et très-certainement la servante trouva du sang caillé sur le tapis en le lavant le lendemain. Quant au singe qu’on appelait le major Weir, il gambadait et hurlait comme pour parodier son maître ; mon grand-père se sentit la tête tournée ; il oublia argent et reçu, et se précipita en bas de l’escalier ; mais à mesure qu’il courait, les cris devenaient de plus en plus faibles, — un pénible soupir accompagné d’un râlement se fit entendre, et le bruit se répandit dans le château que le laird était mort.

Eh bien, mon grand-père décampa, un doigt dans la bouche, et sa meilleure espérance était que Dougal avait vu le sac d’argent et entendu le laird parler d’écrire la quittance. Le jeune laird, alors sir John, arriva d’Édimbourg pour mettre ordre aux affaires. Sir John et son père ne s’étaient jamais bien accordés. — Le fils avait étudié pour devenir avocat, et par la suite il siégea dans les derniers parlements d’Écosse, et vota pour la réunion des trois royaumes, mais non pas sans s’être arrangé de manière à y trouver son compte, pensait-on. — Si son père avait pu sortir de son tombeau, il lui aurait rompu le crâne sur sa propre pierre sépulcrale. Nombre de gens pensaient qu’il était encore plus facile de compter avec le vieux cavalier, tout dur qu’il était, qu’avec le jeune homme à belles paroles ; — mais nous reviendrons là-dessus.

Dougal Mac Callum, pauvre diable, s’abstint de gémir et de crier ; il parcourait la maison pâle comme un cadavre, et donnait, comme son devoir était de le faire, les ordres pour les grandes funérailles. Or, Dougal avait toujours l’air de plus en plus mélancolique quand la nuit approchait, et il était toujours le dernier à se retirer. Son lit était dans une petite tourelle justement en face de la chambre funèbre, chambre que son maître occupait de son vivant, et où il était alors étendu en parade, comme on dit, hélas ! La nuit d’avant les funérailles, Dougal ne put se contraindre plus long-temps ; il descendit du haut de son orgueil, et pria poliment le vieil Hutcheon de venir passer une heure avec lui dans sa chambre. Lorsqu’ils furent dans la tourelle, Dougal se versa un verre d’eau-de-vie, et en présenta un autre à Hutcheon ; il lui souhaita mille prospérités et longue vie, ajoutant que pour lui-même il ne resterait pas long-temps en ce monde ; et la raison, c’était que, depuis la mort du sir Robert, son sifflet d’argent résonnait chaque nuit dans la chambre d’apparat, comme il avait coutume de résonner du vivant du laird, lorsqu’il l’appelait pour l’aider à se retourner dans son lit. Dougal dit que se trouvant seul avec la mort à cet étage de la tour (car personne ne se souciait de veiller sir Robert Redgauntlet comme on eût veillé un autre cadavre), il n’avait encore jamais osé répondre au coup de sifflet ; mais que sa conscience lui reprochait d’avoir négligé son devoir ; car « quoique la mort rompe tout engagement de service, continuait Mac Callum, elle ne rompra jamais mon engagement avec Robert ; et je répondrai au premier coup de sifflet, si vous consentez seulement à m’accompagner, Hutcheon. »

Hutcheon ne s’en souciait guère ; mais il s’était battu près de Dougal dans les grandes batailles et dans les petites affaires, et il ne voulut pas lui faire faute en cette occasion. Les deux camarades s’attablèrent donc devant une cruche d’eau de vie : Hutcheon, qui était un peu clerc, aurait lu volontiers un chapitre de la Bible ; mais Dougal ne voulut entendre qu’un fragment de David-Lindsay[72], ce qui était la pire des préparations possibles.

Lorsque vint minuit et que toute la maison fut tranquille comme la tombe, le sifflet d’argent retentit, sans qu’on pût s’y méprendre, sur un ton aussi aigu et aussi perçant que si Robert y eût soufflé : les deux vieux serviteurs se levèrent aussi et entrèrent en chancelant dans la chambre où était étendu le mort. Hutcheon en vit assez au premier coup d’œil ; car il y avait dans la pièce des torches qui lui montrèrent le diable, sous sa propre forme, assis sur le cercueil du laird. Il tomba sur le plancher, comme privé de vie, et ne put dire combien il était resté de temps sans connaissance au bas de la porte ; mais quand il se releva, il appela son camarade, et n’en recevant pas de réponse il réveilla toute la maison : alors on trouva Dougal étendu mort à deux pas du lit sur lequel était placée la bière de son maître. Quant au sifflet, il avait disparu ; mais on l’entendit bien des fois résonner dans le haut de la maison, au milieu des combles, parmi les vieilles cheminées et les tours, où les hiboux ont leurs nids. Sir John étouffa l’affaire, et les funérailles se passèrent sans autre intervention diabolique.

Mais quand tout fut fixé, et que le nouveau laird commença à mettre ordre à ses affaires, chaque fermier reçut sommation de payer ses arrérages, et mon grand-père y fut pour toute la somme dont il se trouvait redevable d’après le registre des recettes. Eh bien, il s’en va au château pour conter son histoire, et on l’introduit auprès de sir John assis dans le fauteuil de son père, en grand deuil, avec des pleureuses, une haute cravate et une petite rapière de promenade à son côté, au lieu du large et vieux sabre de son père dans lequel il entrait bien cent livres d’acier pour la lame, la poignée et le fourreau. J’ai entendu si souvent répéter leur entretien, qu’il me semble que j’y assistai moi-même, quoique je ne pusse pas être né à cette époque. (En effet, Alan, mon compagnon de route, imitait de la manière la plus comique le ton flatteur et conciliant du fermier, et l’air de mélancolie hypocrite avec lequel répondit sir John). Son grand-père, dit-il, avait, tant qu’il parlait, les yeux fixés sur le livre des rentes, comme si c’eût été un mâtin faisant mine de vouloir sauter sur lui pour le mordre.

« Je vous félicite, maître, du fauteuil de famille, du pain blanc et de la belle seigneurie dont vous héritez. Votre père était la bonté même pour ses amis et pour ses gens, vous êtes bien digne de mettre ses souliers, sir John — ses bottes, devrais-je dire ; car il portait rarement des souliers, à moins que ce ne fût des pantoufles quand il avait la goutte.

— Il est vrai, Steenie, » répondit le laird en poussant un profond soupir et en portant son mouchoir à ses yeux ; « nous l’avons perdu bien soudainement, et il fera faute au pays. N’avoir pas eu le temps de mettre ordre à ses affaires ! — mais il était bien préparé sans doute à comparaître là-haut, car c’est là le principal, — quoiqu’il nous ait laissé un écheveau très-embrouillé à démêler, Steenie. — Hem ! hem ! il faut nous mettre à la besogne, Steenie ; j’en ai beaucoup, et j’ai peu de temps à y consacrer.

Il ouvrit alors le fatal registre. J’ai entendu parler de ce qu’on appelle le livre de jugement : — je suis certain que c’est quelque chose comme un livre de comptes pour les débiteurs en retard.

« Stephen, » dit sir John, encore avec le même ton de voix doux et flûté, — « Stephen Stevenson, ou Steenson, vous êtes marqué ici pour la rente d’une année en arrière due au dernier terme.

Stephen. S’il plaît à Votre Honneur, sir John, je l’ai payée à votre père.

Sir John. Alors vous avez reçu une quittance sans doute, Stephen, et vous pouvez la montrer ?

Stephen. Je n’eus pas le temps de la recevoir, avec la permission de Votre Honneur ; car à peine avais-je mis l’argent sur la table, au moment où Son Honneur sir Robert, aujourd’hui défunt, tirait le sac à lui pour compter la somme et pour écrire le reçu, qu’il fut attaqué du mal qui nous l’a enlevé.

C’est bien malheureux, » répliqua sir John, après un instant de silence. « Mais vous avez peut-être remis l’argent en présence de quelqu’un. Je n’exige qu’une preuve talis qualis, Stephen. Je ne voudrais pas agir trop rigoureusement envers un pauvre homme.

Stephen. En vérité, sir John, il n’y avait personne dans la chambre que Dougal Mac Callum, le sommeiller. Mais, comme Votre Honneur le sait bien, il a déjà suivi son vieux maître.

— C’est encore très-malheureux, Stephen, » dit sir John sans changer sa voix d’une seule note. « L’homme à qui vous avez remis l’argent est mort, — et l’homme qui fut témoin du paiement est mort aussi, — et l’argent lui-même qu’on aurait dû retrouver n’a été ni vu ni mentionné dans l’inventaire. Comment puis-je croire tout cela ? »

Stephen. Je n’en sais rien, sir John ; mais voici une espèce de petit mémorandum des monnaies qui composaient la somme totale ; car, Dieu me protège ! il me fallut emprunter à vingt bourses différentes ; et je suis sûr que chacun de mes amis consentira à faire serment que je ne lui ai pas caché le motif de mon emprunt.

Sir John. Je doute peu que vous ayez emprunté l’argent, Steenie. C’est le paiement qui manque tout à fait de preuves.

Stephen. L’argent doit être dans la maison, sir John. Et puisque Votre Honneur ne l’a jamais vu, puisque feu Son Honneur ne peut l’avoir emporté avec lui, il est possible que quelqu’un de vos gens en sache des nouvelles.

Sir John. Nous interrogerons les domestiques, Stephen ; c’est de toute justice. »

Mais laquais et servantes, pages et palefreniers, tous nièrent fortement avoir jamais vu un sac d’argent semblable à celui que décrivait mon grand-père. Le pire était qu’il n’avait communiqué à personne d’entre eux son intention de payer ses fermages. Une fille avait remarqué quelque chose sous son bras, mais elle avait cru que c’était sa cornemuse.

Sir John Redgauntlet ordonna aux domestiques de sortir de la chambre, et dit alors à mon grand-père ; « Maintenant, Steenie, vous voyez que j’use d’égards envers vous ; et comme je ne doute pas que vous ne sachiez mieux que personne où trouver l’argent, je vous prie fort honnêtement, et dans votre propre intérêt, de ne pas prolonger cette feinte davantage ; car, Stephen, il faut payer ou déguerpir.

— Que le seigneur vous pardonne une telle pensée, » dit Stephen presque poussé au pied du mur, « je suis un honnête homme.

— Et moi aussi, Stephen, et tous les gens de la maison de même, j’espère. Mais s’il y a un fripon parmi nous, ce doit être celui qui conte une chose et ne peut la prouver. » Il s’arrêta un instant, puis ajouta d’un ton plus sévère : « Si je comprends bien votre stratagème, vous voudriez prendre avantage de certains mauvais bruits qui courent sur ma famille et particulièrement au sujet de la mort subite de mon père, afin de m’escamoter mes revenus et peut-être de ternir ma réputation, en donnant à penser que j’ai déjà reçu la rente que je demande. — Où supposez-vous que soit cet argent ? — je veux le savoir. »

Mon grand-père voyait si bien que toutes les apparences étaient contre lui, qu’il tomba presque dans le désespoir ; — pourtant il se tenait tantôt sur un pied tantôt sur un autre, regardait tous les coins de la chambre, et ne répondait rien.

« Parlez, fripon ! » s’écria le laird imprimant à sa figure l’expression toute particulière que donnait son père à la sienne quand il était en colère. Il semblait que les rides de son front formassent l’effrayante image d’un fer à cheval. « Parlez, fripon ! parlez ! je veux connaître votre pensée. — Supposez-vous que j’aie cet argent ?

— Il s’en faut beaucoup que je dise rien de semblable.

— Accusez-vous quelqu’un de ma maison de l’avoir pris ?

— Je ne voudrais pas accuser un de vos domestiques qui peut être innocent ; et quand même l’un d’eux serait coupable, je n’en ai pas de preuve.

— L’argent doit être quelque part, s’il y a un mot de vérité dans votre histoire ; je vous demande où vous croyez qu’il soit, — et j’exige une réponse précise.

— Dans l’enfer, s’il vous plaît de connaître mon idée, » s’écria mon grand-père poussé à bout ; — « dans l’enfer ! avec votre père et son sifflet d’argent. »

Il se précipita alors dans l’escalier ; car le salon n’était plus sa place après un tel propos, et entendit le laird jurer aussi furieusement que sir Robert l’avait jamais fait, et hurler après le bailli et l’officier de justice.

Mon grand-père courut chez son principal créancier — (il s’appelait Lawrie Lapraik) pour essayer s’il en pourrait tirer quelque chose ; mais lorsqu’il lui raconta son histoire, il s’entendit apostropher des plus vilains noms : — voleur, mendiant, fripon étaient encore les plus honnêtes ; et tout en l’accablant de termes aussi durs, Lawrie alla rechercher une vieille histoire où l’on accusait mon grand-père d’avoir trempé ses mains dans le sang des saints de Dieu, comme si un fermier avait pu se dispenser d’aller à la guerre avec le laird, et surtout avec un laird tel que sir Rohert de Redgauntlet. Mon grand père ne fut pas long-temps à perdre patience, et pendant que Lawrie et lui en étaient à couteaux tirés, il eut l’imprudence de mal parler tant de l’homme que de sa doctrine, et dit des choses qui faisaient dresser les cheveux sur la tête des gens qui l’entendaient : — il n’était plus maître de lui, et il avait vécu avec de rudes gaillards dans son temps.

Enfin, ils se quittèrent ; et, pour s’en retourner chez lui, mon grand père eut à traverser le bois de Pitmurkie, qui est tout plein de sapins noirs, dit-on. — Je connais le bois ; mais les sapins peuvent être noirs ou blancs, sans que je puisse le dire. À l’entrée de ce bois est une prairie commune ; et, au bord de la prairie, un petit cabaret solitaire, qui était alors tenu par une grande diablesse de femme, qu’on appelait la mère Tibbie Faw. Le pauvre Steenie s’y arrêta pour demander un demi litre[73] d’eau-de-vie ; car il ne s’était pas encore rafraîchi le gosier de la journée. Tibbie le força de manger un morceau ; mais il ne pouvait y songer ; il ne voulut pas même ôter le pied de l’étrier, il avala toute l’eau-de-vie en deux traits, en portant un toast à chacun. Le premier était, à la mémoire de sir Robert Redgauntlet : « puisse-t-il ne jamais reposer tranquille dans la tombe jusqu’à ce qu’il ait rendu justice à son pauvre fermier ! » — Le second : « À la santé de l’ennemi des hommes, s’il veut seulement me rapporter mon sac d’argent ou me dire ce qu’il est devenu ! » — Car il voyait que tout le monde allait le regarder comme un voleur et un coquin, et cette réputation lui semblait pire que la ruine de sa maison et que la perte de ses biens.

Il trottait sans s’inquiéter où il allait. La nuit était devenue fort sombre, et les arbres la rendaient plus sombre encore : il laissait sa bête suivre son chemin à travers le bois, lorsque tout à coup de las et de harassé qu’il était auparavant, son bidet commença à sauter, à cabrioler, à ruer tellement, que mon grand-père pouvait à peine se tenir en selle. — Sur quoi un cavalier qui accourut subitement à son côté, dit : « Vous avez là une bête bien vive, l’ami ; voulez-vous me la vendre ? » En parlant ainsi, il toucha de sa badine le cou du cheval, et le cheval reprit aussitôt son allure accoutumée, un trot fort paisible. — « Mais son ardeur se passe bien vite, il me semble, continua l’étranger ; c’est comme le courage de bien des gens qui se croient capables de faire de grandes choses jusqu’à ce qu’ils soient mis à l’épreuve. »

Mon grand-père écoutait à peine, et il piqua son cheval en lui disant : « On vous souhaite le bonsoir, l’ami ! »

Mais il paraît que l’étranger ne quittait pas aisément son monde ; car, si vite que galopât Steenie, si doucement qu’il lui plût d’aller, l’homme se mettait toujours au même pas que lui, et le suivait toujours. Enfin, mon grand-père commença moitié à se fâcher, et moitié, pour dire vrai, à s’épouvanter.

« Que me voulez-vous donc, l’ami ? dit-il. Si vous êtes un voleur, je n’ai pas d’argent ; si vous êtes un honnête homme cherchant la compagnie, je n’ai le cœur ni à la joie ni à la conversation ; et si vous avez besoin de connaître la route, je la connais à peine moi-même.

— S’il vous plaît de me conter vos peines, répliqua l’étranger ; je suis un pauvre diable qui, bien que fort maltraité lui-même dans ce monde, est capable d’aider ses amis. »

Mon grand-père, pour s’alléger le cœur plus que dans l’espoir d’aucune assistance, lui conta donc l’histoire depuis le commencement jusqu’à la fin.

« C’est une mauvaise affaire, dit l’étranger ; mais je crois que je puis vous secourir.

— Si vous pouvez me prêter la somme, monsieur, c’est consentir à un remboursement très-éloigné… et je ne connais pas d’autres moyens d’en sortir sur terre…

— Mais, sous terre, il peut s’en rencontrer. Allons, je serai franc avec vous. Je vous prêterais bien de l’argent, mais vous auriez sans doute scrupule d’accepter mes conditions. Or, je puis vous dire que votre vieux laird est troublé dans sa tombe par vos malédictions et les plaintes de votre famille, et… si vous osez aller le voir, il vous donnera votre quittance. »

Les cheveux de mon grand-père se dressèrent tout droits sur sa tête à cette proposition ; mais il réfléchit que son compagnon pouvait être quelque drôle aimant à rire, qui cherchait à l’effrayer, et qui finirait peut-être par lui prêter de l’argent : d’ailleurs l’eau-de-vie avait doublé son courage, et son malheur lui avait tourné la tête. Il déclara qu’il aurait la hardiesse d’aller jusqu’à la porte de l’enfer, et même un pas plus loin, pour avoir un reçu. — L’étranger sourit.

Ils continuaient à s’avancer dans le plus épais du bois, lorsque soudain le cheval de mon grand-père s’arrêta à la porte d’une grande maison ; et, s’il n’avait pas su que le château de Redgauntlet était à plus de dix milles, il l’aurait pris pour le sien. Ils pénétrèrent dans la première cour en passant par une haute porte délabrée et sous un vieux portail ; toute la façade de l’édifice était éclairée ; on entendait les cornemuses et les violons de dehors, et au dedans on dansait, on s’amusait comme on avait l’habitude de le faire chez sir Robert, à Pâques, à Noël, et aux autres grandes fêtes. Ils descendirent de cheval, et mon grand-père, attacha le sien, à ce qu’il lui semblait, au même anneau où il l’avait attaché le matin, lorsqu’il avait été rendre visite au jeune sir John.

« Dieu ! s’écria-t-il, si la mort de sir Robert n’était qu’un songe ! »

Il frappa à la porte du vestibule, comme il avait coutume de frapper, et sa vieille connaissance, Dougal Mac Callum, comme à l’ordinaire aussi, — vint ouvrir la porte, et dit : « Joueur de cornemuse, Steenie, est-ce vous, mon garçon ? Sir Robert vous demande à grands cris. »

Mon grand-père était comme un homme qui rêve. — Il se retourna pour voir l’étranger, mais il avait disparu pendant ce temps-là. Il eut à peine la force de dire : « Ah Dougal, sommelier, êtes-vous vivant ? Je croyais que vous étiez mort ?

— Ne vous occupez point de moi, répondit Dougal, mais prenez garde à vous-même ; et songez bien qu’il vous faut ne rien accepter de personne ici, ni à manger, ni à boire, ni or, ni argent, excepté la quittance qu’on vous doit. »

À ces mots, il conduisit mon grand-père à travers des appartements et des corridors qu’il connaissait bien jusque dans le vieux salon boisé en chêne ; là Steenie put entendre chanter autant de chansons profanes, retentir autant de blasphèmes et de jurements, et voir couler le vin rouge en aussi grande abondance, qu’au château même de Redgauntlet durant les jours de prospérité.

Mais, Dieu nous prenne sous sa sainte garde ! quelle effroyable réunion de convives étaient assis autour de la table ! — Mon grand-père en connaissait beaucoup d’entre eux qu’on avait portés depuis long-temps à leur dernière demeure. C’était le superbe Middleton, le dissolu Rothes et le perfide Lauderdale ; Dalyell, avec sa tête haute et sa barbe jusqu’à la ceinture ; Earlshall, avec du sang de Caméron aux mains ; le sauvage Bonshaw, qui garrotta les membres du bienheureux M. Cargill jusqu’à ce que le sang en jaillît ; et enfin Dumbarton Douglas, deux fois traître à son pays et à son roi. C’était encore le sanguinaire avocat Mackenye, qui, pour son esprit et sa sagesse mondaine, a été auprès des autres comme un dieu. C’était aussi Claverhouse, aussi beau que quand il vivait, avec ses longues boucles de cheveux noirs et frisés retombant sur un justaucorps de buffle tout brodé, et la main gauche posée sur son épaule droite pour cacher sa blessure qu’y avait faite la balle d’argent. Il était assis loin des autres, et les regardait avec une physionomie mélancolique et hautaine, tandis qu’eux tous criaient, chantaient et riaient au point que la salle en tremblait. Mais leurs rires produisaient de temps à autre d’effrayantes grimaces, et leurs chants se changeaient en sons si discordants que les ongles même de mon grand-père en devenaient bleus, et que la moelle se figeait dans ses os.

Les domestiques qui les servaient à table étaient les bandits de valets et de soldats qui avaient exécuté sur la terre leurs ordres coupables et barbares. C’était Lang-Lad de Nethertown, qui aida à prendre Argyle, et le coquin qui avait osé faire les sommations à l’évêque, et qu’on appelait le Trompette du diable ; et les infâmes gardes du corps avec leurs habits galonnés, et le sauvage montagnard Amorites, qui répandait le sang comme de l’eau. Et bien d’autres orgueilleux serviteurs au cœur hautain, aux mains sanglantes, rampant sous les riches et les rendant plus pervers encore qu’ils n’auraient été, réduisant les pauvres en poussière, quand les riches les avaient déchirés en morceaux. Et beaucoup d’autres qui allaient et venaient, tous aussi diligents à leur poste que s’ils eussent été vivants.

Sir Robert Redgauntlet, au milieu de toute cette effroyable orgie, cria d’une voix de tonnerre à Steenie, le joueur de cornemuse, de venir vers le haut bout de la table où il était assis, les jambes étendues et enveloppées de flanelle, avec ses pistolets d’arçon près de lui, et son grand sabre accroché à son fauteuil, absolument comme mon grand-père l’avait vu la dernière fois sur la terre ; — le coussin même du singe était près de lui, mais l’animal n’y était pas. — Ce n’était pas son heure, à ce qu’il paraît ; car en s’avançant il entendit un convive demander : « Le major n’est-il pas encore venu ? » et un autre lui répondre : « Le singe arrivera dans la matinée. » Et quand mon grand-père se fut avancé, sir Robert, ou son ombre, ou le diable sous sa figure, dit : « Eh bien, joueur de cornemuse, vous êtes-vous arrangé avec mon fils pour ses fermages de l’année ? »

Steenie fit un effort et parvint à répondre que sir John ne voulait pas s’arranger sans une quittance de Son Honneur.

« Vous l’aurez pour un air de cornemuse, Steenie, » répliqua l’ombre de sir Robert. « Jouez-nous : Trémoussez-vous bien, la mère. »

Or c’était un air que mon grand-père avait appris d’un sorcier qui l’avait entendu à une des réunions où ils allaient adorer Satan ; mon grand-père l’avait joué quelquefois aux joyeux soupers qu’on donnait au château de Redgauntlet, mais jamais de fort bon cœur. En cette occasion le frisson le prit, rien que de l’entendre nommer, et il s’en excusa en disant qu’il n’avait pas sa cornemuse avec lui.

« Mac Callum, enfant de Beelzébub, dit l’effrayant sir Robert, apporte à Steenie la cornemuse que je lui gardais. »

Mac Callum en apporta une qui aurait pu servir au joueur de Donald des Îles, mais il poussa le coude de mon grand-père en la lui offrant ; et Steenie, après l’avoir examinée attentivement sans rien dire, remarqua que le tuyau était d’acier, et rougi à blanc : il devait donc bien se garder de s’y frotter les doigts. En conséquence, il s’excusa de nouveau, disant qu’il était tout troublé, et qu’il n’aurait pas assez de vent pour gonfler le sac.

« Alors, il vous faut boire et manger, Steenie ; car nous ne faisons guère autre chose ici, et un homme repu ne peut pas bien traiter avec un homme affamé. »

Or c’étaient les paroles mêmes que le sanguinaire comte de Douglas avait prononcées pour retenir près de lui le messager du roi, pendant qu’il faisait couper la tête de Mac Lollan de Bombie, au château de Threave : c’est pourquoi Steenie se tint de plus en plus sur ses gardes. Il parla donc en homme, et déclara qu’il ne venait ni pour manger, ni pour boire, ni pour faire de la musique, mais simplement pour savoir ce qu’était devenu l’argent qu’il avait apporté, et en demander quittance. Il eut même en ce moment la hardiesse de sommer sir Robert, par le repos de sa conscience, — car il ne pouvait prononcer le saint nom, — et s’il souhaitait la paix et la tranquillité de la tombe, de ne pas lui tendre de pièges, mais de lui remettre seulement ce qui lui appartenait.

Le spectre grinça les dents et sourit ; mais il tira la quittance d’un large porte-feuille, et la donna à Steenie. « Voilà votre reçu, misérable chien hargneux, dit-il ; quant à l’argent, mon coquin de fils peut aller le chercher dans le berceau du chat. »

Mon grand-père se répandit en remercîments, et il se préparait à sortir, quand sir Robert lui cria : « Attends donc, sac à vin ! je n’ai pas terminé avec toi. Ici nous ne faisons rien pour rien ; et il faut que tu reviennes d’aujourd’hui en un an, rendre à ton maître l’hommage que tu lui dois pour la grâce qu’il t’accorde. »

La langue de mon grand-père se trouva subitement déliée, et il répliqua à haute voix : « Je m’en remets à la volonté de Dieu, et non à la vôtre.

Il n’avait pas plus tôt prononcé ces mots, que tout fut obscurité autour de lui, et il fut jeté à terre par un choc si subit, qu’il perdit à la fois respiration et connaissance.

Combien de temps Steenie resta-t-il évanoui ? — Il ne pouvait le dire ; mais en revenant à lui, il se trouva étendu dans le vieux cimetière de la paroisse de Redgauntlet, précisément à la porte de la chapelle mortuaire de la famille, et l’écusson du vieux chevalier sir Robert était appendu au-dessus de sa tête. Un épais brouillard du matin avait mouillé l’herbe et les pierres sépulcrales autour de lui, et son cheval paissait paisiblement à côté des deux vaches du ministre. Steenie aurait cru que toute cette aventure était un rêve ; mais il tenait en main la quittance bien écrite et bien signée par le vieux laird ; seulement les dernières lettres de son nom étaient comme tracées par une main tremblante : il avait sans doute été saisi d’une soudaine douleur en écrivant la fin.

L’esprit complètement troublé, il quitta ce lieu lugubre, dirigea son cheval à travers le brouillard jusqu’au château de Redgauntlet, et après beaucoup d’instances il fut introduit devant le laird. « Eh bien ! banqueroutier, fripon, » dit sir John en l’apercevant, apportez-vous la rente ? »

Non, répondit mon grand-père, je ne l’apporte pas ; mais j’apporte à Votre Honneur le reçu de sir Robert.

— Comment, drôle ? — le reçu de sir Robert ! — Vous m’aviez dit qu’il ne vous en avait pas donné.

— Plairait-il à Votre Honneur de voir si ce morceau de papier est en règle. »

Sir John examina chaque ligne et chaque lettre avec beaucoup d’attention, et lut enfin la date que mon grand-père n’avait pas remarquée. « Du lieu de ma destination, s’écria-t-il, ce vingt-cinq novembre. » « Quoi ! — c’est d’hier ! — Scélérat, il faut que tu sois allé la chercher en enfer !

— Je la tiens du père de Votre Honneur. — S’il est dans l’enfer ou dans le ciel, — je l’ignore, répliqua Steenie.

— Je vous dénoncerai comme sorcier au conseil privé. — Je vous enverrai à votre maître le diable, à l’aide d’un tonneau de goudron et d’une torche.

— J’ai l’intention de faire moi-même un rapport au presbytère, et de dire aux anciens tout ce que j’ai vu la dernière nuit ; car ce sont des choses qu’il leur appartient mieux de juger qu’à un pauvre homme comme moi.

Sir John réfléchit, s’apaisa et pria mon grand-père de lui dire toute l’histoire. Il la lui conta d’un bout à l’autre, comme je vous l’ai contée — mot pour mot, sans plus ni moins.

Sir John garda encore le silence long-temps, et enfin il dit d’un ton très-calme : « Steenie, votre histoire touche à l’honneur de mainte noble famille, outre la mienne ; et si c’est un conte fait à plaisir pour vous débarrasser de moi, le moins à quoi vous puissiez vous attendre est d’avoir la langue percée d’un fer rouge ; ce qui ne vaudra guère mieux que de se frotter les doigts contre les tuyaux rougis d’une cornemuse. Mais elle pourrait être vraie, Steenie, et si l’argent se retrouve, je ne saurai plus qu’en penser. — Où irons-nous chercher le berceau du chat ? Il ne manque point de chats dans ce vieux manoir ; mais je crois qu’ils mettent bas leurs petits sans qu’il leur faille ni lit ni berceau.

— Nous ferions bien d’en parler à Hutcheon, dit mon grand-père ; il connaît tous les recoins du château aussi bien — qu’un autre domestique, mort à présent, et dont je me soucie peu de prononcer le nom. »

Eh bien, Hutcheon, lorsqu’ils l’interrogèrent, répondit qu’il y avait près de l’horloge une tourelle en ruine, depuis long-temps abandonnée ; elle n’était accessible qu’au moyen d’une échelle, car on n’y pouvait pénétrer que par une étroite embrasure bien au-dessus des créneaux ; on appelait jadis cet endroit le Berceau du chat.

« J’y monterai à l’instant même, s’écria sir John ; il prit, Dieu sait dans quel dessein, un des pistolets de son père sur la table de la salle, où ils étaient restés depuis la nuit fatale, et se hâta de monter dans les combles.

Il était périlleux de grimper jusqu’à la tourelle ; l’échelle était vieille, et il lui manquait plusieurs échelons. Sir John s’aventura pourtant ; arrivé à l’embrasure, son corps intercepta le peu de lumière qui pénétrait dans la tourelle. Quelque chose se précipita sur lui avec fureur, et peut s’en fallut qu’il ne tombât de cette hauteur. — Le pistolet partit. — Hutcheon qui tenait l’échelle, et mon grand-père qui était derrière Hutcheon entendit un grand cri. Bientôt après, sir John jeta le corps du singe, en criant qu’il avait retrouvé l’argent, et qu’il lui fallait quelqu’un pour l’aider. Ils montèrent tous deux, et découvrirent d’abord le sac d’argent, et ensuite une multitude d’objets qui avaient disparu depuis longtemps. Lorsque sir John eut fouillé la tourelle, il conduisit mon grand-père dans la salle à manger, lui frappa dans la main, lui parla amicalement, l’assura qu’il était fâché d’avoir douté de sa parole, et que dorénavant il se montrerait bon maître envers lui pour réparer son injustice.

« Et maintenant, Steenie, ajouta-t-il, votre vision est en résumé favorable à la probité de mon père, puisqu’il a désiré, même après sa mort, que justice fût rendue à un pauvre homme comme vous ; pourtant vous devez sentir que les gens malintentionnés pourraient bâtir là-dessus d’injurieuses suppositions concernant le salut de son âme. Je pense donc que mieux vaudra rejeter tout l’équivoque de l’histoire sur cette vilaine créature, le major Weir, et ne rien dire de votre rêve dans le bois de Pitmurkie. Vous aviez bu beaucoup trop d’eau-de-vie pour être certain de quelque chose ; et cette quittance, Steenie (sa main tremblait en la tenant), n’est qu’une singulière espèce de document : nous ferons bien, je pense, de la mettre tranquillement au feu.

Oh ! mais toute singulière qu’elle soit, c’est la seule pièce justificative du paiement de ma rente, » s’écria mon grand-père effrayé de perdre la pièce par laquelle sir Robert le déchargeait de sa créance.

« J’en porterai le montant à votre crédit sur le registre des rentes, et je vous donnerai à l’instant même un reçu de ma propre main. De plus, Steenie, si vous pouvez retenir votre langue sur cette affaire, je diminuerai votre fermage à dater d’aujourd’hui.

— Grand merci à Votre Honneur, » répondit Steenie qui n’eut pas de peine à voir de quel côté soufflait le vent ; « sans aucun doute je me conformerai à tous les ordres de Votre Honneur : seulement je serais bien aise de causer avec quelque savant ministre de mon aventure ; car je n’aime pas cette sorte de rendez-vous que le père de Votre Honneur…

— N’appelez-pas ce fantôme mon père ! » dit sir John en l’interrompant.

« Eh bien, la chose qui lui ressemblait tant, — il m’a recommandé de l’aller voir d’aujourd’hui en un an, et c’est un poids sur ma conscience.

— Si vous avez l’esprit tellement troublé par cette affaire, vous pouvez en parler au ministre de notre paroisse : c’est un honnête homme ; il s’intéresse à l’honneur de notre famille, d’autant plus qu’il attend quelque protection de ma part. »

À ces conditions, mon grand-père consentit sans peine à ce qu’on brûlât la quittance, et le laird la jeta dans la cheminée de sa propre main. Mais elle ne brûla point ; elle s’envola par la cheminée suivie d’une longue traînée d’étincelles et en sifflant comme une fusée.

Mon grand-père se rendit au presbytère[74], et le ministre, quand il eut écouté l’histoire, dit qu’il pensait véritablement que Steenie s’était, de gaieté de cœur, exposé à de grands périls ; néanmoins, comme le joueur de cornemuse avait refusé les arrhes du diable (car l’offre de boire et de manger n’était pas autre chose), et qu’il n’avait pas voulu lui rendre hommage en faisant de la musique à son ordre, on pouvait espérer que Satan ne tirerait pas grand avantage de ce qui s’était passé, si mon grand-père se tenait sur ses gardes pour la suite. En conséquence, Steenie, de son propre mouvement, négligea long-temps et sa cornemuse et l’eau-de-vie ; — ce ne fut même qu’après le jour anniversaire de cet événement qu’il consentit à reprendre son instrument et à boire un verre d’usquebaugh ou de tipenny.

Sir John arrangea son histoire du singe comme bon lui sembla ; et nombre de gens croient encore aujourd’hui que le merveilleux de toute l’affaire repose sur le penchant de cet animal pour le vol. Il s’en trouve même que vous n’empêcheriez pas de penser que ce n’était point le vieil ennemi des hommes que Dougal et son ami Hutcheon virent dans la chambre du laird, mais seulement cette maudite créature, le major, cabriolant sur le cercueil. Quant au sifflet d’argent qu’on entendit après la mort du laird, la méchante bête pouvait aussi bien siffler que son maître lui-même, sinon mieux. Mais le ciel connaît la vérité ; elle fut divulguée pour la première fois par la femme du ministre, après que sir John et son propre mari furent morts. Et alors mon grand-père, dont le corps était affaibli par les ans, mais qui n’avait rien perdu du côté du jugement et de la mémoire, — au moins, si peu que ce n’était pas la peine d’en parler, — fut obligé d’en faire le récita ses amis pour l’honneur de son nom : autrement, on l’aurait accusé de sorcellerie.


Les ombres du soir devenaient de plus en plus épaisses autour de nous, lorsque mon conducteur termina sa longue narration par cette morale : « Vous voyez, mon gaillard, qu’il n’est pas sûr de prendre un étranger pour guide quand on se trouve dans un pays inconnu.

— Je n’aurais pas tiré cette conclusion, dis-je. L’aventure de votre grand-père fut heureuse pour lui, puisqu’elle le sauva du déshonneur et de la misère ; et heureuse pour son seigneur aussi, puisqu’elle l’empêcha de commettre un acte criant d’injustice.

— Oui, mais ils eurent tous deux la sauce à avaler tôt ou tard, répliqua Willie le voyageur ; ce qui était différé n’était pas perdu. Sir John mourut sans avoir dépassé la soixantaine de beaucoup, et sa maladie ne dura aussi qu’un instant. Et quoique mon grand-père fût mort paisiblement à un bel âge, pourtant mon père, homme robuste de quarante-cinq ans, tomba entre les deux bras de sa charrue pour ne jamais se relever, et ne laissa que moi d’enfant, pauvre créature qui ne vois pas, qui n’ai ni père ni mère, et qui ne peux ni travailler ni mourir d’indigence. Les choses allèrent d’abord assez bien ; car sir Redwald Redgauntlet, fils unique de sir John, et petit-fils du vieux sir Robert, et, hélas ! le dernier de cette honorable maison, m’ayant repris la ferme, voulut bien me recueillir dans son château. Il aimait la musique, et j’eus les meilleurs maîtres que l’Angleterre et l’Écosse pouvaient fournir. Que d’années heureuses j’ai passées avec lui ! mais malheur à moi ! il suivit l’exemple de tant d’autres braves gens en 1745. — Je n’en dirai pas davantage. — Ma tête a toujours été un peu bouleversée depuis que je l’ai perdu ; et si je disais un mot de plus sur son compte, le diable m’enlève si j’aurais le cœur de jouer cette nuit. — Regardez donc mon jeune drôle, » reprit-il sur un ton tout différent, « vous devez voir maintenant les lumières de Brokenburn. »


LETTRE XII.

LE MÊME AU MÊME.


Je griffonnerai mon aventure jusqu’au bout, bien qu’elle vous puisse paraître un peu dénuée d’intérêt. Puissent les charmes de la narration, ou plutôt votre tendre amitié, suppléer à la mince importance du fond. Dupes de notre imagination, nous nous laissons abuser comme Malvolio[75] par les visions de notre propre cerveau ; mais nous avons du moins cet avantage sur les sages de la terre, que nous avons toute une provision de jouissances à notre disposition, et que nous pouvons nous préparer un banquet intellectuel sans beaucoup recourir aux objets extérieurs. C’est, à coup sûr, quelque chose de semblable au repas que les Barmécides servirent à Alnaschar ; et un pareil régime ne doit pas nous engraisser beaucoup. Mais encore, nous évitons ainsi cette réplétion et ces nausées qui suivent souvent des festins plus lourds et plus matériels. En somme je dis encore, avec l’ode aux châteaux en Espagne[76] :


Donnez-moi cet espoir qui rafraîchit le cœur ;
Donnez-moi la santé toujours fraîche et plus belle ;
Accordez-moi surtout les songes de bonheur,
Avec l’amitié pure, à mes besoins fidèle.


En dépit donc de votre sourire solennel et de votre sage hochement de tête, je continuerai à répandre autant de poésie que possible sur mes aventures fort ordinaires, dût cette poésie n’exister que dans mon imagination ; et je ne cesserai pas d’infliger à vos yeux dévoués la peine de lire les volumes à travers lesquels je conduirai mon récit.

La dernière lettre s’arrêtait au moment où j’allais descendre dans la vallée de Brokenburn, par le dangereux sentier que j’avais une première fois parcouru en croupe derrière un cavalier galopant, et où j’allais cette fois m’aventurer sous la conduite d’un aveugle.

Il faisait alors nuit noire ; mais ce n’était point un inconvénient pour mon guide. Willie s’avançait toujours d’un pas assuré, comme par instinct, de sorte que nous fûmes bientôt arrivés au fond, et que je pus voir des lumières briller dans la chaumière où j’avais trouvé un asile dans une occasion récente. Ce n’était point là, pourtant, que nous dirigions nos pas. Nous laissâmes l’habitation du laird à gauche, et, nous repliant sur le ruisseau, nous ne tardâmes pas à approcher du petit hameau qui s’était élevé à l’embouchure, sans doute à cause de la commodité du petit havre offert par la nature aux bateaux de pêcheurs. Une large cabane, fort basse, se trouvait juste en face de nous ; elle était splendidement éclairée ; et la lumière jaillissait non-seulement de chacune des fenêtres et des ouvertures pratiquées dans les frêles murailles, mais encore par les fentes et les crevasses du toit, construit en lattes goudronnées et recouvertes de chaume et de terre.

Tandis que ces circonstances occupaient mon attention, celle de mon compagnon était attirée par un bruit régulier, qui semblait provenir de pieds retombant en cadence sur un plancher, accompagné de faibles notes que l’oreille fine de Willie reconnut et s’expliqua aussitôt, tandis que moi je n’entendais presque rien. Le vieillard frappa la terre de son bâton avec colère, et s’écria : « Les infâmes pêcheurs ! ils ont amené un autre violon dans mon chemin ! Les scélérats, ils sont tellement contrebandiers qu’il leur faut même une musique de contrebande ; mais je leur en ferai voir plus que tous les douaniers du pays. Un instant, — écoutez : — ce n’est pas un violon, vraiment ! — C’est la flûte et le tambour du bâtard Simon de Sowport qui demeure à Hicol-Forest, — mais je lui jouerai un fameux air et le tambourinerai d’importance ! — Que j’aie seulement la main gauche sur sa cravate, et vous verrez ce que saura faire la droite. Avançons, mon garçon, — avançons, mon joli garçon, — ce n’est pas l’heure de compter vos pas. » Et il se mit à faire de longues enjambées, en m’entraînant avec lui.

Je n’étais pas trop à l’aise dans sa compagnie ; car, en ce moment où son orgueil de musicien était blessé, cet homme, qui m’avait paru si tranquille, si décent, je dirai presque si respectable en me racontant son histoire, avait tout l’air d’un vagabond tapageur, emporté. Aussi, lorsque nous entrâmes dans la vaste hutte où un grand nombre de pêcheurs avec leurs femmes et leurs filles étaient occupés à manger, à boire et à danser, je craignis un peu que la violente impatience de mon compagnon ne nous attirât un accueil assez froid.

Mais le cri universel de bienvenue qui salua l’arrivée de Willie le voyageur ; — les cordiales félicitations qu’on lui adressa, — les voix qui s’écriaient : « À votre santé, Willie ; — où avez-vous donc été, diable d’aveugle ? » les instances qu’on lui adressait de faire raison à la société le verre en main, — et surtout, la promptitude avec laquelle on imposa silence à la flûte et au tambour, — convainquirent si manifestement le vieillard qu’il n’avait rien perdu de sa popularité et de son importance, qu’il oublia soudain sa jalousie, et quitta le ton de la dignité offensée pour en prendre un plus convenable à la bonne réception qu’on lui faisait. Jeunes filles et jeunes garçons l’entourèrent pour lui dire combien ils avaient craint que quelque malheur ne l’eût empêché de venir, et comment deux ou trois de leurs compagnons étaient partis pour aller à sa rencontre.

« Ce n’est aucun malheur, Dieu soit loué ! qui m’a mis en retard, répliqua Willie, c’est l’absence de ce paresseux Rob le rôdeur, mon camarade, qui ne m’a pas rejoint sur les sables ; mais j’ai fait acquisition d’un brave gaillard à sa place, qui en vaut bien douze comme lui, le pendable scélérat !

— Et qui nous amenez-vous donc, Willie, notre compère ? » s’écrièrent une douzaine de voix, tandis que tous les yeux se tournaient sur votre humble serviteur qui faisait aussi bonne contenance que possible, quoique peu satisfait de devenir le centre vers lequel se portaient tous les regards.

« Je le reconnais à la cravate ourlée, dit un garçon, c’est Gil Hobson, le nouveau tailleur de Burg. — Vous êtes le bienvenu en Écosse, rapetasseur d’habits troués, » continua-t-il en me présentant une main dont la couleur différait peu de celle du dos d’un blaireau, et de la plus monstrueuse dimension. « Gil Hobson ! Gii Whoreson ! s’écria Willie le voyageur, c’est un joli garçon qui fait, je pense, chez le vieux Josué Geddes, son apprentissage du métier de quaker.

— Et quel est ce métier-là, l’ami ? » demanda l’homme à la main couleur de blaireau.

— Celui d’hypocrite et de menteur, » — dit Willie, dont la répartie occasionna de bruyants éclats de rire ; « mais j’en apprends un meilleur au gaillard, celui de se réjouir et de jouer du violon. »

La conduite de Willie, en proclamant ainsi quelle espèce d’individu j’étais, s’écartait sans doute de nos conventions, et pourtant j’en fus presque charmé ; car, pour avoir voulu tromper ces hommes grossiers et féroces, nous aurions pu nous trouver, en cas de découverte, en grand péril tous les deux ; en même temps cela me dispensait du pénible effort de soutenir un caractère faux. Toute la compagnie, excepté peut-être une ou deux jeunes filles dont les regards annonçaient l’envie de faire plus ample connaissance avec moi, cessa de m’honorer de son attention ; et tandis que les vieux reprenaient leurs places autour d’un immense bol, ou plutôt d’un chaudron fumant de punch à l’eau-de-vie, les jeunes se disposèrent au milieu de la chambre, et crièrent à Willie de commencer.

Après un bref avertissement de « songer à me faire honneur, car les pêcheurs avaient des oreilles, quoique les poissons n’en eussent pas, » Willie commença par un brillant coup d’archet, et je l’accompagnais de manière à ne point le rendre honteux : aussi me donnait-il de temps à autre des signes d’approbation. Les danses étaient, comme on s’en doute bien, des gigues écossaises, des rondes et des pas de deux, avec un strathspey ou une hornpipe en guise d’intermède. Le manque de grâce des danseurs était amplement suppléé par la finesse d’oreille, la précision des pas, la vigueur et l’agilité particulières aux hommes du Nord. Leur gaieté me gagna moi-même, grâce à l’admirable exécution de Willie, et aux fréquents : « bien, mon joli garçon, très-bien ! » qu’il m’adressait ; — pour dire toute la vérité, j’éprouvais à cette fête rustique plus de plaisir que je n’en ressentis jamais aux bals et aux concerts de meilleur ton, auxquels j’ai assisté parfois dans votre fameuse cité, peut-être uniquement parce que j’étais un personnage de plus grande importance pour la matrone qui présidait à Brokenburn-Foot, que je ne pouvais paraître à la célèbre miss Nickie Murray, patronne de vos réunions d’Édimbourg. La présidente dont je parle était une grosse réjouie d’une trentaine d’années, les doigts chargés d’un grand nombre de bagues la plupart en argent, et trois ou quatre en or ; ses jambes étaient bien dégagées jusqu’à une certaine hauteur de dessous les nombreux jupons courts blancs, bleus et écarlates, et laissaient voir des bas de la plus belle et la plus blanche laine, qui faisaient contraste avec ses souliers de cordouan attachés avec des boucles d’argent. Elle se déclara en ma faveur, et dit que « le brave et beau jeune homme ne devait pas s’ennuyer à mort en faisant toujours danser les autres, mais venir lui-même faire une contredanse ou deux.

— Et que deviendrai-je, moi, dame Martin ? dit Willie.

— Ce que vous deviendrez ? répliqua la dame ; méchante vieille barbe que vous êtes ! Vous pourriez jouer vingt heures de suite et fatiguer de la danse tout le pays avant de quitter votre archet, sinon pour boire un coup ou pour quelque aussi bonne raison.

— En vérité, bonne dame, répliqua Willie, vous n’avez pas si grand tort ; mais si vous enlevez mon camarade pour qu’il danse à son tour, il faut d’abord me verser à boire, et vous serez libre ensuite de vous trémousser comme Magde de Middlebie. »

La cruche ne se fit pas attendre ; mais pendant que Willie s’humectait le gosier, il entra dans la hutte une nouvelle compagnie qui attira soudain mon attention et glaça la galanterie avec laquelle j’allais offrir ma main à la Thétis aux fraîches couleurs, à la taille bien prise et aux bas blancs, qui avait obtenu l’affranchissement de ma servitude musicale.

Ce n’était rien moins que la vieille femme que le laird avait appelée Mabel, accompagnée de Cristal Nixon, domestique mâle du laird, et de la jeune personne qui avait dit le bénédicité lorsque j’avais soupé chez lui.

Cette jeune personne, — Alan, vous êtes à votre manière un peu devin ; — cette jeune personne que je n’ai pas décrite, et que vous avez soupçonnée pour cette raison même ne pas m’être indifférente, — n’est réellement pas, je suis fâché de le dire, aussi prudente qu’elle devrait l’être. Je n’emploierai pas le mot amour en cette occasion ; car je m’en suis trop souvent servi à propos de caprices et de fantaisies passagères, pour échapper à vos railleries, si je voulais m’en servir maintenant. C’est une expression, je l’avouerai, que j’ai employée, — un romancier dirait profanée, — un peu fréquemment pour le petit nombre d’années qui ont passé sur ma tête. Mais sérieusement, la belle chapelaine de Brokenburn s’est présentée à mon esprit bien des fois qu’elle n’y avait que faire, et si vous voyez dans cet aveu un moyen d’expliquer les motifs qui me portaient à rester dans ce pays et à jouer le rôle de compagnon ménétrier, en bien, par le ciel ! libre à vous d’en faire votre profit ; — permission dont vous n’avez pas besoin de me remercier, attendu que vous n’auriez pas manqué de la prendre, que je vous l’eusse ou non accordée.

Tel étant l’état de mon cœur, imaginez mon ravissement lorsque je vis cette belle jeune fille entrer, comme un rayon de soleil qui perce un nuage, dans la chambre où l’on dansait, non avec l’air d’une égale, mais avec la dignité d’une femme de haut rang qui veut bien honorer de sa présence les amusements de ses vassaux. Le vieil homme et la vieille femme l’accompagnaient avec des visages aussi sinistres que le sien était gracieux ; c’était comme deux des plus vilains mois de l’hiver auprès de mai aux yeux brillants.

Lorsqu’elle entra — émerveillez-vous si vous voulez — elle portait une mante verte semblable, suivant la description que vous m’en avez faite, à celle que portait votre belle cliente : fait qui me confirma dans le soupçon que je nourrissais déjà, d’après le portrait par vous tracé, que ma chapelaine et votre visiteuse étaient une même personne. Son front se couvrit d’un nuage à l’instant où elle me reconnut. Elle donna son manteau à la vieille domestique, et après un moment d’hésitation, comme incertaine si elle devait avancer ou se retirer, elle traversa la pièce avec grâce et dignité ; tout le monde lui faisait place, les hommes ôtaient leurs bonnets et les femmes lui tiraient des révérences ; elle fut s’asseoir sur une chaise qu’on avait respectueusement placée pour elle, à l’écart des autres.

Il y eut alors une pause dont profita l’active maîtresse des cérémonies pour offrir, avec une courtoisie un peu gauche mais venant du cœur, un verre de vin à la jeune demoiselle, qui le refusa d’abord, mais qui l’accepta ensuite, afin sans doute d’avoir l’occasion de saluer la joyeuse compagnie à la ronde, et de souhaiter à tous santé et joie ; puis, après avoir touché du bout des lèvres le bord du verre, elle le replaça sur l’assiette. Il y eut une nouvelle pause ; et je ne me rappelai pas sur-le-champ, troublé que j’étais par cette apparition inattendue, que c’était à moi d’y mettre un terme. Enfin un murmure se fit entendre autour de moi ; car on s’attendait à me voir commencer, et même conduire la danse, après la conversation qui avait eu lieu.

« Ce jeune ménétrier a le diable au corps, murmurait-on de tous les côtés ; — vit-on jamais personne de si honteux que ce jeune ménétrier ! »

Enfin un vénérable Triton, appuyant ses remontrances d’une bonne tape sur l’épaule, me cria : « En place ! en place ! et voyons comment vous savez sauter : — toutes les filles vous attendent. »

Je me levai, je m’élançai en bas de l’échafaudage qui nous servait d’orchestre, et, reprenant mes idées aussi rapidement que possible, je m’avançai au bout de la salle, et, au lieu d’offrir ma main à la Thétis au bas blancs, j’eus l’audace de faire la même proposition à la dame à mante verte.

Les yeux aimables de la nymphe semblèrent s’ouvrir d’étonnement à une offre si hardie ; et, par les chuchotements qui se répandaient autour de moi, je compris bientôt que cette tentative surprenait aussi, et peut-être offensait les assistants. Mais, après l’émotion du premier moment, la jeune dame rejeta la tête un peu en arrière, puis, se redressant avec fierté, en femme qui voulait montrer qu’elle sentait toute l’étendue de sa propre condescendance, elle me tendit la main, comme une princesse qui accorde cette faveur à un écuyer de bas étage.

Il y a de l’affectation dans toute cette conduite, pensai-je en moi-même, — si cette mante verte ne me trompe point ; — car les jeunes demoiselles ne rendent pas de visites, et n’écrivent pas de lettres à de savants jurisconsultes, pour donner des conseils aux gens dont elles se soucient aussi peu ; et si une simple ressemblance de manteaux m’abuse, je suis encore intéressé à me montrer digne de la faveur qu’elle m’accorde avec tant de pompe et de réserve. — La danse qu’il s’agissait d’exécuter était la vieille gigue écossaise, où vous savez bien que je ne faisais pas sotte figure chez la Pique, tandis que vos mouvements gauches vous attiraient, pour correction, de la part de ce grand professeur, des coups d’archet sur les genoux. Le choix de l’air fut laissé à mon camarade Willie, qui, après avoir fini de boire, en commença malicieusement un fort connu et fort populaire, celui de : —


« Joyeusement dansa la belle quakeresse,
Et le quaker aussi dansa joyeusement. »


Un rire étourdissant partit aussitôt aux dépens de votre ami, et j’aurais été anéanti, sans le sourire qui se montra sur les lèvres de ma danseuse, et qui, loin d’avoir un air de dérision, semblait me dire : « Ne remarquez point cela. » Et j’eus bien garde de le remarquer, Alan. — Ma danseuse dansait admirablement bien, et moi je déployai tout mon talent, non pour l’effacer, je ne le pouvais pas, mais pour ne point rester tout à fait dans l’ombre.

Je vous assure que notre exécution, aussi bien que la musique de Willie, méritait des spectateurs et des auditeurs plus policés. Mais alors nous n’aurions pu être honorés des salves d’applaudissements frénétiques qui éclatèrent lorsque je reconduisis ma danseuse à sa place, et que je m’assis près d’elle, en homme qui avait droit de rendre les attentions d’usage en pareille circonstance. Elle était visiblement embarrassée ; mais j’étais décidé à ne point remarquer sa confusion, et à profiter bien plutôt de cet instant propice pour reconnaître si l’esprit de cette belle créature était digne de la cassette dans laquelle la nature l’avait renfermé.

Néanmoins, bien que j’eusse courageusement formé ce projet, vous ne pouvez que trop deviner combien j’eus de peine à le mettre à exécution. Le défaut de relation avec les enchanteresses de ce sexe m’a rendu fort gauche, et je suis à peine alors moins niais que vous. Puis, elle était si belle et prenait un air si plein de dignité que naturellement je devais tomber dans la fatale supposition qu’il fallait que je lui adressasse la parole seulement pour lancer un trait d’esprit ; et, malgré la torture où je me hâtai de mettre mon cerveau dans cette persuasion, pas une seule idée ne se présentait que le sens commun ne rejetât comme bouffisure d’une part, ou de l’autre comme un vieux lieu commun plat et usé. Il me semblait que mon intelligence ne m’appartenait plus, mais était alternativement sous l’empire d’Aldiboroni-phoscophornio et sous celui de son facétieux ami Rigdum-funnidos[77]. Combien je portai envie en ce moment à notre ami Jack Olivier qui débite avec une si heureuse satisfaction de lui-même sa pacotille de sornettes, et qui, ne doutant jamais du talent qu’il possède pour amuser, les fait passer pour monnaie courante à toutes les jolies femmes qu’il approche, et remplit les intervalles de son babillage par la connaissance parfaite qu’il a acquise de l’exercice de l’éventail, du flacon et des autres devoirs du cavalière serviente. Je lis quelques tentatives de cette espèce, mais très-gauchement, à ce que je suppose ; du moins la demoiselle à mante verte les reçut-elle comme une princesse accueille les hommages d’un rustaud.

Cependant le parquet restait vide, et comme la gaieté de cette aimable réunion paraissait un peu suspendue, je m’aventurai pour dernière ressource à proposer un menuet. Elle refusa et me dit avec assez de hauteur « qu’elle était venue afin d’encourager les innocents plaisirs de ces bonnes gens, mais non pour donner à leur amusement un autre échantillon de sa danse inhabile. »

Elle s’arrêta un moment, comme si elle s’attendait à une nouvelle proposition de ma part ; et comme je restais silencieux et confus, elle inclina plus gracieusement la tête vers moi, et ajouta : « Cependant, monsieur, pour ne pas vous piquer, j’accepterai encore une contredanse, si cela vous fait plaisir. »

Ne fallait-il pas être un âne bâté pour n’avoir pas prévenu ses désirs, Alan ! N’aurais-je pas dû remarquer que ce couple gênant, que Mabel et Cristal, s’étaient placés chacun d’un côté de sa chaise, comme les supports des royales armoiries[78] ! L’homme, épais, court, velu, et hérissé comme le lion ; la femme, sèche, mince, longue, et avide comme la licorne. J’aurais dû penser que, sous la vigilante inspection de ces deux sévères surveillants, nos communications ne devaient pas être faciles ; qu’un menuet n’était pas bien choisi pour entamer une conversation ; mais que le bruit, l’exercice, et la véritable confusion d’une contredanse où des danseurs inexpérimentés se heurtaient les uns contre les autres, donnaient aux autres couples occasion de rester quelques instants tranquilles, outre les repos plus réguliers qui séparent les différentes figures de la danse ; tout cela permettait beaucoup mieux de placer un mot en temps convenable, et sans donner lieu à la moindre observation.

Nous venions précisément de commencer, lorsqu’une occasion de ce genre se présenta, et ma danseuse me dit avec beaucoup de gentillesse et de modestie : « Il n’est peut-être pas fort convenable que je me souvienne d’une connaissance qui semble oubliée, mais je crois parler à M. Darsie Latimer.

— Darsie Latimer est en effet la personne qui a maintenant l’honneur, le plaisir… »

J’aurais navigué à pleines voiles dans la sotte mer des compliments, mais elle y coupa court. « Et pourquoi, dit-elle, M. Latimer est-il ici, déguisé, ou du moins jouant un rôle indigne d’un homme bien élevé ? — Je vous demande pardon, continua-t-elle, je ne veux pas vous offenser, mais très-certainement lorsqu’on recherche la compagnie d’un individu de ce genre… »

Elle jeta un regard sur Willie, et se tut. Je me sentis intérieurement honteux de moi-même, et je me hâtai de dire que c’était un pur caprice que le manque d’occupation m’avait suggéré, et que je ne le regrettais pas puisqu’il m’avait procuré le plaisir dont je jouissais en ce moment.

Sans paraître donner à mon compliment la moindre attention, elle attendit la première occasion pour me dire : « M. Latimer permettra-t-il à une étrangère qui lui veut du bien de lui demander s’il se croit irréprochable, lorsqu’à son âge il est assez dépourvu d’occupations, pour être prêt à se mêler à la plus basse société, dans l’espoir d’y trouver un vain amusement ?

— Vous êtes sévère, madame, répondis-je ; mais je ne puis me croire déshonoré en me trouvant dans une compagnie où je… »

Là je m’arrêtai court, convaincu que je donnais à ma réponse un tour malhonnête. L’argumentum ad hominem, le dernier auquel doit recourir un homme poli, peut néanmoins être justifié par les circonstances, mais jamais l’argumentum ad feminam.

Elle acheva la phrase que j’avais commencée. « … Où vous me rencontrez, voulez-vous dire. Mais le cas est différent. Je suis forcée par mon malheureux destin d’agir d’après la volonté des autres, et de venir en des endroits dont je m’éloignerais fort volontiers. D’ailleurs, excepté ce petit nombre de minutes, je ne participe pas à ces amusements, — je suis ici comme simple spectatrice, et accompagnée de mes domestiques. Votre situation est différente : — vous êtes venu dans ce lieu par choix, partageant et secondant les plaisirs d’une classe bien au-dessous de la vôtre sous le rapport de l’éducation, de la naissance, et de la fortune. — Si je vous parle sévèrement, M. Latimer, » ajouta-t-elle du ton le plus doux, « mes intentions sont bonnes. »

Je restai confondu par ce discours tout moral, dicté par une jeune sagesse : toute réponse vive ou spirituelle propre à continuer un pareil dialogue, s’évanouit de mon imagination, et je répliquai avec une gravité semblable à celle de la jeune dame : « Je suis sans doute mieux élevé que ces pauvres gens ; mais vous, madame, dont les avis obligeants méritent toute ma reconnaissance, vous devez en savoir sur ma condition plus que moi-même. — Je n’ose dire que je leur sois supérieur en naissance puisque ma naissance m’est inconnue, ni en fortune, car ma fortune est encore enveloppée d’un nuage impénétrable.

— Et pourquoi votre ignorance sur ces points vous pousserait-elle à fréquenter de mauvaise compagnie, et à contracter des habitudes d’oisiveté ? Est-il d’un homme d’attendre que la fortune jette d’elle-même de l’éclat sur lui, quand il peut se distinguer par ses propres efforts et son énergie ? — La carrière des sciences n’est-elle pas ouverte devant vous ? — N’avez-vous pas encore celle d’une noble ambition, — la carrière des armes ? — Mais non, — pas celle des armes, elle vous a déjà coûté trop cher.

— Je serai tout ce que vous souhaiterez, » répliquai-je avec empressement. « Vous n’avez qu’à me désigner une carrière, et vous verrez si je ne la poursuis pas avec énergie, ne fût-ce que parce qu’il vous aura plu de me le commander.

— Non parce que je le commande, dit la jeune demoiselle, mais parce que la raison, le sens commun, le courage, et, en un mot, l’intérêt de votre propre sûreté, vous donnent le même conseil.

— Permettez-moi du moins de répondre que la raison et le bon sens n’ont jamais pris une plus belle forme — pour persuader, « ajoutai-je à la hâte ; car elle se détourna, — et ne me donna point occasion de continuer ce que j’avais à dire avant le premier repos qu’exigèrent les figures ; et alors décidé à obtenir quelques éclaircissements, grâce à la contredanse, je renouai la conversation : « Vous avez aussi parlé de courage, madame, et en même temps de dangers personnels, lui dis-je. Mes idées sur le courage me portent à croire qu’il y a lâcheté à reculer devant un péril incertain. Vous qui paraissez si bien connaître ma destinée, que je pourrais vous appeler mon ange gardien, dites-moi quels sont ces périls, pour que je sois à même de juger si le courage m’ordonne de les affronter ou de les fuir. »

Elle fut évidemment embarrassée par ces paroles.

« Vous me faites payer cher les avis que je vous donne, reprit-elle enfin. J’avoue que je m’intéresse à votre destin, et pourtant je n’ose vous dire d’où provient cet intérêt : je ne suis pas plus libre de vous expliquer la nature et la cause de vos périls ; mais il n’en est pas moins vrai que ces périls sont proches et imminents. Ne m’en demandez pas davantage ; mais par égard pour vous-même fuyez ce pays. Partout ailleurs vous êtes en sûreté : — ici vous ne faites que tenter la fortune.

— Suis-je donc condamné à dire ainsi adieu à la seule personne qui se soit intéressée à mon bien-être ? — Oh ! ne parlez plus comme vous l’avez fait, — dites plutôt que nous nous reverrons, et cette espérance sera l’étoile tutélaire qui dirigera ma course.

— Il est plus que probable, beaucoup plus que probable que nous ne nous reverrons jamais. Le service que je vous rends à cette heure est le seul que je puisse vous rendre. C’est celui que je rendrais à un aveugle que j’apercevrais sur le bord d’un précipice ; il ne doit pas exciter de surprise, et n’exige aucune reconnaissance. »

À ces mots elle se détourna encore, et ne m’adressa plus la parole qu’à l’instant où la contredanse allait finir ; alors elle me dit : « N’essayez point de me parler ni de vous rapprocher de moi pendant le cours de cette nuit ; quittez cette compagnie aussitôt que possible, mais sans affectation, et que Dieu soit avec vous. »

Je la reconduisis à sa place, et ne lâchai pas la belle main que je tenais, sans exprimer les sentiments dont j’étais pénétré, en la pressant légèrement. Elle rougit un peu et retira sa main, sans néanmoins paraître fâchée. Voyant les yeux de Cristal et de Mabel sévèrement fixés sur moi, je la saluai et je m’éloignai d’elle, le cœur saignant et mes yeux s’obscurcissant de plus en plus, à mesure que la foule nous dérobait l’un à l’autre.

Mon intention était de regrimper sur l’estrade près de mon camarade Willie, et de reprendre mon archet pour jouer tant bien que mal, quoiqu’en ce moment j’eusse donné la moitié de ma pension annuelle pour être seul une minute. Mais la retraite me fut coupée par dame Martin, avec la franchise (s’il n’y a point de contradiction entre ces deux mots) d’une coquette rustique qui va droit à son but.

« Holà ! jeune homme, vous paraissez bien vite las de danser si légèrement. Mieux vaut le bidet qui marche au pas toute la journée, que celui qui trotte un mille, et ensuite ne peut plus bouger. »

C’était un vrai défi, et je ne pouvais le refuser. D’ailleurs je voyais bien que dame Martin était la reine de la fête, et j’étais entouré de tant de figures sauvages et singulières, que je ne pouvais pas savoir si je n’aurais pas besoin de protection. Je saisis donc la main qu’elle brûlait de me donner, et nous prîmes nos places à la danse, où, si je ne déployai pas autant de grâce et de souplesse que je l’avais voulu faire auparavant, je répondis du moins à l’attente de ma danseuse, qui dit et jura presque que je n’avais point mon pareil, tandis qu’elle-même, excitée à redoubler d’efforts, sautait comme un chevreau, faisait claquer ses doigts comme des castagnettes, criait comme une bacchante, et bondissait sur le plancher comme une balle, — si bien que la couleur de ses jarretières n’était plus un mystère pour personne. Elle se souciait d’autant moins de les cacher, peut-être, qu’elles étaient bleu de ciel avec des franges d’argent.

Il fut un temps où toutes ces extravagances m’auraient fort amusé, ou plutôt la nuit dernière fut la seule fois depuis quatre ans où je me rappelle qu’elles ne m’amusèrent pas. En ce moment-ci, je ne saurais vous dire pourquoi je désirais si ardemment me débarrasser de dame Martin. Je souhaitais presque qu’elle se donnât une entorse à un de ces pieds agiles qu’elle éprouvait tant de plaisir à montrer ; et quand, au milieu de cette profusion de cabrioles, je vis ma première danseuse quitter l’appartement, les yeux, à ce qu’il me semblait, dirigés vers moi, le dégoût qui m’avait pris pour la danse s’accrut à un tel point que j’avais presque envie de feindre moi-même une entorse ou une foulure pour mettre un terme à mon ennui. Mais il y avait autour de moi des vingtaines de vieilles femmes qui toutes me semblaient devoir posséder un remède infaillible pour de tels accidents, et, me souvenant de Gil Blas et de sa prétendue maladie dans la caverne des voleurs, je jugeai qu’il était plus sage d’agir en galant homme avec dame Martin et de danser jusqu’à ce qu’elle trouvât bon de me congédier. J’exécutai courageusement cette résolution, et, dans les dernières figures que nous exécutâmes, je cabriolai aussi haut, je m’élevai aussi perpendiculairement que dame Martin elle-même ; et je reçus, je vous assure, un tonnerre d’applaudissements, car les gens du peuple préfèrent toujours à la grâce la vigueur et l’agilité. Enfin dame Martin ne put danser davantage : charmé de mon affranchissement, je la conduisis à sa place, et j’usai de mon privilège de danseur pour m’asseoir près d’elle.

« Ah ! messieurs, » s’écria dame Martin, « je suis tout essoufflée ! Vraiment, jeune homme, je crois que vous m’en ferez mourir. »

Je pus seulement expier l’offense dont j’étais accusé en lui apportant des rafraîchissements, qu’elle avala sans se faire prier.

« J’ai été heureux en danseuses, lui dis-je ; d’abord cette jeune et jolie demoiselle, et ensuite vous, mistress Martin.

— Finissez donc vos flatteries, répliqua dame Martin ; allons, allons, jeune homme, ne soufflez pas ainsi dans les oreilles des gens ; moi et miss Lilias comparées ensemble ! Non, non, jeune homme ! oh ! elle est peut-être de quatre ou cinq années plus jeune que moi, — outre sa mise et ses belles manières.

— Est-elle fille du laird ? » demandai-je du ton le plus indifférent que je pus prendre.

— Sa fille, monsieur ? non, non, sa nièce seulement, — et c’est lui tenir d’assez près, je pense.

— Ha ! ha ! je croyais qu’elle portait le même nom que lui.

— Elle porte le sien, et c’est Lilias.

— N’a-t-elle pas d’autre nom ?

— Qu’a-t-elle besoin d’en porter un autre jusqu’à ce qu’elle prenne un mari ? » répliqua ma Thétis un peu piquée peut-être — de ce que j’eusse amené la conversation sur ma première danseuse au lieu de l’entretenir d’elle-même. »

Il y eut un moment de silence et dame Martin le rompit en observant qu’on se remettait en place pour la danse.

« En effet, » dis-je, me souciant fort peu de recommencer mes violentes cabrioles de tout à l’heure, « et il faut que j’aille aider le vieux Willie. »

Avant que je fusse parvenu à fendre la foule, j’entendis ma Thétis s’adresser à une espèce de Triton portant une jaquette bleue et une large culotte de matelot, dont, soit dit en passant, elle avait refusé la main à une heure moins avancée de la fête, et lui annoncer qu’elle était maintenant prête à faire un saut avec lui.

« Sautez donc, la commère, » répliqua le vindicatif marin, sans lui offrir la main ; « il y a, » ajouta-t-il en montrant le plancher, « il y a place pour vous. »

Je m’étais certainement fait un ennemi et peut-être deux : dans cette conviction j’allai reprendre ma première place près de Willie, et manier de nouveau l’archet. Mais je pus voir que ma conduite avait produit une impression défavorable ; j’entendais bourdonner de tous côtés : « il se donne de fameux airs ! — demi-monsieur ! » enfin l’épithète encore plus alarmante « espion, » et je fus vraiment charmé lorsque j’aperçus la figure de Sam, qui avalait déjà un verre de punch. Voyant que j’avais des moyens de retraite à ma disposition, je communiquai mon projet à Willie, qui probablement avait encore mieux entendu les murmures de la société que moi-même ; car il me répondit à voix basse : « Oui, oui, — décampez, — vous n’êtes resté que trop long-temps, — filez vite, — qu’ils ne voient pas que vous détalez. »

Je glissai une demi-guinée dans la main du vieillard, qui me dit : « Oh ! oh ! folie ! Je ne refuserai pas pourtant, car je suppose que vous en avez le moyen. — Allez-vous-en, et si quelqu’un vous arrête, appelez-moi. »

Suivant son conseil, je me promenai un instant au milieu de la salle, comme si je cherchais une danseuse ; puis je rejoignis Sam, à qui je ne fis pas sans peine lâcher son verre de punch, et nous quittâmes ensemble la cabane de manière à attirer l’attention le moins possible. Les chevaux étaient attachés sous un hangar voisin, et comme la lune était levée, comme j’étais enfin familier avec la route, toute difficile et toute compliquée qu’elle fût, nous arrivâmes bien tôt à Shepherds’Bush. La vieille hôtesse était restée à nous attendre, avec une espèce d’inquiétude, et, pour me l’expliquer, elle n’hésita point à me dire que bien des gens de sa maison et des bourgs voisins étaient allés à Brokenburn, qui n’en étaient pas revenus sains et saufs. « Willie le voyageur, ajouta-t-elle, était toutefois une sorte de protection. »

Là, la femme de Willie, qui fumait dans un coin de la cheminée, entonna l’éloge de son « cher, » ce fut ainsi qu’elle l’appela, et s’efforça d’éveiller de nouveau ma générosité, en me décrivant les dangers dont elle prétendait que la seule présence de son mari m’avait certainement délivré. Il fut néanmoins impossible de m’arracher aucun argent pour le moment, et j’allai me coucher à la hâte, la tête pleine de réflexions différentes.

J’ai depuis passé une couple de jours tantôt à Mont-Sharon, tantôt ici, tantôt lisant, et tantôt vous écrivant cette importante histoire, tantôt formant mille plans pour revoir l’aimable Lilias, et tantôt… un peu, je pense, par esprit de contradiction… pêchant en dépit des scrupules de Josué, — bien que, à vrai dire, ce genre d’amusement me plaise davantage, à mesure que je parviens à y mieux réussir.

Et maintenant, mon cher Alan, vous êtes en pleine possession de mon secret. — Montrez-moi, avec autant de franchise, les replis de votre cœur. Quel sentiment vous anime à l’égard de ce bel ignis fatuus, de ce lis du désert ? Répondez en conscience ; car, bien que son souvenir puisse parfois se présenter à mon esprit, mon amitié pour Alan Fairford surpasse tout l’amour dont je puis brûler pour une femme. Je sais aussi que, quand vous aimerez, ce sera

« Pour aimer une fois et pour ne plus aimer. »


Une passion allumée dans un cœur aussi constant que le vôtre ne s’éteindra jamais qu’avec la vie. Je suis d’un naturel différent et plus volage ; et, quoique je doive ouvrir votre première lettre d’une main tremblante et le cœur palpitant d’incertitude, néanmoins qu’elle m’apporte l’aveu franc que cette belle inconnue a produit sur votre gravité une impression plus profonde que vous ne vous y attendiez, et vous verrez que je puis arracher la flèche de ma propre blessure, barbe et bois ! En attendant, quoique j’aie formé plus d’un projet pour voir la belle Lilias, je ne ferai aucun pas, vous pouvez y compter, pour les mettre à exécution. Je m’en suis abstenu jusqu’à présent, et je vous donne ma parole d’honneur que je continuerai à m’en abstenir. D’ailleurs, pourquoi auriez-vous besoin d’assurances plus formelles de la part d’un ami qui vous est aussi complètement dévoué que D. L. ?

P. S. — Je serai sur les épines jusqu’à ce que j’aie reçu votre réponse. Je lis et relis votre lettre, et je ne puis, sur mon âme, découvrir quels sont vos véritables sentiments. Parfois je pense que vous m’avez écrit à son sujet pour plaisanter, — et parfois j’incline pour le contraire. Tirez-moi d’incertitude aussitôt que possible.


LETTRE XIII.

ALAN FAIRFORD À DARSIE LATIMER.


Je vous écris à l’instant, selon votre désir, et dans une humeur tragi-comique ; car j’ai la larme à l’œil, et le sourire sur les lèvres. Très-cher Darsie, certainement jamais on ne fut aussi généreux que vous ; — certainement jamais on ne fut aussi absurde ! Je me rappelle que, pendant votre enfance, vous vouliez faire cadeau de votre beau fouet neuf à ma vieille tante Peggy, simplement parce qu’elle l’avait admiré ; et maintenant avec une libéralité non moins irréfléchie, non moins hors de propos, vous êtes tout disposé à céder votre bien-aimée à un jeune sophiste sec et enfumé, qui ne quitterait pas la moindre de ses occupations minutieuses pour toutes les filles d’Ève. Moi amoureux de votre Lilias ! — de votre Mante Verte, — de votre enchanteresse inconnue ! — Ma foi ! à peine l’ai-je vue cinq minutes, et même alors n’y avait-il que le bout de son menton qui fût distinctement visible. Elle avait bonne grâce, et ce bout de menton promettait beaucoup pour le reste de la figure. Mais grâce au ciel, elle venait pour affaire, et l’homme de loi qui deviendrait amoureux d’une jolie cliente, après une consultation, serait aussi sage que celui qui s’amouracherait d’un rayon de soleil, d’un éclat particulier qui viendrait à briller tout à coup sur sa perruque de palais. Je vous donne ma parole que mon cœur ne saigne nullement ; et, en outre, je vous assure qu’avant de souffrir qu’une femme vienne en prendre possession, il faudrait que j’eusse vu toute sa figure sans masque ni manteau, et que je connusse même beaucoup son esprit, par-dessus le marché. Ne vous effrayez donc pas à propos de moi, mon généreux et bon Darsie ; mais prenez garde à vous-même, et veillez à ce qu’un frivole attachement, conçu à la légère, ne vous entraîne point dans de sérieux dangers.

Je ressens une telle inquiétude à ce sujet, que, décoré maintenant des honneurs de la robe, j’aurais abandonné ma carrière dès les premiers pas pour venir à vous, si mon père n’était parvenu à me mettre les fers aux pieds en me chargeant d’une affaire relative à ma profession. Je vous conterai la chose au long, car elle est assez comique ; et pourquoi n’écouteriez-vous pas mes aventures judiciaires, aussi bien que j’écoute vos caravanes de chevalier errant et de ménétrier ?

C’était après dîner, et je cherchais comment je pourrais communiquer à mon père, sans qu’il s’en fâchât trop, la résolution que j’avais prise de partir pour le comté de Dumfries. Je réfléchissais même si je ne ferais pas mieux de m’évader secrètement, et de présenter mes excuses dans une lettre, mais prenant cet air particulier avec lequel il m’annonce toujours ses intentions à mon égard lorsqu’il soupçonne qu’elles peuvent ne pas m’être très-agréables : « Alan, dit-il, vous portez maintenant la robe ; — vous avez ouvert boutique, comme nous dirions d’un état plus mécanique ; et sans doute vous croyez que le parquet des cours est couvert de guinées, et que vous avez seulement à vous baisser pour en ramasser.

— Je me flatte de savoir qu’il me faut d’abord acquérir des connaissances et de la pratique, mon père, et qu’en premier lieu c’est là ce que je dois rechercher.

— C’est bien dit, » répliqua mon père ; et, craignant encore de me donner trop d’encouragement, il ajouta : « Fort bien dit, pourvu qu’on agisse comme on parle : — rechercher des connaissances et de la pratique est l’expression convenable. Vous savez très-bien, Alan, que, dans l’autre faculté qui étudie l’Ars medendi[79], avant que le jeune docteur soit appelé dans les palais, il doit, comme on dit, parcourir les hôpitaux ; il faut qu’il guérisse Lazare de ses ulcères avant d’être admis à prescrire des remèdes au riche goutteux….

— Je n’ignore pas, mon père, que…

— Silence, — n’interrompez pas la cour ! — eh bien, les chirurgiens ont un usage très-utile, qui consiste à faire travailler leurs apprentis ou tyrones sur des cadavres insensibles, auxquels ils ne font certainement aucun mal, s’ils ne peuvent leur faire du bien ; pendant ce temps le tyro acquiert de l’expérience, et devient capable d’amputer une jambe ou un bras à un sujet vivant, aussi proprement que vous coupez un oignon.

— Je crois comprendre où vous voulez en venir, mon père ; et si un engagement particulier ne…

— Ne me parlez pas d’engagements ; silence ! — Vous êtes un bon garçon, — et n’interrompez pas la cour. »

Mon père, vous le savez, — soit dit avec tout le respect filial possible — est assez prolixe dans ses harangues. Je n’avais rien de mieux à faire qu’à tendre le dos et à écouter.

« Peut-être pensez-vous, Alan, que parce que j’ai sans contredit la direction de plusieurs affaires en litige que de respectables clients m’ont confiées, je puis penser à vous les jeter au nez instanter, et de la sorte vous fournir des pratiques, ainsi que mes petites relations et mon influence me le permettraient. J’espère sans nul doute pouvoir bien le faire un jour, mais encore, avant de donner, comme dit le proverbe, « mes appâts de poisson aux mouettes, » il faut, dans l’intérêt de ma propre réputation, que je sois bien sûr que la mouette puisse y mordre avec quelque profit. Qu’en dites-vous ?

— Je suis si loin de vouloir en venir promptement à la pratique de mon état, mon père, que je consacrerais volontiers quelques jours à…

— À une étude plus approfondie, voulez-vous dire, Alan. Mais ce n’est point là le nécessaire non plus : — il vous faut parcourir les hôpitaux, — guérir Lazare, — couper et tailler un sujet mort pour montrer votre habileté.

— Très-sûrement, je me chargerai avec plaisir de la cause du premier pauvre homme venu, et je me donnerai autant de peine pour gagner son procès que si c’était celui d’un duc ; mais il me faudrait deux ou trois jours.

— Pour étudier la cause, Alan, — oui, et en faire une étude approfondie ; car vous aurez l’avantage de prendre la parole, in prœsentia dominorum, mardi prochain.

— Moi, monsieur ! » répliquai-je avec étonnement : — « je n’ai pas encore ouvert la bouche devant une cour de juridiction inférieure.

— Ne vous occupez pas de la cour des gentils, mon cher ; — nous vous introduirons soudain dans le sanctuaire — tout chaussé — tout botté.

— Mais, mon père, je nuirais infailliblement à la cause qu’on me confierait avec tant de précipitation.

— Vous ne pouvez lui nuire, Alan, » répliqua mon père en se frottant les mains avec complaisance : « c’est la crème des affaires, mon cher ami ; — c’est précisément un sujet, comme je l’ai déjà dit, sur lequel tous les tyrones ont essayé leurs outils depuis quinze années ; et comme dix ou douze avocats s’y sont escrimés, comme chacun d’eux l’a retournée à sa manière, l’affaire en est venue à ce point que ni Star ni Arniston[80] ne pourraient en tirer parti ; et je pense que vous-même, Alan, vous ne pouvez lui nuire ! — Il est possible qu’elle vous fasse honneur, impossible qu’elle vous déshonore.

— Et, je vous prie, quel est le nom de mon heureux client, mon père, » demandai-je d’un ton assez peu gracieux.

— C’est un nom bien connu dans la chambre du parlement, répliqua mon père. À vrai dire, je l’attends à chaque instant, c’est Pierre Peebles.

— Pierre Peebles ! » m’écriai-je avec étonnement ; » c’est un insensé, un mendiant, aussi pauvre que Job, et aussi fou qu’un lièvre de mars.

— Il plaide devant la cour depuis quinze ans, » répliqua mon père d’un ton de commisération qui semblait reconnaître que ce fait était suffisant pour expliquer la position du pauvre homme sous le rapport de l’esprit et de la fortune.

« D’ailleurs, mon père, ajoutai-je, il est sur le rôle des pauvres ; et vous savez qu’il y a des avocats particulièrement nommés pour plaider pour eux ; et ne dois-je pas craindre que…

— Silence, Alan ! — n’interrompez jamais la cour : — tout est arrangé, l’affaire vous arrive comme une balle du dernier bond. »

Mon père tire parfois ses comparaisons de son ancien jeu favori, le golf. « Il vous faut savoir, Alan, que la cause de Pierre devrait être plaidée par ce jeune Dumtoustie ; — vous pouvez connaître ce garçon-là, le fils de Dumtoustie, membre du parlement pour le comté de…, et neveu du plus jeune frère du laird, du digne lord Bladderskate ; d’où l’on peut inférer qu’il y a autant de rapport entre lui et un illustre patronage[81], qu’entre un crible et un van. Or Saunders Drudgeit, le clerc de milord, est venu me trouver ce matin au palais, comme un homme qui a perdu la tête ; car le jeune Dumtoustie est un des avocats des pauvres, et l’affaire de Pierre Peebles lui a été par conséquent renvoyée d’office. Mais aussitôt que cet oison écervelé vit les sacs de procédure (et à vrai dire, Alan, on pourrait en voir de moins volumineux), il fut épouvanté, demanda son cheval à grands cris, le monta, et s’enfuit à la campagne. « Aussi, ajouta Saunders, milord est-il prêt à perdre la tête de colère et de honte en voyant son neveu rebrousser chemin dès son entrée dans la carrière. — Je vous proteste, Saunders, répondis-je, que si j’étais à la place de milord, et qu’un de mes amis ou parents quittât la ville pendant la session, ce parent, cet ami, ou ce que vous voudrez, ne remettrait jamais le pied chez moi. » Et alors, Alan, je pensai à envoyer la halle de votre côté ; et je dis que vous étiez un drôle bien dégourdi, sortant de sa coquille ; et que, si cela pouvait obliger milord, vous plaideriez la cause de Pierre, mardi prochain, et présenteriez quelque adroite excuse pour l’absence obligée de votre savant ami, en ajoutant que votre client et la cour y perdraient beaucoup sans doute, etc. Saunders accepta vivement ma proposition, comme un coq tombe sur un grain de blé ; il me dit que le meilleur expédient possible était de trouver un avocat neuf qui ne connût pas l’entreprise dont il se chargeait ; car il n’y a au barreau aucun homme de loi ayant suivi deux sessions qui ne soit assommé de Pierre Peebles et de sa cause. Il me conseilla donc de vous communiquer la chose tout doucement d’abord ; mais je lui répliquai que vous étiez un brave garçon, Alan, et que vous n’aviez dans les affaires de ce genre d’autre volonté ni d’autre envie que les miennes. »

Que pouvais-je dire, Darsie, pour me soustraire à un arrangement pris dans des intentions si bonnes — mais si vexantes pour moi ? — Imiter la défection et la fuite du jeune Dumtoustie, c’était détruire d’un coup et à jamais les espérances de mon père ; et même telle est la susceptibilité avec laquelle il regarde tout ce qui se rattache à sa profession, que cette conduite lui aurait brisé le cœur. Je fus donc obligé de consentir, bon gré mal gré, quand mon père appela James Wilkinson et lui donna l’ordre d’apporter les deux sacs de procédure qu’il trouverait sur la table.

James sortit, et rentra bientôt pliant sous le poids de deux énormes sacs de cuir, tout remplis de papiers étiquetés sur leurs flancs graisseux de l’inscription magique qu’y avaient tracée les clercs de la cour, Peebles contre Plainstanes[82]. Cette masse énorme fut déposée sur la table, et mon père, avec un visage plus rayonnant que de coutume, se mit à en tirer les différentes liasses attachées, non avec des cordons rouges ou de la ficelle, mais avec de solides et grosses cordes goudronnées, qui auraient pu retenir de petites barques à leur amarrage.

Je tentai un dernier effort de désespoir pour me soustraire à cette effroyable corvée. « Voilà qui m’épouvante réellement, » dis-je à mon père ; « cette affaire paraît si compliquée, et il reste si peu de temps pour m’y préparer avec fruit, que mieux vaudrait prier la cour de la remettre à la session prochaine.

— Comment, monsieur ? — comment donc, Alan ? s’écria mon père ; — voudriez-vous accepter et refuser presque en même temps ? Vous avez consenti à plaider la cause de ce pauvre homme, et si vous n’avez point déjà vos honoraires en poche, c’est parce qu’il n’en a aucun à vous donner. Pouvez-vous maintenant dire non, lorsque vous venez de dire oui ? — Songez au serment que vous avez prêté comme avocat, Alan, et à l’obéissance que vous devez à votre père, mon cher garçon. »

Encore une fois, que pouvais-je dire ? Je vis au visage allongé et à l’air interdit de mon père, que rien ne le vexerait autant que d’échouer dans le projet qu’il avait résolu d’exécuter, et je lui assurai de nouveau que j’étais disposé à faire de mon mieux, malgré les désavantages que j’avais contre moi.

« Bien, bien, mon garçon, » reprit-il alors, « le Seigneur vous accordera de longs jours sur la terre, pour l’honneur que vous avez rendu aux cheveux blancs de votre père. Vous pouvez bien trouver des conseillers plus sages que lui, Alan, mais personne qui vous désire plus de bien. »

Mon père, vous le savez, ne se laisse pas aller ordinairement à des expressions de tendresse, et elles sont touchantes dans sa bouche en proportion de leur rareté. Mes yeux se remplirent de larmes en voyant ses yeux briller ; et ma joie de lui avoir procuré un plaisir auquel il paraissait si sensible aurait été sans mélange, si j’eusse pu ne point penser à vous. Sans mon inquiétude à votre égard, j’en serais gaiement venu aux prises avec mes sacs, eussent-ils été aussi larges que des sacs à blé. Mais, pour changer ce qui était grave en farce, la porte s’ouvrit, et Wilkinson introduisit Pierre Peebles.

Vous devez avoir vu cet original, Darsie, qui, comme bien d’autres, continue à hanter les cours de justice après y avoir perdu son temps, sa fortune et sa raison. Ces pauvres insensés m’ont paru quelquefois ressembler aux débris de vaisseaux qu’on rencontre dans les bas-fonds, au milieu des sables de Goodwin, ou dans la rade d’Yarmouth, et qui sont là comme pour avertir les autres navires de se métier des côtes où ils se sont perdus ; — ou bien encore on peut les comparer à des épouvantails placés dans les cours de justice pour éloigner les fous du domaine de la chicane.

Ce fameux Pierre Peebles portait une large redingote montrant la corde et rapiécée, mais soigneusement attachée par les boutons qui restaient, et par un grand nombre d’épingles supplémentaires, de façon à cacher l’état encore plus misérable de ses vêtements de dessous. Ses souliers et ses bas de charretier rejoignaient, à la hauteur des genoux, une culotte d’un brun noirâtre ; un mouchoir couleur de rouille, qui avait été blanc dans son temps, entourait son cou pour figurer le linge. Ses cheveux, moitié gris, moitié noirs, s’échappaient en mèches roides de dessous une perruque faite d’étoupes, à ce qu’il me sembla, et tellement rétrécie qu’elle se tenait sur le petit bout de la tête. C’est sur cette perruque qu’il plante un vaste chapeau retroussé, qui, comme la bannière d’un chef, peut se voir tous les jours de séance, entre neuf et dix heures, surmontant la foule mobile et remuante qui encombre la chambre extérieure du palais[83]. Là, ses extravagances le font souvent devenir le centre d’un groupe d’espiègles infatigables qui exercent sur lui l’art de tourmenter ingénieusement. Sa figure, autrefois celle d’un bon bourgeois, est maintenant amaigrie par la pauvreté et l’inquiétude ; l’expression égarée de ses yeux brillants indique le fâcheux état de son cerveau. Joignez-y une peau hâlée, un teint flétri, cet air d’importance particulier à la folie, et l’habitude de se parler continuellement à lui-même. Tel était mon infortuné client ; et je dois avouer, Darsie, que ma profession a besoin de faire beaucoup de bien à d’autres individus, si elle en réduit un certain nombre à une pareille misère.

Après qu’on nous eut présentés l’un à l’autre avec beaucoup de cérémonie (et alors je compris aisément aux manières de mon père qu’il désirait relever à mes yeux l’importance de Pierre, autant qu’il se pourrait) : « Alan, me dit-il, c’est monsieur qui a consenti à vous accepter comme avocat, en place du jeune Dumtoustie.

— Uniquement par amitié pour ma vieille connaissance, votre père, » dit Pierre Peebles avec un air bienveillant et protecteur, « oui uniquement par égard pour votre père, et pour mon vieil et intime ami lord Bladderskate. Sans quoi, per regiam majestatem ! j’aurais présenté une pétition et porté plainte contre Daniel Dumtoustie, avocat, par nom et surnom ; — Je l’eusse fait, par toutes les cours de justice ! — Je connais les formes de la procédure, et l’on ne peut se moquer de moi sous ce rapport. »

Là, mon père interrompit mon client, et lui rappela qu’il avait beaucoup à faire, puisqu’il se proposait de donner au jeune avocat un aperçu de l’état où se trouvait ce procès difficile, et de lui montrer les faits principaux de la cause, débarrassés de tous les accessoires de forme. J’en ai fait une courte analyse, M. Peebles, dit-il, « car j’ai passé toute la nuit dernière et une grande partie de la matinée à parcourir ces paperasses pour éviter quelque peine à mon fils, et je vais maintenant lui présenter le résultat de mon travail.

— J’expliquerai moi-même l’affaire, » dit Pierre intervenant sans respect pour son procureur.

« Non pas, répartit mon père ; je suis votre homme d’affaire pour le moment.

— Alors vous êtes le onzième, interrompit Pierre ; j’en ai un nouveau chaque année. Je voudrais qu’il me fût possible d’avoir un habit neuf aussi régulièrement.

— Je suis donc votre procureur, continua mon père ; et vous qui connaissez bien les formes, vous savez que le client explique l’affaire au procureur, — le procureur à l’avocat…

— L’avocat au procureur général, le procureur général à la chambre du conseil, le président de cette chambre à la cour. C’est absolument la même chose que la corde pour l’homme, l’homme pour le bœuf, le bœuf pour l’eau, l’eau pour le feu…

— Silence ! pour l’amour du ciel, M. Peebles, » s’écria mon père, coupant court à cette énumération ; « le temps s’écoule ; il faut nous mettre à la besogne. — Vous ne deviez point interrompre la cour. — Hem, hem ! de cet examen sommaire il ressort…

— Avant de commencer, dit Pierre Peebles, je vous prierais de me faire servir un morceau de pain et de fromage, une tranche de viande froide, un consommé ou toute autre provision alimentaire : j’étais si pressé de voir votre fils, que je n’ai pas mangé une bouchée à mon dîner. »

Extrêmement satisfait, je pense, de rencontrer un aussi bon moyen pour clore efficacement la bouche de son client, mon père fit apporter un morceau de viande froide, auquel James Wilkinson, pour l’honneur de la maison, allait ajouter la bouteille d’eau-de-vie qui se trouvait encore sur le buffet ; mais, à un signe de mon père, il la remplaça par une cruche de petite bière. Peebles attaqua les vivres avec la voracité d’un lion affamé ; et cette diversion l’occupa si bien, tandis que mon père m’exposait l’affaire, que, tout en levant les yeux fréquemment vers lui, dans l’intention de l’interrompre, il ne pouvait se résoudre à renoncer à l’exercice agréable de ses mâchoires. Il revenait toujours au bœuf froid avec une avidité nouvelle, ce qui me fit conjecturer que de longtemps il n’avait rencontré pareille occasion de se rassasier. Laissant de côté beaucoup de phrases techniques, et grand nombre de détails légaux, je m’efforcerai de vous donner, en échange du conte de votre joueur de violon, l’histoire d’un plaideur, ou plutôt l’histoire de son procès.

« Pierre Peebles et Paul Plainstanes, dit mon père, entrèrent en société comme merciers et marchands de drap, en l’année… ; ils s’établirent dans Luckenbooths, et firent un commerce étendu à leur mutuel avantage. Mais il n’est pas besoin de le dire au docte avocat, societas est mater discordiarum, une société est souvent matière à procès. La compagnie se trouvant dissoute par consentement mutuel en l’année…, il fallut établir les comptes, et après certaines tentatives pour arranger les choses à l’amiable, l’affaire fut enfin portée devant les tribunaux, et se divisa en plusieurs procès distincts, dont la plupart ont été réunis par l’avocat général. C’est sur l’état de ces différents procès que l’attention de l’avocat doit particulièrement se porter. 1° Il y a l’action originaire de Peebles contre Plainstanes, Peebles assignant son ex-associé en paiement de 3000 livres, plus ou moins, balance de comptes due par Plainstanes. 2° Il s’agit d’une contre-action dans laquelle Plainstanes est demandeur, et Peebles défendeur, à propos de 2500 livres, plus ou moins, balance de comptes per contra, et due par Peebles. 3° Le septième procureur de M. Pleebes lui persuada d’intenter une action en règlement et débat de comptes, afin qu’on pût démontrer loyalement et clairement prouver de quel côté il était dû une balance. 4° Pour prévenir la supposition hypothétique que Peebles pût se trouver débiteur de Plainstanes, M. Wildgoose, huitième procureur de M. Peebles, lui conseilla de faire des offres réelles, pour amener en cour toutes les parties intéressées. »

La tête allait me tourner à cette énumération de procès surgissant d’un procès, comme une multitude de boîtes se renfermant les unes dans les autres, et dont il fallait que je prisse connaissance.

« Je comprends, dis-je, que M. Peebles réclame une somme d’argent de Plainstanes ; — alors, comment peut-il être son débiteur ? et s’il n’est pas son débiteur, comment peut-il invoquer un cas de dettes réciproques, ce qui intimerait que le plaignant reconnaît devoir certaines sommes qu’il désire payer par ordre de justice ?

— Vous n’y entendez pas grand’chose, je crois, l’ami, s’écria M. Peebles : des offres réelles sont le plus sûr remedium juris de toutes les formes de procédure. J’ai même ouï dire qu’on y recourut pour faire déclarer un mariage. — Votre bœuf est excellent, » dit-il à mon père qui s’efforçait en vain de continuer son résumé, « mais un peu trop épicé, — et votre bière à quatre sous est incontestablement bonne ; mais elle n’a point grand goût, — non, pas grand goût, — elle sent plus le houblon que la drèche : — avec votre permission je goûterai de cette bouteille noire que voilà. »

Mon père se leva pour lui en servir de sa propre main une dose convenable ; mais, à mon grand amusement, Pierre Peebles se mit en possession de la bouteille, qu’il empoigna par le goulot, et les idées de mon père sur l’hospitalité étaient beaucoup trop scrupuleuses pour lui permettre de la reprendre par aucun moyen direct ; de sorte que Pierre revint triomphant se remettre à table, avec sa proie à la main.

« Mieux vaudrait que vous prissiez un verre à liqueur, M. Peebles, » dit mon père d’un ton monitoire, « vous trouverez cette boisson très-forte.

— Si l’église est excessivement grande, nous pouvons chanter la messe dans le chœur, » répliqua Pierre se versant une rasade dans le gobelet où il venait de boire la petite bière. « Qu’est-ce que c’est, de Tusquebaugh ? — c’est de l’eau-de-vie ! aussi vrai que je suis un honnête homme. J’avais presque oublié le nom et le goût de l’eau-de-vie. — M. Fairford père, à votre bonne santé (il en avala une gorgée). — M. Alan Fairford, à l’heureuse réussite de votre difficile entreprise (il but un nouveau coup de la généreuse liqueur) ! — Et maintenant quoique vous ayez fait un abrégé passable de ce grand procès, dont il est impossible de ne pas avoir entendu parler, si peu qu’on ait fréquenté les salles du palais de justice, — encore à votre santé, par manière d’arrêt provisoire : — pourtant vous avez omis de dire un mot des saisies-arrêts.

— J’allais en venir à ce point, M. Peebles.

— Et de la demande en sursis pour le paiement des frais.

— J’y venais précisément.

— Et de l’évocation du procès devant la cour du shérif.

— J’allais justement y arriver.

— Comme la Tweed arrive à Melrose, j’imagine, » dit le plaideur ; puis remplissant son gobelet d’eau-de-vie au-dessus du quart, comme par distraction : « Oh ! M. Alan Fairford, vous êtes vraiment heureux de débuter au barreau par une cause comme la mienne. C’est une espèce d’échantillon de toutes les causes, mon cher ami. Per regiam, il n’y a pas un remedium juris dans toute la pratique, dont vous ne trouviez là un spécimen. Voyons, à votre succès dans cette affaire ! — Mais — je bois de l’eau-de-vie pure, je crois. Pardieu ! si la païenne est trop forte, nous la baptiserons, grâce au brasseur. » Il s’interrompit et mêla quelques gouttes de petite bière à son breuvage ; puis nous regardant alternativement, il cligna de l’œil et continua : « M. Fairford… n’oubliez pas l’action en voies de fait et coups donnés ; car, quand je forçai l’infâme Plainstanes à me donner une croquignole sur le nez à deux pas de la statue du roi Charles, sur la place du Parlement… je l’attirai joliment dans le piège. Jamais homme ne m’a pu dire comment je devais m’engager dans ce procès. — Jamais avocat qui vendait le vent de ses poumons n’a eu la complaisance de m’indiquer s’il convenait mieux de procéder par voie de pétition et de plainte, ad vindictam publicam, avec consentement de l’avocat de Sa Majesté, que par une action pour violences pendente lite, ce qui devait emporter la place d’assaut et sortir des cours de justice par une porte de derrière. — Per regiam majestatem, ce bœuf et cette eau-de-vie m’échauffent trop le cœur ; — il faut que je revienne à la bière. — Mais, » ajouta-t-il après en avoir avalé plusieurs gouttes, « la bière est par trop froide, il faut que j’y mêle le reste de l’eau-de-vie. »

Il fit comme il disait, et continua de babiller sur un ton si bruyant et si animé, frappant sur la table, buvant et prisant alternativement, que mon père, abandonnant toute tentative de l’interrompre, resta muet et honteux, inquiet et redoutant la fin d’une pareille scène.

« Mais pour en revenir à mon procès favori, reprit Peebles, à mon action en voies de fait, lorsque j’eus le bonheur de provoquer mon adversaire à me tirer le nez sur le seuil même de la cour, ce qui était précisément ce dont j’avais besoin — M. Pest… vous le connaissez, papa Fairford ? — le vieux Pest penchait pour une action d’hame sucken[84] car il disait que la cour pouvait être appelée… oh ! oh ! oh !… appelée mon véritable domicile. J’y demeure plus que partout ailleurs, et l’essence de l’hame sucken est de frapper un homme dans son domicile. — Réfléchissez bien à ce fait, jeune avocat. — Nous pouvons donc espérer que Plainstanes sera pendu comme bien des gens l’ont été pour moins ; car, milords, — dira Pest aux juges siégeant en la cour, — milords, la chambre du parlement est le domicile de Peebles, attendu que ladite chambre est commune forum et commune forum est commune domicilium. — La fille, une autre bouteille de whisky, et mettez-la à mon compte. — Il est temps que je m’en aille — par la procédure ! Je ne puis trouver la bouteille ; — pourtant il y en a deux, je crois. Per regiam, Fairford, — papa Fairford — prêtez-moi deux pence pour acheter du tabac : ma boîte est vide — Huissier, appelez une autre cause. »

La tabatière lui échappa des mains, et il serait lui-même tombé de dessus la chaise si je ne l’avais soutenu.

« C’est passer les bornes ! s’écria mon père. — Faites venir un porteur, James Wilkinson, et qu’il emporte chez lui cet être dégradé, cet ivrogne, cette brute. »

Lorsque Pierre Peebles fut sorti de cette mémorable consultation, et que nous l’eûmes confié aux soins d’un vigoureux Celte, mon père se hâta de rattacher en liasses tous les papiers, comme un joueur de marionnettes s’empresse de fermer boutique quand la représentation n’a pas réussi. « Voici mes notes, Alan » me dit-il avec précipitation ; « examinez-les soigneusement ; — comparez-les aux pièces de la procédure, et retournez l’affaire dans votre tête jusqu’à mardi. — Plus d’un plaidoyer a été fait par un sot client ; et écoutez-moi, mon garçon, écoutez-moi : — je n’ai pas l’intention de vous escamoter vos honoraires, quand l’affaire sera finie, quoique j’eusse aimé à entendre d’abord le plaidoyer ; mais il n’y a rien de tel comme de donner l’avoine à un cheval avant le voyage. Voici cinq bonnes guinées dans une bourse de soie ; — c’est l’ouvrage de votre pauvre mère, Alan. — Elle eût été bien heureuse de voir son jeune fils avec la robe sur le dos, — mais ne parlons plus de cela, — à l’ouvrage mon brave garçon, et dévorez-moi ça comme un tigre. »

Je me mis à travailler, Darsie ; car qui pourrait résister à de pareils motifs ? Avec l’aide de mon père, je me suis rendu maître des détails, tout confus qu’ils soient ; et mardi je plaiderai pour Pierre Peebles aussi bien que je le ferais pour un duc. J’ai maintenant une idée si nette de l’affaire, que j’ai pu vous écrire une longue lettre sur ce sujet ; et certes, Pierre Peebles et son procès y tiennent une assez bonne place, pour vous montrer combien ils occupent à présent mon esprit. Encore une fois songez à vous, et ne m’oubliez pas, moi qui suis votre fidèle

Alan Fairford.




Par des circonstances qui seront rapportées plus tard, il se passa long-temps avant que cette lettre parvînt à son adresse.


CHAPITRE PREMIER.

NARRATION.

LE PLAIDOYER.


L’avantage de présenter au lecteur un récit fait par les personnages eux-mêmes, a donné une grande popularité aux correspondances publiées par quelques auteurs fameux, forme que nous avons adoptée nous-mêmes dans le commencement de cet ouvrage. Néanmoins, il peut rarement arriver qu’un recueil purement épistolaire (et Dieu nous garde de l’altérer en aucun point par des interpolations arbitraires !) contienne tout ce dont il est nécessaire d’instruire le lecteur pour la parfaite intelligence de l’histoire. Il doit aussi se faire souvent qu’on rencontre dans le cours d’un échange de lettres des longueurs et des redondances qui entravent la marche rapide du récit. Pour s’éviter cet embarras, plusieurs biographes ont employé les lettres des personnages intéressés, ou seulement de larges extraits, pour décrire des incidents particuliers, ou exprimer les sentiments qui les animaient, tout en nouant au besoin ces fragments par des parties de narration, lorsque la clarté de leur histoire paraissait l’exiger.

C’est ainsi que les aventureux voyageurs qui explorent le sommet du mont Blanc, tantôt avancent si lentement sur la neige qui s’enfonce sous leurs pieds, que leur marche est presque imperceptible, et tantôt abrègent la route en sautant par-dessus les fondrières qui interceptent le passage, au moyen de leurs bâtons de pèlerin ; ou, pour faire une comparaison plus exacte, la manière de conter que nous avons adoptée pour cette fois ressemble à la discipline des dragons qu’on instruit à servir à pied ou à cheval, suivant que la situation des lieux l’exige. Après cette explication, nous allons rapporter certaines circonstances qu’Alan Fairford ne put transmettre à son correspondant.

Notre lecteur, nous l’espérons, a dû se former une idée assez précise des principaux personnages qui ont paru devant lui dans la première partie de ce livre ; mais dans le cas où notre bonne opinion de sa sagacité serait exagérée, et à dessein de contenter les gens qui ont la louable habitude de feuilleter un ouvrage au lieu de le lire (ce qui m’est arrivé quelquefois à moi-même), les détails qui suivent ne seront pas superflus.

M. Saunders Fairford, comme on l’appelait plus ordinairement, était un homme d’affaires de la vieille école ; modéré dans les honoraires qu’il demandait à ses clients, économe et même parcimonieux dans sa dépense, d’une stricte probité pour ses propres affaires aussi bien que pour celles de ses pratiques ; mais devenu, par une longue expérience, méfiant et soupçonneux lorsqu’il examinait la conduite des autres. Aussitôt que l’horloge de Saint-Giles sonnait neuf heures, on voyait le petit vieillard, encore frais et leste, arriver ponctuellement à la porte du palais de justice ou du moins au bas de l’Escalier-Tournant. Il était proprement vêtu d’un habillement complet de drap brun couleur de tabac, avec des bas de soie ou de laine, suivant la saison ; il portait une perruque à trois marteaux et un petit chapeau à cornes ; il était chaussé de souliers aussi brillants que s’ils eussent été vernis avec le cirage de Waren[85], couverts de larges boucles d’argent ; des boucles d’or formaient ses jarretières dessous le genou : enfin une fleur à sa boutonnière en été, un brin de houx en hiver complétaient son costume bien connu de toute la ville. Ses manières répondaient à cet extérieur : elles étaient scrupuleusement polies et même un peu cérémonieuses. Il était un ancien de l’église, et par suite zélé partisan du roi Georges et du gouvernement, comme il l’avait montré en prenant les armes pour leur cause. Mais pourtant, comme il avait des clients et des relations d’affaires dans les familles qui professaient des opinions opposées, il mettait un soin excessif à employer toutes les phrases de convention que la civilité de l’époque avait inventées, comme un compromis de langage entre les deux partis. C’est ainsi que parfois il parlait du Chevalier, mais sans l’appeler jamais le Prince, ce qui eût été sacrifier ses propres principes ; ni le Prétendant, ce qui aurait blessé ceux des autres. Il désignait ordinairement la rébellion sous le nom de l’affaire de 1745, et s’il avait à parler d’une personne qui s’y était mêlée, il disait qu’elle s’était absentée à une certaine époque. En somme, M. Fairford était généralement aimé et respecté des deux partis, quoique ses amis n’eussent pas été fâchés qu’il donnât plus fréquemment à dîner, attendu que sa petite cave renfermait quelques vieux vins de choix dont il n’était pas avare dans les rares occasions où il traitait.

L’unique jouissance de ce digne homme, outre le plaisir qu’il trouvait réellement à s’acquitter de ses occupations journalières, était l’espérance de voir son fils Alan, fruit unique d’une union que la mort avait dissoute de bonne heure, obtenir le rang et la réputation d’un bon avocat ; ce qui, à ses yeux, était la plus éclatante de toutes les distinctions.

Chaque profession a ses idées particulières sur les honneurs de ce monde, et M. Fairford était si restreint et si exclusif dans les siennes, qu’il ne prisait rien absolument après les objets d’ambition que son imagination lui présentait. Il aurait frémi à la pensée qu’Alan pût acquérir la renommée d’un héros, et souri de dédain à celle qu’il voulût cueillir les lauriers stériles de la littérature ; c’était par l’unique carrière du barreau qu’il désirait le voir parvenir à l’illustration, et les probabilités de succès et d’échec occupaient son esprit pendant le jour, et ses rêves pendant la nuit.

Le caractère d’Alan Fairford, aussi bien que son talent, étaient de nature à encourager l’attente de son père. Il possédait une rare vivacité d’intelligence, jointe à l’habitude d’une étude longue et patiente, habitude contractée par lui, grâce à la discipline de la maison paternelle, à laquelle il se conformait avec la plus grande docilité, ne témoignant jamais le désir de prendre des délassements plus variés et plus nombreux que ne le permettaient les restrictions inquiètes et sévères de son père. Quand le jeune homme se laissait aller à des espiègleries de jeunesse, son père avait la candeur de rejeter tout le blâme sur son camarade plus hardi, Darsie Latimer.

Ce dernier, ainsi que le lecteur le sait déjà, avait été reçu dans la maison et presque dans la famille de M. Fairford, à une époque où la délicatesse de constitution qui avait abrégé la vie de mistress Fairford commençait à se montrer dans son fils ; par conséquent le respectable procureur était toujours disposé à satisfaire le moindre désir de son Alan. Le jeune Anglais était à même de payer une pension considérable, mais c’était un point sans aucune importance pour M. Fairford ; il suffisait que cette compagnie semblât rendre son fils heureux et gai. Il était forcé de convenir que « Darsie était un brave garçon, quoique fort léger. » Les craintes que l’étourderie du jeune homme inspirait à M. Fairford n’auraient pu cependant le décider à séparer Alan de son ami, sans la fantaisie aventureuse qui donna lieu à la correspondance précédente ; le père se réjouissait secrètement de l’éloignement de Darsie, qui devait se prolonger au moins jusqu’à ce que le jeune avocat eût contracté les habitudes de sa sèche et laborieuse profession, et qu’il se fût accoutumé à en remplir les devoirs.

Mais l’absence de Darsie fut loin de produire ce que le père d’Alan avait attendu et désiré. Les jeunes gens étaient unis par les liens de la plus étroite amitié, d’autant plus que ni l’un ni l’autre ne songeait à faire de nouveaux amis. Alan Fairford, en général, n’aimait pas la société par suite d’un caractère naturellement réservé, et Darsie Latimer la fuyait par le sentiment pénible de son origine inconnue, position particulièrement affligeante dans un pays où grands et petits sont généalogistes de profession. Ces jeunes gens étaient tout l’un pour l’autre : il n’était donc pas étonnant que leur séparation fût pénible, et que son effet sur Alan Fairford, joint à l’inquiétude occasionnée par le contenu des lettres de son ami, excédât de beaucoup ce qu’en avait prévu M. Saunders. Le jeune étudiant remplissait ses devoirs, se livrait à ses études accoutumées, faisait tête aux examens qu’il avait à subir, mais ce n’était plus avec le zèle et l’assiduité qu’il déployait auparavant ; et son père inquiet vit clairement que le cœur de son fils était avec l’ami absent.

Un philosophe n’aurait point cherché à contenir ce torrent de sensibilité, dans l’espoir d’en diminuer la force ; il eût permis aux jeunes gens de passer quelque temps ensemble, afin de laisser leur intimité se refroidir peu à peu ; mais M. Fairford n’aperçut que le moyen plus direct d’une séparation plus prolongée, et tâcha seulement de voiler ses intentions de quelque prétexte plausible. Dans l’inquiétude qui le tourmentait en cette occasion, il avait tenu conseil avec un vieil ami, Pierre Drudgeit, dont le lecteur a déjà fait la connaissance. « Alan, lui dit-il, perd la tête et va de mal en pis. Je m’attends à tous moments à le voir s’envoler comme une oie sauvage pour courir après ce fou de Latimer ; Will Sampson, le marchand de chevaux dans Candlemaker-Row, m’a donné à entendre qu’Alan était allé voir s’il avait un bon bidet, pour aller quelques jours à la campagne. M’y opposer directement ! — cela est impossible : je ne puis que penser à la manière dont sa pauvre mère m’a été ravie 5 ; — plût au ciel qu’il se trouvât enchaîné à quelque bonne besogne bien difficile, peu importe qu’il fût bien ou mal payé, à quelque affaire capable de le clouer à la maison jusqu’aux vacances des tribunaux, ne fût-ce que par décence ! »

Pierre Drudgeit sympathisa facilement avec le procureur ; car Pierre avait un fils qui, à tort ou à raison, avait absolument voulu changer son habit bourgeois et les manches de futaine qu’il mettait par-dessus pour écrire, contre l’uniforme bleu et les revers blancs ; il suggéra donc à M. Fairford l’idée d’engager Alan à se charger de l’affaire du pauvre Pierre Peebles qui restait là par la fuite du jeune Dumtoustie. Cela pouvait servir en même temps à cacher la désertion de cet avocat ; « et ainsi, ajouta Drudgeit, nous écartons deux chiens avec une seule pierre. »

Après ces explications, le lecteur jugera bien qu’un homme de bon sens et d’expérience comme M. Fairford père n’était pas tourmenté de cette curiosité impatiente et hasardeuse qui pousse des enfants à jeter un petit chien à l’eau, uniquement pour voir si la pauvre bête sait nager. Malgré toute sa confiance dans les talents de son fils, qui étaient vraiment très-remarquables, il aurait été bien fâché de lui imposer une cause si compliquée et si difficile, pour son début au barreau, s’il n’avait pas pensé que c’était le seul expédient qui pût empêcher le jeune homme de faire une démarche fatale au moment de son début dans la carrière.

Entre deux maux, M. Fairford dut choisir celui qu’il jugeait être le moindre, et imiter le brave qui envoie son fils à l’assaut, et qui préfère le voir mourir sur la brèche que de le voir quitter le champ de bataille avec déshonneur. Mais il ne l’abandonna pas à ses propres efforts. Comme Alphée précédant Hercule, il débrouilla lui-même le procès de Pierre Peebles, vraie étable d’Augias. Ce fut pour le vieillard un travail plein de douceur que de mettre sous un jour clair et lumineux les faits réels de cette cause, que l’insouciance et les bévues des premiers procureurs de Peebles avaient plongée en un immense chaos de formes judiciaires et de termes techniques. Telles étaient son habileté et son adresse, qu’il fut capable, après un rude travail de deux ou trois jours, de soumettre à la réflexion du jeune avocat les clauses principales du procès sous un point de vue aussi clair que simple. Avec l’assistance d’un procureur si affectionné et si infatigable, Alan Fairford fut à même, quand arriva le jour de l’épreuve, de se présenter devant la cour, accompagné de son père. Celui-ci, malgré ses craintes, ne cessait de l’encourager, avec une certaine confiance que l’audace de s’attaquer à une affaire aussi ardue ne nuirait pas à la réputation du nouvel avocat.

Ils rencontrèrent à la porte du tribunal le pauvre Pierre Peebles avec son énorme chapeau, perché, comme de coutume, sur sa perruque d’étoupes. Il se jeta sur le jeune avocat comme un lion se jette sur sa proie. « Comment cela va-t-il, monsieur Alan ? — Comment cela va-t-il, mon cher ami ? — Le terrible jour est enfin arrivé, — jour dont le souvenir demeurera long-temps dans cette cour de justice. Le pauvre Pierre Peebles contre Plainstanes, six procès réunis — devant les chambres assemblées ; — ma cause la première sur le rôle d’aujourd’hui ! — Je n’ai pas dormi de toute la semaine à force d’y penser ; et, j’ose le dire, le lord président n’en a pas dormi d’avantage. — Car une pareille cause !… Mais, dites donc, votre père m’a fait vider un peu trop vite sa bouteille d’une pinte l’autre soir. C’est mal de mêler l’eau-de-vie avec les affaires, monsieur Fairford. J’aurais été gris à rouler dans la rue, si j’avais consenti à boire autant de fois que vous m’y invitiez tous les deux. Mais il y a temps pour tout ; et, la plaidoirie terminée, s’il vous plaêt de venir dîner chez moi, ou, ce qui revient au même et vaut peut-être encore mieux, que j’aille dîner chez vous, je ne refuserai pas de prendre quelque liqueur, pourvu que ce soit avec modération. »

Le vieux Fairford haussa les épaules, et se hâta de quitter le plaideur. Bientôt il vit son fils revêtu de la robe ornée de martre, qui était à ses yeux plus vénérable que la robe violette d’un archevêque ; il ne put s’empêcher de venir lui frapper sur l’épaule, l’engageant à prendre courage et à montrer qu’il était digne de la porter. Ils entrèrent dans le grand vestibule du palais, où s’assemblaient jadis les membres du vieux parlement d’Écosse, et servant au même usage que Westminster-Hall en Angleterre ; espèce d’antichambre qui précède la chambre elle-même, et domaine privé de certains personnages sédentaires appelés lords de l’Ordinaire.

La plus grande partie de la matinée fut employée par le vieux Fairford à répéter ses instructions à Alan, et à courir dès qu’il voyait un confrère ou un ami auprès duquel il pouvait encore recueillir quelques détails soit sur le fond de l’affaire, soit sur les points accessoires du procès. Cependant le pauvre Pierre Peebles, dont le cerveau timbré était entièrement incapable de comprendre l’importance réelle du moment, suivait son jeune avocat d’aussi près qu’une ombre suit un corps, affectant de lui parler tantôt à voix haute et tantôt à l’oreille. Il tâchait d’égayer sa sombre figure en souriant agréablement, ou de froncer les sourcils pour se donner un air grave et solennel, et parfois il affectait de regarder son monde avec un air de mépris et de dérision. Ces variations d’idées du pauvre client étaient accompagnées de gestes et de mouvements bizarres que le plaideur en haillons croyait analogues aux changements de sa physionomie. Tantôt il brandissait son bras en l’air, le poing fermé, comme pour percer son adversaire ; tantôt il appuyait sa main tout ouverte sur la poitrine, et tantôt, la levant soudain, il faisait bravement claquer ses doigts.

Ces démonstrations, ainsi que la honte et l’embarras qu’elles causaient au jeune Fairford, n’échappèrent pas à l’observation des oisifs qui se trouvaient dans l’antichambre. Il est vrai qu’ils n’approchèrent pas de Peebles avec leur familiarité habituelle, par un sentiment de déférence pour Fairford, quoique la plupart l’accusassent de présomption pour oser entreprendre pour son coup d’essai une cause aussi difficile. Mais Alan, malgré cette sorte de respect, n’en sentait pas moins que lui et son compagnon étaient les sujets de nombreuses plaisanteries, et que c’était à leurs dépens que partaient alors les éclats de rire qu’on entend si souvent dans ce lieu.

À la fin, la patience du jeune avocat fut poussée à bout ; et craignant de perdre présence d’esprit et mémoire, Alan dit franchement à son père qu’à moins d’être délivré de la torture à laquelle le soumettait son client par sa présence et ses instructions, il fallait nécessairement qu’il déchirât ses conclusions, et renonçât à plaider la cause.

« Silence, silence, mon cher Alan, » répliqua le vieillard, à qui cette déclaration fit presque tourner la tête ; « ne faites pas attention aux sottises que débite cet insensé. Nous ne pouvons empêcher le pauvre homme d’entendre plaider sa propre affaire, quoiqu’il ait l’esprit un peu dérangé.

— Sur ma vie, mon père, je serai incapable de remplir ma tâche. — Il trouble tous mes esprits ; et, si j’essaie de parler sérieusement du tort qu’il a souffert et de la condition à laquelle il est réduit, ne dois-je pas m’attendre à ce que la seule vue d’un aussi ridicule épouvantail fasse de mon discours une véritable plaisanterie.

— Il y a quelque chose de vrai dans vos paroles, » reprit Saunders Fairford en jetant un coup d’œil sur le pauvre Pierre, et glissant d’un air mystérieux son index sous sa perruque à marteau pour se gratter le front et aider son Imaginative : « On ne pourra certainement pas voir une pareille figure à la barre sans rire : mais comment s’en dépêtrer ? C’est peine perdue que de lui parler le langage de la raison et du bon sens. — Attendez donc. — Oui, Alan, mon bien-aimé, un peu de patience ; je vais le renvoyer comme une balle au jeu de golf.

En parlant ainsi, il courut vers son allié, Pierre Drudgeit ; Celui-ci le voyant arriver avec tant de précipitation et l’inquiétude peinte sur le visage, accrocha sa plume derrière son oreille, et lui cria : « Bon Dieu ! qu’avez-vous donc, monsieur Saunders ? — Est-il arrivé malheur ?

— Voici un dollar, mon ami, dit M. Saunders ; à présent ou jamais, Pierre, rendez-moi un service. Votre homonyme, que vous voyez là, ce Pierre Peebles, va pousser les pourceaux à travers nos superbes écheveaux de laine filée. — Emmenez-le au café John, mon ami ; — faites-le boire, — et retenez-le jusqu’à ce que la plaidoirie soit terminée.

— Il suffit, » répliqua Pierre Drudgeit, nullement fâché du rôle qu’il jouerait dans le service qui lui était demandé, « je remplirai votre commission. »

En conséquence, on vit bientôt le scribe murmurer à l’oreille de Pierre Peebles quelques mots qui lui valurent pour réponse les phrases entrecoupées que voici : —

« Quitter la cour pour une minute en ce grand jour de jugement ! — Non pas, per regiam majest…! — Eh quoi ! de l’eau-de-vie, dites-vous ? — de l’eau-de-vie de France ? — Ne pourriez-vous pas m’en apporter un verre sous votre habit, mon homme ? — Impossible ? Alors, si c’est absolument impossible, et si nous avons une bonne heure avant qu’on appelle la cause et qu’on lise l’assignation, je consens à traverser la place avec vous. — Il est sûr que j’ai besoin de prendre quelque chose pour me remettre le cœur un jour comme celui-ci mais je ne resterai qu’un instant, — pas plus d’une minute d’horloge, — le temps d’avaler un seul petit verre. »

On aperçut bientôt les deux Pierre traversant le clos du parlement, que la prétention moderne a décoré du nom de place ; Drudgeit conduisait en triomphe son prisonnier Peebles, qui se laissait emmener, en jetant de temps à autre un regard sur la cour. Ils s^enfoncèrent dans les abîmes cimmériens du café John[86], jadis rendez-vous favori du gai et classique docteur Pitcairn, et disparurent à tous les regards.

Délivré de cette espèce de bourreau, Alan Fairford eut le temps de recueillir ses idées, dont il avait presque perdu le fil dans l’irritation et le dépit du moment, et de se préparer à remplir une tâche où il savait qu’un triomphe, aussi bien qu’une défaite, aurait la plus grande influence sur son avenir. Il avait de l’amour-propre ; il était convaincu qu’il possédait un certain talent et l’ardent désir que témoignait son père de le voir débuter glorieusement le faisait redoubler d’efforts. Par-dessus tout il avait le sang-froid essentiel au succès de toute entreprise ardue, et il était entièrement libre de cette irritabilité fébrile par laquelle les gens dont l’imagination trop active exagère les difficultés se rendent incapables de les surmonter quand elles se présentent.

Après être revenu de son trouble, Alan reporta ses pensées vers le comté de Dumfries, et sur la situation précaire dans laquelle il craignait que son ami bien-aimé ne se fût placé ; et il consulta bien des fois sa montre, impatient de commencer la tâche qui lui était imposée pour l’avoir plus tôt finie, et voler alors au secours de Latimer. L’heure et le moment arrivèrent enfin. L’huissier[87] cria de toute la force de ses poumons : « Le pauvre Pierre Peebles contre Plainstanes ; avocats Dumtoustie et Tough : — maître Da—a—niel Dumtoustie ! » Mais Dumtoustie ne répondit pas à cet appel, qui, tout sonore et tout perçant qu’il était, ne pouvait se faire entendre au delà de Queensferry ; maître Alan Fairford parut à sa place.

La salle était encombrée de curieux : on s’attendait à voir recommencer l’amusement qu’on avait eu dans les séances précédentes, où Pierre Peebles, en voulant donner un échantillon de sa propre éloquence, avait complètement réussi à déconcerter la gravité des juges et à réduire au silence, non-seulement l’avocat de la partie adverse, mais le sien même.

La cour et l’auditoire parurent extrêmement surpris de l’extérieur et de l’extrême jeunesse de l’avocat qui se levait en place de Dumtoustie pour plaider une cause si compliquée et depuis si longtemps pendante ; le commun des assistants fut désappointé par l’absence du client Pierre Peebles, le polichinelle du divertissement sur lequel ils avaient compté. Les juges regardèrent d’un œil favorable notre ami Alan, la plupart connaissant plus ou moins un aussi vieux praticien que son père, et tous ou presque tous prêtant, par civilité, à la première plaidoirie d’un avocat, l’attention que la chambre des communes accorde au discours vierge[88] d’un de ses membres.

Lord Bladderskate faisait exception à cette expression générale de bienveillance. Il regardait Alan avec un air renfrogné par-dessous ses gros sourcils épais et grisonnants, comme si le jeune avocat venait usurper les honneurs de son neveu et non cacher la honte de sa conduite ; et par des sentiments qui faisaient peu d’honneur à sa Seigneurie, il espérait intérieurement que le jeune homme ne réussirait pas dans la cause que Dumtoustie avait abandonnée.

Mais lord Bladderskate fut charmé, en dépit de lui-même, par le ton judicieux et modeste avec lequel Alan s’adressa à la cour pour s’excuser de sa présomption, alléguant pour motif l’indisposition soudaine de son docte confrère, à qui la tâche de plaider une affaire si difficile et si importante avait été beaucoup plus dignement confiée. Il parla de lui-même, comme il était réellement, et du jeune Dumtoustie comme il aurait dû être, se gardant bien d’appuyer sur ces deux sujets un instant de plus qu’il n’était nécessaire. Les regards du vieux juge devinrent bienveillants ; son orgueil de famille était satisfait ; adouci par la modestie et la civilité du jeune homme qu’il avait regardé d’abord comme vaniteux et malhonnête, l’expression de dédain qui animait sa physionomie s’effaça et fit place à une attention profonde : or, c’est le compliment le plus flatteur et le plus grand encouragement qu’un juge puisse présenter à l’avocat qui lui adresse la parole.

Après avoir réussi à s’assurer l’attention favorable de la cour, le jeune légiste profitant des lumières que l’expérience et la longue habitude de son père lui avaient communiquées, se mit, avec une adresse et une clarté qu’on ne pouvait attendre d’un avocat de son âge, à écarter de la cause elle-même les innombrables formalités de procédure dont elle avait été surchargée, de même qu’un chirurgien enlève les appareils qui ont été misa la hâte sur une blessure, pour procéder à la guérison secundum artem. Débarrassée d’un grand nombre de termes techniques, aussi bien que des formes judiciaires et embrouillées, dont l’obstination du client, la précipitation inconsidérée ou l’ignorance des procureurs et l’astuce d’un subtil adversaire l’avaient enveloppée, la cause du pauvre Pierre Peebles, à ne considérer simplement que les faits, n’était pas un mauvais sujet de déclamation pour un débutant, et notre ami Alan ne manqua point de tirer bon parti de tous les avantages qu’elle présentait.

Il désignait son client comme un homme simple de cœur, honnête et rempli de bonnes intentions, qui, durant une société de douze ans, était graduellement devenu de plus en plus pauvre, tandis que son associé, autrefois son commis, n’apportant de fonds que les soins qu’il donnait à une maison de commerce, où il avait été reçu sans aucune mise de capitaux, s’était peu à peu enrichi.

« Leur association, » dit Alan, et ce petit à-propos lui valut quelques applaudissements, « ressemble à l’ancienne histoire du fruit qui fut coupé avec un couteau empoisonné d’un seul côté de la lame, de sorte que l’individu, à qui la portion envenimée fut servie, tomba malade, et mourut pour avoir mangé un aliment qui avait flatté le palais et soutenu la vie de l’autre. » Il s’enfonça alors hardiment dans le mare magnum des comptes entre les deux parties ; il attaqua tout règlement faux en opposant le brouillon au journal, le journal au livre des recettes, le livre des recettes au grand livre. Il présenta les interpolations artificieuses et les habiles insertions de l’astucieux Plainstanes, et fit voir qu’elles se combattaient les unes les autres, et contredisaient les faits. Profitant avec habileté des travaux préparatoires de son père, aussi bien que de ses propres connaissances en comptabilité, connaissances qu’on lui avait inculquées avec beaucoup de soin, il soumit à la cour un exposé clair et intelligible des affaires de la société, montra avec précision qu’il était dû pour balance à son client, lors de la dissolution, une somme suffisante pour le mettre à même de reprendre la maison de commerce à son compte, et de conserver ainsi la condition de négociant industrieux et indépendant qu’il occupait dans le monde. « Mais, au lieu, dit-il, de cette justice qui devait être volontairement rendue par l’ancien commis à son ancien patron, — par l’obligé à son bienfaiteur, — par un honnête homme à un autre, — mon malheureux client a été forcé de poursuivre son ex-commis, devenu son débiteur, de tribunaux en tribunaux ; il a vu opposer à ses justes réclamations des contre-réclamations malignes, mais dénuées de tout fondement ; — il a vu son adversaire changer son rôle de demandeur et de défendeur aussi souvent qu’Arlequin opère ses transformations, jusqu’à ce qu’enfin, dans une procédure si variée et si longue, l’infortuné plaideur ait perdu sa fortune, sa réputation et même presque l’usage de sa raison. Il est devenu, en présence de Vos Seigneuries, un objet de dérision insensée pour les gens irréfléchis, de compassion pour les cœurs sensibles, et de terrible méditation pour celui qui se dit que, même dans un pays où d’excellentes lois sont administrées par des magistrats droits et incorruptibles, un homme peut poursuivre un droit incontestable à travers un labyrinthe de procédures, perdre sa fortune, son honneur et sa raison, comme je l’ai déjà dit, et paraître devant la cour suprême de son pays dans la misérable situation de mon malheureux client, victime d’une justice différée et de cet espoir déçu qui brise le cœur. »

La force de cet appel aux sentiments produisit autant d’impression sur la cour qu’en avait produit auparavant la lucidité de l’argumentation d’Alan. Le personnage burlesque de Peebles avec sa perruque de filasse n’était heureusement point là pour exciter des émotions d’un genre comique, et l’instant de silence qui régna lorsque le jeune avocat eut terminé son discours, fut suivi d’un murmure d’approbation que les oreilles de son père recueillirent comme les plus doux sons qui y fussent jamais parvenus. Nombre de personnes vinrent serrer, en signe de félicitation, sa main d’abord tremblante d’inquiétude et ensuite de plaisir ; sa voix balbutiait, tandis qu’il répondait : « Oui, oui, je savais qu’Alan était capable de faire une cuiller ou de gâter une corne[89]. »

L’avocat de la partie adverse se leva. C’était un vieux praticien qui avait trop bien remarqué l’impression faite par le plaidoyer d’Alan, pour ne pas craindre les conséquences d’une décision immédiate. Il commença donc par adresser les compliments les plus flatteurs à son très-jeune confrère, — au Benjamin de la docte faculté, comme il se croyait autorisé à l’appeler. — Ensuite il soutint que les pertes que M. Peebles prétendait avoir éprouvées étaient bien compensées par la situation dans laquelle la bienveillance de Leurs Seigneuries l’avait placé, en lui accordant une assistance gratuite qu’il n’aurait pu obtenir autrement qu’à un prix élevé. Il avoua que son jeune confrère avait présenté plusieurs faits sous un point de vue si nouveau que, tout certain qu’il était de pouvoir aisément le réfuter, il désirait au moins avoir quelques heures pour préparer sa réponse, afin de pouvoir suivre M. Fairford de point en point. Il avait en outre à faire observer qu’il y avait dans la cause une circonstance à laquelle son confrère, dont l’attention s’était du reste si merveilleusement étendue sur l’ensemble, ne s’était pas arrêté suffisamment : — il s’agissait d’expliquer certaine correspondance qui avait eu lieu entre les parties, peu après la dissolution de la société.

La cour, après avoir entendu Me Tough, lui accorda aisément deux jours pour se préparer, lui donnant à entendre en même temps qu’il pourrait trouver sa tâche difficile, et laissant au jeune avocat, après l’avoir comblé d’éloges sur la manière dont il avait débuté, le choix de parler tout de suite ou au prochain appel de la cause sur le point que l’avocat de Plainstanes l’avait prié de prendre en considération.

Alan s’excusa modestement de ce qui, dans le fait, était une omission fort pardonnable dans une affaire aussi compliquée, et se déclara prêt à donner immédiatement des explications sur cette correspondance, et à prouver qu’elle était dans la forme, comme dans le fond, rigoureusement favorable au jour sous lequel il avait présenté la cause à Leurs Seigneuries. Il pria son père, qui était assis derrière lui, de lui passer de temps en temps les lettres dans l’ordre qu’il avait intention de les lire et de les commenter.

Le vieux Tough avait formé un projet assez ingénieux pour diminuer l’effet des arguments du jeune avocat, en l’obligeant ainsi à joindre à une argumentation claire et complète en elle-même des explications soudaines et improvisées. Mais il fut fort désappointé ; car Alan était aussi bien préparé sur ce point que sur tous les autres de la cause, et il recommença à plaider avec un degré de véhémence et de chaleur qui ajouta même une nouvelle force à ce qu’il avait déjà établi, et qui aurait peut-être fait regretter au vieux praticien de l’avoir amené sur ce terrain, si son père, qui lui passait les lettres, ne lui en eût remis entre les mains une qui produisit sur l’orateur un singulier effet.

Au premier coup-d’œil, il vit que le papier n’avait aucun rapport aux affaires de Pierre Peebles ; mais le premier coup-d’œil lui montra aussi que, même en ce moment et en présence des illustres magistrats, il ne pouvait se dispenser de la lire. Il s’arrêta court dans sa harangue, — regarda le papier avec un air de surprise et d’horreur, — poussa un cri, et laissant échapper les notes qu’il avait prises sur l’affaire, et qu’il tenait en main, il s’enfuit hors de la salle sans répondre un seul mot aux questions : « Qu’était-ce donc ? — se sentait-il indisposé ? — fallait-il lui faire apporter une chaise ? » etc. etc. etc.

Le vieux M. Fairford restait assis et paraissait aussi insensible que s’il avait été changé en pierre. Il fut enfin rappelé à lui-même par les demandes inquiètes que lui adressèrent les juges et l’avocat du roi sur la santé de son fils. Il se leva alors d’un air qui indiquait que le respect profond et habituel qu’il professait pour la cour, se mêlait à quelque cause d’agitation intérieure, parla en balbutiant de méprise, — de mauvaises nouvelles, — et ajouta qu’il espérait qu’Alan serait complètement remis le lendemain ; mais, incapable d’en dire davantage, il joignit les mains et les leva au ciel, en s’écriant : « Mon fils ! mon fils ! » puis quitta précipitamment l’audience, comme pour courir après lui.

« Que peut donc avoir le vieux procureur ? » dit un juge observateur à ceux qui se trouvaient près de lui. « C’est bien là un procès de fous, Bladderskate. — D’abord, il fait tourner la tête au pauvre homme qui l’intente ; — ensuite il trouble l’esprit de votre neveu, rien que par la pensée de s’en charger ; — et ce jeune homme si habile, donnant de si belles espérances, a maintenant le cerveau dérangé, pour l’avoir trop étudié, j’imagine, — enfin le vieux Saunders Fairford en est devenu plus fou que le plus fou d’entre eux. Qu’en dites-vous, confrère ?

— Rien, milord[90], » répondit Bladderskate, beaucoup trop grave pour admirer les plaisanteries que se permettait parfois son confrère. — « Je ne dis rien, mais je prie le ciel de nous conserver l’esprit sain.

— Amen, amen ! répliqua le docte juge ; car plusieurs d’entre nous n’en ont pas à revendre. »

La cour se sépara, et l’auditoire se dispersa plein d’une grande admiration pour les talents déployés par Alan Fairford, dès son début, dans une cause si difficile et si embrouillée, et formant mille conjectures, toutes différentes les unes des autres, pour expliquer la singulière interruption qui était venu obscurcir son jour de triomphe. Le pire de l’affaire fut que six procureurs, qui avaient pris chacun en leur particulier la résolution de lui remettre en main propre, au sortir de l’audience, les honoraires de causes qu’ils voulaient lui confier plus tard, secouèrent la tête en remettant les espèces dans leur sac de cuir, et dirent : « que le gaillard avait des moyens, mais qu’ils désiraient le connaître mieux avant de le faire travailler : — ils n’aimaient pas à le voir sauter et disparaître comme une puce dans une couverture. »


CHAPITRE II.

LA FUITE.


Si notre ami Alexandre Fairford avait connu ces dernières conséquences de la retraite précipitée de son fils hors de la salle d’audience, il aurait pu arriver qu’il en eût perdu la tête, et qu’on eût vu ainsi s’accomplir la prédiction du vieux juge. Dans son ignorance, il était déjà assez malheureux. Son fils s’était élevé dans son estime de dix degrés plus haut que jamais, par les talents judiciaires qu’il venait de déployer. L’approbation des juges et des professeurs de jurisprudence, qui, à ses yeux, valait celle du genre humain entier, justifiait dans sa plus grande étendue l’idée avantageuse que sa partialité de père l’avait porté à concevoir du mérite d’Alan. D’un autre côté, il se sentait un peu humilié lui-même par un déguisement dont il avait usé envers ce fils de ses espérances.

La vérité était que le matin de ce fameux jour, M. Alexandre Fairford avait reçu de son correspondant et ami M. Crosbie, prévôt de Dumfries, la lettre suivante :

« Mon cher monsieur,

« Votre honorée du vingt-cinq dernier m’est parvenue à souhait par l’entremise de M. Darsie Latimer, et j’ai prodigué à ce jeune homme toutes les attentions qu’il lui a plu d’accepter. Ma présente lettre a un double objet. Le premier est pour vous dire que le conseil est d’avis que vous commenciez à poursuivre l’affaire du moulin, et qu’il espère se trouver à même de vous fournir des preuves noviter repertas, pour que vous souteniez les us et coutumes du bourg, par rapport aux grana invecta et illata. Il vous plaira donc de vous regarder comme autorisé à parler à M. Pest et à lui soumettre les pièces que vous recevrez par la diligence. Le conseil pense que deux guinées d’honoraires peuvent suffire en cette occasion, puisque M. Pest en a déjà reçu trois pour dresser la première requête.

« Je saisis aussi cette occasion pour vous annoncer qu’il y a eu une grande émeute parmi les pêcheurs de la Solway qui ont détruit, de main de maître, les filets à pieux placés à l’embouchure de cette rivière, et ont en outre attaqué la maison du quaker Geddes, un des principaux actionnaires de la compagnie pour la pêche avec filets à marée, à qui ils ont causé de grands dommages. Je suis fâché d’avoir à ajouter que le jeune M. Latimer se trouvait au milieu du tumulte, et que depuis on n’en a plus eu de nouvelles. On parle de meurtre, mais c’est peut-être un mot en l’air. Comme ce jeune homme a tenu une conduite assez singulière depuis qu’il rôde dans nos environs, notamment en ce qu’il n’a répondu qu’une seule fois à mes invitations à dîner, et qu’il court la campagne avec des ménétriers ambulants et d’autres vagabonds, on peut espérer que son absence actuelle est seulement occasionnée par quelque nouvelle folie ; mais comme son domestique est venu me demander si je savais où était passé son maître, j’ai trouvé bon de vous en informer par la poste. J’ai seulement à ajouter que notre shérif a évoqué l’affaire et envoyé en prison un ou deux perturbateurs. Si je puis être utile dans cette occasion, soit en faisant publier que M. Latimer a disparu, soit en promettant récompense à quiconque en apportera des nouvelles, ou autrement, je suivrai vos respectables instructions, car je suis toujours votre très-obéissant serviteur,

« William Crosbie. »

Lorsque M, Fairford eut pris lecture de cette lettre, sa première idée fut de la communiquer à son fils, afin de dépêcher tout de suite un exprès, ou même un messager du roi[91] muni des pouvoirs nécessaires pour rechercher son ancien pensionnaire.

Il savait que les habitudes des pêcheurs étaient au moins brutales, sinon absolument sanguinaires et féroces ; et il était arrivé plus d’une fois qu’ils avaient transporté dans l’île de Man ou ailleurs des individus qui avaient voulu s’opposer à leur commerce de contrebande, et les y avaient retenus de force durant plusieurs semaines. M. Fairford éprouvait donc une vive inquiétude relativement au sort du jeune homme qui demeurait naguère dans sa maison, et dans un moment moins intéressant il serait parti lui-même ou aurait dépêché son fils pour qu’il allât à la recherche de Darsie.

Mais la cause du pauvre Pierre Peebles contre Plainstanes serait, il le sentait bien, ajournée peut-être sine die, si cette pièce tombait sous la main de son fils. L’affection mutuelle et enthousiaste qui unissait ces deux jeunes gens lui était connue ; et il en concluait que, si la position précaire de Latimer venait aux oreilles d’Alan Fairford, non-seulement son fils ne voudrait plus s’occuper de la tâche qu’il avait à remplir et à laquelle le vieillard attachait une si grande importance, mais qu’il en deviendrait même incapable.

Il résolut donc, après de mûres réflexions, et non sans un vif sentiment de regret, de ne pas communiquera son fils le fâcheux avis qu’il avait reçu, avant que la grande affaire du jour fût terminée. Ce retard, comme il cherchait à se le persuader, n’aurait pas de tristes suites pour Darsie Latimer, que sa folie avait sans doute conduit dans quelque embarras où elle rencontrerait une juste punition, dans quelque gêne accidentelle qui, au bout du compte, ne se trouverait prolongée par là que de peu d’heures. En outre, il aurait le temps de parler au shérif du comté, — peut-être à l’avocat du roi, — et de faire prendre à l’affaire une marche régulière.

Ce projet, comme nous l’avons vu, réussit en bonne partie, et ne manqua définitivement, comme il se l’avoua lui-même avec honte, que par suite de l’étourderie impardonnable à un homme d’affaires, qu’il avait commise en mêlant, dans la confusion et l’inquiétude du moment, la lettre du prévôt à des papiers relatifs à l’affaire de Pierre Peebles, et en la passant à son fils, sans s’apercevoir de sa bévue. Il ne manqua jamais de protester par la suite, même jusqu’au jour de sa mort, que jamais il ne lui était arrivé d’être assez négligent pour laisser sortir de ses mains un papier sans en connaître le contenu, que dans cette malheureuse occasion, où un pareil oubli lui semblait sans excuse.

Troublé par ces réflexions, le vieillard éprouva, pour la première fois de sa vie, une certaine répugnance à reparaître devant son fils : aussi, pour différer un peu cette entrevue, qu’il regardait comme un moment pénible, il se rendit à la demeure du shérif, mais il apprit qu’il venait de partir, en toute hâte, pour Dumfries, afin de diriger en personne l’enquête qui avait été commencée par son substitut. Le clerc de ce magistrat ne put donner aucun détail précis relativement à cette émeute. Il avait seulement entendu dire qu’elle avait été sérieuse, qu’il y avait eu violation des propriétés et voies de fait envers des individus ; mais que jusqu’à présent il n’avait pas appris que personne y eût perdu la vie.

M. Fairford fut obligé de revenir chez lui avec ces minces renseignements ; et lorsqu’il demanda à James Wilkilson où était son fils, il reçut pour réponse que « M. Alan était dans sa chambre, et fort occupé. »

« Il faut tenter une explication, » se dit à lui-même Saunders Fairford. « Mieux vaut un doigt coupé que toujours pendant ; » et allant à la porte de l’appartement de son fils, il frappa d’abord doucement, — ensuite plus fort, — mais il ne reçut aucune réponse. Un peu alarmé de ce silence, il ouvrit la porte de la chambre ; elle était vide ; des vêtements étaient épars pêle-mêle avec des livres de droit et divers papiers, comme si l’occupant s’était hâté de faire un paquet pour se mettre en route. Tandis que M. Fairford portait des regards inquiets autour de lui, ses yeux s’arrêtèrent sur une lettre placée sur le bureau de son fils et portant sa propre adresse. Cette lettre était ainsi conçue :

« Mon cher père,

« Vous ne serez pas surpris, je l’espère, ni peut-être trop mécontent d’apprendre que je suis en ce moment en chemin vers le comté de Dumfries pour obtenir par moi-même des renseignements positifs sur la situation actuelle de mon meilleur ami, et lui prêter secours autant qu’il sera en mon pouvoir. Je me flatte que mes efforts seront couronnés de succès. Je n’ose vous prier de réfléchir, mon cher père, à la conduite que vous avez tenue en me cachant des nouvelles d’une si grande importance pour la tranquillité de mon esprit et pour mon bonheur ; mais j’espère que votre procédé à mon égard sera, sinon une excuse, du moins un adoucissement à la faute que je commets en faisant une démarche aussi grave, sans consulter votre bon plaisir, et je dois même l’avouer, dans une circonstance qui pouvait vous porter à ne point approuver mon projet. Voici tout ce que je puis alléguer pour ma justification : si quelque malheur était déjà arrivé, — fasse le ciel qu’il en soit autrement ! — à la personne qui, après vous-même, m’est la plus chère au monde, j’aurais sur le cœur l’éternel regret de n’avoir pas volé sur-le-champ à son secours, étant jusqu’à un certain point averti de son danger et muni des moyens de le prévenir : ma seule faute est d’avoir donné toute mon attention à l’affaire de cette malheureuse matinée. Aucun motif d’ambition personnelle, rien en vérité, hormis l’accomplissement de vos plus ardents désirs, n’aurait pu me retenir à la ville jusqu’à ce jour, et puisque j’ai fait un tel sacrifice au respect filial, j’espère que vous m’excuserez si je réponds maintenant à l’appel de l’amitié et de l’humanité. Ne soyez pas inquiet sur mon compte, je saurai, je m’en flatte, me conduire avec prudence dans les cas critiques qui se pourront présenter, autrement mes études législatives ne seraient pas utiles à grand’chose. Je suis abondamment muni d’argent, et même d’armes en cas de besoin ; mais vous pouvez vous en remettre à ma circonspection pour éviter toute occasion d’en faire usage, hors le cas d’absolue nécessité. Que Dieu veille sur vous, mon cher père, et qu’il permette que vous oubliiez le premier, et je l’espère, le dernier acte ressemblant à la désobéissance, dont j’ai à présent et dont j’aurai jamais à m’accuser envers vous. Je suis, jusqu’à la mort, votre fils respectueux et affectionné,

« Alan Fairford. »

« P. S. — Je vous écrirai avec la plus grande exactitude, vous informant de toutes mes actions, et demandant toujours vos conseils. J’espère que mon absence sera courte, et je pense qu’il me sera possible de ramener Darsie avec moi. »

La lettre échappa aux mains du vieillard, lorsqu’il eut ainsi la confirmation du malheur qu’il avait tant redouté. Sa première idée fut de monter en chaise de poste, et de poursuivre le fugitif. Mais il se rappela que, dans les occasions, fort rares, il est vrai, où Alan s’était montré indocile patriœ potestati, sa douceur naturelle et la flexibilité de son caractère avaient paru se changer en obstination. Maintenant donc qu’il avait le droit, étant arrivé à l’âge de majorité, et devenu membre de la docte faculté, de diriger sa propre conduite, il était fort douteux qu’Alan voulût consentir à retourner sur ses pas. Dans la crainte de ne pouvoir réussir, M. Fairford jugea plus sage de se désister de son projet ; il pensa que son succès même, dans une pareille poursuite, donnerait un éclat ridicule à toute l’affaire, qui ne pourrait être que préjudiciable à la réputation naissante de son fils.

Les réflexions de Saunders Fairford furent pourtant amères, lorsque, ramassant la lettre fatale, il se jeta dans le fauteuil de son fils, et se mit à la commenter en phrases décousues : «  Ramener Darsie ! — la chose n’est pas douteuse, — un mauvais shilling revient presque toujours à son maître. Je ne souhaite pas à Darsie un mal pire que d’avoir été emmené en un lieu où cet écervelé d’Alan ne pourra jamais le revoir. C’est une heure mauvaise que celle où il a passé le seuil de ma porte ; car, depuis cette époque, Alan a comme abandonné le tranquille bon sens qu’il tenait de sa mère, pour imiter les ridicules et les folies de son camarade. — Muni d’argent ! — Il faut alors que vous en eussiez plus que je ne savais, mon ami ; car il me semble que je vous ai tenu joliment court dans votre propre intérêt. — Aurait-il reçu d’autres honoraires ? ou se figure-t-il que cinq guinées n’ont pas de fin ? — Des armes ! que veut-il en faire ? que peut faire avec des armes tout homme qui n’est pas régulièrement enrôlé dans les armées du gouvernement, ou voleur de grand chemin ? J’en ai eu bien assez, quant à moi, quoique je les portasse pour le roi Georges et pour le gouvernement. Mais voilà qui est pire encore que l’affaire de Falkirk-Fiel. — Dieu nous protège ! Nous sommes de pauvres créatures bien inconséquentes ! Penser que ce garçon a débuté si brillamment, et le voir courir tout à coup après un drôle qui ne fera jamais rien, comme un lévrier suit une fausse voie ! — Malpeste ! il est vexant de voir une vache rétive renverser le seau lorsqu’il est plein de lait. — Mais, après tout, c’est un vilain oiseau que celui qui salit son propre nid. Il faut que j’étouffe le scandale aussi bien que je pourrai. — De quoi s’agit-il, James ?

— C’est un message, monsieur, répondit James Wilkinson, de milord président ; et il espère que M. Alan n’est pas sérieusement indisposé.

— De milord président ? Le seigneur nous protège ! Je vais lui faire réponse à l’instant. Dites au domestique de s’asseoir, et demandez-lui s’il veut boire un coup, James. — Voyons maintenant, » continua-t-il en prenant une feuille de papier doré sur tranche, « comment nous allons tourner cette réponse. »

Avant que la plume eût touché le papier, James entra une seconde fois dans la chambre.

« Qu’y a-t-il encore, James ?

— Le domestique de milord Bladderskate vient demander comment va M. Alan, attendu qu’il a quitté la salle d’audience…

— Oui, oui, oui, » répliqua Saunders amèrement, « il a même fait une escapade au clair de lune comme le neveu de milord.

— Répondrai-je ainsi, monsieur ? » demanda James, qui, en sa qualité d’ancien soldat, exécutait à la lettre les commissions qu’on lui donnait.

— Diable ! non, non ! Priez le domestique de s’asseoir aussi, et de goûter notre ale. Je vais répondre par écrit à Sa Seigneurie. »

Le papier à tranche dorée fut repris, et James ouvrit une troisième fois la porte.

« Lord… envoie demander des nouvelles de M. Alan.

— Ah ! que le diable les emporte avec leurs politesses ! s’écria le pauvre Saunders. Donnez à boire aussi à son domestique ; je vais écrire à Sa Seigneurie.

— Les domestiques attendront aussi long-temps que vous voudrez, monsieur, c’est-à-dire, aussi long-temps que je remplirai leurs verres. — Encore ! je crois qu’à force de sonner, ils finiront par briser la sonnette. »

Cependant il se hâta d’aller ouvrir, et revint annoncer à M. Fairford que le doyen de la faculté venait lui-même savoir des nouvelles de M. Alan. — « Le ferai-je asseoir aussi pour boire un coup ? ajouta James.

— Seriez-vous assez idiot pour le faire, monsieur ? répondit Fairford. — Faites passer M. le doyen dans le salon. »

En descendant lentement l’escalier pas à pas, l’homme d’affaires, fort embarrassé, eut cependant le temps de réfléchir que, s’il est possible de revêtir d’un beau vernis une histoire véritable, la vérité sert toujours mieux que tous les contes adroits qu’on peut imaginer. Il annonça donc au docte personnage qui le visitait que, quoique son fils eût été incommodé par la chaleur de l’audience, et par la longue suite de fatigantes études qu’il lui avait fallu faire jour et nuit pour se préparer, il était pourtant si heureusement remis, qu’il avait pu s’occuper immédiatement d’une affaire qui l’appelait à la campagne, et où il s’agissait de vie et de mort.

« Il faut, en effet, que l’affaire soit bien sérieuse pour nous enlever notre jeune ami dans un pareil moment, dit le bon doyen. J’aurais souhaité qu’il restât pour finir son plaidoyer, et battre le vieux Tough. Sans compliment, M. Fairford, c’est le plus beau début qu’il me soit jamais arrivé de voir. Je serais fâché qu’il ne se chargeât point de la réplique. Rien de tel que de battre le fer quand il est chaud. »

M. Saunders Fairford fit une piteuse grimace, en acquiesçant à une opinion qui était incontestablement la sienne propre ; mais il crut prudent de répliquer que l’affaire « qui rendait la présence de son fils Alan à la campagne absolument nécessaire, regardait un jeune homme, possesseur d’une grande fortune, qui était l’ami particulier d’Alan, et qui ne faisait jamais une démarche importante sans consulter le jeune et savant avocat.

« Bien, bien, M. Fairford, vous savez votre affaire mieux que personne, répliqua le doyen ; s’il est question de mort ou de mariage, un testament ou une noce doivent passer avant toute autre affaire. Je suis heureux d’apprendre que M. Alan est assez bien rétabli pour avoir pu se mettre en route, et je vous souhaite le bonsoir. »

Après s’être placé sur ce pied-là avec le doyen de la faculté, M. Fairford se hâta d’écrire des billets, en réponse aux trois juges qui avaient envoyé savoir des nouvelles de son fils, expliquant l’absence d’Alan de la même manière. Lorsqu’il les eut cachetés, et qu’il eut écrit les adresses, il les remit à James, en lui recommandant de congédier messieurs les laquais, qui, pendant ce temps-là, avaient consommé un gallon de bière à deux pence, en discutant des points de droit, et en se désignant les uns les autres par les titres de leurs maîtres.

L’occupation que lui donnaient ces différents soins, et l’intérêt que tant de personnes de considération semblaient prendre à son fils, allégèrent beaucoup le poids qui pesait sur l’esprit de Saunders Fairford, et il continua de parler mystérieusement de l’affaire fort importante qui avait forcé son fils à s’éloigner, même avant la fin de la session, qui était très-prochaine. Il tâcha d’appliquer le même remède à son cœur : mais là, le succès fut loin d’être complet ; car sa conscience lui disait qu’aucun résultat, quelque important qu’il fût, auquel on parviendrait dans l’intérêt de Darsie Latimer, ne balancerait la perte de réputation à laquelle s’exposait Alan en abandonnant la cause du pauvre Pierre Peebles.

Durant ce temps, le brouillard qui enveloppait la cause de cet infortuné plaideur, et qui avait été un moment dissipé par l’éloquence d’Alan, comme les nuages brumeux que chasse le tonnerre de l’artillerie, semblait recouvrir de nouveau cette malheureuse affaire d’un voile aussi épais que l’obscurité palpable de l’Égypte. Il ne fallut pour cela que le son de la voix de Me Tough, qui, deux jours après le départ d’Alan, fut admis à répondre au plaidoyer de son jeune confrère. Muni d’une voix sonore, ayant de forts poumons, une opiniâtreté imperturbable, et prenant une prise de tabac entre chacune de ses phrases, dont, sans cette précaution, il n’eût jamais vu la fin, — le vétéran de la chicane promena sa lourde prose sur tous les sujets qui avaient été traités avec tant de clarté par Fairford ; il ramena peu à peu la cause dans le galimatias d’où son adversaire l’avait tirée, et réussit à étendre de nouveau le voile de ténèbres qui avait obscurci et rendu incompréhensible, pendant un si grand nombre d’années, le procès de Peebles contre Plainstanes. L’affaire resta encore pendante par suite du renvoi des parties devant un auditeur de comptes ordonné par la cour, pour que rapport lui fût fait avant le prononcé du jugement. Un résultat si différent de celui qu’attendait le public, d’après le plaidoyer d’Alan, donna lieu à différentes conjectures.

Le client lui-même opinait pour qu’on l’attribuât : 1° à son absence durant le plaidoyer de la première séance, « ayant été, disait-il, entraîné au café par John, et débauché par l’eau-de-vie, l’usquebaugh et d’autres liqueurs fortes, et tout cela per ambages de Pierre Drudgeit, employé à cet effet par les conseils, la fraude et la fourberie de Saunders Fairford, son agent ou son prétendu agent ; 2° à la fuite et à la désertion volontaire du jeune Fairford, son avocat. En conséquence de quoi, il porta plainte contre le père aussi bien que contre le fils, et les accusa de malversation : de sorte que l’issue de ce procès semblait menacer l’infortuné M. Saunders Fairford d’un nouveau sujet d’ennuis et de mortifications. Le pire de l’affaire était que sa conscience lui disait que la cause avait été réellement abandonnée, et qu’Alan, pour peu qu’il se fût donné la peine de revenir sur sa première argumentation, et de reproduire les preuves sur lesquelles il avait appuyé ses raisonnements, Alan n’aurait eu qu’à souffler, pour ainsi dire, et l’on aurait vu s’envoler toutes les toiles d’araignée dont Me Tough avait tapissé de nouveau la procédure. Mais l’arrêt avait été rendu, disait-il, comme par défaut, et la cause perdue faute de contradicteur.

Cependant une semaine environ s’écoula sans que M. Fairford reçût aucune nouvelle directe de son fils. Il apprit, à la vérité, par une lettre de M. Crosbie, que le jeune avocat était heureusement arrivé à Dumfries, mais qu’il avait quitté cette ville pour procéder à des recherches ultérieures, dont il ne lui avait pas communiqué la nature. Le vieillard, ainsi laissé en proie aux doutes, et poursuivi par des souvenirs mortifiants, privé même de la société domestique à laquelle il était accoutumé, commença à souffrir de corps aussi bien que d’esprit. Il avait formé la résolution de se rendre en personne dans le comté de Dumfries, lorsque, après avoir été bourru, morose et même brutal envers ses clercs et ses domestiques à un point inusité et intolérable, l’acrimonie des humeurs détermina un violent accès de goutte, mal qui réussit toujours, comme on sait, à dompter les esprits les plus violents.

Nous laisserons pour le moment le vieux procureur prendre son mal en patience ; la suite de cette histoire prend, au chapitre suivant, une forme un peu différente du récit simple et de la correspondance épistolaire, quoique tenant de chacun de ces deux genres.


CHAPITRE III.

JOURNAL DE DARSIE LATIMER.


(L’espèce d’interpellation suivante était écrite derrière l’enveloppe qui contenait le journal).

« En quelques mains que ces feuilles puissent tomber, elles apprendront au lecteur l’histoire d’une certaine époque de la vie d’un infortuné jeune homme qui, au sein d’un pays libre, et sans qu’aucun crime lui soit imputé, a été et est encore soumis à une captivité illégale et violente. Celui qui ouvre ce journal est donc conjuré de se rendre auprès du plus proche magistrat, et suivant les indications que ces papiers pourront lui fournir, de s’employer à secourir un malheureux qui, outre tous les droits que donne l’innocence opprimée, éprouve encore le désir et possède les moyens de se montrer reconnaissant envers ses libérateurs. Si la personne qui lira ces lettres manque de courage ou de ressources pour obtenir l’élargissement de celui qui les écrit, elle est en ce cas conjurée par tout ce qu’un homme doit à ses semblables, par tout ce qu’un chrétien doit à celui qui professe la même foi, de prendre les plus promptes mesures pour faire passer ces documents par une voie rapide et sûre entre les mains d’Alan Fairford, écuyer-avocat, demeurant chez son père Alexandre Fairford, écuyer-écrivain du seing, Brown’s-Square, à Édimbourg. Il peut compter sur une récompense libérale, outre qu’il aura la conviction d’avoir rempli un véritable devoir d’humanité. »



LA VISITE.


Mon cher Alan,


Comme je vous suis aussi vivement attaché dans mon inquiétude et ma détresse que dans les jours les plus brillants de notre amitié, c’est à vous que j’adresse une histoire qui peut-être tombera en des mains étrangères. J’éprouve une partie de mon ancienne gaieté, quand j’écris votre nom ; et me livrant à la consolante pensée que vous pouvez m’arracher à la situation fâcheuse et alarmante où je me trouve actuellement, comme vous avez été mon guide et mon conseiller dans toutes les occasions précédentes, je vaincrai le découragement qui sans ce motif m’accablerait. Je m’efforcerai donc, puisque j’ai, Dieu le sait, tout le temps de vous écrire, d’exprimer ma pensée avec autant de franchise et de liberté qu’autrefois, quoique probablement sans la même insouciance et le même bonheur.

Si ces papiers arrivaient en d’autres mains que les vôtres, je ne regretterais pas d’y voir ainsi exposé mes sentiments ; car, en faisant d’une manière raisonnable la part aux folies, suites ordinaires de la jeunesse et de l’inexpérience, je ne crains pas d’avoir à rougir dans mon récit. J’espère même que la simplicité naïve et la franchise entière avec lesquelles je vais rapporter toute sorte d’événements bizarres et fâcheux peuvent prévenir un étranger même en ma faveur, et qu’au milieu d’une multitude de circonstances triviales que je détaille tout au long, on pourra trouver une clef pour me mettre en liberté.

Une autre chance me reste très-certainement : — ce journal, comme je puis l’appeler, peut ne jamais parvenir ni à l’excellent ami auquel je l’adresse ni à un étranger indifférent, mais devenir la proie des personnes dont je suis maintenant le prisonnier. Eh bien, soit ; — elles n’apprendront guère autre chose que ce qu’elles savent déjà : qu’en ma qualité d’homme et d’Anglais, mon âme se révolte contre les traitements que j’ai reçus ; que je suis décidé à essayer de tous les moyens possibles pour obtenir ma liberté ; que la captivité n’a point abattu mon courage, et que bien qu’elles puissent sans aucun doute mettre le comble à leur oppression par un meurtre, je suis encore disposé à léguer ma cause à la justice de mon pays. Sans m’épouvanter donc par la possibilité que mes papiers me soient arrachés de force et soumis à l’inspection d’un homme qui, déjà mon ennemi sans raison, peut encore s’irriter davantage contre moi en lisant l’histoire de mes maux, je vais continuer le récit de mes aventures depuis la fin de ma dernière lettre à mon cher Alan Fairford, datée, si je ne me trompe, du cinquième jour du présent mois d’août.

La nuit qui précéda la date de cette lettre, je m’étais trouvé, pour satisfaire une innocente fantaisie, à une partie de danse au village de Brokenburn, à six milles environ de Dumfries : beaucoup de personnes doivent m’y avoir vu, dans le cas où ce fait paraîtrait assez important pour qu’on voulût le vérifier. Je dansai, je jouai du violon et je pris part à la fête jusqu’à minuit environ ; et alors Samuel Owen, mon domestique, m’amena des chevaux et je revins à une petite auberge appelée Shepherd’s Bush, tenue par mistress Gregson, où j’avais par hasard établi ma résidence depuis une quinzaine de jours. Je passai la plus grande partie de la matinée, mon cher Alan, à vous écrire une lettre que j’ai déjà mentionnée, et qui, je pense, vous est parvenue exactement. Pourquoi n’ai-je pas suivi le conseil que vous m’avez si souvent donné ? Pourquoi ai-je rôdé autour d’un péril dont une voix bienveillante m’avait averti ? Ces questions-là sont maintenant inutiles, j’étais aveuglé par une fatalité, et j’ai attendu, comme un papillon qui voltige autour d’une chandelle, que malheur m’arrivât.

La plus grande partie du jour s’était écoulée, et le temps me semblait d’une effroyable longueur. Je devrais peut-être rougir en me rappelant ce qui m’a été souvent reproché par le tendre ami auquel s’adresse cette lettre, savoir, la facilité avec laquelle j’ai souffert, dans mes moments d’indolence, que mes mouvements fussent dirigés par la première personne que je rencontrais, au lieu de prendre la peine de réfléchir et de me décider par moi-même. J’avais employé quelque temps, comme guide et commissionnaire, un enfant nommé Benjie, fils d’une Coltherd qui demeure près de Shepherd’s Bush, et je dois me rappeler à présent que, dans plusieurs occasions, j’avais laissé prendre à cet enfant plus d’influence sur mes actions qu’il ne convenait, vu la différence de nos âges et de nos conditions. En ce moment, il fit tout au monde pour me persuader qu’il n’existait rien de plus amusant que de voir tirer le poisson hors des filets placés dans la Solway à l’encontre de la marée, et me pressa avec tant d’instance de m’y rendre le soir même, qu’il m’est impossible, en repassant cette circonstance dans mon esprit, de penser qu’il n’avait pas de motifs particuliers pour agir ainsi. J’ai mentionné ces détails, pour que, si ces papiers tombent en des mains amies, l’enfant puisse être recherché et soumis à un interrogatoire.

Son éloquence ne pouvant parvenir à me persuader que je goûterais un véritable plaisir à regarder les bonds et les sauts inutiles des poissons lorsqu’ils étaient pris dans les filets et abandonnés par la marée descendante, il me suggéra adroitement que M. et miss Geddes, respectables quakers bien connus dans le voisinage, et avec lesquels j’avais contracté des liaisons d’amitié, pourraient bien se croire offensés si je tardais plus long-temps à leur rendre visite. Le frère et la sœur, disait-il, s’étaient informés avec intérêt des motifs qui m’avaient conduit à quitter leur maison si subitement dans la journée précédente. Je résolus donc de porter mes pas vers Mont-Sharon et de présenter mes excuses ; j’accordai à l’enfant la permission de m’accompagner et d’attendre en dehors la fin de ma visite, pour que je pusse pêcher en route lorsque je reviendrais à Shepherd’s Bush ; car, m’assurait-il, je devais trouver la soirée très-favorable à la pêche. Je rapporte ces circonstances minutieuses, parce que je soupçonne fortement que Benjie pressentait la manière dont cette soirée devait finir pour moi, et qu’il ne songeait qu’à satisfaire le désir égoïste mais puéril de s’assurer, parmi mes dépouilles, une ligne qu’il avait souvent admirée. Je puis accuser à tort cet enfant, mais j’ai dès long-temps remarqué en lui un talent tout particulier pour suivre un plan dont le but est de se procurer des bagatelles, objets de cupidité propres à son âge, avec l’adresse systématique d’un âge beaucoup plus avancé.

Quand nous eûmes commencé notre promenade, je lui cherchai querelle pour la froideur de la soirée, sur le vent de l’est et d’autres circonstances défavorables à la pêche ; il persista dans son dire, et jeta plusieurs fois la ligne, comme pour me convaincre de mon erreur, mais il n’attrapa aucun poisson ; et vraiment, j’en suis à présent convaincu, il s’occupait moins de sa ligne que de mes mouvements. Quand je le raillai une seconde fois sur ses tentatives infructueuses, il me répondit avec un rire ironique, « que les truites ne monteraient pas sur l’eau, parce qu’il y avait de l’orage dans l’air ; observation que, dans un certain sens, je trouvai ensuite n’être que trop véritable.

J’arrivai à Mont-Sharon. J’y fus reçu par mes amis avec leur bonté habituelle, et après m’être un peu excusé sur la manière subite dont je les avais quittés le soir précédent, je leur témoignai mon repentir en passant la nuit chez eux ; je congédiai aussi l’enfant qui portait ma ligne, pour en donner nouvelle à Shepherd’s Bush. On ne peut dire s’il se dirigea dans cette direction ou d’un autre côté.

Entre huit et neuf heures du soir, comme il commençait à faire assez sombre, nous étions sur la terrasse pour jouir de la beauté du firmament qui étincelait d’étoiles auxquelles un froid déjà piquant pour la saison donnait un éclat extraordinaire ; tandis que nous contemplions ce magnifique spectacle, miss Geddes fut la première, je crois, à nous faire admirer une étoile qui filait, nous dit-elle, en laissant après elle une longue traînée de feu. Regardant le ciel dans la direction qu’elle indiquait, je remarquai distinctement deux fusées volantes qui s’élevèrent l’une après l’autre et brillèrent dans l’obscurité.

« Ces météores, » dit M. Geddes en réponse à l’observation de sa sœur, « ne sont pas formés dans le ciel, et ils n’annoncent rien de bon aux habitants de la terre. »

Pendant qu’il parlait, je regardai le ciel dans une autre direction, et une nouvelle fusée, qui semblait répondre à celles qui avaient déjà brillé, s’élança de la terre, et alla mourir en apparence au milieu des étoiles.

M. Geddes parut très-pensif durant quelques minutes, et dit ensuite à sa sœur : « Rachel, quoiqu’il se fasse tard, il faut que je me rende à la pêcherie, et que j’y passe la nuit dans la loge de inspecteur.

— Non pas, répondit la sœur, car je suis trop certaine que les fils de Bélial menacent nos filets et nos appareils de pêche. Josué, toi qui es un homme de paix, iras-tu volontairement et sciemment te jeter dans un endroit où le vieil Adam peut te tenter au point de te faire prendre part à de violentes querelles ?

— Je suis un homme de paix, Rachel, répliqua M. Geddes, dans toute l’étendue du mot, et autant que les Amis peuvent le demander à l’humanité ; je n’ai jamais employé, et avec l’aide de Dieu, je n’emploierai jamais à l’avenir les bras de la chair pour repousser ou venger des injustices. Mais si je puis, par des raisons douces et par une conduite ferme, empêcher ces hommes grossiers de commettre un crime, et sauver de la destruction un établissement qui m’appartient à moi et à d’autres, assurément je ne ferai que remplir le devoir d’un homme et d’un chrétien. »

À ces mots il ordonna qu’on bridât son cheval ; et sa sœur, cessant de lui présenter des objections, croisa les bras sur sa poitrine et leva les yeux au ciel d’un air résigné, mais triste.

Ces détails peuvent sembler minutieux ; mais il vaut mieux, dans ma situation actuelle, occuper mes facultés à me souvenir du passé et à en faire le récit, que de m’abandonner à de vaines et inquiétantes conjectures pour l’avenir.

Il n’aurait guère été convenable à moi de rester dans une maison d’où le maître se trouvait si subitement obligé de sortir ; je demandai donc la permission de l’accompagner à la pêcherie, assurant à la sœur que ce serait une garantie pour son frère.

Cette proposition parut causer beaucoup de plaisir à miss Geddes. « Consens-y, mon frère, dit-elle, laisse ce jeune homme satisfaire le désir de son cœur, afin qu’il puisse y avoir un fidèle témoin près de toi, à l’heure du besoin, pour rapporter les choses telles qu’elles se seront passées.

— Rachel, répliqua le digne homme, tu es blâmable en ce que, pour apaiser tes inquiétudes sur mon compte, tu ne crains pas d’exposer au danger, s’il y a du danger à courir, ce jeune homme, notre hôte, pour qui sans doute, en cas de malheur, autant de cœurs seraient plongés dans l’affliction que pour moi-même.

— Non, mon bon ami, » dis-je en prenant la main de M. Geddes, « je ne suis pas si heureux que vous le supposez. S’il était écrit que ma destinée dût finir ce soir, peu de gens sauraient qu’un être comme moi a existé vingt ans sur la surface de la terre, et parmi ce peu de personnes, une seule me regretterait sincèrement. Ne me refusez donc pas la faveur de vous accompagner, et de montrer, par cette légère marque d’affection, que, si j’ai peu d’amis, je suis du moins jaloux de leur rendre service.

— Tu as un bon cœur, j’en réponds, » dit Josué Geddes en me serrant la main. « Rachel, ce jeune homme viendra avec moi. Pourquoi n’affronterait-il pas un danger, pour que force restât à la justice, et que la paix ne fût pas troublée ? Je sens là un pressentiment, » ajouta-t-il en posant la main sur son cœur, et en levant les yeux au ciel avec un air d’enthousiasme que je n’avais pas encore observé, et qui peut-être appartenait plus à la secte qu’à son caractère personnel. — « Oui, je sens là un pressentiment qui m’assure que, dussent les impies faire rage comme la tempête de l’Océan, il ne leur sera point permis de prévaloir contre nous. »

Après avoir ainsi parlé, M. Geddes fit seller un autre cheval pour moi ; et prit une valise munie de quelques provisions, avec un domestique pour ramener les chevaux, que nous n’aurions pu loger à la pêcherie. Nous partîmes vers neuf heures du soir, et, après trois quarts d’heure de marche, nous arrivâmes au lieu de notre destination.

L’établissement consiste, ou plutôt consistait alors, en quelques huttes assez grandes pour quatre ou cinq pêcheurs, un atelier de tonnellerie et des hangars, et une chaumière mieux bâtie où demeurait l’inspecteur. Nous donnâmes nos chevaux au domestique pour être ramené à Mont-Sharon, l’humanité de mon compagnon le rendant inquiet pour eux, — et nous frappâmes à la porte de la principale cabane. D’abord nous entendîmes des chiens aboyer, mais ces animaux gardèrent le silence dès qu’ils eurent flairé sous la porte et reconnu la présence d’amis. Une voix rauque demanda d’un ton assez désobligeant qui nous étions, et ce qu’il nous fallait. Enfin, quand Josué se fut nommé, et qu’il eut invité l’inspecteur à ouvrir, celui-ci se montra enfin accompagné de trois énormes chiens de Terre-Neuve. Il portait un flambeau à la main, et deux grands pistolets de marine passés dans sa ceinture. C’était un homme sur le retour, mais encore vigoureux, qui avait été marin, durant presque toute sa vie, et jouissait maintenant de la pleine confiance de la compagnie, dont il surveillait les intérêts sous les ordres de M. Geddes.

« Tu ne m’attendais pas cette nuit, ami Davies ? » dit Josué au vieillard, qui nous préparait des sièges devant le feu.

« Non, maître Geddes, répondit-il, je ne vous attendais pas, et, à dire vrai, je ne vous souhaitais pas non plus.

— C’est parler clairement, John Davies, répliqua M. Geddes.

— Oui, monsieur, car je sais que Votre Honneur n’aime pas les sermons du dimanche.

— Tu devines, sans doute le motif qui nous amène si tard, John Davies ? » demanda M. Geddes.

« Je le présume, monsieur, répondit l’inspecteur. C’est parce que ces maudits contrebandiers de la côte ont allumé leurs signaux pour réunir leurs forces, comme ils l’ont fait la nuit où ils brisèrent l’écluse et inondèrent le pays ; mais s’ils ont envie de faire du dégât ici, j’aurais voulu que vous restassiez à l’écart, attendu que Votre Honneur ne porte pas beaucoup d’armes sur lui, je pense ; et les armes auront à faire une fameuse besogne avant qu’il soit demain.

— L’Honneur n’appartient qu’à Dieu, John Davies. Je t’ai souvent prié de ne pas employer un pareil terme en me parlant.

— Je ne l’emploierai plus, alors ; je ne voulais pas vous offenser : — mais comment diable un homme peut-il passer son temps à choisir les mots, lorsqu’il est sur le point d’en venir aux coups ?

— J’espère que non, John Davies. Appelle le reste de nos gens pour que je puisse leur donner des instructions.

— Je pourrais bien crier jusqu’au jour du jugement, M. Geddes, avant qu’âme vivante me répondît ; — les lâches manants ont tous mis à la voile, le tonnelier aussi bien que les autres, dès qu’ils ont entendu dire que l’ennemi était en mer. Ils ont tous pris la chaloupe, et laissé le vaisseau au milieu des récifs, à l’exception du petit Phil et de moi-même. — Ils l’ont fait, par… !

— Ne jure pas, John Davies, — tu es un honnête homme ; et je crois, sans que tu en fasses serment, que tes camarades aiment mieux leurs propres os que mes biens et mes propriétés. — Ainsi tu n’as que le petit Phil pour te seconder contre une centaine d’hommes, ou peut-être deux cents ?

— Mais il y a les chiens ; Votre Honneur les connaît, Neptune et Thétis, — et leur petit peut faire quelque chose ; et puis, quoique Votre Honneur, — ah, pardon ! quoique vous ne soyez pas très-belliqueux, ce jeune monsieur peut donner un coup de main.

— Oui, et je m’aperçois que vous êtes muni d’armes ; voyons un peu.

— Oui-da, monsieur ; — voici une paire de chiens de mer qui sauront mordre aussi bien qu’aboyer ; — ils feront l’affaire de deux coquins au moins. Ce serait une honte de se rendre sans tirer un seul coup. — Prenez garde, monsieur, ils ont double charge.

— Oui, John Davies, j’y prendrai garde, » dit M. Geddes en jetant les pistolets dans un baquet d’eau qui se trouvait à côté de lui ; « et je voudrais pouvoir purger en ce moment le monde de toute la génération de ces animaux nuisibles. »

Un sombre nuage de mécontentement se répandit sur les traits hâlés du vieux John Davies. « Il paraît alors que monsieur se dispose à prendre le commandement ? » dit-il, après un moment de silence. « En vérité, je ne suis plus bon à rien, maintenant ; et puisque Votre Seigneurie ou Votre Honneur, ou quelque autre nom qu’il faille vous donner, veut baisser tranquillement pavillon, je crois que vous le ferez mieux sans moi qu’avec moi ; car il se pourrait que je commisse une imprudence, j’en conviens ; mais je ne veux pas quitter mon poste sans ordres.

— Alors je vous ordonne, John Davies, de vous rendre directement à Mont-Sharon, et d’emmener le jeune Phil avec vous. Où est-il ?

— Il est en sentinelle avancée, qui épie ces infâmes brigands. Mais, qu’importe de savoir quand ils arriveront, si nous ne sommes pas disposés à les recevoir les armes à la main ?

— Nous ne nous servirons que des armes du bon sens et de la raison.

— Et vous pourrez aussi bien jeter de la paille au vent, que parler bon sens et raison à de pareilles canailles.

— Bien, bien, soit. — Maintenant, John Davies, je sais que tu es ce que le monde appelle un brave garçon, et je t’ai toujours trouvé honnête homme. Je te commande donc d’aller à Mont-Sharon, et de laisser Phil en vedette sur la côte ; — vois pourtant si le pauvre enfant a son manteau de mer — qu’il examine bien tout ce qui va se passer ici ; et qu’il aille ensuite vous en donner des nouvelles. Si l’on exerçait ici quelque violence contre ma propriété, je me fie à ta fidélité pour conduire ma sœur à Dumfries, jusque dans la maison de nos amis de Corsacks, et informer les autorités civiles de cet événement. »

Le vieux marin resta muet un instant. « Il est dur, dit-il, de laisser Votre Honneur dans le danger ; et pourtant, si je restais ici, je ne fêtais vraisemblablement que rendre le mal pire. D’ailleurs, il faut veiller sur miss Rachel, sur la sœur de Votre Honneur, il le faut assurément ; car si les coquins mettent une fois la main à la pâte, ils se porteront sur Mont-Sharon après avoir détruit et saccagé cette petite rade, où je croyais être à l’ancre pour la vie.

— Cela est très-vrai, John Davies ; et la prudence t’ordonne d’emmener les chiens avec toi.

— Oui, monsieur, oui, car ils partagent un peu mon opinion, et ne pourraient se tenir tranquilles s’ils voyaient commettre ici des brigandages. Elles attraperaient peut-être de mauvais coups, ces pauvres bêtes ! Que Dieu protège donc Votre Honneur. — Que Dieu vous protège ! — mais je ne puis obtenir de ma langue qu’elle prononce le mot d’adieu. — Ici ! Neptune ! Thétis ! allons mes chiens, venez. »

À ces mots, John Davies quitta la chaumière d’un air abattu.

« Voilà bien la meilleure et la plus fidèle des créatures que porta jamais la terre, » dit M. Geddes en montrant l’inspecteur qui fermait la porte de la hutte. « La nature lui a donné un cœur qui ne lui permet pas de blesser une mouche ; mais tu le vois, ami Latimer, de même qu’ils arment leurs bouledogues de colliers à pointes de fer, et leurs coqs d’éperons d’acier pour les aider à combattre, les hommes corrompent par l’éducation les meilleurs et les plus doux naturels, au point que fermeté et courage deviennent entêtement et férocité. Crois-moi, ami Latimer, j’exposerais plutôt le chien fidèle qui garde ma maison à un combat inutile contre un troupeau de loups, que cette excellente créature à la violence de cette masse de furieux. Mais je n’ai pas besoin de t’en dire davantage sur ce sujet, ami, toi qui fus sans doute instruit à croire que le courage se prouve et que l’honneur s’acquiert, non pas en souffrant, comme il convient à un homme, ce que le destin nous appelle à souffrir, et en faisant ce que la justice nous commande de faire, mais en se montrant toujours prêt à rendre violence pour violence, et en considérant la plus légère insulte comme un motif suffisant pour verser le sang humain et pour arracher la vie aux hommes. Laissons ces points de controverse pour un temps plus convenable : voyons un peu ce que contient notre panier de provisions ; car en vérité, ami Latimer, je suis de ces gens à qui la crainte et l’inquiétude n’ôtent pas l’appétit.

Nous trouvâmes dans le panier de quoi faire bonne chère, et Geddes sembla trouver autant de plaisir à s’en rassasier, que s’il eût soupé dans une sécurité parfaite : sa conversation me parut même être plus gaie qu’à l’ordinaire. Après avoir achevé notre repas du soir, nous sortîmes ensemble de la hutte, et nous allâmes nous promener quelques minutes sur le bord de la mer, La marée était haute, et le reflux n’avait pas encore commencé ; la lune dans son plein jetait ses brillants rayons sur la surface paisible de la Solway, et laissait voir un léger bouillonnement autour des pieux dont les bouts s’élevaient jusqu’à fleur d’eau, et sur les liéges d’une couleur foncée qui marquaient l’étendue embrassée par les filets. À une beaucoup plus grande distance, — car le détroit est très-large ici, — on apercevait surgir de l’eau la ligne blanche des côtes de d’Angleterre, semblable à un de ces brouillards épais que contemplent parfois les marins, dit-on, sans savoir si c’est la terre ou une illusion atmosphérique.

« Nous ne serons pas troublés d’ici à quelques heures, dit Geddes : ils ne viendront pas nous assaillir avant que la marée soit assez basse pour permettre de détruire les filets. N’est-il pas étrange de penser que des passions humaines transformeront bientôt une scène aussi tranquille que celle-ci en une scène de dévastation et de confusion ? »

C’était en effet une scène d’une parfaite tranquillité, et même d’un calme si pur, que les vagues toujours agitées de la Solway semblaient, sinon absolument dormir, au moins sommeiller. — Sur la côte, aucun oiseau de nuit ne faisait entendre ses cris ; — le coq gardait encore le silence, et nous marchions nous-mêmes plus légèrement qu’en plein jour, de peur que le bruit de nos pas ne troublât le silence profond qui nous entourait. Enfin le cri plaintif d’un chien troubla ce silence, et de retour à la chaumière, nous y trouvâmes le plus jeune des trois animaux qui avaient suivi John Davies ; inaccoutumé peut-être à des courses lointaines, et mal instruit à suivre de près son maître, il s’était écarté de la petite troupe, et ne pouvant rejoindre les autres, il était revenu tant bien que mal au lieu de sa naissance.

« Faible renfort à notre faible garnison ! » dit M. Geddes en caressant le chien qu’il laissa entrer dans la chaumière. « Pauvre bête ! comme tu es incapable de faire aucun mal, j’espère qu’on ne t’en fera aucun. Du moins tu peux nous rendre les bons services d’une sentinelle, et nous permettre de jouir d’un paisible repos, dans la certitude que tu nous donneras l’alarme quand l’ennemi approchera. »

Il y avait dans la chambre de l’inspecteur deux lits sur lesquels nous nous jetâmes. M. Geddes, grâce à son heureuse égalité de caractère, s’endormit dans cinq minutes. Je restai quelque temps plongé dans de tristes et inquiétudes réflexions, regardant le feu et les mouvements du jeune chien qui remuait sans cesse, et qui, désorienté par l’absence de John Davies, se traînait du foyer à la porte, et de la porte au foyer, s’approchait du lit, et me léchait les mains et la figure ; enfin, voyant qu’on ne repoussait pas ses caresses, il s’établit à mes pieds, où il ne tarda pas à s’endormir, exemple que je suivis moi-même bientôt après.

La rage de raconter, mon cher Alan (car je n’abandonnerai jamais l’espérance que ce que j’écris en ce moment vous parviendra un jour), ne m’a point quitté même durant ma détention ; et les détails étendus, quoique peu importants, dans lesquels je suis entré me mettent dans la nécessité de commencer une autre feuille. Heureusement, mon écriture très-fine me permet de renfermer beaucoup de choses en un petit espace.


CHAPITRE IV.

CONTINUATION DU JOURNAL DE DARSIE LATIMER.

L’ATTAQUE.


Le jour commençait à paraître, et M. Geddes et moi nous dormions encore profondément, lorsque l’alarme fut donnée par mon camarade de lit. D’abord le jeune chien grogna par intervalles mais assez fort, et ensuite il donna une marque plus évidente de l’approche d’un ennemi. J’ouvris la porte de la chaumière, et j’aperçus, à la distance d’environ deux cents pas, une colonne d’hommes, petite, mais très-serrée : je l’aurais prise pour une haie, si je n’avais pu observer qu’elle avançait rapidement et en silence.

Le chien s’élança vers eux, mais revint presque aussitôt se cacher en grondant derrière moi, après avoir été probablement châtié d’un coup de bâton ou de pierre. Ignorant quelle espèce de tactique ou de traité M. Geddes pourrait juger convenable d’adopter, j’allais rentrer dans la hutte ; lorsqu’il me rejoignit soudain à la porte, et passant son bras dans le mien, me dit : « Allons bravement à leur rencontre ; nous n’avons rien fait dont nous ayons à rougir. — Amis, » leur cria-t-il en élevant la voix lorsque nous fûmes près d’eux, « qui êtes-vous ? d’où venez-vous ? dans quelle intention êtes-vous ici, sur ma propriété ? »

De bruyantes acclamations furent la réponse qu’il reçut, et deux joueurs de violon qui marchaient en tête de la troupe se mirent aussitôt à jouer l’air dont les paroles commencent par :


Joyeusement dansa la belle quakeresse,
Et le quaker aussi dansa joyeusement.


En ce moment d’alarme, je pensai reconnaître le jeu du ménétrier aveugle, de Willie le voyageur. Ils continuèrent d’avancer grand train et en bon ordre, tandis qu’en tête


Les fiers musiciens jouaient des airs guerriers.


Quand ils arrivèrent enfin près de nous, ils nous entourèrent par un mouvement soudain, et ce fut alors des cris universels : « Sus au quaker ! — sus au quaker ! — nous les avons tous deux, le quaker mouillé et le quaker sec.

« Pendons le quaker mouillé pour qu’il sèche, et jetons à l’eau le quaker sec pour le mouiller, » répliqua une autre voix.

« Où est la loutre de mer, John Davies, qui a détruit plus de poissons qu’aucun pêcheur d’ici à Ailsay-Craig ? » demanda une troisième voix. « J’ai un vieux corbeau à plumer, et un bissac pour mettre les plumes. »

Nous restions absolument passifs ; car penser à la résistance contre plus d’une centaine d’hommes armés de fusils, de javelines, de leviers en fer, de pieux et de gourdins, aurait été un acte de complète folie. M. Geddes, avec sa voix forte et sonore, répondit à la question qui concernait l’inspecteur d’une manière dont la courageuse indifférence les força à faire attention à lui.

« John Davies, dit-il, sera bientôt, j’espère, à Dumfries….

— Pour faire lâcher contre nous des habits rouges et des dragons, vieil et infâme hypocrite ! » répliqua-t-on.

On dirigea en même temps contre mon ami un coup que je parai avec le bâton que j’avais à la main. Je fus aussitôt renversé à terre, et je me souviens vaguement d’avoir entendu crier par les uns : « Tuez le jeune espion ! » tandis que d’autres se déclaraient, je crois, en ma faveur ; mais un second coup que je reçus sur la tête dans la bagarre me priva bientôt de l’usage de mes sens, et me jeta dans un état d’insensibilité d’où je ne sortis pas immédiatement. Quand je recouvrai connaissance, j’étais couché dans le même lit que j’avais quitté peu avant l’attaque, et mon pauvre compagnon, le petit chien de Terre-Neuve, à qui le tumulte de la bataille avait ôté tout courage, s’était blotti aussi près de moi qu’il avait pu, et restait couché, tremblant toujours, et glapissant, en proie à une continuelle terreur. Je doutai d’abord si je n’avais pas rêvé de tumulte ; mais dès que je voulus me lever, des douleurs aiguës et une espèce de vertige m’assurèrent que mon mal n’était que trop réel. Je recueillis mes sens ; — j’écoutai, — et j’entendis à une certaine distance les cris des malfaiteurs occupés sans doute à accomplir l’œuvre de dévastation. Je tentai un second effort pour me lever ou pour me retourner du moins, car j’étais couché le visage du côté du mur de la chaumière ; mais je m’aperçus que j’avais les quatre membres attachés, et que je n’étais libre de faire aucun mouvement. — Ce n’étaient pas, il est vrai, des cordes, mais des linges et des bandages dont on s’était servi pour me garrotter les jambes l’une à l’autre et les bras le long du corps. Comprenant alors que j’étais retenu prisonnier, je laissai échapper un soupir que m’arrachèrent et les souffrances physiques et les peines morales.

Une voix se fit entendre à côté de mon lit, et me dit d’un ton bas et pleureur : « Taisez-vous, mon cher, taisez-vous ; retenez votre langue, comme un brave garçon ; — vous nous avez déjà coûté assez cher. Mon pauvre homme est presque perdu maintenant. »

Reconnaissant, à ce qu’il me semblait, la manière de parler de la femme du musicien ambulant, je lui demandai où était son mari, et s’il avait été blessé.

« Brisé, répondit la vieille, brisé en mille pièces ; il n’est plus bon qu’à allumer le feu, — le meilleur sang qui fût en Écosse.

— Brisé ! — sang ! — votre mari est-il blessé ? — Y a-t-il eu effusion de sang, membres brisés ?

— Des membres brisés ! — je voudrais que mon pauvre homme se fût brisé le meilleur os de son corps, plutôt que d’avoir brisé un violon, qui était le meilleur sang d’Écosse : — c’était un crémone, pour si peu que je sache !

— Bah ! — ce n’est que son violon ?

— Je ne sais pas ce que Votre Honneur voudrait qu’il lui fût arrivé de pis, hormis qu’il se fût cassé le cou ; et c’est à peu près tout comme pour mon pauvre Willie et pour moi. Bah ! dites-vous. Il est aisé de dire bah ; mais qui nous donnera maintenant la moindre chose à mâcher[92] ? — Le gagne-pain est parti, et nous pouvons nous croiser les bras et mourir de faim.

— Ne craignez rien, dis-je, je vous paierai vingt violons comme celui-là.

— Vingt comme celui-là ! Je vois bien que vous ne vous y connaissez pas. Le pays ne possède pas son pareil. Mais si Votre Honneur voulait nous le payer, et l’action serait méritoire sur cette terre et dans le ciel, où prendriez-vous l’argent ?

— J’en ai suffisamment sur moi, » répondis-je en essayant de pousser ma main jusqu’à mon gousset ; « dénouez-moi ces bandages, et je vous en donnerai sur l’heure. »

Cette assurance parut l’émouvoir, et elle s’approchait de mon lit pour me délivrer de mes liens, ainsi que je l’espérais, lorsque des acclamations plus proches et plus furieuses se firent entendre, comme si les coquins n’étaient plus loin de la chaumière.

« Je n’ose pas, — je n’ose pas, dit la pauvre femme, ils m’assassineraient moi et mon cher Willie, et ils nous ont déjà assez maltraités ; — mais s’il y a une autre chose au monde que je puisse faire pour Votre Honneur, ordonnez. »

Ces paroles me rappelèrent à mes souffrances corporelles. L’agitation et les effets du mauvais traitement que j’avais reçu m’avaient donné une soif brûlante. Je demandai de l’eau pour boire.

« Le Dieu tout-puissant garde Epps Ainslie de donner à un beau jeune homme malade de l’eau froide toute pure, et quand il a la fièvre. Non, non, mon cher enfant, laissez-moi faire, je vais tout arranger pour le mieux.

— Donnez-moi tout ce que vous voudrez, répliquai-je, pourvu que ce soit liquide et frais. »

La femme me donna une grande corne remplie de liqueurs fortes un peu coupées d’eau. Je la vidai d’un trait, sans prendre la peine de demander quel en était le contenu. Ces liqueurs, avalées d’une telle manière, agirent plus rapidement qu’à l’ordinaire sur mon cerveau ; il y avait peut-être aussi quelque drogue mêlée à ce breuvage. Après l’avoir bu, tout ce que je me rappelle, c’est que les objets commencèrent à danser autour de moi, et que la figure de cette femme sembla se multiplier et m’apparaître aux deux côtés de mon lit en même temps, portant toujours les mêmes traits. Je me souviens aussi que le vacarme et les cris discordants du dehors me semblèrent mourir et s’éteindre, comme le refrain que chante une nourrice pour endormir son nourrisson. Enfin je tombai dans un profond sommeil, ou plutôt dans un état de complète insensibilité.

J’ai lieu de croire que cette espèce de sommeil léthargique dura plusieurs heures, même tout le jour suivant et une partie de la nuit. Il n’était pas toujours également profond ; car, à mon souvenir, il fut troublé par bien des rêves, tous d’une nature pénible ; mais ce souvenir est faible et confus. Enfin le moment du réveil arriva, et alors mes sensations furent horribles.

Un bruit sourd, que, dans le trouble de mes sens, je pris encore pour les cris de ces scélérats, fut la première chose qui me frappa l’esprit ; mais bientôt je reconnus que j’étais violemment entraîné dans une voiture, dont les balancements inégaux me causaient d’affreuses douleurs. Quand je voulus me servir de mes mains pour chercher à prendre une position qui m’épargnât cette espèce de souffrance, je trouvai que j’étais encore garrotté comme auparavant, et je demeurai convaincu de l’affreuse réalité que j’étais entre les mains des brigands qui avaient récemment commis un si grand attentat au droit de propriété, et qui m’emmenaient maintenant au diable, sans doute pour m’assassiner ; J’ouvris les yeux, — ce fut inutilement ; — tout était obscurité autour de moi, car un jour entier s’était écoulé durant mon sommeil. J’étais accablé par un violent mal de tête ; — le front me brûlait, tandis que mes pieds et mes mains étaient glacés et engourdis par le manque de circulation de sang. Ce fut avec la plus grande difficulté que je recouvrai peu à peu la faculté de réfléchir sur ma position, et d’écouter ce qui se passait au dehors ; et alors je n’y trouvai rien de consolant.

Tâtonnant avec mes mains, autant que mes bandages le permettaient, et aidé de temps à autre par les rayons de la lune, je découvris que la voiture dans laquelle j’étais ainsi emmené était une de ces charrettes légères du pays, appelées tumblers ; on avait pris quelques soins pour ma plus grande commodité, puisque j’étais couché sur des espèces de sacs en forme de matelas et remplis de paille. Sans cette précaution, mes souffrances eussent été encore plus intolérables ; car le chariot, penchant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, tombant parfois dans des trous où il s’arrêtait, et exigeant les plus grands efforts de l’animal qui le traînait pour se mettre en marche, était sujet à chaque moment aux plus rudes cahots. D’autres fois il roulait silencieusement et doucement comme sur du sable mouillé ; j’entendais le rugissement lointain de la marée, et je doutais peu que nous ne fussions occupés à traverser le formidable détroit qui sépare les deux royaumes.

Il paraissait y avoir au moins cinq ou six hommes autour du chariot, les uns à pied, les autres à cheval : les premiers prêtaient leurs secours quand la voiture menaçait de verser ou de s’embourber dans les sables ; les seconds galopaient devant et servaient de guides, changeant très-souvent de direction, comme l’exigeait une route difficile.

Je m’adressai aux hommes qui entouraient le chariot, et je tentai d’émouvoir leur compassion. Je n’avais, disais-je, fait de mal à personne, et aucune action dans ma vie ne m’avait mérité un pareil traitement. Je ne possédais aucune espèce d’intérêt dans la pêcherie qui avait encouru leur déplaisir, et ma connaissance avec M. Geddes était de date fort récente. Pour derniers arguments, j’essayai de les effrayer en leur apprenant que mon rang dans le monde ne permettrait pas de m’assassiner ou de me retenir captif avec impunité, et je cherchai à intéresser leur cupidité par des promesses de récompense s’ils consentaient à me rendre la liberté. Je reçus seulement un rire de mépris en réponse à mes menaces ; mes promesses auraient pu obtenir davantage, car les drôles se parlaient à voix basse comme s’ils hésitaient, et je commençais à réitérer, j’en faisais même de plus libérales encore, lorsque la voix d’un des cavaliers qui avait subitement rabattu vers nous ordonna aux hommes qui étaient à pied de garder le silence, et s’approchant du chariot, me dit d’une voix ferme et déterminée : « Jeune homme, on ne vous veut personnellement aucun mal. Si vous restez muet et tranquille, vous pouvez compter sur de bons traitements ; mais si vous cherchez à corrompre ces hommes dans l’accomplissement de leur devoir, je prendrai, pour vous clore la bouche, des mesures dont vous garderez le souvenir aussi long-temps que vous vivrez. »

Je crus reconnaître la voix qui proférait de telles menaces ; mais dans une situation pareille à la mienne, on ne doit pas supposer que les perceptions des sens soient parfaitement sûres. Je me contentai de répondre : « Qui que vous soyez, vous qui parlez ainsi, je vous supplie de m’accorder les égards dont jouit ordinairement le plus vil prisonnier qui n’est soumis qu’à la contrainte nécessaire pour la garde de sa personne. Je demande que ces liens qui me blessent si cruellement soient relâchés au moins, si on me refuse de les détacher tout à fait.

— Je les relâcherai, reprit la même voix ; je les détacherai même entièrement, et je vous permettrai de continuer votre route d’une manière plus commode, pourvu que vous me donniez votre parole d’honneur de ne point chercher à vous évader.

— Jamais ! » répondis-je avec une énergie dont le désespoir seul pouvait m’avoir rendu capable, « je ne consentirai jamais à renoncer à ma liberté, à moins que je n’y sois contraint par la force.

— Assez, répliqua-ton, ce sentiment est bien naturel. Mais alors ne vous plaignez pas de ce que moi, qui exécute une entreprise importante, j’emploie les seuls moyens qui soient en ma puissance pour en assurer le succès. »

Je cherchai à connaître ce qu’on voulait faire de moi ; mais mon conducteur, d’un ton d’autorité menaçante, me pria de garder le silence dans mon propre intérêt ; et mon esprit était trop faible, mes forces trop épuisées, pour me permettre de continuer un dialogue si singulier, quand bien même j’aurais pu m’en promettre un bon résultat.

Il est utile d’ajouter ici que, d’après mes souvenirs de cette époque et ce qui s’est passé depuis, j’ai la plus forte conviction que l’homme à qui j’adressai ces supplications était le singulier personnage demeurant à Brokenburn, dans le comté de Dumfries, et appelé, par les pêcheurs de ce hameau, le laird des lacs de la Solway. Mais son motif pour me poursuivre avec tant d’acharnement, je ne puis pas même le conjecturer.

Pendant quelque temps, le chariot marcha pesamment et avec lenteur, et les mugissements plus proches de la marée montante commencèrent à exciter en moi la crainte d’un autre danger. Je ne pouvais me méprendre sur ce bruit, que j’avais entendu dans une autre occasion où la célérité d’un excellent cheval m’empêcha seule de périr au milieu des sables mouvants. Vous devez, mon cher Alan, vous rappeler les circonstances de ce premier événement : en bien, rapprochement bizarre ! le même homme qui alors m’arracha au péril était le chef de la bande des coquins qui me privait de la liberté. Je conjecturai que le danger devenait imminent, car j’entendis certains mots et je vis certaines choses d’où je conclus qu’un cavalier avait attelé à la hâte son cheval au chariot, pour soulager l’animal harassé qui le tirait ; la voiture avança alors d’un meilleur train, que les chevaux étaient forcés de maintenir à force de coups et de jurements. Néanmoins ces hommes habitaient dans le voisinage ; et j’avais de fortes raisons de croire que l’un d’eux au moins connaissait parfaitement tous les trous et toutes les ornières du chemin périlleux où nous étions engagés. Mais ils se trouvaient eux-mêmes en danger ; et on pouvait le présumer d’après leur conversation à voix basse, tandis qu’ils réunissaient leurs efforts pour faire marcher le chariot ; il n’était pas douteux que dans ce cas on m’abandonnerait comme fardeau inutile et embarrassant, et ce, dans une situation qui rendait toute tentative de salut impraticable. C’étaient de terribles inquiétudes ; mais il plut à la Providence de les augmenter encore à un point que mon cerveau était à peine capable d’y résister.

Comme nous approchions d’une ligne noire que je pouvais prendre dans l’obscurité pour la côte de la mer, nous entendîmes deux ou trois sons qui semblaient être l’écho d’armes à feu. Aussitôt tout fut en mouvement dans notre troupe pour accélérer la marche, et presque en même temps un drôle galopa vers nous, en criant : « Au secours ! au secours ! les requins de terre sont déjà partis de Burgh, et Allonby Tom perdra sa cargaison, si vous ne lui donnez un coup de main. »

À cette nouvelle, la plupart des gens qui m’accompagnaient parurent se diriger en toute hâte vers le rivage. On laissa un conducteur pour le chariot ; mais lorsque, après avoir manqué bien des fois de l’embourber, il eut enfoncé le chariot dans un trou profond au milieu des sables, le coquin coupa le harnais avec une imprécation, et partit avec les chevaux, dont j’entendis les pieds faire jaillir l’eau, tandis qu’ils galopaient à travers les mares et le sable mouillé.

Le bruit des décharges d’armes à feu continuait toujours, mais se perdait presque entièrement dans le fracas de la marée montante. Par un dernier effort de désespoir, je parvins à me lever dans le chariot et à me mettre sur mon séant ; mais je n’eus que l’avantage de mieux voir l’étendue de mon danger. Là était mon pays natal, — mon Angleterre, — le pays où j’étais né, et vers lequel mes vœux, depuis ma plus tendre enfance, s’étaient tournés avec tous les préjugés de l’orgueil national. — Il était là, à quelques cents pas de l’endroit où je me trouvais ; — et cet espace, — qu’un enfant aurait parcouru en une minute, — était encore une barrière suffisante pour me séparer à jamais de l’Angleterre et m’ôter tout espoir de la vie. Bientôt j’entendis non-seulement mugir ce torrent furieux, mais j’aperçus, à la clarté de la lune, les cimes écumeuses des vagues dévorantes qui s’avançaient avec la rapidité et la furie d’une bande de loups affamés.

La conviction qu’il ne me restait plus d’espérance, ni la moindre possibilité de me soustraire à mon sort, détruisit toute la fermeté qui m’avait jusqu’alors soutenu. Mes yeux se troublèrent ; — la crainte me jeta dans des vertiges et des éblouissements. — Je répondis par des plaintes et des hurlements à la mer plaintive et mugissante. Une ou deux grandes vagues atteignaient déjà le chariot, lorsque le chef, dont j’ai si souvent parlé, se retrouva comme par magie à côté de moi. Il s’élança de son cheval dans le chariot, coupa les liens qui me retenaient, et m’adjura, au nom du diable, de me lever et de monter en croupe.

Voyant que j’étais hors d’état de lui obéir, il me saisit comme si j’eusse été un enfant de six mois, me jeta en travers sur son cheval, et monta lui-même par derrière, me soutenant d’une main, tandis qu’il conduisait l’animal de l’autre. Dans cette posture gênante, où j’étais pourtant forcé de rester, je ne voyais pas le danger que nous courions ; mais il me semble que le cheval nagea un instant, et que ce fut avec peine que mon sombre et puissant sauveur me tint la tête hors de l’eau. Je me rappelle d’une façon particulière le choc que je ressentis, quand l’animal, s’efforçant de regagner le bord, se dressa en arrière, et faillit s’affaisser sous son fardeau. Le temps que je passai dans cette horrible situation n’excéda sans doute pas deux ou trois minutes ; mais elles furent si pleines d’horreur et d’agonie, qu’elles semblent à mon souvenir un espace beaucoup plus considérable de temps.

Lorsque j’eus été ainsi soustrait à une destruction certaine, j’eus seulement la force de dire à mon protecteur, — ou à mon oppresseur, (car il méritait bien ces deux titres) : « Vous n’avez donc pas l’intention de m’assassiner ? »

Il sourit en me répondant ; mais c’était une espèce de rire que je souhaite de ne jamais revoir. « Si j’avais formé un tel projet, ne croyez-vous pas que j’aurais laissé aux vagues le soin de l’exécuter ? Mais, songez-y, si le berger sauve ses brebis du torrent, — est-ce pour leur conserver la vie ? — Gardez le silence ; faites trêve de questions et de prières ! Il vous est aussi impossible de découvrir et d’empêcher ce que j’ai projeté de faire, qu’il serait impossible à un homme de mettre à sec la Solway avec le creux de sa main.

J’étais trop épuisé pour lui répondre ; et encore insensible, encore engourdi dans tous mes membres, je me laissai placer sans résistance sur un cheval amené pour moi. Mon formidable conducteur et une autre personne également à cheval se mirent, l’un à ma droite, l’autre à ma gauche, pour me soutenir en selle. De cette manière, nous voyageâmes grand train et par des routes de traverse qui semblaient aussi familières à mon guide que les périlleux passages de la Solway.

Enfin, après avoir traversé un labyrinthe de sentiers sombres et profonds, après avoir parcouru plus d’une plaine stérile et couverte de bruyères, nous nous trouvâmes au bord d’une grande route, où une chaise de poste à quatre chevaux paraissait attendre notre arrivée. À mon grand soulagement, nous changeâmes alors notre façon de voyager ; car mes éblouissements et mes maux de tête étaient devenus si intenses, qu’autrement j’aurais été tout à fait incapable de me soutenir à cheval, même avec l’assistance que je recevais.

Mon guide, si suspect et si dangereux, me fit signe de monter dans la voiture ; — l’homme qui avait galopé à gauche de mon cheval y monta après moi, et, baissant tous les rideaux, il donna l’ordre de partir à l’instant.

J’avais pu entrevoir la physionomie de mon nouveau compagnon, lorsqu’on s’éclairant d’une lanterne sourde les conducteurs avaient ouvert la portière, et je fus persuadé que je reconnaissais en lui le domestique du laird des lacs que j’avais vu une première fois à Brokenburn. Pour m’assurer si mes soupçons étaient justes, je lui demandai s’il ne se nommait pas Cristal Nixon.

« Que vous importent les noms des autres, » répliqua-t-il d’un ton bourru, « à vous qui ne pouvez dire ceux de votre père ni de votre mère ?

— Vous les connaissez, peut-être ? » m’écriai-je avec vivacité, « vous les connaissez ! et ce secret est la cause du traitement que j’éprouve à cette heure. Il le faut bien, car de ma vie je n’ai jamais fait aucun mal à personne. Apprenez-moi la cause de mes infortunes, ou plutôt mettez-moi en liberté, et je vous récompenserai richement.

— Oui-dà ! répliqua mon gardien ; mais pourquoi vous rendre la liberté, à vous qui ne savez nullement en user comme il convient à un homme bien né, et qui passez votre temps avec des quakers, des joueurs de violon et semblable canaille ? Si j’étais votre… hem, hem, hem ! »

Là, Cristal s’arrêta court, précisément à l’endroit où quelque renseignement allait lui échapper. Je le suppliai encore une fois d’être mon sauveur, lui promettant tout l’argent que j’avais sur moi, et la somme était assez considérable, s’il voulait faciliter mon évasion.

Il m’écouta, comme si la proposition ne lui était pas indifférente, et répliqua, mais d’une voix moins dure qu’auparavant : « Oui, mais on n’attrape pas les vieux oiseaux avec de la paille, mon jeune maître. Où prendrez-vous cet or dont vous faites tant de bruit ?

Je vais vous donner un à-compte sur-le-champ, et en bons billets de banque, » repartis-je ; mais mettant la main dans ma poche, je trouvai que mon porte-feuille avait disparu. J’aurais voulu me persuader que c’était seulement l’engourdissement de mes mains qui m’empêchait de le saisir ; mais Cristal Nixon, portant sur son visage ce cynisme qui trouve son principal plaisir dans l’humaine misère, ne put s’empêcher plus long-temps d’éclater de rire.

« Oh, oh ! mon jeune maître, dit-il, nous avons bien pris soin de ne pas vous laisser les moyens de corrompre la fidélité des pauvres gens. De fait, mon gentilhomme, ils ont des âmes aussi bien que d’autres, et les faire manquer à leurs serments est un péché mortel. Quant à moi, mon jeune monsieur, rempliriez-vous d’or l’église de Sainte-Marie, Cristal Nixon n’y ferait pas plus attention que si vos guinées étaient de simples pierres. »

J’aurais insisté, ne fût-ce que dans l’espérance qu’il laisserait tomber quelques mots sur les choses qu’il m’importait tant de connaître ; mais il coupa court à notre entretien, en me priant de m’appuyer dans un coin et de chercher à dormir.

« Vous avez déjà la tête assez sens dessus dessous, ajouta-t-il, et votre jeune cervelle se dérangera tout à fait si vous n’accordez pas à la nature un peu de repos.

J’avais effectivement besoin de me reposer, sinon de dormir ; le breuvage que j’avais avalé opérait encore, et convaincu au fond du cœur qu’on n’en voulait point à ma vie, la crainte d’une mort instantanée ne combattit pas plus long-temps la torpeur qui m’accablait. — Je dormis, et dormis profondément, mais sans ressentir les heureux effets du sommeil.

Quand je m’éveillai, je me trouvai extrêmement mal ; les images du passé et les conjectures de l’avenir flottaient confusément dans ma tête. Je m’aperçus néanmoins que ma situation était changée, et beaucoup en bien. J’étais couché dans un bon lit, avec des rideaux tirés à l’entour ; j’entendais la voix basse et la démarche silencieuse des domestiques qui paraissaient respecter mon repos ; enfin il me semblait que j’étais entre les mains ou d’amis ou du moins de personnes inoffensives.

Je ne pourrai vous rendre qu’un compte fort confus des deux ou trois jours de souffrance et de fièvre que je passai alors ; mais s’ils étaient troublés par des rêves et des visions de terreur, d’autres objets, et de plus agréables, se présentaient aussi parfois à mon esprit. Alan Fairford me comprendra quand je lui dirai que j’ai vu, à n’en pas douter, la M. V. durant cet intervalle d’anéantissement presque total. Je fus visité par un médecin et saigné plus d’une fois. Je me rappelle aussi une pénible opération faite sur ma tête, où j’avais reçu un rude coup dans la nuit de l’émeute. Mes cheveux furent rasés et l’on m’examina l’os du crâne pour voir s’il n’avait pas été endommagé.

En voyant le médecin, il était naturel que je m’adressasse à lui pour connaître le motif de ma détention, et je me rappelle avoir essayé plus d’une fois de le faire. Mais la fièvre jetait comme un charme sur ma langue, et lorsque je voulais implorer l’assistance du docteur, je m’écartais aussitôt de ce sujet pour lui dire je ne sais quoi, — des absurdités. Un pouvoir auquel je ne pouvais résister donnait à ma conversation une direction étrange, et quoique je m’aperçusse de cette divagation d’esprit, je ne pouvais y remédier. Je résolus donc de patienter, jusqu’à ce que la faculté de penser et d’exprimer ma pensée me fût rendue avec ma santé ordinaire, qui avait reçu un violent échec des mauvais traitements que j’avais soufferts.


CHAPITRE V.

CONTINUATION DU JOURNAL DE DARSIE LATIMER.

LA PRISON.


J’avais passé, dans mon lit, deux ou trois jours, peut-être plus, peut-être moins ; j’étais attentivement soigné, et traité, je crois, avec autant de précaution que le cas l’exigeait ; j’obtins la permission de me lever, sinon de quitter la chambre. Je fus alors plus à même de faire mes observations sur le lieu de ma captivité.

La pièce que j’occupais ressemblait, pour l’aspect et l’ameublement, au meilleur appartement de la maison d’un fermier ; il était au second étage, et la fenêtre avait vue sur une basse-cour remplie de volailles. Alentour on voyait tous les bâtiments nécessaires à un ménage. Ainsi je pus distinguer la brasserie et la grange, et j’entendis, mais dans le lointain, le mugissement des bestiaux ; tout cela annonçait une ferme considérable et bien montée. Tout ce que je voyais et j’entendais était propre à bannir de mon esprit toute idée de violence. Néanmoins les bâtiments paraissaient anciens et solides, une partie du toit était crénelée, et les murailles avaient une grande épaisseur ; enfin j’observai, avec quelques sensations désagréables, que les fenêtres de mon appartement avaient été depuis peu munies de barres de fer, et que les domestiques qui m’apportaient à manger, ou qui venaient dans ma chambre pour remplir toute autre fonction, fermaient toujours la porte à double tour en se retirant.

Les agréments et la propreté de ma chambre étaient d’un genre véritablement anglais, et tels que je n’en avais jamais vu de l’autre côté de la Tweed ; la très-antique boiserie qui recouvrait les murs et même le plancher était frottée avec un soin que la ménagère écossaise accorde rarement même aux meubles les plus coûteux.

L’appartement approprié à mon usage se composait de la chambre à coucher et d’un petit salon adjacent, sur lequel ouvrait un cabinet encore plus petit ayant une étroite fenêtre qui semblait avoir servi autrefois de meurtrière ; cette embrasure laissait passer très-peu de jour et d’air, puisqu’on ne pouvait apercevoir autre chose à travers que la voûte azurée des cieux, encore fallait-il grimper sur une chaise. Il devait y avoir eu une porte particulière dans ce cabinet outre celle qui communiquait avec le salon, mais elle avait été récemment murée, comme je m’en aperçus en relevant une pièce de tapisserie qui couvrait la maçonnerie encore fraîche. Je trouvai là mes habits, mon linge et différents autres objets, aussi bien que mon nécessaire renfermant plumes, encre et papier, ce qui m’a mis à même, durant mes loisirs, et, Dieu le sait, on ne les trouble pas souvent, de faire cette relation de ma captivité. On doit bien penser néanmoins que je ne me fie guère à la sûreté que semble me promettre mon petit pupitre, mais que je porte sur moi les feuilles écrites, de sorte qu’on ne pourrait me les enlever que par violence. J’ai aussi la précaution de n’écrire que dans le petit cabinet, afin de pouvoir entendre les personnes qui passeraient par les deux autres pièces pour m’approcher, et d’avoir le temps de faire disparaître mon journal avant qu’on arrive près de moi.

Les domestiques, — un vigoureux paysan et une fort jolie fille qui m’a l’air d’une laitière, — par lesquels je suis servi, semblent appartenir à la vieille école de Jeanne et de Hodge[93], pensant peu, ne désirant rien au delà de la sphère très-limitée de leurs devoirs et de leurs jouissances, et exempts de toute curiosité sur les affaires des autres. Leur conduite envers moi en particulier est en même temps très-honnête et très-ennuyeuse, — ma table est abondamment servie, et on semble empressé à satisfaire mes goûts sous ce rapport. Mais aussitôt que je leur adresse une question autre que celle-ci : « Qu’ai-je pour dîner ? » la brute de paysan me jette au nez son « que me voulez-vous ? ou un : je ne sais pas ; » et si je le presse un peu trop, il me tourne le dos avec calme et sort de la chambre. La jeune fille voudrait paraître simple comme lui ; mais un rire espiègle qu’elle ne peut pas toujours réprimer semble prouver qu’elle comprend on ne peut mieux le rôle qu’elle joue, et qu’elle est décidée à me laisser dans l’ignorance. Tous deux, et la fillette en particulier, me traitent comme un enfant gâté ; ils ne me refusent jamais directement quand je leur demande une chose, mais ils se donnent bien garde de faire ensuite honneur à leur parole en satisfaisant ma demande. Ainsi quand je désire sortir, Dorcas me promet que je pourrai me promener dans le parc à la nuit et voir traire les vaches, tout comme elle proposerait un tel amusement à un enfant ; mais elle a soin de ne jamais tenir sa promesse, si toutefois la chose dépend d’elle.

Cependant j’observe que je me laisse aller à une espèce d’insensibilité et d’indifférence pour ma liberté, — à une insouciance sur ma situation, que je ne pourrais expliquer qu’en l’attribuant à l’état de ma faiblesse et à une grande perte de sang. J’ai vu dans les livres que des hommes, enfermés comme moi entre quatre murs, ont surpris le monde par leur adresse en parvenant à surmonter les plus formidables obstacles qui s’opposaient à leur évasion ; et quand j’ai entendu conter de semblables anecdotes, je me suis toujours dit qu’un homme, ne fût-il muni que d’un fragment de pierre ou d’un clou rouillé pour limer ses fers ou briser les serrures, lorsqu’il avait tout loisir désirable pour s’occuper de cette tâche, ne devait jamais rester en prison. Pourtant j’y reste, moi, et les jours se succèdent, sans que je fasse le moindre effort pour reconquérir ma liberté.

Néanmoins mon inactivité n’est point le résultat du désespoir, mais elle naît, en partie au moins, des sentiments d’une nature bien différente. Mon histoire, long-temps mystérieuse, semble être sur le point de recevoir quelque développement bizarre ; et une impression solennelle me dit que je dois attendre le cours des événements, et que lutter contre eux, c’est opposer ma faible résistance à la volonté du destin. Vous, mon Alan, vous traiterez de timidité cette résignation passive qui s’est emparée de moi comme une torpeur engourdissante ; mais si vous n’avez pas oublié les visions que j’ai eues pendant mes rêves, si vous songez seulement qu’il est probable que je sois dans le voisinage, et peut-être sous le même toit que M. V., vous reconnaîtrez que d’autres sentiments que la pusillanimité ont un peu contribué à me réconcilier avec mon destin.

J’avoue pourtant qu’il est indigne d’un homme de se soumettre à cette détention oppressive : mon cœur se révolte à cette idée, surtout quand je commence à raconter mes souffrances dans ce journal ; et je suis décidé, pour faire le premier pas vers ma délivrance, d’envoyer mes lettres à la poste.




Me voilà désappointé. Lorsque Dorcas, la jeune fille à qui j’avais résolu de confier ce message, m’entendit parler de porter une lettre, elle m’offrit de grand cœur ses services, et, avec un sourire qui me montra toute la rangée de ses blanches dents, elle accepta la couronne que je lui donnai, — car ma bourse ne s’est pas envolée avec les valeurs plus considérables de mon porte-feuille.

Mais lorsque, dans l’intention d’obtenir quelques renseignements sur le lieu où j’étais détenu, je lui demandai à la poste de quelle ville elle mettrait ou ferait mettre la lettre, un « que me voulez-vous ? » me montra qu’elle ignorait l’usage d’une poste aux lettres, ou que pour le moment elle voulait paraître l’ignorer. «  Sotte ! » dis-je avec un peu d’aigreur.

« Seigneur mon Dieu ! » répliqua la jeune fille en pâlissant, ce qu’ils font toujours quand je témoigne quelques signes de mécontentement ; « monsieur, ne vous mettez pas en colère, — je mettrai la lettre à la poste.

— Comment ! si vous ne connaissez pas le nom de la ville où est la poste ? » repartis-je avec autant d’impatience. « Par quel moyen voulez-vous y parvenir ?

— Là, mon bon maître, là ! Quel besoin avez-vous d’épouvanter une pauvre fille qui ne sait rien, hormis ce qu’elle a appris à l’école de charité de Saint-Bees ?

— Saint Bees est-il éloigné d’ici, Dorcas ? Est-ce là que vous envoyez vos lettres ? » repris-je d’une manière insinuante, mais d’un air aussi indifférent que possible, néanmoins.

« Saint-Bees ! — Là ! qui pourrait, sans être fou… — Excusez-moi, Votre Honneur ! — Il faut vous le dire, il y a vingt ans mon père demeurait à Saint-Bees qui est à vingt, à quarante, à je ne sais combien de milles de cet endroit, vers l’est, — dans le Northumberland : et je n’aurais jamais quitté Saint-Bees, mais mon père…

— Ah ! le diable emporte votre père ! m’écriai-je.

— Voyons ! quoique Votre Honneur soit un peu… je ne sais comment dire, il ne faut pas envoyer au diable les pères des autres ; et quant à moi, je ne le souffrirai jamais.

— Oh ! je vous demande mille pardons, — je ne souhaite aucun mal à votre père en ce monde, ni dans l’autre ; — c’était sans doute un très-honnête homme à sa manière.

— C’était un honnête homme ! » s’écria-t-elle, car les habitants du Cumberland sont chatouilleux sur l’honneur de leur famille comme leurs voisins les Écossais ; « il est bien aussi honnête que tous ceux qui ont jamais mené un bidet avec la bride sur le cou à la foire de Staneshaw-Bank.

— Eh oui, oui, répliquai-je, je le sais bien. — J’ai entendu parler de votre père, — aussi honnête homme que tous ses confrères les maquignons, parbleu ! et même, Dorcas, j’ai l’intention de lui acheter un cheval.

— Ah ! Votre Honneur, » dit Dorcas en soupirant, « il est homme à bien servir Votre Honneur, — si jamais vous redevenez ce que vous étiez ; et même quoique vous ayez eu la tête un peu étourdie, il ne vous tromperait pas plus que…

— Bien, bien, nous ferons affaire ensemble, ma belle, vous pouvez y compter. Mais dites-moi maintenant, si je vous donnais une lettre, que feriez-vous pour qu’elle parvînt à sa destination ?

— Ma foi, je la mettrais dans le sac aux lettres du squire qui est pendu dans le vestibule ; que pourrais-je faire autre chose ? Le squire envoie à Brampton, à Carlisle, et ailleurs s’il lui plaît, une fois par semaine, — et voilà.

— Ah ! dis-je, et je suppose que c’est votre amoureux Jean qui porte le sac aux lettres ?

— Non, — ce n’est pas lui : — et d’ailleurs Jean n’est pas mon amoureux depuis qu’il a dansé à la fête de sa mère avec Kitty Rutlege, et m’a laissée tout le temps sur ma chaise ; oui, il l’a fait.

— C’est vraiment abominable de la part de Jean, et je ne l’en croyais pas capable, répliquai-je.

— Mais il l’a fait pourtant, — il m’a laissée tout le temps assise sur ma chaise ; il l’a fait.

— Bien, bien, ma jolie fleur de mai, vous choisirez un plus beau garçon que Jean : — Jean n’est pas un garçon qui vous convienne, je vois cela.

— Non, non, répliqua Dorcas ; il était assez bien pourtant, monsieur. Mais, malgré tout, je me soucie aussi peu de lui que d’une tête d’épingle — car il y a le fils du meunier qui m’a fait la cour aux foires dernières d’Appleby où j’ai été avec mon oncle ; c’est un garçon bien tourné, comme vous le verrez, quand le soleil luira pour vous.

— Oui, un beau gaillard bien vigoureux. — Croyez-vous qu’il porterait ma lettre à Carlisle ?

— À Carlisle ! il n’irait pas pour sa vie ; il faut qu’il soit à la meule et au moulin, comme on dit. Dieu ! son père lui romprait les os s’il allait à Carlisle, quand il ne s’agit pas de lutter pour avoir le prix, ou en pareille occasion. Mais j’ai d’autres amoureux que lui. Le maître d’école entre autres, qui écrit presque aussi bien que vous, monsieur.

— Alors c’est l’homme par excellence pour porter une lettre, il connaît la peine qu’on a pour en écrire une.

— Oh ! oui vraiment ! si vous chantez sur cet air-là, monsieur ; seulement il lui faut quatre heures pour écrire quatre lignes. Puis, c’est une grande écriture ronde qu’on peut lire aisément, et qui ne ressemble pas à celle de Votre Honneur, qu’on prendrait pour des pattes de mouche. Mais pour aller à Carliste, il ne faut pas y songer, monsieur ; il boite comme la jument d’Eckie.

— Au nom du ciel, dis-je, comment vous proposez-vous de faire parvenir ma lettre à la poste ?

— Ma foi, en la mettant dans le sac du squire ; il l’envoie par Cristal Nixon à la poste, comme vous appelez cela, quand tel est son plaisir. »

J’étais peu édifié de la liste des amants de Dorcas, et sous le rapport des informations que je désirais, je me trouvais précisément au même point d’où j’étais parti. Il était important pour moi, néanmoins, d’accoutumer la jeune fille à causer familièrement. Si elle causait ainsi, elle ne pouvait pas se tenir toujours sur ses gardes, et peut-être, pensais-je, lui échapperait-il quelques mots dont il serait possible de tirer parti.

« Le squire ne regarde-t-il pas ordinairement dans le sac aux lettres, Dorcas ? » dis-je avec le ton le plus indifférent que je pus prendre.

— Il n’y manque jamais, et même il en a retiré une lettre que j’envoyais à Raff Miller, parce que, disait-il…

— Bien, bien ! il ne se donnera point cette peine-là pour la mienne, Dorcas. Mais j’ai besoin de lui écrire à lui-même, Dorcas. Quelle adresse mettrai-je sur ma lettre ?

— Que voulez-vous dire ? » fut encore la ressource de Dorcas. « Je vous demande comment il s’appelle ? — quel est son nom ?

— Certainement Votre Honneur le sait mieux que moi.

— Je le sais, moi ! — du diable ! — vous me faites perdre patience.

— Non, non ; que Votre Honneur ne s’impatiente pas. Quant à son nom, on dit qu’il en porte plus d’un dans le Westmoreland de l’autre côté de la frontière, en Écosse ; mais il n’est que rarement parmi nous, hormis dans la saison de la chasse ; et alors nous l’appelons simplement le squire, et mon maître et ma maîtresse l’appellent de même.

— Et, est-il ici pour le moment ?

— Non, il n’y est pas. Il est à chasser le daim, dit-on, un peu au-delà de Patterdale ; mais il va et vient comme un tourbillon de vent. »

Je rompis alors la conversation, après avoir forcé Dorcas à accepter encore une pièce d’argent pour acheter des rubans ; ce dont elle fut si charmée, qu’elle s’écria : « Dieu ! Cristal Nixon peut dire de vous tout le mal qu’il voudra ; mais vous êtes vraiment un monsieur bien poli, et un homme bien tranquille avec les femmes. »

Il n’est pas raisonnable d’être trop tranquille avec les femmes : aussi ajoutai-je un baiser à mon offrande ; et je ne puis m’empêcher de croire que je me suis fait une amie de Dorcas. Du moins elle rougit en recevant d’une main mon petit compliment, tandis que de l’autre elle rajustait les rubans couleur de cerise un peu dérangés dans la lutte qu’il m’en coûta pour obtenir l’honneur d’une embrassade.

Comme elle ouvrait la porte de la chambre pour sortir, elle se retourna, et me regardant avec un air de tendre compassion, elle ajouta ces mots : « Là ! — fou ou non, c’est un brave jeune homme malgré tout. »

Il y avait quelque chose de frappant dans ces paroles d’adieu, et qui semblait me fournir l’explication du prétexte sous lequel j’étais détenu. Ma conduite était probablement assez folle, lorsque j’étais agité en même temps par le délire qu’occasionne la fièvre, et par l’inquiétude que produisait en moi ma situation extraordinaire ; mais est-il possible que maintenant on trouve dans l’état de mon esprit un prétexte pour me détenir encore ?…

Si telle est réellement la raison qui m’a fait ravir la liberté, il n’y a plus alors que la paisible uniformité de mes actions qui puisse détruire les préjugés que ces circonstances peuvent avoir excités dans les esprits de tous ceux qui m’approchaient pendant ma maladie. — J’ai entendu… souvenir terrible ! parler de gens qui, enfermés pour différentes raisons autres que la folie, dans des maisons particulières de fous, se sont trouvés, après des années de misère, avoir eux-mêmes la tête dérangée, par suite d’une irrésistible sympathie avec les êtres misérables parmi lesquels ils étaient classés. Tel ne sera point mon destin, si une ferme résolution peut garantir un homme d’une fatale influence.

Cependant, je m’assis pour recueillir mes idées, afin de composer la lettre que j’avais l’intention d’écrire à mon geôlier, — car c’est le nom qu’il mérite. Elle contenait en substance ce que je vais vous dire, après que j’eus déchiré plusieurs brouillons, et fini par trouver un langage propre à exprimer le ressentiment qui éclatait avec trop de violence dans les premières lignes de mes autres lettres, quoique je m’efforçasse de prendre un ton conciliant. Je rappelai les deux occasions où il m’avait certainement sauvé la vie au milieu des plus grands périls, et j’ajoutai que, quel que fût le motif de la détention à laquelle j’étais soumis par ses ordres, ce ne pouvait être assurément avec l’intention d’employer ensuite la violence contre moi. Il pouvait, disais-je, m’avoir pris pour une autre personne ; et j’ajoutai tous les détails que je savais moi-même sur ma position dans le monde, et sur la manière dont j’avais été élevé, pour dissiper son erreur. Je supposai ensuite qu’il était possible qu’il me crût trop faible pour voyager, et incapable de prendre moi-même soin de moi ; je le suppliai de croire que j’étais parfaitement rétabli, et de force à supporter les fatigues d’un voyage ; enfin, je lui rappelai, d’un ton ferme mais mesuré, que la détention que je souffrais était illégale et de nature à être sévèrement punie par les lois qui protègent la liberté des citoyens. Je finis en demandant à être conduit devant un magistrat, ou du moins à être honoré d’une entrevue particulière avec lui, où il m’expliquerait sa conduite à mon égard.

Peut-être cette lettre était-elle conçue en termes trop humbles pour un homme victime de l’injustice, et je suis disposé à le croire, lorsque maintenant je la repasse dans ma mémoire ; mais que pouvais-je faire ? J’étais au pouvoir d’un homme dont les passions semblent être aussi violentes que ses moyens de les satisfaire paraissent illimités. J’avais aussi raison de penser (faites attention à ceci, Alan) que toute sa famille n’approuvait pas l’arbitraire de sa conduite à mon égard ; mon but enfin était la liberté, eh ! que ne sacrifierait-on pas pour la reconquérir ?

Je ne pus mettre une autre adresse que celle-ci : « Au Squire, en mains propres. » Il ne pouvait être fort éloigné, car je reçus une réponse dans l’espace de vingt-quatre heures ; elle était adressée à Darsie Latimer, et contenait ces mots : « Vous m’avez demandé une entrevue. Votre premier désir sera satisfait, peut-être le second aussi ; en attendant, soyez certain que vous êtes prisonnier pour l’instant de par une autorité suffisante, et que cette autorité est appuyée par un pouvoir nécessaire. Gardez-vous donc de lutter contre une force capable de vous écraser, mais abandonnez-vous au cours des événements par qui nous sommes tous deux ballotés, et auxquels il est impossible que nous résistions ni l’un ni l’autre. »

Ces mots mystérieux étaient sans signature d’aucune espèce, et ne me laissaient rien de mieux à faire qu’à me préparer à l’entrevue qu’elles promettaient. En conséquence, je dois quitter ici la plume et mettre mon manuscrit en sûreté, — autant que je puis, dans ma situation présente, être sûr de quelque chose, — en le cachant dans la doublure de mon habit, de façon qu’on ne le trouve pas à moins d’une stricte recherche.


CHAPITRE VI.

CONTINUATION DU JOURNAL DE DARSIE LATIMER.

LE JUGE DE PAIX.


L’entrevue importante annoncée à la fin de ma dernière page eut lieu plus tôt que je ne m’y attendais ; car le jour même où je reçus la lettre, et comme je finissais de dîner, le squire, n’importe le nom qu’on lui donne, mon oppresseur enfin, entra dans la chambre si subitement, que je crus presque voir une apparition. La figure de cet homme est extrêmement noble et majestueuse ; sa voix a cet accent calme et plein qui annonce une autorité sans bornes. Je m’étais levé involontairement lorsqu’il arriva ; nous nous regardâmes l’un l’autre un moment dans un profond silence, et ce fut mon visiteur qui le rompit le premier.

« Vous avez désiré me voir, dit-il, me voici. Si vous avez quelque chose à dire, j’écoute ; mon temps est trop précieux pour être employé à une pantomime d’enfant.

— Je voulais vous demander, répondis-je, par quelle autorité je suis retenu captif en ces lieux, et pourquoi ?

— Je vous ai déjà dit que mon autorité est suffisante, et que j’ai le pouvoir de la faire respecter : c’est tout ce qu’il vous est nécessaire de savoir à présent.

Tout sujet Anglais a droit de savoir pour quel motif il souffre une détention, et ne peut être privé de sa liberté sans un mandat légal. — Montrez-moi celui en vertu duquel vous me retenez ici.

— Vous verrez mieux que cela ; — vous verrez le magistrat qui l’a lancé, et cela sans tarder d’un moment. »

Cette proposition soudaine me surprit et m’alarma. Je sentis néanmoins que la bonne cause était de mon côté, et je résolus de la plaider hardiment, quoique j’eusse désiré un peu plus de temps pour m’y préparer. Il se retourna donc, ouvrit la porte de l’appartement, et me dit de le suivre. J’eus grande envie, après avoir passé le seuil de la chambre qui me servait de prison, de tourner d’un autre côté et de prendre la fuite ; mais je ne savais pas où trouver l’escalier. — Je devais aussi penser que les portes extérieures seraient fermées. — Et d’ailleurs, aussitôt que j’eus mis un pied dehors pour suivre mon conducteur qui marchait fièrement, j’observai que j’étais suivi de près par Cristal Nixon, qui se trouva tout à coup à deux pas de moi. Or, la force physique de cet homme paraissait si grande, outre l’assistance qu’aurait pu lui prêter son maître, que je ne pouvais lutter contre lui avec espoir de succès. Je suivis donc le squire en silence par un ou deux corridors, beaucoup plus longs que je ne l’aurais supposé, d’après l’idée que je m’étais faite de la grandeur du bâtiment. Enfin une porte s’ouvrit, et nous entrâmes dans un vaste et antique salon, dont les fenêtres étaient en verres de couleur, et les boiseries en chêne. Une haute grille, ornée de houx et de romarin, était recouverte par une grande et massive cheminée de pierre, où l’on voyait des armoiries ; et la boiserie était décorée, suivant la coutume, d’un grand nombre de héros armés de toutes pièces, hormis le casque, qui était remplacé par une énorme perruque, et de dames en robe étroite, paraissant respirer l’odeur des bouquets qu’elles tenaient en main.

Derrière une large table, sur laquelle étaient plusieurs livres, l’on voyait assis un homme à la physionomie vulgaire, mais assez fine, portant ses cheveux attachés en bourse, et qui, à en juger par la main de papier placée devant lui, et la plume qu’il prit à mon arrivée, paraissait tout disposé à remplir l’office de greffier. Comme je désire décrire les personnes aussi exactement que possible, je puis ajouter qu’il portait un habit de couleur brune, des culottes de peau et des guêtres. Vers le haut bout de la même table, dans un ample fauteuil recouvert de cuir noir, reposait un gras personnage d’environ cinquante ans, qui était un véritable juge de paix de campagne, ou fort bien choisi pour remplir ce rôle. Ses culottes de peau étaient coupées d’une façon irrépréhensible ; ses bottes de jockey luisantes, sans qu’on pût y apercevoir la moindre tache, et une belle paire de magnifiques jarretières à bottes, comme on les appelle, unissaient l’une à l’autre les deux parties de l’habillement déjà décrites ; enfin un gilet écarlate richement brodé et un habit pourpre faisaient ressortir l’embonpoint du petit homme, et jetaient un nouvel éclat sur son visage pléthorique. Je suppose qu’il avait dîné, car il était deux heures de l’après-midi ; et il s’amusait à fumer pour aider la digestion. Il y avait dans ses manières un air d’importance qui répondait à la dignité campagnarde de son extérieur ; et l’habitude qu’il avait de jeter à travers ses phrases un grand nombre d’interjections bizarres, prononcées avec une étrange variété d’intonations qui s’élevaient de la basse au dessus de la façon la plus singulière, et d’interrompre son discours pour tirer la fumée de sa pipe, — semblait contractée à dessein pour donner un air de gravité et de mûre délibération à ses opinions et à ses jugements. Malgré tout cet étalage, on pouvait douter, comme disait notre vieux professeur, que le juge de paix fût autre chose qu’un âne. Un fait certain, c’est que, outre sa grande déférence pour les opinions de son greffier sur les points de droit, ce qui pouvait bien être tout à fait dans l’ordre des choses, il semblait prodigieusement dominé par son confrère le squire, en supposant qu’ils fussent squires l’un et l’autre : et cette soumission n’allait guère avec les airs d’importance qu’il tâchait de se donner.

« Ho ! — ha ! — oui ! — eh ! — eh ! — hum ! — hum ! C’est notre jeune homme, je crois. — Hum ! oui. — Il semble malade. — Mon jeune monsieur, vous pouvez vous asseoir. »

J’usai de la permission qu’il me donnait ; car j’avais été beaucoup plus affaibli que je ne croyais par la maladie, et je me sentais réellement fatigué pour avoir fait quelques pas dans l’agitation que j’éprouvais.

« Et votre nom, jeune homme, Hum ! — oui, — hé ! — quel est-il ?

— Darsie Latimer.

— Bien, oui, — hum ! — très-bien. Darsie Latimer, c’est bien cela. — Ha, oui, — D’où venez-vous ?

— D’Écosse, monsieur.

— Natif d’Écosse ? — Hein ? ha ! — hum ! Comment dites-vous ?

— Je suis Anglais de naissance, monsieur.

— Bien, — oui ! — en effet, vous l’êtes. Mais, s’il vous plaît, monsieur Darsie Latimer, avez-vous toujours porté ce nom, ou n’en avez-vous pas d’autre ? — Ha ! Nick, écrivez ses réponses, Nick.

— Autant que je m’en souviens, on ne m’en donna jamais d’autre.

— Comment ! non ? — Eh bien, je ne l’aurais pas cru. — Hé ! vous, voisin ! »

Il regarda alors l’autre squire, qui s’était jeté nonchalamment dans un fauteuil, et qui, les jambes étendues devant lui, les bras croisés sur sa poitrine, semblait écouter mon interrogatoire avec la plus complète indifférence. Il répondit à l’appel du juge de paix en disant que peut-être la mémoire du jeune homme ne remontait pas à une époque très-éloignée.

« Ah ! — eh ! — ha ! vous entendez, monsieur ; — s’il vous plaît, jeune homme, à combien d’années peuvent remonter vos souvenirs ? — Hum !

— Peut-être, monsieur, à l’âge de trois ans, ou environ.

— Et oserez-vous affirmer, monsieur, » dit le squire en se redressant tout à coup sur son siège, et en donnant à sa forte voix toute son étendue, « que vous portiez alors le même nom qu’aujourd’hui ? »

L’air de confiance avec lequel la question était faite me fit tressaillir, et ce fut en vain que je rappelai tous mes souvenirs pour lui répondre. « Du moins, répliquai-je, je me souviens certainement qu’on m’appelait Darsie ; on désigne rarement à cet âge les enfants autrement que par leur nom de baptême.

— Oh ! je m’y attendais bien, répondit-il, et il se recoucha dans son fauteuil comme auparavant.

— Ainsi, on vous nommait Darsie dans votre enfance, dit le juge de paix ; et — hum ! — quand avez-vous pris pour la première fois le nom de Latimer ?

— Je ne l’ai pas pris, monsieur ; il me fut donné.

Je vous demande, » dit le maître de la maison, avec une voix moins sévère que tout à l’heure, « si vous pouvez vous souvenir d’avoir jamais été appelé Latimer, avant qu’on vous eût donné ce nom en Écosse ?

— Je serai franc : je ne puis me rappeler qu’on m’ait appelé ainsi en Angleterre ; mais je ne me souviens pas davantage de l’époque où ce nom me fut donné pour la première fois ; et si l’on doit tirer des inductions de cet interrogatoire et de mes réponses, je voudrais qu’on prît en considération l’âge que j’avais alors.

— Hum — oui — sans doute, dit le juge de paix, tout ce qui exige considération sera dûment considéré. Jeune homme, — eh ! je voudrais savoir le nom de vos père et mère. »

C’était rouvrir une blessure qui saignait depuis longues années, et je n’endurai pas cette question aussi patiemment que celles qui l’avaient précédée ; je repartis : « Je demande à mon tour à savoir si je suis devant un juge de paix anglais ?

Sa Seigneurie le squire Foxley de Foxley-Hall est depuis vingt ans du Quorum[94], dit maître Nicolas.

— Alors il doit savoir, ou vous-même, monsieur, comme son greffier, vous devriez lui apprendre que je suis le plaignant dans cette affaire, et qu’il doit écouter ma plainte avant de me soumettre à un interrogatoire.

— Hum — mais ! — quoi ! — hé ! — il y a quelque chose là dedans, voisin, » dit le pauvre juge de paix qui, démonté à chaque argument que je lui pouvais lancer, paraissait désirer d’obtenir la sanction de son confrère le squire.

« Je vous admire, Foxley, » répliqua son ami moins facile à embarrasser ; « comment pouvez-vous rendre justice à ce jeune homme sans savoir qui il est ?

— Ah ! — oui — parbleu ! c’est vrai ; et maintenant — considérant l’affaire de plus près, — il n’y a, hé ! au total — rien dans tout ce qu’il a dit : — donc, monsieur, il faut déclarer le nom et le prénom de votre père.

— C’est une chose à moi impossible, monsieur ; je ne les connais pas, puisque vous voulez en savoir si long sur mes affaires privées. »

Le juge de paix garda un long afflatus de sa pipe dans ses joues qui devinrent bouffies comme celles d’un chérubin hollandais, tandis que les yeux semblaient lui sortir de tête, par l’effort avec lequel il retenait sa respiration. Il lâcha alors l’énorme bouffée ; — Pou… out ! — houm ! — pouf ! — ha ! — vous ne connaissez pas vos parents, jeune homme ? — Alors je dois vous envoyer en prison comme vagabond ; c’est sûr : omne ignorum pro terribili[95], comme nous avions coutume de dire à l’école d’Appleby : c’est-à-dire, quiconque n’est pas connu du juge de paix est un coquin et un vagabond. Ha ! — oui, vous pouvez rire, monsieur ; mais je doute que vous eussiez pu comprendre ce latin, sans ma traduction. »

Je reconnus que j’étais son obligé pour la nouvelle édition de cet adage, et pour l’interprétation à laquelle je n’aurais jamais pu arriver seul et sans secours. Je me mis alors à raconter les faits avec une plus grande confiance. Il était clair que le juge de paix était un âne ; mais il n’était guère possible qu’il fût assez profondément ignare pour ne pas savoir ce qu’il avait à faire dans un cas aussi simple que le mien. Je l’informai donc de l’émeute qui avait eu lieu sur la rive écossaise du golfe de la Solway ; je lui expliquai comment je me trouvais dans ma situation actuelle, et je suppliai Sa Seigneurie de me faire mettre en liberté. Je plaidai ma cause avec autant de chaleur que je pus, lançant de temps à autre un regard sur ma partie adverse, qui semblait absolument indifférente à l’ardeur que je mettais à l’accuser.

Quant au juge de paix, lorsqu’enfin je me fus arrêté, comme ne sachant plus réellement que dire dans une affaire aussi simple, il répliqua : « Oh ! — oui — oui — sans doute — surprenant ! et ainsi, c’est là toute la reconnaissance que vous montrez envers ce gentilhomme pour les peines et le mal qu’il s’est donnés pour vous, par rapport à vous ?

— Il m’a sauvé la vie, monsieur, je le reconnais, dans une occasion au moins, et très-probablement dans deux ; mais en le faisant il n’a obtenu aucun droit sur ma personne. Je ne demande, d’ailleurs, ni punition ni vengeance : au contraire, je m’estimerais heureux de quitter monsieur en ami ; car je ne suppose pas que ses intentions soient mauvaises, quoique ses actions aient été à mon égard violentes et peu conformes au droit des gens. »

Cette modération, Alan, vous le comprendrez, n’était pas entièrement dictée par ma gratitude envers l’individu dont je me plaignais ; elle avait d’autres raisons où ma considération pour lui n’entrait que pour peu de chose. Il sembla pourtant que la douceur avec laquelle je plaidai ma cause produisit plus d’effet sur le squire que tout ce que j’avais encore pu dire. Il fut ému au point de perdre presque contenance, et prit du tabac coup sur coup, comme pour gagner du temps et cacher un peu son émotion.

Quant au juge Foxley, sur qui je voulais particulièrement faire impression, le résultat fut beaucoup moins favorable. Il consulta à voix basse M. Nicolas son greffier, lâcha des eh ! lança des ah ! et leva les sourcils en signe de dédain pour ma requête. Aussi, quand il eut an été ses opinions, il s’allongea sur le dos de son fauteuil, et fuma sa pipe avec une grande énergie, affectant un air de supériorité, comme pour me faire comprendre que tous mes arguments étaient peine perdue.

Lorsque je m’arrêtai faute d’haleine plutôt que d’arguments, il desserra ses mâchoires, et me fit la réplique suivante d’un ton d’oracle, interrompue par ses interjections habituelles et par de longues colonnes de fumée : — « Hem ! — oui ! — eh ! — pouf ! — jeune homme, croyez-vous que Matthieu Foxley, qui est membre du Quorum depuis trente ans, se laissera duper par des niaiseries qui n’en imposeraient pas à une marchande de pommes ? — Pouf ! — pouf ! — eh ! — vraiment, mon gentilhomme, — eh ! — ne savez-vous pas que le cautionnement n’est pas admissible dans votre cas ; et que — hum ! — oui — le plus grand homme, — pouf ! — le baron de Graystock lui-même devrait être mis en prison ? Et pourtant vous prétendez avoir été enlevé de force par monsieur, et volé par lui, que sais-je encore ? Puis — eh ! — pouf ! vous voudriez me faire accroire que vous demandez seulement à vous débarrasser de lui, — je crois, — eh ! — que c’est tout ce qu’il vous faut. En conséquence, comme vous êtes un pauvre jeune homme, sujet à faire des faux pas, et — oui ! hum ! une espèce d’apprenti fainéant, et que vous avez la tête un peu dérangée, à ce que disent les honnêtes gens de la maison, — ma foi ! vous resterez de gré ou de force sous la garde de votre curateur, jusqu’à ce que vous soyez majeur, ou que le lord chancelier vous autorise à gérer vos propres affaires, auxquelles, — si vous devenez jamais un peu moins écervelé, vous ne serez pas même alors — oui ! — hum ! pouf ! — très-pressé de veiller vous-même. »

Le temps employé par les hum ! les ha ! et les bouffées de tabac que lâchait Sa Seigneurie, aussi bien que la manière lente et pompeuse dont fut débitée cette harangue, me donna le temps de recueillir mes idées, dans lesquelles le début de ce discours extraordinaire avait jeté un peu de désordre.

« Je ne puis concevoir, monsieur, répliquai-je, à quel singulier titre monsieur exige que je lui obéisse comme pupille ; c’est une imposture effrontée : — je ne l’avais jamais vu de ma vie, avant d’avoir eu le malheur de venir en ces cantons, il y a quatre semaines à peu près.

— Oui, monsieur — nous — eh ! — savons, et sommes convaincus que — pouf ! — vous n’aimez pas à entendre les noms de certaines gens ; et que — eh ! — vous me comprenez bien, — il y a des choses, des sujets, des entretiens sur des noms, etc., etc., qui vous remuent un peu la bile — ce dont je ne suis pas d’humeur à être témoin. Cependant, M. Darsie — ou — pouf ! — M. Darsie Latimer — ou — pouf ! pouf ! eh ! — oui, M. Darsie sans le Latimer, — vous m’en avez aujourd’hui avoué bien assez pour me convaincre que vous êtes au mieux sous les soins très-honorables de mon ami que voilà, — d’après tons vos aveux, — outre que — pouf ! — eh ! — je le connais pour être une personne très-responsable et très-honorable : — pouvez-vous le nier ?

— Je ne sais rien sur lui, repris-je, pas même son nom ; et comme je vous l’ai déjà dit, je ne l’avais jamais vu depuis que je suis au monde, avant ces dernières semaines.

— Le jureriez-vous ? » dit l’homme singulier qui semblait attendre l’issue de ces débats, avec la même confiance que le serpent à sonnettes attend la proie qui a déjà senti sa fascination. Et tandis qu’il prononçait ces mots d’une voix forte mais creuse, il recula un peu sa chaise derrière celle du juge de paix, de manière à n’être vu ni du juge ni du clerc qui étaient assis du même côté, et il fronça les sourcils en me regardant d’une façon si effroyable, que personne, après avoir vu un pareil regard ne saurait l’oublier de sa vie. Les rides de son front devinrent livides et presque noires, et prirent en se contractant une forme demi-circulaire, ou plutôt elliptique, à la jonction des sourcils. J’avais entendu décrire un semblable regard dans une vieille histoire de revenants que le hasard voulait qu’on m’eût contée depuis peu, et dans laquelle cette contraction bizarre et terrible des muscles du front était assez bien décrite, comme formant l’image d’un petit fer à cheval.

Cette histoire, quand elle me fut contée, réveilla une horrible vision de mon enfance, que le regard hideux, alors fixé sur moi, rappela encore à mon souvenir, mais avec beaucoup plus de vivacité. Je fus même tellement surpris et, je dois dire, tellement épouvanté des idées vagues qui étaient réveillées dans mon esprit par ce signe effrayant, que je tins mes yeux attachés sur la figure où il se montrait, comme sur une apparition. Passant alors son mouchoir sur son visage, l’homme mystérieux fit disparaître soudain l’empreinte terrible qui me fascinait. « Le jeune homme ne dira plus maintenant qu’il ne m’a jamais vu, » dit-il au juge de paix avec un ton de bonté, « j’espère qu’il se soumettra de bonne grâce à ma tutelle temporaire, qui peut finir pour lui mieux qu’il ne s’y attend.

— Quoi que je puisse attendre de vous, » répliquai-je en tâchant de rassembler mes souvenirs confus, « je vois que je ne dois espérer ni justice ni protection de ce magistrat, dont le devoir est de rendre l’une et l’autre aux sujets du roi. — Quant à vous, monsieur, quelque étrange que soit la manière dont vous êtes intervenu dans la destinée du malheureux jeune homme, quelque intérêt que vous prétendiez prendre à moi, votre conduite est un mystère que vous pouvez seul expliquer. Il est certain que je vous ai déjà vu ; car on ne peut oublier la puissance fatale de vos regards. »

Le juge de paix ne parut pas fort à son aise après ces paroles. « Ha ! — oui, dit-il, il est temps de partir, voisin. J’ai plusieurs milles à parcourir, et je ne me soucie pas de marcher dans vos cantons par l’obscurité. — Vous et moi, monsieur Nicolas, nous avons à nous dépêcher. »

Le juge déchirait ses gants en cherchant à les mettre trop vite, et M. Nicolas se hâtait de prendre sa redingote et son fouet. L’hôte essaya de les retenir et parla de souper, même de coucher ; mais tous deux, en l’accablant de remercîments pour son invitation, ne paraissaient pas disposés à y souscrire ; et M. le juge de paix Foxley lui débitait une vingtaine d’excuses avec plus de cent interjections, selon sa coutume, lorsque la jeune Dorcas se précipita dans la chambre, et annonça qu’un monsieur demandait le juge de paix pour affaire.

« Quel monsieur ? et que lui faut-il ?

— Il arrive en poste sur les dix doigts de ses pieds, et veut parler d’affaires de justice à Votre Seigneurie. Je réponds que c’est un homme comme il faut, car il débite d’aussi bon latin que le maître d’école ; mais, grand Dieu ! il a une perruque bien drôlement tournée. »

Le personnage ainsi annoncé et décrit entre dans l’appartement. Mais j’ai déjà rempli toute une feuille de mon papier, et les incidents bizarres se multiplient en si grand nombre autour de moi, que j’ai matière à en remplir une autre avec ce qui suivit l’arrivée, — devinez de qui, mon cher Alan, — de votre client le fou, — du pauvre Pierre Peebles !


CHAPITRE VII.

CONTINUATION DU JOURNAL DE DARSIE LATIMER.

SECONDE FEUILLE.


LE PLAIDEUR.


J’ai rarement connu dans ma vie, jusqu’à ces derniers jours si pleins d’alarmes, ce que c’était que souffrir un moment de véritable chagrin. Le mal que je nommais ainsi était, j’en suis maintenant bien convaincu, la fatigue d’un esprit qui, ne pouvant se plaindre de rien dans le moment, se replie sur lui-même et s’inquiète du passé et de l’avenir ; périodes de temps avec lesquelles la vie humaine a si peu de rapport, que l’Écriture elle-même a dit : À chaque jour suffit sa peine. »

Si donc j’ai parfois été ingrat envers ma prospérité, en murmurant contre ma naissance inconnue et mon rang incertain dans le monde, je ferai pénitence en supportant la véritable adversité avec patience et courage, et, si je puis, même avec gaieté. Que peuvent-ils ? — qu’oseront-ils me faire ? — Foxley, j’en suis persuadé, est vraiment un juge de paix et un gentilhomme campagnard assez riche, bien que, — chose merveilleuse à dire ! — il ne soit qu’un âne. D’ailleurs, son subordonné à habit brun doit bien pressentir les conséquences de la complicité d’un meurtre ou d’une détention illégale. On n’invite pas de tels témoins à des œuvres de ténèbres. J’ai aussi, Alan, j’ai des espérances fondées sur certaines personnes de ma famille de mon oppresseur même ; je suis porté à croire que la M. V. va reparaître sur la scène. Je n’ose en dire davantage ici ; et je ne dois rien laisser échapper qu’un autre œil que le vôtre soit à même de comprendre. En somme, j’ai le cœur plus léger ; et quoique la crainte et la surprise m’environnent encore, elles ne peuvent obscurcir tout à fait l’horizon.

Même lorsque je vis, semblable à un spectre, ce vieil épouvantail des cours de justice se précipiter dans l’appartement où je venais de subir un si singulier interrogatoire, je songeai à vos relations avec lui, et je fus tenté de dire en parodiant Lear[96] :


Rien n’aurait jamais pu rabaisser la nature
À ce point de misère, « hormis les avocats. »


Il était absolument comme nous l’avons vu autrefois, Alan, lorsque plutôt pour vous faire compagnie que pour suivre mon penchant, je fréquentais avec vous les tribunaux d’Édimbourg. L’unique addition à son habillement, en qualité de voyageur, était une paire de bottes qui paraissaient avoir vu le champ de bataille de Shériff-Moor[97] : elles étaient si larges et si pesantes, qu’attachées aux genoux fatigués du personnage, avec d’énormes nœuds en rubans tressés de différentes couleurs, on aurait dit qu’il les traînait par suite d’un pari ou par esprit de pénitence.

S’inquiétant peu des regards surpris que lui lançaient les gens au milieu desquels il tombait aussi brusquement, Pierre se rua au travers de l’appartement, balançant sa tête en avant, comme un bélier qui s’apprête à lutter, et nous salua ainsi :

« Bonjour à vous, bonjour à Vos Honneurs. — Est-ce ici qu’on vend les mandats ne exeat regno[98] ? »

J’observai qu’à son entrée, mon ami — ou mon ennemi, — se recula en arrière, et se plaça comme s’il avait voulu éviter plutôt qu’attirer l’attention du nouvel arrivant. J’en fis autant moi-même ; car je pensais que M. Peebles me reconnaîtrait vraisemblablement, moi qu’il voyait si souvent dans le groupe des jeunes aspirants au titre d’avocat, qui avaient coutume de s’amuser à soumettre des points de droit à sa décision, et à lui jouer des tours pires encore. Pourtant je ne savais s’il ne fallait pas plutôt profiter de sa connaissance pour m’assurer l’avantage, si faible qu’il pût être, de sa déposition devant le magistrat, ou le rendre, s’il était possible, porteur d’une lettre qui me procurerait un secours plus efficace. Je résolus donc de me laisser guider par les circonstances, et de veiller soigneusement à ce que rien ne m’échappât. Je me reculai autant que possible, et même je fis une reconnaissance à la porte et dans le corridor pour voir si toute tentative d’évasion était impraticable. Mais Cristal Nixon y montait la garde, et ses petits yeux noirs, vifs comme ceux du basilic, semblèrent, à l’instant qu’ils rencontrèrent les miens, pénétrer mes projets.

Je m’assis donc de manière à n’être vu de personne, et j’écoutai le dialogue qui suit, — dialogue beaucoup plus intéressant pour moi que tout ce qu’il m’aurait été possible d’imaginer, Pierre Peebles devant être un des interlocuteurs.

« Est-ce ici qu’on vend les mandats ? — les mandats contre les personnes en fuite, vous savez ? dit Pierre.

— Hein ? — hé ! — quoi ! répondit le juge Foxley ; que diable veut dire cet original ? — Que voulez-vous faire d’un mandat ?

— C’est pour appréhender au corps un jeune avocat qui est in meditatione fugœ[99]. Il a pris mon mémoire et plaidé ma cause ; de plus je lui ai donné de bons honoraires, et payé autant d’eau-de-vie qu’il en a pu boire ce jour-là chez son père : — il aime un peu trop l’eau-de-vie pour un si jeune homme.

— Et que vous a fait ce chien d’ivrogne, ce jeune avocat, pour que vous veniez me trouver ainsi ? — Eh ! — ah ! Vous a-t-il volé ? la chose est assez probable s’il est homme de loi. — Eh ! — Nick — ha !

— Il m’a volé sa propre personne, monsieur, ses soins, son appui, son aide, ses secours et son assistance, qu’il était tenu de me prêter ratione officii[100], en qualité d’avocat, à moi son client. — C’est un fait, vous le voyez. Il a empoché mes honoraires ; il m’a bu une chopine d’eau-de-vie, et maintenant il est de l’autre côté de la frontière ; il a laissé ma cause moitié gagnée, moitié perdue, comme un feu abandonné au milieu des sables. Or, quelques jeunes gens, pleins de moyens, qui viennent d’habitude discuter avec moi dans le vestibule du palais quelques textes épineux de la loi, m’ont persuadé que je n’avais rien de mieux à faire qu’à prendre mes jambes à mon cou et à courir après lui. J’ai donc pris la poste sur la semelle de mes souliers, sauf les bouts de chemin que j’ai faits sur quelques charrettes. J’ai trouvé la piste de mon homme à Dumfries, et maintenant que je l’ai poursuivi jusque sur la frontière anglaise, je demande un mandat contre lui. »

Comme mon cœur battait à cette nouvelle, mon très-cher Alan ! vous êtes donc près de moi, et je sais dans quelle bonne intention. Vous avez tout abandonné pour voler à mon secours ; et il n’est pas étonnant que, connaissant votre amitié et votre dévouement, votre rare sagacité et votre habile persévérance, la pensée, « reine de l’esprit, siège maintenant si légère sur son trône » ; que cette gaieté descende presque malgré moi au bout de ma plume, et que mon cœur batte comme celui d’un général lorsqu’il entend approcher les tambours d’un allié sans le secours duquel la bataille aurait été perdue.

Je me gardai bien cependant de laisser apercevoir ma joie ; mais je continuai de donner la plus sévère attention à ce qui se passait dans cette singulière réunion. Le pauvre Pierre Peebles avait lui-même déclaré que s’il avait entrepris cette espèce de chasse, c’était d’après l’avis de ses jeunes conseillers du palais de justice ; mais il parlait avec beaucoup de confiance ; et le juge de paix semblait avoir quelque secrète appréhension de l’embarras qu’allait lui causer cette affaire : en outre, il semblait redouter l’habileté supérieure que, sur la frontière anglaise, les hommes du Nord déploient si souvent aux dépens de la simplicité de leurs voisins. Il se tourna vers son greffier d’un air tout décontenancé.

« Eh ! — oh ! — Nick, — le diable t’emporte, — ne trouves-tu rien à dire ? Il s’agit ici des lois écossaises, je crois, puisque ces gens sont Écossais. » Là, il regarda de travers le maître de la maison, et cligna de l’œil en regardant son greffier. — Je voudrais que la Solway fût aussi profonde qu’elle est large, nous aurions alors quelque chance de les voir moins souvent. »

Nicolas conversa un instant à voix basse avec le requérant, puis se penchant vers le juge : « Cet homme voudrait une défense de passer la frontière, je crois. Mais on ne délivre de pareils mandats que contre les débiteurs, — et il en demande un pour rattraper un avocat.

— Et pourquoi non ? » répondit Pierre Peebles d’un air mécontent ; « pourquoi non ? je serais bien aise de le savoir. Si un journalier refuse de travailler, vous délivrerez un mandat pour le contraindre à faire son ouvrage ; si une servante veut quitter son maître au milieu de la moisson, vous la renverrez par mandat à ses gerbes ; si un pauvre diable travaillant aux mines de charbon ou de sel va se promener au clair de la lune, vous le rattraperez par l’épaule en une minute de temps, — et pourtant le dommage ne peut monter à plus d’un panier de charbon et d’une mesure ou deux de sel. Or, voilà un coquin qui manque à ses engagements envers moi, qui me fait perdre une somme de six mille livres sterling : savoir, trois mille que j’aurais gagnées, et trois mille autres que je perdrai vraisemblablement ; et vous, qui vous appelez un juge de paix, vous refusez de prêter secours à un pauvre homme pour rattraper ce fugitif ? Vraiment, c’est là une belle justice que j’obtiendrai de vous !

— Le drôle doit être ivre, dit le greffier.

— Absolument à jeun de tout, sauf de péché, répliqua le requérant ; je n’ai pas pris plus d’une gorgée d’eau froide depuis que j’ai passé la frontière, et du diable s’il y a parmi vous un brave garçon capable de me dire ; « Chien, va-t’en boire ! »

Le juge sembla touché de cet appel. « Hein ? — Vraiment ! mon homme, répliqua-t-il, tu nous parles comme si tu étais en présence d’un de tes propres mendiants de juges ! — Descends l’escalier ; — va manger un morceau, bonhomme, — si mon ami me permet de prendre une telle liberté dans sa maison, — bois un coup, et je te réponds que nous te rendrons justice de manière à te contenter.

— Je ne refuserai pas votre agréable proposition, » dit le pauvre Pierre Peebles en s’inclinant ; « que la grâce de Dieu soit avec Votre Honneur, et que la sagesse vous guide dans cette cause extraordinaire ! »

Lorsque je vis Pierre Peebles se préparer à quitter l’appartement, je ne pus m’empêcher de faire un effort pour obtenir de lui un témoignage qui pût apprendre au juge qui j’étais. Je m’avançai donc, et le saluant, je lui demandai s’il se ressouvenait de moi.

Après un ou deux regards d’étonnement, et une longue prise de tabac, la mémoire sembla revenir tout à coup à Pierre Peebles. « Si je me souviens de vous ! dit-il, mais en vérité oui. — Saisissez-le au collet, messieurs : — constables, tenez-le ferme ! — quand vous rencontrez ce jeune mauvais sujet, vous êtes sûr qu’Alan Fairford n’est pas bien loin. Tenez-le bien, constables, je vous en charge ; car je me trompe fort, où il a prêté la main à l’escapade de mon avocat. Il emmenait toujours cet étourdi, ce drôle d’Alan en cabriolet ou à cheval, soit à Roslin, soit à Proston-Pans[101], et partout enfin où sa paresse l’entraînait. C’est un apprenti en fuite, croyez-m’en.

M. Peebles, dis-je, rendez-moi justice. Je suis sûr que vous n’avez réellement aucun mal à dire de moi ; mais vous pouvez assurer à ces messieurs, si vous le voulez bien, que je suis étudiant en droit à Édimbourg, et que Darsie Latimer est mon nom.

— Moi assurer ! Comment puis-je assurer à ces messieurs une chose dont je ne suis pas sur moi-même ? Je ne connais nullement votre nom, et tout ce que je puis certifier, c’est nihil novi in causâ[102].

— Un joli témoin que vous produisez là en votre faveur, » dit M. Foxley. « Mais — ha ! — oui, — je vais lui adresser une ou deux questions. — S’il vous plaît, l’ami, soutiendrez-vous par serment que ce jeune homme est un apprenti en fuite ?

— Monsieur, répondit Pierre, j’affirmerai par serment toute chose raisonnable ; quand une cause dépend de mon serment, c’est une cause gagnée. Mais pardon si je rappelle à Vos Seigneuries l’offre qu’elles m’ont faite ; » car Pierre était devenu beaucoup plus respectueux avec le juge, depuis qu’il s’était agi de le faire dîner.

« Soit, on vous remplira — hé ! — hum ! — oui — la bedaine, s’il est possible de la remplir. D’abord faites-moi savoir si le jeune homme est véritablement ce qu’il prétend être. — Nick écrivez sa réponse.

— Ah ! c’est une tête bien folle, bien légère, négligeant toujours ses études ; — bref, il est daft, absolument daft.

Daft — deft ! dit le juge ; que voulez-vous dire par deft — hein ?

— Qu’il a l’esprit un peu de travers, répondit Peebles, la tête un peu — un peu tournante tous les vents ; c’est une chose très-commune, — la moitié du monde croit que l’autre moitié est daft. J’ai même rencontré des gens dans ma vie qui croyaient que j’étais daft moi-même ; et pour ma part, je crois que notre cour de session est complètement daft, puisque la grande cause de Peebles contre Plainstanes est pendante devant elle depuis une vingtaine d’années, et que la cour n’a pas encore été capable d’en voir le fond.

— Je ne puis comprendre un mot de son maudit jargon, s’écria le juge du Cumberland ; et vous, voisin, dites-donc, hein ? qu’entendez-vous par deft ?

— Il veut dire fou, » répondit le personnage ainsi interpellé, mis hors de garde par l’impatience que lui causait cette discussion prolongée.

« Vous y êtes, — vous y êtes, dit Pierre ; pourtant, ce n’est pas tout à fait insensé, mais…. »

Là, il s’arrêta court, et fixa les yeux avec un air d’agréable surprise sur l’individu auquel il s’adressait. — Eh ! M. Herries de Birrenswork, est-ce bien vous-même en chair et en os ? Je croyais que vous aviez été pendu à Kennington-Common[103] ou à Hairie-bie[104], ou quelque part de ces côtés-là, après le beau rôle que vous avez joué en l’année 45.

— Je crois que vous vous méprenez, l’ami » répliqua Herries d’un ton sévère, Herries dont j’apprenais si inopinément le nom et les qualités.

« Le diable m’emporte si je me trompe, reprit l’effronté Peebles ; je me souviens bien de vous, car vous logiez dans ma maison en la grande année 45. Car ce fut une grande année ; la grande rébellion éclata, et ma cause — la grande cause Peebles contre Plainstanes — fut appelée au commencement de la session d’hiver : certes elle aurait été entendue, sans le sursis de justice qu’occasionnèrent vos plaids, vos cornemuses, et toutes vos folies.

— Je vous répète, drôle, » dit Herries d’un air encore plus mécontent, « que vous me confondez avec quelque sot personnage sorti de votre folle imagination.

— Parlez en homme de bon sens, monsieur, répliqua Peebles ; ces phrases ne sont pas légales, M. Herries de Birrenswork. Parlez selon les formes de la loi, ou je vous souhaiterai le bonjour, monsieur. Je n’ai aucun plaisir à causer avec les gens fiers, quoique je réponde très-volontiers à toute question faite d’une manière légale. Si donc vous êtes en train de deviser sur les anciens temps, et sur le train que vous et le capitaine Redgimblet aviez coutume de faire dans ma maison, aussi bien que sur la tonne d’eau-de-vie que vous avez bue et que vous n’avez jamais pensé à payer, — non que j’en fusse bien chiche alors, moi qui en ai souvent manqué depuis, — ma foi ! je serai toujours prêt à perdre une heure avec vous. — Et où est maintenant le capitaine Redgimblet ? C’était un fameux gaillard comme vous-même, Birrenswork. J’espère que vous avez obtenu votre pardon, quoiqu’on ne soit plus si acharné contre vous autres pauvres diables, depuis ces dernières années ; on n’en veut plus ni aux têtes ni aux cous à présent. — Terrible affaire, — oui, terrible ! — Voulez-vous goûter mon tabac ? »

Il termina ce discours décousu en avançant une large main décharnée que recouvrait tout entière une boîte d’énorme dimension ; mais Herries, qui était resté comme pétrifié par l’assurance que Peebles avait mise à débiter ces propos, repoussa la tabatière avec un geste dédaigneux, et renversa même une partie du tabac qu’elle contenait.

« Hé bien ! hé bien ! » répliqua Pierre Peebles nullement démonté par ce refus, « comme vous voudrez, il faut laisser un homme volontaire faire ses volontés ; mais, » ajouta-t-il en se baissant et en cherchant à ramasser le tabac qui s’était répandu sur le plancher, « je n’ai pas le moyen de perdre mon tabac, parce qu’il vous plaît de prendre des airs avec moi. »

Cette scène extraordinaire et imprévue avait éveillé toute mon attention. J’épiais, avec autant de soin que mon agitation me le permettait, l’effet produit sur les parties intéressées. Il était évident que notre ami Pierre Peebles avait, par mégarde, dit des choses qui changèrent les sentiments du juge Foxley et de son greffier à l’égard de ce M. Herries, avec qui ils avaient paru si intimes avant qu’il leur fût connu et désigné sous ce nom. Il se parlèrent à voix basse et regardèrent un papier ou deux que le greffier tira d’un grand portefeuille noir : entièrement livrés à la crainte et à l’incertitude, ils semblaient incapables de se tracer une ligne de conduite.

Herries faisait une figure différente et beaucoup plus intéressante pour moi. Si peu que Pierre Peebles ressemblât à l’ange Ithuriel, Herries avec son air hautain et dédaigneux, vexé de ce qu’on semblait l’avoir découvert, et néanmoins ne paraissant pas en redouter les conséquences, regardant le magistrat et son clerc avec des yeux où le dédain prédominait encore sur la colère et l’inquiétude, Herries, dans mon opinion, avait quelque chose de « ce port royal » et de « cette splendeur éclipsée, « dont le poète a revêtu le roi des puissances de l’air à l’instant où on le découvre aux portes d’Éden.

Tandis qu’il promenait ses regards autour de lui, avec un air de hautaine indifférence, ses yeux rencontrèrent les miens, et, dans les premiers instants, il fut contraint, je crois, de les baisser à terre. Mais il reprit bientôt sa fermeté naturelle, et me lança un de ces regards extraordinaires accompagnés d’une si étrange contraction de rides de son front. Je tressaillis ; mais irrité contre moi-même pour cette pusillanimité, je lui répondis par un coup d’œil pareil au sien, et voyant ma figure se réfléchir dans un large miroir antique qui se trouvait devant moi, je tressaillis encore en reconnaissant la ressemblance réelle ou imaginaire qu’avait en ce moment mon visage avec celui de Herries. Assurément ma destinée se trouve liée d’une étrange façon à celle de ce bizarre et mystérieux individu. Je n’eus pas alors le temps de réfléchir sur ce sujet, car la conversation qui suivit demanda toute mon attention.

Le juge de paix adressa la parole à Herries, après un silence d’environ cinq minutes, durant lequel toutes les parties semblaient chercher un moyen de se tirer d’affaire. Il s’exprima d’un air embarrassé, et sa voix tremblante, outre les longs intervalles qui coupaient ses phrases, paraissait indiquer combien il redoutait l’homme auquel il parlait.

« Voisin, dit-il, je ne m’en serais pas douté ; ou si j’avais — hé ! — cru, dans un petit coin de ma tête, — si j’avais cru, dis-je, que vous, — ho ! que vous aviez pu être malheureusement engagé, — hé ! dans l’affaire de 45 ! — hum ! c’était une chose assez vieille pour qu’on l’oubliât.

— Est-il donc si étonnant qu’un homme se soit mêlé aux événements de l’année 45 ? » dit Herries avec un calme méprisant ; — « votre père, je crois, M. Foxley, suivit Derwentwater en 1715.

— Et perdit la moitié de ses biens, » répondit Foxley avec plus de rapidité, qu’à l’ordinaire, « et fut bien près — hem ! — d’être pendu par-dessus le marché. Mais c’est — une autre affaire ; — car — eh ! 1715 n’est pas 1745 ; et mon père obtint son pardon : vous, vous n’avez pas obtenu le vôtre.

— Peut-être que si, répliqua Herries avec indifférence ; « ou sinon, je suis seulement dans le cas d’une douzaine d’autres individus qui ne semblent pas au gouvernement valoir la peine qu’on s’occupe d’eux aujourd’hui, pourvu qu’ils se tiennent tranquilles.

— Mais vous avez passablement remué, monsieur, » dit Nicolas Faggot, le greffier, qui, occupant un assez joli emploi dans le comté, comme je l’ai appris par la suite, se croyait tenu à montrer du zèle pour le gouvernement, « M. le juge Foxley ne peut assumer sur lui la responsabilité qu’il encourait en vous laissant libre, à présent que votre nom et vos surnoms ont été clairement déclinés. Il existe des mandats lancés contre vous et sortis des bureaux du secrétaire d’état.

— La chose est en effet probable, M. le procureur ! qu’après un espace de tant d’années, le secrétaire d’État prenne la peine de songer aux malheureux restes d’une cause ruinée ! répliqua M. Herries.

— Mais enfin, s’il en était ainsi, riposta le clerc, qui semblait prendre plus de confiance en remarquant la tranquillité d’Herries, « et si le motif était tiré de la conduite d’un homme qui, ainsi qu’on l’en accuse, a réveillé de vieilles affaires pour y mêler de nouveaux sujets de mécontentement, — s’il en était ainsi, dis-je, je conseillerais à cette personne d’être assez sage pour, se constituer prisonnière entre les mains du juge de paix le plus proche, — M. Foxley, par exemple, — et alors, par les soins du juge lui-même, on pourrait procéder à une enquête régulière. Je suppose seulement le cas, » ajouta-t-il en examinant avec un air de crainte l’effet de ces paroles sur, celui à qui elles étaient adressées.

« Si je recevais un pareil avis, » répliqua Herries, toujours avec le même calme, — « en faisant une supposition, comme vous dites, M. Faggot, — je demanderais à voir le mandat qui appuierait un procédé si scandaleux. »

M. Nicolas, par manière de réponse, lui passa un papier, et parut attendre avec inquiétude les conséquences qui allaient s’en suivre. M. Herries l’examina avec la même tranquillité que précédemment, puis continua : « Et si un pareil griffonnage m’était présenté dans ma propre maison, je le jetterais au feu, et M. Faggot après. »

En conséquence, donnant force aux paroles par l’action, il lança le mandat dans la cheminée d’une main, et de l’autre empoigna à la poitrine le procureur, qui, absolument incapable de lutter, soit de force physique, soit d’énergie morale, tremblait comme une poule sous la griffe d’un corbeau. Il en fut quitte pour la peur, cependant ; car Herries, satisfait sans doute de lui avoir rudement fait sentir la vigueur de ses cinq doigts, le relâcha avec un rire méprisant.

« Force ouverte ! voie de fait ! — violence ! — abus de forces s’écria Pierre Peebles, scandalisé de la résistance opposée à la loi dans la personne de Nicolas Faggot. Mais ses perçantes exclamations se perdirent dans la voix de tonnerre d’Herries, qui, appelant Cristal Nixon, lui ordonna d’emmener le braillard à la cuisine, de lui bourrer le ventre, de lui donner une guinée, et de le mettre à la porte. À de telles conditions, Pierre se laissa aisément entraîner hors du lieu de la scène.

Herries se tourna gravement vers le juge de paix, dont le visage, entièrement abandonné par la teinte rubiconde qui naguère y brillait, prit la même couleur pâle que celle de son clerc désappointé. « Mon vieil ami, mon ancienne connaissance, dit-il, vous êtes venu ici à ma requête, dans une intention amicale, pour convaincre ce jeune étourdi du droit que j’ai, pour le présent, sur sa personne. J’espère que vous n’avez pas l’intention de puiser dans votre visite un prétexte de m’inquiéter à propos d’autres affaires. Tout le monde sait que j’ai vécu au grand jour, dans ces comtés du Nord, depuis des mois, pour ne pas dire depuis des années, et qu’on aurait pu m’appréhender au corps à tout moment, si les besoins de l’État l’avaient exigé, et si ma conduite le méritait. Mais aucun magistrat anglais n’a été assez peu généreux pour troubler un homme accablé par l’infortune, à cause d’opinions politiques et de disputes qui se sont dès long-temps terminées par le succès du pouvoir établi. J’espère, mon digne ami, que vous ne risquerez point votre tranquillité, en considérant le sujet sous un autre point de vue que vous ne l’avez fait depuis que nous nous connaissons. »

Le juge répondit avec plus de promptitude comme aussi avec plus de courage qu’à l’ordinaire : « Voisin Ingoldsby, — ce que vous dites — est — hé ! — en partie vrai ; et quand vous alliez et veniez, quand vous fréquentiez les marchés, les courses de chevaux, les combats de coqs, les foires, les chasses, etc., — ce n’était — hé ! ni mon affaire, ni mon désir, d’examiner, — je dis — d’examiner et d’éclaircir les mystères qui vous enveloppaient ; car tant que vous fûtes un bon camarade dans les parties de plaisir, et disposé à vider une bouteille de temps à autre, je n’ai pas — hé ! — cru qu’il était nécessaire d’intervenir — dans vos affaires privées. Et sachant que vous pouviez avoir été — hem ! — malheureux dans vos tentatives, vos entreprises et vos relations, et que, par suite, il vous fallait mener une vie régulière et plus retirée, je n’aurais pu trouver — hé ! — que fort peu de plaisir — à aggraver votre position en vous tracassant, en exigeant des explications qui sont souvent plus faciles à demander qu’à donner. Mais quand il existe des mandats et des témoins qui constatent les noms, — quand ces noms, prénoms et surnoms appartiennent à — eh ! — une personne convaincue, — du moins accusée, — à tort, j’espère, — d’avoir — hem ! — profité des troubles nouveaux et des ferments de discorde pour recommencer nos querelles civiles, le cas change ; et je dois — hem ! — faire mon devoir. »

Le juge se leva en terminant ce discours, et prit un air aussi brave que possible. Je me rapprochais de lui et de son greffier, M. Faggot, croyant que l’instant était favorable pour ma délivrance, et je fis comprendre à M. Foxley que ma résolution était de lui prêter main-forte. Mais M. Herries ne fit que rire de l’attitude menaçante que nous prenions : Mon cher voisin, dit-il, vous parlez de témoins, — ce fou de mendiant est-il un témoin convenable dans une affaire de cette nature ?

— Mais vous ne pouvez nier que vous êtes M. Herries de Birrenswork, nommé dans le mandat d’arrêt du secrétaire d’État ?

— Comment puis-je nier ou avouer aucune chose en ce cas ? » répliqua Herries en ricanant. « Il n’existe plus maintenant de pareil mandat ; ses cendres, comme l’eussent été celles du pauvre traître qu’il menaçait, sont déjà dispersées aux quatre vents du ciel. Il n’existe plus de mandat au monde.

— Mais vous ne nierez pas que vous ne soyez la personne dont il y était question ; et que — hé ! — vos propres mains l’ont détruit ?

— Je ne nierai ni mon nom, ni mes actes, juge, quand je serai appelé par l’autorité compétente à les avouer ou à les défendre. Mais je résisterai à toute tentative impertinente, soit pour pénétrer dans mes motifs particuliers, soit pour se rendre maître de ma personne. Je suis bien disposé à le faire. J’espère donc que vous, mon cher voisin, mon camarade de chasse, après la sommation que vous m’avez faite, et mon ami que voilà, M. Nicolas Faggot, après l’humble avis et l’obligeant conseil qu’il m’a donnés de me livrer moi-même, vous vous considérerez comme ayant rempli tout entier votre devoir envers le roi Georges et le gouvernement. »

Le ton froid et ironique avec lequel il fit cette déclaration, son air et son attitude, qui exprimaient si noblement sa confiance absolue dans sa force et son énergie supérieures, parurent compléter l’indécision qui s’était déjà montrée du côté de ceux auxquels il s’adressait.

Le juge regardait le greffier, — le greffier regardait le juge ; le premier lâchait des hé ! et des ha ! sans prononcer une seule syllabe intelligible ; le second se contenta de dire : « Puisque le mandat est détruit, M. le juge, je présume que vous n’avez pas l’intention de vouloir exécuter l’arrêt.

— Hum ! — oui, ma foi ! non, — Nicolas, — la chose ne serait pas trop prudente ; — et comme l’affaire de 1745 est une vieille affaire, et — hem ! comme mon ami que voilà, je l’espère, verra son erreur, — s’il ne l’a point déjà vue, — et renoncera au pape, au diable et au Prétendant, — je n’ai pas l’intention de vous offenser, voisin, — je crois que nous ferons bien, — attendu que nous n’avons ni posse, ni constables, — de demander nos chevaux, — et, en un mot, de fermer les yeux sur cette affaire.

— Judicieusement résolu ! » dit le personnage que cette décision intéressait ; » mais avant que vous partiez, je compte que vous boirez un coup, pour nous séparer en amis.

— Ma foi ! » répliqua le juge en s’essuyant le front, « notre affaire a été, — hem ! passablement chaude.

— Cristal Nixon, dit M. Herries, apportez tout de suite un bol assez large pour étancher la soif de tous les juges de paix du comté ; et servez frais !

— Pendant que Cristal accomplissait cet ordre libéral, il y eut un intervalle de silence dont je voulus profiter pour amener la conversation sur mes propres affaires. « Monsieur, dis-je au juge Foxley, la discussion que vous venez d’avoir avec M. Herries ne me touche pas directement, hormis un seul point : — c’est que vous me laissez, moi loyal sujet du roi Georges, et malgré mes réclamations, prisonnier entre les mains d’un individu que vous avez raison de supposer contraire à la cause du roi. Je vous représente humblement que vous manquez ainsi à votre devoir comme magistrat, que vous devriez avertir M. Herries de l’illégalité de sa conduite, et faire des démarches pour ma mise en liberté, soit sur l’heure, soit du moins aussitôt que possible, après que vous aurez quitté ces lieux.

— Jeune homme, répliqua M. le juge Foxley, je voudrais que vous n’oubliassiez pas que vous êtes sous la puissance, — la légitime puissance, — hem ! — de votre tuteur.

— Il se donne en effet ce titre, répondis-je, mais il n’avance aucune preuve pour établir une prétention aussi absurde ; et, pût-il en avancer, sa position, comme traître convaincu, lorsqu’il n’a point obtenu sa grâce, lui enlèverait tous ses droits. Je vous prie donc, vous, M. le juge, et vous aussi, M. le greffier, de bien examiner ma situation, et de me prêter secours à vos risques et périls.

— Voici un jeune homme maintenant, » répliqua le juge de paix d’un air fort embarrassé, « qui s’imagine que je porte toutes les lois d’Angleterre dans ma tête, et un posse comitatus, pour les exécuter, dans ma poche. En vérité, à quoi bon servirait mon intervention ? — Mais, — hum ! — hé ! — je vais parler à votre tuteur dans vos intérêts. »

Il emmena M. Herries à l’écart, et sembla en effet le presser d’une façon assez vigoureuse, et peut-être une telle espèce d’intervention était-elle, dans la circonstance, tout ce que j’avais droit d’attendre de lui.

Ils me regardèrent souvent tandis qu’ils causaient ensemble ; et lorsque Cristal Nixon entra dans le salon avec un grand bol de quatre pintes, rempli du breuvage que son maître avait demandé, Herries se détourna de M. Foxley avec un geste d’impatience, et dit avec emphase : « Je vous donne ma parole d’honneur que vous n’avez rien à craindre pour son compte. » Il prit alors la cruche, s’en versa, et dit à haute voix en langue gaélique : « Slaint an rey[105] ! » Il goûta seulement la liqueur, et passa la cruche au juge Foxley. Celui-ci, pour s’éviter l’embarras de faire raison d’une santé qui pouvait être celle du Prétendant, vida son verre tout d’un trait, en portant un toast à M. Herries avec beaucoup de solennité.

Le clerc imita l’exemple de son patron, et je fus forcé de suivre aussi leur exemple ; car l’inquiétude et la crainte altèrent au moins autant que le chagrin, qui, dit-on, produit le même effet. En un mot, nous épuisâmes la composition d’ale, de vin de Xérès, de jus de citron, de muscade, et d’autres bonnes choses ; nous mîmes à sec, sur le fond du bol d’argent, la large rôtie, aussi bien que l’orange grillée, qui d’abord avaient nagé à la surface, et nous pûmes alors lire les vers célèbres du docteur Byron, qui étaient gravés sur le métal : —


Que Dieu bénisse le vrai roi,
Le vrai défenseur de la foi,
Et (ce souhait n’est pas un crime)
Qu’il sauve aussi le Prétendant !
Mais quel est le roi légitime,
Et quel est l’intrus cependant ?
Question en dangers féconde !
Ma foi ! Dieu sauve tout le monde !


J’eus le temps d’étudier cette inspiration de la muse jacobite, pendant que le juge s’acquittait de la cérémonie ennuyeuse des adieux. Ceux de M. Faggot furent moins cérémonieux ; mais je suppose qu’ils échangèrent, lui et M. Herries, plus que de vides compliments : car je remarquai que le laird glissait une feuille de papier dans la main du magistrat subalterne, ce qui était peut-être une réparation de la hardiesse avec laquelle il avait brûlé le mandat, et porté une main trop vive sur la personne du respectable interprète des lois. J’observai surtout que cet argument fut communiqué de manière que le patron du digne clerc ne s’aperçût de rien.

Quand cette affaire fut arrangée, les amis prirent congé les uns des autres, avec beaucoup de formalités de la part du squire Foxley, dans les adieux duquel la phrase suivante était surtout remarquable : « Je présume que vous n’avez pas l’intention de rester long-temps dans ce pays ? »

— « Non, quant à présent, monsieur le juge ; vous pouvez en être sûr. Il y a de bonnes raisons pour le contraire. Mais je ne doute pas de pouvoir arranger mes affaires, de sorte que nous pourrons bientôt reprendre nos communs amusements. »

Il reconduisit le juge de paix jusque dans la cour, et, en s’éloignant, il recommanda à Cristal Nixon de veiller à ce que je rentrasse dans mon appartement. Sachant qu’il ne servirait de rien de résister à ce satellite bourru, ou d’essayer de le fléchir, j’obéis en silence, et me reconstituai prisonnier dans mon ancienne chambre.


CHAPITRE VIII.

CONTINUATION DU JOURNAL DE DARSIE LATIMER.

EXPLICATION.


Je passai plus d’une heure, lorsque je fus rentré dans l’appartement que je puis appeler ma prison, à consigner par écrit les singulières circonstances dont je venais d’être témoin. Il me sembla qu’enfin je pouvais former quelques conjectures probables relativement à ce M. Herries, sur le nom et la situation duquel la dernière scène avait jeté une vive lumière. C’était un de ces jacobites fanatiques, dont les armes, il n’y avait pas encore vingt ans, avaient ébranlé le trône de la Grande-Bretagne, et dont quelques-uns, quoique leur parti diminuât chaque jour de nombre, d’énergie et de puissance, se sentaient encore disposés à recommencer une tentative qui avait si mal réussi. À vrai dire, il était tout à fait différent des zélés jacobites que j’avais eu jusqu’à présent le bonheur de rencontrer. J’avais souvent entendu de vieilles dames de noble famille, en prenant leur thé, et des lairds à cheveux blancs, en buvant leur punch, tramer des projets de haute trahison bien innocents, les premières en rappelant qu’elles avaient dansé avec le Chevalier, et les derniers en racontant les exploits qu’ils avaient accomplis à Preston, Clifton et Falkirk.[106]

La malveillance de pareilles personnes était trop peu importante pour attirer l’attention du gouvernement. J’avais néanmoins entendu dire qu’il existait encore des partisans de la famille des Stuarts, d’une espèce et plus hardie et plus dangereuse : gens qui, semant à pleines mains l’or de Rome, s’introduisaient en secret, et à l’aide de déguisements, dans les diverses classes de la société, et s’efforçaient d’entretenir et de raviver le zèle expirant de leur parti.

Parmi ce genre de personnes, dont les manœuvres et les tentatives ne semblent douteuses qu’à ceux qui regardent seulement la superficie des choses, j’assignai sans peine un poste éminent à ce M. Herries car son énergie morale, aussi bien que sa force et son activité physiques, paraissaient le rendre tout à fait propre à jouer ce rôle dangereux. Je savais, au reste, que, sur toute la frontière de l’Ouest, en Angleterre comme en Écosse, il existe encore tant d’individus qui n’ont pas prêté serment, qu’un homme fidèle à l’ancienne dynastie peut y demeurer en toute sûreté, à moins que le gouvernement n’attache une importance toute particulière à s’assurer de sa personne ; et encore, dans ce cas, trouve-t-il souvent moyen d’échapper, soit grâce à un avis donné à temps, soit, comme dans le cas de M. Foxley, par suite de la répugnance des magistrats de province à intervenir dans ce qui est maintenant regardé comme une poursuite haineuse contre des infortunés.

Cependant, à en croire les bruits qui ont couru depuis peu, l’état actuel de la nation, ou tout au moins celui de quelques provinces mécontentes, agitées par une multitude de motifs, mais particulièrement par l’impopularité de l’administration, peut sembler à cette espèce d’agitateurs une occasion favorable de recommencer leurs intrigues. D’un autre côté, le gouvernement ne peut, dans un pareil instant de crise, être disposé à regarder de pareils hommes avec le mépris qui aurait été pour eux, quelques années auparavant, une punition très-convenable.

Qu’il se trouve des hommes assez téméraires pour sacrifier leurs intérêts et leur vie à une cause désespérée, ce n’est pas une chose nouvelle dans l’histoire : elle abonde en exemples d’un pareil dévouement. Que M. Herries soit un de ces enthousiastes, c’est un fait non moins certain, mais tout cela n’explique pas sa conduite à mon égard. S’il a songé à faire de moi un prosélyte pour sa cause ruinée, la violence et la contrainte n’étaient vraisemblablement pas des moyens propres à réussir auprès d’un esprit généreux. Mais quand même son dessein serait tel, à quoi pourrait lui servir l’acquisition d’un partisan isolé et ne marchant qu’à contre-cœur, qui n’aurait que sa personne à offrir pour le soutien de la cause ? Il avait prétendu avoir sur moi les droits d’un tuteur ; il avait plus que donné à entendre que j’étais dans une situation d’esprit telle que je ne pouvais me passer d’un pareil guide. Cet homme qui poursuivait avec tant d’opiniâtreté l’exécution de ses projets désespérés, cet homme qui semblait vouloir soutenir, à lui seul, sur ses propres épaules, une cause qui avait entraîné la ruine de tant de milliers d’audacieux, était-il donc l’individu qui avait le pouvoir de décider de mon destin ? Était-ce de lui que j’avais à redouter ces périls dont on m’avait garanti en m’élevant au milieu d’un si profond mystère et avec tant de précautions ?

Et si je devinais juste, de quelle nature était l’espèce de droit qu’il réclamait ? Était-ce un droit de parenté ? — Se pouvait-il que J’eusse dans mes veines le sang, sur mes traits la ressemblance de cet être singulier ? Quelque étrange que cela puisse paraître, le frémissement d’horreur qui s’empara de mon esprit en ce moment fut comme mêlé d’un sentiment bizarre et mystérieux d’admiration et presque d’un certain plaisir. Je me rappelai ma propre figure, que j’avais aperçue dans un miroir, à un instant remarquable de la singulière entrevue d’où je sortais, et je courus dans ma première chambre pour consulter la glace qui s’y trouvait, et voir s’il me serait possible de contracter encore les muscles de mon front, de manière à y reproduire le signe effrayant empreint sur celui d’Herries ; mais je fronçai vainement les sourcils de mille façons différentes, et je fus obligé d’en conclure ou que la marque que je croyais avoir sur le front était imaginaire, ou que je ne pouvais la faire ressortir par un simple effort de volonté, ou enfin, ce qui paraissait fort vraisemblable, que c’était une de ces ressemblances que l’imagination croit reconnaître dans les braises d’un feu de bois, ou parmi les veines variées du marbre, distinctes une fois, mais confuses ou invisibles à tel autre moment, suivant que la combinaison des lignes frappe l’œil, ou fait impression sur l’esprit.

Tandis que je travaillais à mouler mon visage comme un acteur qui cherche à se grimer, la porte s’ouvrit tout à coup, et la jeune servante de la maison entra. Honteux et vexé d’être surpris dans ma singulière occupation, je me détournai vivement ; et le hasard, je suppose, opéra sur mon visage le changement que j’avais en vain tenté d’y produire.

La jeune fille recula de frayeur, en criant : « Ne me regardez donc pas ainsi ; — finissez, pour l’amour de Dieu ! — Vous ressemblez au vieux squire comme… Mais le voilà qui vient, » dit-elle en se hâtant de quitter la chambre ; « et, si vous avez besoin d’un troisième, il n’y a que Satan lui-même, à ma connaissance, qui puisse froncer les sourcils comme vous deux. »

Aussitôt que la jeune fille eut proféré ces paroles tout en s’enfuyant, Herries entra. Il s’arrêta en observant que j’avais encore regardé dans le miroir pour tâcher de saisir sur mon visage quelques traces du signe qui avait indubitablement effrayé Dorcas. Il parut deviner ce qui se passait dans mon esprit ; car, lorsque je me tournai vers lui : « Ne doutez pas, dit-il, qu’elle ne soit empreinte sur votre front cette marque fatale de notre race, quoiqu’elle ne soit pas encore si apparente qu’elle le deviendra quand l’âge et le chagrin, les passions tumultueuses et l’amer repentir l’auront sillonnée de leurs rides.

— Homme mystérieux, répliquai-je, j’ignore de quoi vous parlez ; vos discours sont aussi obscurs que vos intentions.

— Alors asseyez-vous, et écoutez, reprit-il : à cet égard, du moins, doit disparaître le voile dont vous vous plaignez ; quand il sera tiré, il vous laissera voir des crimes et des chagrins, — des crimes suivis d’une étrange punition, et des chagrins que la Providence a infligés à la postérité des coupables.

Il s’arrêta un moment, et commença son récit avec l’air d’un homme qui, tout éloignés que fussent les événements qu’il racontait, y prenait encore l’intérêt le plus profond. Le ton de sa voix, que j’ai déjà décrite comme sonore et grave, ajoutait, par ses inflexions différentes, à l’effet de son histoire, que je vais tâcher de mettre par écrit, autant que possible, dans les propres termes dont il se servit.

« Ce n’est pas depuis peu d’années que nos voisins les Anglais ont appris que le meilleur moyen de vaincre leurs voisins indépendants était d’introduire parmi eux la division et la guerre civile. Je n’ai pas besoin de vous rappeler l’état d’esclavage auquel l’Écosse fut réduite par les malheureuses guerres qui eurent lieu entre les factions domestiques de Bruce et de Baliol ; ni comment, après que l’Écosse eut été soustraite au joug étranger par la conduite et la valeur de l’immortel Bruce, tous les fruits des triomphes de Bannockburn[107] furent perdus dans les affreuses défaites de Dupplin et d’Halidon. Édouard Baliol, favori et feudataire de son homonyme d’Angleterre, sembla pour quelques temps possesseur tranquille du trône si récemment occupé par le plus grand général et le plus sage prince de l’Europe. Mais l’expérience de Bruce n’était pas morte avec lui. Il restait bien des gens qui avaient partagé ses fatigues guerrières, et tous se rappelaient les heureux efforts par lesquels, dans des circonstances aussi désavantageuses que celles où se trouvait son fils, il avait obtenu la délivrance de l’Écosse. »

« L’usurpateur Édouard Baliol était en fêtes avec quelques-uns de ses favoris dans le château d’Annan, lorsqu’il fut surpris à l’improviste par une bande choisie d’insurgés patriotes. Leurs chefs étaient Douglas, Randolph, le jeune comte de Moray et sir Simon Fraser. Leur succès fut si complet, que Baliol fut obligé de chercher son salut dans la fuite, à peine habillé, et sur un cheval qu’on n’avait pas eu le temps de seller. Il était important de s’emparer de sa personne, s’il était possible ; et il fut poursuivi de près par un vaillant chevalier d’origine normande, dont la famille était établie depuis long-temps sur ces frontières. Le nom normand de cette famille était Fitz-Aldin ; mais ce chevalier, à cause du grand carnage qu’il fit des hommes du Sud, et de la répugnance qu’il avait montrée à leur faire quartier pendant les premières guerres de cette sanglante époque, avait acquis le nom de Redgauntlet[108], qu’il transmit à sa postérité…

— Redgauntlet ! » m’écriai-je involontairement.

« Oui, Redgauntlet, » reprit mon prétendu tuteur en me regardant avec des yeux fixes ; « ce nom réveille-t-il quelques souvenirs à votre esprit ?

— Non, répondis-je, sauf que récemment je l’ai entendu donner au héros d’une légende surnaturelle.

— Il en court beaucoup sur le compte de la famille, » répliqua-t-il ; puis il continua sa narration.

« Albérick Redgauntlet, le premier de sa maison ainsi nommé, était d’un caractère farouche et implacable, qui avait été rendu pire encore par des disputes de famille. Un fils unique, alors âgé de dix-huit ans, avait tellement l’esprit hautain de son père, qu’il ne voulut jamais supporter aucune espèce de contrainte domestique, résista ouvertement à l’autorité paternelle, et finalement quitta le toit de ses aïeux : alors il abjura ses opinions politiques, et s’attira une haine éternelle en se joignant aux partisans de Baliol. On dit que le père, dans sa fureur, maudit son enfant dégénéré, et jura de le tuer de sa propre main, si jamais il le rencontrait. Cependant le sort semblait lui promettre un dédommagement : l’épouse d’Albérick Redgauntlet se trouva, après bien des années, en position de lui faire espérer un héritier plus soumis.

« Mais la santé délicate de la dame, et le vif intérêt qu’Albérick prenait à sa position, ne l’empêchèrent pas de participer à l’entreprise de Douglas et de Moray. Il avait été le plus intrépide à l’attaque du château, et fut le plus empressé à poursuivre Baliol, ne songeant qu’à disperser et à massacrer le peu de partisans hardis qui s’efforçaient de protéger l’usurpateur dans sa fuite.

« Lorsqu’il les eut tous successivement mis en fuite ou couchés sur le carreau, le formidable Redgauntlet, le mortel ennemi de la maison de Baliol, se trouva dans un étroit passage, à la longueur de deux lances seulement du fugitif Édouard. Tout à coup un jeune homme, l’un des derniers qui avaient accompagné l’usurpateur dans sa fuite, se précipita entre eux, reçut le coup d’Albérick, et fut jeté à bas de son cheval. En tombant, la visière de son casque se releva ; et les rayons du soleil, qui se levait alors sur la Solway, montrèrent à Redgauntlet les traits de son fils désobéissant, portant la livrée et les couleurs du tyran.

« Redgauntlet regarda son fils étendu sous les pieds de son cheval ; mais il vit aussi que Baliol, l’usurpateur de la couronne écossaise, était encore à la portée de ses coups, et séparé de lui seulement par le corps de son jeune défenseur renversé à terre. Sans s’arrêter à demander si son fils était blessé, il enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval, dans l’intention de le faire sauter par-dessus ; mais malheureusement il ne put pas y réussir. Le coursier s’élança bien en avant ; mais il n’alla point retomber au-delà du corps du jeune homme, et le frappa au front avec un de ses pieds de derrière, tandis qu’il cherchait à se relever. Le coup fut mortel. Il est inutile de dire que la poursuite fut interrompue, et que Baliol échappa.

« Redgauntlet, féroce comme nous l’avons décrit, fut pourtant accablé de tristesse à l’idée du crime qu’il avait commis. Quand il rentra dans son château, ce fut pour y trouver de nouveaux chagrins domestiques. Sa femme avait été saisie avant terme des douleurs de l’enfantement, à la nouvelle de l’horrible catastrophe qui avait eu lieu. La naissance d’un fils lui coûta la vie. Redgauntlet demeura plus de vingt-quatre heures près du cadavre, sans changer ni de traits ni de posture, autant que ses domestiques tremblants osèrent l’observer. L’abbé de Dundrennan lui prêcha en vain la consolation. Douglas, qui vint visiter dans son affliction cet ardent patriote, réussit mieux à attirer son attention. Il commanda aux trompettes de sonner une marche anglaise dans la cour, et Redgauntlet s’élança aussitôt sur ses armes, et sembla recouvrer la mémoire que le malheur lui avait fait perdre.

« À dater de cette époque, quoi qu’il éprouvât intérieurement, il ne donna aucun signe d’émotion extérieure. Douglas fit apporter l’enfant ; mais les soldats à cœur de fer furent eux-mêmes frappés d’horreur en remarquant que, par une loi mystérieuse de la nature, la cause de la mort de sa mère et la preuve du crime de son père étaient empreintes sur la figure innocente du nouveau-né, qui portait sur le front, et distinctement marquée, l’image en petit d’un fer à cheval. Redgauntlet lui-même le fit remarquer à Douglas, en disant avec un sourire infernal : « il aurait dû être sanglant. »

« Bien qu’endurci contre tout sentiment plus tendre par les habitudes de la guerre civile, Douglas frissonna à cette vue, et quelque compassion qu’il éprouvât pour son frère d’armes, il témoigna le désir de quitter une maison destinée à devenir le théâtre de pareilles horreurs. Pour dernier avis, il exhorta Albérich Redgauntlet à faire un pèlerinage à Saint-Ninian de Whiteherne, lieu alors en réputation de grande sainteté, et partit avec une précipitation qui aurait encore aggravé, si la chose eût été possible, le misérable état de son malheureux ami. Mais sa douleur était parvenue au comble et ne pouvait plus augmenter. Sir Albérick fit enterrer l’un près de l’autre, dans l’ancienne chapelle de son château, le corps de son épouse morte, et de son fils assassiné ; mais non pas avant d’avoir mis à contribution l’habileté d’un célèbre médecin du temps pour les faire embaumer ; et l’on dit que, durant plusieurs semaines, il passa quelques heures de la nuit dans le souterrain où ils reposaient.

« Enfin, il entreprit le pèlerinage qu’on lui avait conseillé à Whiteherne : là, il se confessa pour la première fois depuis son infortune, et reçut l’absolution d’un vieux moine qui mourut ensuite en odeur de sainteté. On prétend qu’il fut alors prédit à Redgauntlet qu’en faveur de son inébranlable patriotisme, sa famille continuerait à se distinguer au milieu des révolutions que gardait l’avenir ; mais qu’en punition de son implacable cruauté, même envers le rejeton de sa race, le ciel avait décrété que la valeur de ses descendants serait toujours infructueuse, et que la cause qu’ils auraient épousée ne prospérerait jamais.

« Se soumettant à la pénitence qui lui fut imposée, sir Albérick alla, pense-t-on, en pèlerinage soit à Rome, soit au saint sépulcre même. Il fut généralement considéré comme mort, et ce ne fut que treize années après qu’à la grande bataille de Durham, livrée entre David Bruce et la reine Philippe d’Angleterre, un chevalier portant un fer de cheval sur son cimier se montra à l’avant-garde de l’armée écossaise, et s’y fit remarquer par son infatigable et téméraire valeur ; mais il périt enfin accablé sous le nombre, et l’on découvrit en lui le brave et malheureux sir Albérick Redgauntlet.

— Et le signe fatal, » demandai-je quand Herries eut achevé son récit, « est-il descendu sur toute la postérité de cette malheureuse maison ?

— Il s’est transmis de génération en génération, répliqua Herries, et l’on croit qu’il existe encore. Néanmoins, peut-être y a-t-il dans cette croyance populaire quelque chose de cette imagination qui crée ce qu’elle prétend voir. Mais assurément, de même que d’autres familles ont des marques particulières qui les distinguent, celle des Redgauntlet est marquée, dans la plupart de ses membres, par une singulière empreinte au front, laquelle remonte, dit-on, au fils d’Albérick, frère de l’infortuné Édouard qui a péri si malheureusement. Il est encore certain que la destinée de la maison de Redgauntlet a toujours été d’embrasser le parti qui devait succomber dans presque toutes les guerres civiles d’Angleterre, depuis l’époque de David Bruce jusqu’à la dernière tentative, courageuse mais inutile, du chevalier Charles-Édouard. »

Il termina en poussant un profond soupir, comme un homme que le sujet avait jeté dans une suite de réflexions pénibles.

« Et suis-je donc, m’écriai-je, descendu de cette malheureuse race ? — appartenez-vous aussi à cette famille ? et dans ce cas, pourquoi suis-je prisonnier, pourquoi éprouvai-je un traitement aussi injuste dans la maison d’un parent ?

— Ne m’en demandez pas davantage quant à présent, répondit-il, la ligne de conduite que je tiens envers vous n’est pas de mon choix, elle m’est tracée par la nécessité. Vous fûtes arraché du sein de votre famille et enlevé aux soins de votre tuteur légal, par la timidité et l’ignorance d’une mère qui vous aimait passionnément, et qui n’était pas capable d’apprécier les motifs et les sentiments des hommes qui préfèrent l’honneur et les principes à la fortune et même à la vie. Le jeune faucon, accoutumé aux douceurs du nid qui l’a vu naître, doit être dompté par les ténèbres et les veilles, avant que les fauconniers l’abandonnent à ses propres ailes. »

Je fus effrayé de cette déclaration qui semblait m’annoncer pour ma captivité un prolongement indéfini et peut-être un terme fatal ; je jugeai convenable pourtant de faire preuve de fermeté, et en même temps d’y joindre un ton de conciliation. « M. Herries, dis-je, en supposant que je vous donne votre véritable nom lorsque je vous appelle ainsi, permettez que nous causions sur ces matières sans prendre ce ton mystérieux et effrayant dont vous semblez vouloir les envelopper. J’ai longtemps été, hélas ! privé des soins de cette tendre mère dont vous venez de parler, — long-temps confié à des mains étrangères, — forcé long-temps de former mes propres résolutions d’après les lumières de mon esprit. L’infortune, le délaissement de ma jeunesse, — m’ont donné le droit d’agir d’après ma volonté : et aucune contrainte ne me dépouillera du plus beau privilège d’un Anglais.

Véritable argot du jour, » répliqua Herries avec un ton de dédain, « le privilège d’agir librement n’appartient à aucun mortel : — nous sommes enchaînés par les fers du devoir ; notre route est bornée par les règles de l’honneur, — nos actions les plus indifférentes ne sont que des mailles du filet de la destinée qui nous environne tous. »

Il se promenait à grands pas dans la chambre ; et il continua sur un ton d’enthousiasme qui, joint à quelques autres particularités de sa conduite, semblerait annoncer une imagination exaltée, si l’on n’apercevait le but général auquel tendent constamment ses discours et cette conduite.

« Rien, » dit-il avec chaleur, mais d’une voix mélancolique ; « rien n’est l’ouvrage du hasard, — rien n’est la conséquence du libre arbitre. — La liberté dont se vantent les Anglais donne aussi peu de véritable indépendance à ceux qui en jouissent, que le despotisme d’un sultan d’Orient n’en accorde à ses esclaves. L’usurpateur, Guillaume de Nassau, sortit pour chasser et pensa sans doute que c’était par un pur effet de son royal bon plaisir, que le cheval de sa victime assassinée était choisi pour le conduire à son amusement de roi. Mais le ciel avait d’autres vues ; et avant que le soleil fût au haut sur l’horizon, un faux pas de ce coursier, occasionné par un obstacle qui ne consistait qu’en un petit morceau de terre élevé par une taupe, coûta au fier cavalier la vie et la couronne qu’il avait usurpée. Croyez-vous qu’en tirant les rênes de tel ou tel côté, il aurait évité ce misérable obstacle ? — Non, croyez-moi, la taupinière obstruait son chemin aussi inévitablement que l’aurait pu obstruer toute la longue chaîne du Caucase. Jeune homme, en agissant et en souffrant, nous ne faisons que jouer le rôle que nous marque la destinée dans tout ce drame étrange, obligés à ne pas faire un geste de plus qu’il ne nous est ordonné : et pourtant nous parlons du libre arbitre, de la liberté de pensées et d’actions, comme si Richard ne devait pas mourir[109], ou Richemond triompher exactement comme l’a décrété l’auteur de la pièce. »

Il continua de marcher dans l’appartement après ce discours, les bras croisés sur sa poitrine et les yeux fixés à terre ; et le bruit de ses pas, le son de sa voix me rappelèrent alors que j’avais entendu cet homme singulier, dans une autre occasion où le hasard m’avait rapproché de lui, prononcer de pareils monologues dans sa chambre solitaire. J’observai que, comme d’autres jacobites, dans sa haine invétérée contre la mémoire du roi Guillaume, il admettait ce bruit populaire, que le monarque, le jour où lui était arrivé son fatal accident, montait un cheval qui avait appartenu à l’infortuné sir John Friend exécuté pour haute trahison, en 1696.

Il était de mon intérêt de ne pas irriter davantage, mais, s’il était possible, de calmer plutôt celui au pouvoir duquel je me trouvais si singulièrement soumis. Lorsque je crus que l’exaltation de son esprit s’était un peu apaisée, je lui adressai la réponse suivante : « — Je n’ai pas l’envie, — et même je ne me sens pas la force de discuter une question de métaphysique aussi subtile que celle qui concerne les limites à poser entre le libre arbitre et la prédestination. Croyons plutôt que nous pouvons vivre honnêtement et mourir avec l’espérance d’une autre vie, sans être obligés de nous faire une opinion bien arrêtée sur un point qui dépasse tellement notre compréhension.

— Sagement résolu ! » dit-il en ricanant, — « voilà une phrase digne de figurer dans quelque sermon d’un docteur de Genève.

— Mais, continuai-je, j’appelle votre attention sur un fait : c’est que moi, aussi bien que vous, j’agis d’après des impulsions qui sont ou le résultat de ma propre volonté libre, ou les conséquences du rôle qui m’est assigné par le destin. Ces impulsions peuvent être, — et même sont, quant à présent, — en contradiction directe avec celles qui vous dirigent. Or, comment déciderons-nous auxquelles il faut donner la préférence ? — Vous, peut-être vous sentez-vous destiné à me servir de geôlier ; moi, je me sens au contraire poussé par le destin à tenter et à effectuer mon évasion. Un de nous deux doit avoir tort, mais qui peut dire lequel de nous est dans l’erreur, jusqu’à ce que l’événement ait décidé entre nous deux ?

— Je me sentirai alors destiné à recourir aux moyens de contrainte les plus sévères, » répliqua-t-il du ton moitié plaisant, moitié sérieux que j’avais pris moi-même.

« En ce cas, répondis-je, ma destinée sera de tout tenter pour reconquérir ma liberté.

— Et la mienne, jeune homme, » répliqua-t-il d’une voix forte et sévère, « pourra être de veiller à ce que vous mouriez plutôt que de réussir à exécuter votre projet. »

C’était parler avec franchise vraiment, et je ne laissai point passer une pareille phrase sans réponse : « Vous me menacez en vain, dis je ; les lois de mon pays me protégeront, ou me vengeront du moins, si elles ne peuvent me protéger. »

Je parlai ainsi d’un ton ferme, et il parut un instant réduit au silence. Le dédain avec lequel il me répondit enfin avait même quelque chose d’affecté.

« Les lois ! dit-il ; et que connaissez-vous, jeune insensé, aux lois de votre pays ? — Avez-vous pu apprendre la jurisprudence sous un ignoble barbouilleur de parchemin tel que Saunders Fairford, ou avec ce fat ignare et pédant, son fils, qui maintenant, Dieu me pardonne ! se donne le titre d’avocat ? — Quand l’Écosse était indépendante, quand elle avait un roi et une législature à elle, de si chétifs plébéiens, au lieu d’être à la barre des cours suprêmes pour y plaider, auraient à peine été admis à l’honneur de porter un sac de procédure. »

C’en était trop, Alan : je ne pus supporter une telle insolence, et je répliquai avec indignation qu’il ne connaissait ni les talents ni l’honneur des gens qu’il déchirait ainsi.

« Je connais ces Fairford aussi bien que je vous connais vous-même, répliqua-t-il.

— Aussi bien, dis-je, et aussi peu ; car vous ne pouvez estimer au véritable taux ni leur mérite ni le mien. Je sais que vous les avez vus la dernière l’ois que vous êtes allé à Édimbourg.

— Ah ! » s’écria-t-il, et il fixa sur moi des yeux perçants.

« C’est la vérité, dis-je, vous ne pouvez le nier ; et maintenant que je vous ai ainsi montré qu’il ne m’a pas été impossible de connaître vos mouvements, permettez de vous avertir que j’ai des moyens de communication absolument ignorés de vous. Ne m’obligez pas à m’en servir à votre préjudice.

— À mon préjudice ! répliqua-t-il. Jeune homme, vous me faites rire, et je vous pardonne votre folie. Même je vous dirai une chose dont vous ne vous doutez pas : ce fut par des lettres reçues de ces Fairford que je soupçonnai pour la première fois (soupçon confirmé par la visite que je leur rendis) que vous étiez l’individu que je cherchais depuis tant d’années.

— Si vous l’avez appris par les papiers que je portais sur moi durant la nuit où je fus obligé de devenir votre hôte à Brokenburn, je n’envie pas votre indifférence sur les moyens de vous procurer des renseignements. C’est un déshonneur que…

— Paix, jeune homme, » s’écria Herries, mais avec plus de calme que je ne m’y étais attendu ; « le mot déshonneur ne doit pas être prononcé dans la même phrase que mon nom. Votre portefeuille était dans la poche de votre habit : il n’échappa point à la curiosité d’un autre, quoiqu’il eût été sacré pour la mienne. Mon domestique, Cristal Nixon, ne me communiqua ces informations qu’après votre départ. Je fus mécontent de la manière dont il avait obtenu ces renseignements ; mais il n’en était pas moins de mon devoir de m’assurer s’ils étaient certains, et je me rendis dans cette intention à Édimbourg. J’espérais persuader à M. Fairford d’entrer dans mes vues ; mais je le trouvai trop imbu de préjugés pour me confier à lui. C’est un misérable et timide esclave du gouvernement qui pèse honteusement sur notre malheureuse patrie ; et il n’aurait été ni avantageux ni sûr de lui apprendre le secret ou du droit que je possède de diriger vos actions, ou de la manière dont je me propose de l’exercer. »

J’étais décidé à profiter de son humeur communicative, et à obtenir, s’il était possible, plus de lumière sur ses intentions. Il semblait facile de le piquer sur le point d’honneur, et je résolus de tirer parti, mais avec précaution, de sa susceptibilité sur ce sujet. « Vous dites, répliquai-je, que vous n’aimez pas les manœuvres cachées, et que vous désapprouvez le moyen par lequel votre valet est parvenu à connaître mon nom et ma qualité ; — or, est-il honorable à vous de profiter de cette connaissance acquise par un moyen déshonorant ?

— La question est hardie, répliqua-t-il ; mais, restreinte dans certaines limites nécessaires, cette hardiesse de langage ne me déplaît pas. Vous avez dans cette courte conférence montré plus de caractère et d’énergie que je ne m’attendais à en trouver en vous. Vous ressemblerez, j’espère, à une plante des forêts qui, renfermée accidentellement dans une serre chaude, et ainsi devenue faible et délicate, reprend sa force et sa vigueur naturelle, aussitôt qu’elle est exposée à la température des hivers. Je répondrai avec franchise à votre demande. En affaires, comme à la guerre, les espions et les délateurs sont des maux nécessaires, que détestent tous les gens de bien, mais que pourtant doivent employer tous les hommes prudents, à moins de vouloir combattre et agir en aveugles. Mais rien ne peut justifier l’emploi de la fausseté et de la trahison quand nous nous en rendons personnellement coupables.

— Vous avez dit à M. Fairford père, » continuai-je avec la même hardiesse, que je commençais à trouver fort de mon goût, « vous avez dit que j’étais fils de Ralph Latimer de Langeoth-Hall ? — Comment conciliez-vous ce fait avec l’assertion que vous avez faite aujourd’hui que mon nom n’est pas Latimer. »

Il rougit en répondant : « Le vieil imbécile, le vieux radoteur a menti, ou peut-être n’a point compris ce que je lui voulais dire. J’ai dit que la personne en question pouvait être votre père. Pour confesser la vérité, je souhaitais que vous visitassiez l’Angleterre, votre pays natal, parce que, dès ce moment, mes droits sur vous devaient revivre. »

Ce discours m’expliqua clairement le fondement de l’avis qu’on m’avait souvent donné de ne pas franchir la frontière du Sud, si je tenais à ma sûreté ; et je maudis intérieurement ma folie, qui m’avait poussé à voltiger comme un moucheron autour de la chandelle, jusqu’à ce que je tombasse dans le malheur dont je m’étais joué. « Quels sont ces droits, repris-je, que vous prétendez avoir sur moi ? — Dans quel but vous proposez-vous d’en user ?

— Dans un but qui n’a rien de peu élevé, vous pouvez m’en croire, répliqua M. Herries ; mais je refuse de vous en communiquer à présent la nature ou l’étendue. Vous pouvez juger de son importance, puisque, dans le seul motif de m’emparer de votre personne, je suis descendu jusqu’à me mêler aux coquins qui détruisirent la pêcherie de ce misérable quaker. Qu’il se fût attiré tout mon mépris, que j’eusse été mécontent d’une invention sordide par laquelle il ruinait les plaisirs qu’on pouvait trouver à une pêche plus noble, c’est assez vrai ; mais si leur destruction n’eut pas favorisé mes projets sur vous, il aurait pu conserver, en ce qui me touche, ses filets à pieux jusqu’à ce que la marée cessât de monter et de descendre dans la Solway.

— Hélas ! m’écriai-je, mon malheur est plus que doublé quand je pense que j’ai été la cause involontaire de celui d’un homme honnête, qui était mon ami.

— Ne vous chagrinez pas ; l’honnête Josué est de ces gens qui, par de longues prières, peuvent se mettre en possession des maisons des veuves : — il saura bien réparer ses pertes. Quand ils éprouvent un pareil accident ; lui et les autres hypocrites de son espèce demandent au ciel de les indemniser, comme ils réclameraient une dette ; et en règlement de comptes, ils exercent leurs brigandages sans aucun scrupule, jusqu’à ce qu’ils aient mis la balance de niveau, ou même qu’ils l’aient fait pencher en leur faveur. Mais en voici assez sur ce sujet quant à présent. — Il faut que je change immédiatement de résidence : à la vérité, je ne redoute pas qu’un excès de zèle pousse M. Foxley ou son greffier à des mesures extrêmes ; pourtant le malheur qui m’est arrivé d’être reconnu par ce misérable fou leur rend beaucoup plus difficiles les ménagements à mon égard, et je ne dois pas mettre leur patience à une trop rude épreuve. Il faut vous préparer à m’accompagner, soit comme captif, soit comme compagnon : dans ce dernier cas, vous me donnerez votre parole d’honneur de ne point chercher à vous évader. Si vous étiez si mal avisé que de manquer à votre serment, soyez bien persuadé que je n’hésiterais pas un seul instant à vous briser le crâne.

— J’ignore vos intentions et vos plans, répliquai-je, et je ne puis les considérer que comme dangereux. Je n’entends pas aggraver ma situation présente par une résistance inutile contre la force supérieure qui me retient prisonnier ; mais je ne renoncerai jamais au droit de reprendre ma liberté dès que l’occasion favorable s’en présentera. Je préfère donc vous suivre en captif plutôt qu’en allié.

— C’est parler sans détour, dit-il ; et pourtant non sans la subtile prudence d’un élève de la bonne ville d’Édimbourg. De mon côté, je n’userai envers vous d’aucune rigueur inutile ; au contraire, vous voyagerez avec toute la commodité que pourront permettre les précautions nécessaires pour que vous n’échappiez pas. Vous sentez-vous assez fort pour monter à cheval, ou préférez-vous une voiture ? La première manière de voyager convient mieux au pays que nous allons parcourir, mais vous avez la liberté du choix.

— Je sens que les forces me reviennent peu à peu, répondis-je, et, je préfère de beaucoup voyager à cheval. Dans une voiture, ajoutai-je, on est si renfermé…

« — Et si aisément gardé, » répliqua Herries en m’observant comme pour pénétrer au fond de mes plus intimes pensées, — « que, sans aucun doute, vous pensez en allant à cheval avoir plus de chances de vous échapper.

— Mes pensées m’appartiennent, répondis-je ; et quoique vous reteniez ma personne captive, vous ne pouvez les soumettre à aucune contrainte.

— Bah ! je peux lire le livre, dit-il ! sans en ouvrir les feuillets. Mais je vous engage à ne point faire d’entreprises téméraires, et je veillerai moi-même tout particulièrement à ce que vous ne trouviez jamais l’occasion de réussir. Le linge et les autres objets nécessaires dans votre position sont préparés à l’avance. Cristal Nixon vous servira de valet, — je devrais peut-être dire de femme de chambre. Vos habits de voyage pourront sans doute vous paraître singuliers, mais ils sont tels que l’exigent les circonstances ; et si vous refusez de porter les vêtements qu’on vous destine, il vous faudra quitter ces lieux d’une manière aussi désagréable que celle dont vous y êtes venu. Adieu. — Nous nous connaissons maintenant l’un l’autre un peu mieux qu’auparavant ; — ce ne sera point ma faute si la conséquence d’une plus grande intimité n’est pas une opinion mutuellement plus favorable. »

Il m’abandonna alors à mes propres réflexions, après m’avoir souhaité le bonsoir d’un air civil ; puis il revint sur ses pas pour me dire que nous partirions le lendemain à la pointe du jour au plus tard, peut-être plus tôt : mais il me fit l’honneur de supposer que, comme chasseur, je devais toujours être prêt à me mettre en route.

Nous en sommes donc venus à une explication, cet homme singulier et moi ! Ses vues personnelles me sont jusqu’à un certain point connues : il a embrassé une cause politique vieillie et perdue à jamais, et il prétend, d’après quelques liens supposés de tutelle ou de parenté, qu’il ne daigne pas expliquer clairement, mais qu’il semble être parvenu à faire passer pour monnaie courante aux yeux du stupide juge de paix de campagne et de son vénal greffier, il prétend au droit de diriger mes actions. Le danger qui m’attendait en Angleterre, et que j’eusse évité si j’étais resté en Écosse, était sans doute de me soumettre à l’autorité de cet homme. Le malheur que ma pauvre mère redoutait pour moi encore enfant, — et dont mon ami l’Anglais Griffiths cherchait à me prémunir pendant ma jeunesse et ma minorité, — ce malheur a maintenant fondu sur moi, à ce qu’il semble. Sous un prétexte légal, je suis retenu d’une manière qui doit être très-illégale, et par une personne encore dont la conduite lui a fait perdre tous ses droits civils. N’importe, j’y suis bien résolu ; ni persuasion ni menaces ne me forceront à prendre part aux projets désespérés que cet homme médite. Suis-je un individu d’aussi peu d’importance que ma vie paraissait jusqu’à présent l’annoncer, ou bien, comme le donnerait à croire la conduite de mon adversaire, ma naissance et ma fortune sont-elles assez importantes pour qu’on désire faire mon acquisition, et m’attacher à une faction politique ? Je l’ignore ; mais, dans l’un et l’autre de ces cas, ma résolution est bien prise. Les personnes qui liront ce journal, si elles le lisent avec des yeux impartiaux, pourront me juger sans crainte d’erreur, et si je leur semble fou quand elles me voient courir au-devant du danger, elles n’auront aucun motif de me croire lâche et prêt à tourner casaque, maintenant que je me suis engagé au milieu des périls. Élevé dans des sentiments d’attachement pour la famille qui occupe le trône, je veux vivre et mourir dans ces sentiments. J’ai aussi l’idée que M. Herries a déjà reconnu en moi un métal moins malléable qu’il ne l’avait d’abord cru. Il y avait des lettres de mon cher Alan Fairford, peignant sous des traits grotesques mon instabilité de caractère, dans le même portefeuille qui, selon l’aveu de mon prétendu tuteur, tomba sous les yeux de son domestique pendant la nuit que je passai à Brokenburn : et en effet, je me rappelle à présent que mes habits mouillés, avec tout ce que contenaient mes poches, furent, avec l’étourderie d’un jeune voyageur, confiés trop témérairement aux soins d’un domestique étranger. Et mon respectable hôte, M. Alexandre Fairford, peut aussi, et avec raison, avoir parlé à cet homme de ma légèreté ; mais il reconnaîtra qu’il établit un calcul faux sur ces données plausibles, puisque… Il faut que je m’arrête ici pour le moment.


CHAPITRE IX.

CONTINUATION DU JOURNAL DE DARSIE LATIMER.

L’AVEUGLE.


Voici donc une halte ! — Enfin je suis parvenu à être assez seul pour pouvoir continuer mon journal ; il est devenu pour moi une sorte de tâche et de devoir, et, quand je manque à les remplir, il me semble que ma journée n’a pas été complète. Il est vrai que l’œil d’un ami peut ne s’arrêter jamais sur le travail qui a su amuser les heures solitaires d’un malheureux prisonnier : pourtant l’exercice de la plume paraît avoir l’action d’un calmant sur l’agitation de mes pensées et sur le tumulte de mes passions. Je ne l’ai jamais quittée sans me lever et plus ferme dans ma résolution, et plus ardent dans mes espérances. Des milliers de craintes vagues, d’attentes bizarres et de projets mal dirigés se pressent dans l’esprit d’une personne en butte au doute et au danger ; mais, en les arrêtant tandis qu’elles passent avec rapidité, en les jetant sur le papier, et même en nous forçant, par cet acte mécanique, à les considérer avec une attention plus soutenue et plus minutieuse, nous pouvons éviter de devenir les dupes de notre imagination exaltée : absolument comme on guérit un jeune cheval du défaut de la peur, en le contraignant à rester tranquille et à regarder plusieurs instants de suite l’objet qui l’a effrayé.

On ne court qu’un risque, qui est celui d’être découvert. Mais, d’abord, j’ai contracté l’habitude d’une écriture très-serrée durant mon séjour chez M. Fairford, dans le but de copier autant de rôles que possible sur une grande feuille de papier timbré. En outre, j’ai fait, comme il m’est déjà arrivé de le dire ailleurs, j’ai fait cette consolante réflexion que, si le récit de mes infortunes tombait entre les mains de celui qui en est l’auteur, il pourrait, sans nuire à qui que ce soit, lui montrer le caractère véritable et les dispositions réelles de la personne qui est devenue son prisonnier, — peut-être sa victime. Maintenant, néanmoins, que d’autres noms et d’autres personnagos vont figurer dans ce registre de mes pensées, je dois prendre un nouveau soin de ces papiers, et les tenir toujours près de moi, de manière qu’au moindre danger d’une découverte, je puisse les détruire en un clin d’œil. Je n’oublierai ni vite ni aisément la leçon que m’a donnée le penchant curieux de Cristal Nixon, agent et complice de cet homme, penchant qui se manifesta si audacieusement à Brokenburn, et devint la cause première de mes souffrances.

Le motif qui m’a fait quitter si brusquement la dernière feuille de mon journal était le son inaccoutumé d’un violon, dans la cour de la ferme, et sous mes fenêtres. Il ne paraîtra pas surprenant aux personnes qui ont étudié la musique, qu’après avoir entendu quelques notes seulement, j’aie été soudain convaincu que le joueur n’était personne autre que le ménétrier ambulant mentionné plus haut comme présent à la destruction des filets à pieux de Josué Geddes ; car telles étaient la délicatesse exquise et la force supérieure de son exécution, que j’aurais juré reconnaître son coup d’archet au milieu de tout un orchestre. J’eus d’autant moins raison d’en douter, qu’il joua deux fois le bel air écossais appelé Villie le voyageur ; et je ne pus m’empêcher de conclure qu’il avait l’intention de m’apprendre son arrivée, puisque cet air indique ce que les Français appellent le nom de guerre du musicien.

L’espérance s’accroche toujours au moindre rameau dans la dernière extrémité. Je savais que cet homme, quoique privé de la vue, était hardi, ingénieux, et parfaitement capable de servir de guide. Je crus avoir gagné sa bienveillance, en jouant le rôle de son camarade dans un moment de folie ; et je me rappelai que, dans une vie solitaire, errante et désordonnée, les hommes, se trouvant dégagés de tous les liens ordinaires de la société civile, regardent ceux de la camaraderie comme beaucoup plus sacrés, de sorte qu’on rencontre parfois de l’honneur chez les brigands, de la fidélité et de l’attachement chez les individus que la loi appelle vagabonds. L’histoire de Richard Cœur de Lion et de son ménestrel Blondel se présenta en même temps à mon esprit, quoique je ne pusse m’empêcher de sourire, en songeant à la noblesse de la comparaison ainsi appliquée à un joueur de violon aveugle et à moi-même. Encore y avait-il dans tout cela quelque chose qui éveillait en moi l’espérance que, si je pouvais parvenir à correspondre avec le pauvre musicien, il serait en état de m’aider à sortir de ma situation présente.

Sa profession me donnait à penser que cette communication désirée n’était pas impossible ; car il est bien connu qu’en Écosse, où il y a tant de musique nationale dont les paroles et les airs sont également populaires, il existe parmi les hommes qui jouent d’un instrument une espèce de franc-maçonnerie, grâce à laquelle ils peuvent, par le simple choix de l’air, donner beaucoup à comprendre aux personnes qui écoutent. Des allusions personnelles fort piquantes sont souvent faites de cette manière ; et rien n’est plus ordinaire, dans les repas publics, que d’entendre accompagner un toast par un air propre à exprimer un compliment, une plaisanterie, et parfois une satire.

Pendant que ces réflexions traversaient rapidement mon esprit, j’entendis en bas mon ami recommencer, pour la troisième fois, l’air auquel il avait probablement emprunté son propre nom, lorsqu’il fut interrompu pas ses auditeurs rustiques.

« Si vous ne pouvez pas nous jouer d’autre air que celui-là, vous feriez mieux de rengainer votre instrument et de décamper. Vienne le squire, ou Cristal Nixon, et nous verrons qui paiera la musique.

— Oh ! oh ! pensai-je. Si je n’ai pas à craindre d’oreilles plus fines que celles de mes amis Jean et Dorcas, je puis tenter une épreuve ; et je chantai deux ou trois vers du psaume 137e comme très-propre à exprimer mon état de captivité : —


Près des fleuves de Babylone,
Nous nous sommes assis et nous avons pleuré.


Les paysans écoutèrent avec attention, et quand j’eus fini, je les entendis se dire les uns aux autres, à voix basse, avec l’accent de la commisération : « Mon Dieu ! le pauvre garçon ! un si beau jeune homme avoir perdu la raison !

— En ce cas, » dit Willie le voyageur, assez haut pour que ses paroles arrivassent à mon oreille, « je ne connais rien de meilleur qu’un air de violon pour lui rendre ce qu’il a perdu. » Et il joua avec force et chaleur le joli air écossais, adapté aux paroles suivantes qui se présentèrent aussitôt à mon souvenir : —


Oh ! sifflez, mon garçon, et je viens vite à vous ;
Dussent tous mes parents devenir bientôt fous,
Sifflez et je viens vite à vous.


J’entendis bientôt retentir un bruit de pieds dans la cour, et je conclus que Jean et Dorcas dansaient une guigue avec leurs sabots, chaussure habituelle des villageois du Cumberland. À la faveur de ce tapage, je m’efforçai de répondre au signal de Willie, en sifflant aussi haut que je pus : —


Revenez, et puis aimez-moi ;
Le reste m’est égal, ma foi !


Il abandonna tout à coup les danseurs au milieu de la cadence, en changeant l’air qu’il jouait pour celui de : —


Voici ma main, je ne trahirai pas.


Je ne doutai plus qu’une communication ne fût heureusement établie entre nous : si j’avais une occasion de parler au pauvre musicien, je le trouverais évidemment disposé à porter ma lettre à la poste, à invoquer en ma faveur l’assistance de quelque magistrat actif ou de l’officier commandant le château de Carlisle ; ou enfin à faire toute autre chose qu’il serait en sa puissance d’accomplir, pour contribuer à ma délivrance. Mais, pour parvenir à lui adresser la parole, je devais courir le risque d’alarmer les soupçons de Dorcas ou de son Corydon, plus stupide encore. La cécité de mon allié l’empêchait de recevoir aucune communication par signes, — en supposant que j’eusse pu me hasarder à lui en faire, sans manquer de prudence ; — de sorte que, tout en reconnaissant combien le mode de correspondance que nous avions adopté était incomplet et susceptible de fausses interprétations, je trouvai que je n’avais rien de mieux à faire qu’à le continuer, m’en remettant à ma sagacité et à celle de mon correspondant pour appliquer aux airs le sens qu’ils étaient destinés à rendre. Je songeai aussi à chanter les paroles mêmes de quelque chanson bien significative ; mais je craignis en le faisant d’exciter les soupçons. Je tâchai donc d’annoncer au musicien que je quitterais prochainement le lieu de ma résidence actuelle, en sifflant l’air bien connu par lequel se terminent d’ordinaire en Écosse toutes les parties de danse : —


Bonne nuit, et joie à vous tous ;
Il ne faut pas que je demeure.
Amis, ennemis, parmi vous,
Chacun doit se montrer jaloux
De me voir partir à cette heure.


Il me sembla que la vivacité d’intelligence de Willie était beaucoup plus active que la mienne : comme un sourd accoutumé à ce qu’on lui parle par signes, il comprenait, dès les premières notes, le sens tout entier ; car il m’accompagna incontinent sur son violon, de manière à montrer d’abord qu’il savait bien ce que je voulais dire, puis à empêcher qu’on ne remarquât que je sifflais.

Sa réponse ne se fit pas attendre long-temps, et il me la transmit en jouant le vieil air martial de : —


Mettez le chapeau sur l’oreille,
Eh ! Johnnie, eh ! mon bon garçon !


Je répétai aussitôt en moi-même les paroles, et je fixai mon attention sur la stance suivante, comme très-applicable à ma situation : —


Mettez le chapeau sur l’oreille,
Vivement, et placez le bien ;
Vers la frontière alors, quoique l’on nous surveille,
Nous chercherons un aide, afin que ce vaurien
Reçoive une leçon à jamais sans pareille.
Allons, Johnnie, allons, le chapeau sur l’oreille.


Si ces sons indiquaient, comme je l’espère bien, le secours que j’avais à attendre de mes amis d’Écosse, je pus en conscience croire qu’une porte était ouverte à l’espérance et à la liberté. Je répondis sur-le-champ par l’air des strophes suivantes : —


Mon cœur est aux Highlands, mon cœur n’est pas ici.
Mon cœur est aux Highlands libre de tout souci,
Chassant le daim sauvage ou la biche légère :
Mon cœur est aux Highlands, en quelque lieu que j’erre.

Adieu, mes chers Highlands, adieu, pays du Nord ;
Berceau de la valeur, comme de la franchise :
En quelque lieu lointain que le sort me conduise,
Soyez toujours chéris, chéris jusqu’à la mort.


Willie joua aussitôt avec un degré de vigueur qui aurait rendu l’espoir au désespoir même, si l’on pouvait supposer que le désespoir comprît la musique écossaise, ce vieux et bel air jacobite : —


Pour tout cela, pour tout cela,
Et deux fois autant que cela.


Je m’efforçai ensuite de lui faire sentir que je désirais donner avis de ma position à mes amis, et désespérant de trouver un air qui exprimât suffisamment mon intention, je me hasardai à chanter des vers dont la pensée se retrouve si souvent sous des formes différentes dans les vieilles ballades : —


Où trouverai-je un bon garçon
Qui, pour gagner bas et jupon,
Franchissant vallons et montagne,
Jusqu’à Durisdeer m’accompagne ?


Il couvrit la dernière partie de cette stance, en jouant avec beaucoup de feu : —


« Le bon Robin est mon ami. »


Quoique je repassasse dans mon esprit les paroles de cette chanson, je ne pouvais rien répliquer, attendu que je n’y voyais rien de particulier à ma situation ; mais avant que je pusse choisir un air propre à faire comprendre mon incertitude, un cri s’éleva dans la cour : Voici Cristal Nixon ! Mon fidèle Willie fut obligé de battre en retraite ; mais ce ne fut qu’après avoir moitié joué, moitié fredonné, en forme d’adieu, l’air du couplet suivant : —


Enfant ! que je te quitte, moi !
Les astres perdront leur lumière.
Les montagnes leur cime altière
Avant que je vive sans toi.


Dans mon infortune, je puis maintenant compter sur un partisan fidèle, et quelque bizarre qu’il puisse être de fonder tant d’espoir sur un homme qui fait un véritable métier de vagabond, et qui en outre est privé de la vue, je suis fermement persuadé que ses services peuvent m’être utiles et même nécessaires. Il y a encore un autre côté d’où j’attends assistance, et que je vous ai déjà indiqué, Alan, dans plus d’un passage de mon journal. Deux fois, à la petite pointe du jour, j’ai vu dans la cour de la ferme la personne à qui je fais allusion, et deux fois elle a prouvé qu’elle me reconnaissait, en répondant par signes aux gestes par lesquels je cherchais à lui faire comprendre ma situation ; mais, dans ces deux occasions-là, elle a appuyé le doigt sur ses lèvres, pour m’avertir qu’il fallait garder le silence et être discret.

La manière dont la M. V. est entrée en scène pour la première fois semble m’assurer de sa bienveillance, aussi loin que peut atteindre son pouvoir, et j’ai de bonnes raisons pour croire qu’il est considérable. Pourtant elle paraissait confuse et même effrayée pendant les très-courts moments de notre entrevue, et je crois l’avoir vue dans la seconde occasion tressaillir de crainte comme quelqu’un entrait dans la cour de la ferme, au moment où elle allait me parler. Vous n’avez pas besoin de me demander si je suis matinal, lorsque de pareilles jouissances ne me sont accordées qu’à la pointe du jour. Quoique je n’aie plus revu ma protectrice, j’ai néanmoins tout lieu de croire qu’elle n’est pas éloignée. Il y a trois jours, fatigué de l’uniformité de ma détention, j’avais manifesté vers le soir des symptômes d’abattement plus prononcés qu’à l’ordinaire, et je conçois que cette circonstance ait attiré l’attention des domestiques qui en auront sans doute causé. Le matin suivant, les vers qu’on va lire se trouvèrent sur ma table, mais comment y étaient-ils arrivés, je l’ignore. La main qui les avait tracés excellait à écrire l’anglaise.


Comme des moissonneurs retardant le salaire,
Souvent le maître dit : « C’est bon ! venez demain ! »
Ainsi, pour nous payer les travaux, la misère,
Le sort n’a que l’espoir : monnaie un peu légère,
Mais qui fixe la dette en un titre certain.

C’est donc un gage saint que la douce espérance :
Comme dans un trésor garde-la dans ton cœur.
Quelque lointaine encore que semble l’échéance,
Douter, désespérer, lacérer ta créance,
C’est un blasphème envers l’auguste débiteur.


Que ces strophes soient écrites dans l’intention amicale, — plus qu’amicale, de m’engager à reprendre courage, je n’en puis douter ; et la manière dont je me comporterai montrera, je l’espère, que je suis capable de répondre à cette espèce de défi.

On m’a apporté les vêtements que le bon plaisir de mon prétendu tuteur est de me faire porter pour le voyage ; et en quoi croyez-vous qu’ils consistent ? — en un surtout de camelot, grande robe semblable à celles que portent à la campagne les dames de moyenne condition pour monter à cheval, avec un masque pareil aussi à ceux dont elles se servent souvent, pour garantir leurs yeux et leur teint du soleil et de la poussière, et parfois, on le suppose, afin de pouvoir faire un peu les coquettes. Mais je commence à craindre qu’on ne me permette pas de lever mon masque à volonté, car au lieu d’être simplement de carton recouvert de velours noir, je remarque avec inquiétude que le mien est doublé avec une feuille d’acier comme la visière de don Quichotte : ce qui contribue à le rendre plus solide et plus durable.

Cet appareil, muni d’une agrafe d’acier pour qu’on pût m’attacher le masque derrière la tête avec un cadenas, éveilla en moi un effrayant souvenir de l’être infortuné qui, contraint d’en garder toujours un pareil sur son visage, acquit le nom bien connu dans l’histoire d’homme au masque de fer. J’ai hésité un moment si je me soumettrais aux actes d’oppression qui m’accablent de toutes parts, jusqu’à consentir à porter un déguisement aussi propre à seconder les mauvais desseins formée contre moi ; mais je me rappelai la menace de M. Herries, qui devait me faire enfermer étroitement dans une voiture si je refusais de prendre les vêtements qu’on me destinait ; et je considérai que l’espèce de liberté achetée au prix du masque et de la robe de femme ne me coûterait vraiment pas trop cher. Il faut donc que je fasse ici une pause, et que j’attende ce que le matin pourra m’amener de neuf.

Pour continuer cette histoire d’après les documents que nous avons sous les yeux, nous croyons convenable de quitter ici le journal du prisonnier Darsie Latimer, et de le remplacer par une narration des démarches d’Alan Fairford, à la poursuite de son ami, laquelle forme une autre série d’événements.


CHAPITRE X.

CONTINUATION DU JOURNAL DE DARSIE LATIMER.

LE PRÉVÔT.


Le lecteur doit s’être formé maintenant une idée du caractère d’Alan Fairford. Il avait une chaleur naturelle de cœur que l’étude des lois et du monde ne pouvait refroidir, et des talents que cette double étude avait rendus encore plus remarquables. Privé du patronage personnel dont jouissaient la plupart des jeunes gens de son âge qui endossaient la robe sous la protection de leurs alliances et de leurs familles aristocratiques, il avait reconnu de bonne heure qu’il lui faudrait acquérir par de longs efforts les avantages que possédaient les autres comme par droit de naissance. Il travailla rudement dans le silence et la solitude, et ses travaux furent couronnés de succès. Mais Alan raffolait de son ami Latimer, plus encore qu’il n’aimait sa profession, et, comme nous l’avons vu, il abandonna tout lorsqu’il apprit que Darsie était en danger, oubliant renommée et fortune, et s’exposant même au déplaisir sérieux de son père pour voler au secours d’un jeune homme qu’il chérissait avec la tendresse d’un frère aîné. Darsie, quoique ses qualités fussent plus vives et plus brillantes que celles de son ami, semblait toujours à ce dernier un être particulièrement confié à ses soins, qu’il était appelé à chérir et à défendre dans les dangers où son inexpérience pouvait le jeter au moins. Maintenant que le destin de Latimer paraissait douteux, toute la prudence et toute l’énergie d’Alan allaient être mises en jeu pour le sauver : une tentative qui aurait pu sembler périlleuse à beaucoup d’autres jeunes gens ne l’effrayait aucunement. Il connaissait à fond les lois de son pays, et savait comment y recourir ; et outre la confiance qu’il puisait dans sa profession, son caractère était naturellement ferme, calme, persévérant et intrépide. Muni de tous ces avantages, il entreprit une recherche qui, à cette époque, n’était pas exempte d’un véritable danger, et qui avait de quoi effrayer un naturel plus timide.

Fairford alla en droite ligne s’enquérir de son ami auprès du premier magistrat de Dumfries : c’était ce même prévôt Crosbie qui avait donné la première nouvelle de la disparition de Darsie. Dès qu’Alan eut annoncé le motif de sa visite, il crut distinguer dans l’âme de l’honnête dignitaire un désir de ne pas continuer la conversation sur ce sujet. Le prévôt parla de l’émeute qui avait eu lieu à la pêcherie comme « d’une querelle entre ces misérables vauriens de pêcheurs. C’est une affaire qui regarde le shérif, dit-il, plus que nous autres pauvres membres du conseil municipal, qui avons déjà assez de mal à maintenir la tranquillité dans la ville, avec les bandes de malfaiteurs dont elle est infectée.

— Mais ce n’est pas tout, prévôt Crosbie, répliqua M. Alan Fairford ; un jeune homme distingué par son rang et sa fortune a disparu entre les mains de ces misérables. — Vous le connaissez ; mon père lui avait donné une lettre pour vous ; — il s’agit de M. Darsie Latimer.

— Oui vraiment ! oui vraiment ; M. Darsie Latimer ! il a dîné chez moi : — j’espère qu’il se porte bien.

— Je l’espère aussi, » répliqua Alan d’un ton presque indigné ; « mais je désire acquérir plus de certitude sur ce point : vous écrivîtes vous-même à mon père qu’il avait disparu.

— Oui, ma foi ! c’est la vérité. Mais n’a-t-il donc pas été rejoindre ses amis en Écosse ? Il n’était pas naturel de penser qu’il resterait ici.

— Il n’y serait pas resté, à moins d’y être contraint, » repartit Fairford surpris de la froideur avec laquelle le prévôt semblait prendre cette affaire.

« Comptez bien alors, monsieur, que, s’il n’est pas retourné vers ses amis d’Écosse, il doit être allé rendre visite à ses amis d’Angleterre.

— Je n’admettrai pas une pareille explication : s’il y a des lois et de la justice en Écosse, j’éclaircirai cette affaire jusqu’au fond.

— Vous aurez raison, parfaitement raison, de pousser les choses aussi loin que possible ; mais vous savez que mon autorité ne s’étend pas au-delà des portes de la ville.

— Mais vous êtes membre du conseil général, M. Crosbie. Vous êtes encore juge de paix du comté.

— Vrai, très-vrai ; — du moins, répliqua le prudent magistrat, je ne nierai pas que mon nom ne puisse se trouver sur la liste des juges, mais je ne puis me rappeler qu’on m’ait jamais autorisé à exercer en me faisant prêter serment.

— Eh bien, en ce cas, il y a des gens malintentionnés qui pourraient douter de votre attachement à la ligne protestante, M. Crosbie.

— Dieu m’en préserve, M. Fairford ! moi qui ai tant fait et tant souffert en l’année 1745 ! Je compte que les montagnards m’ont causé pour cent livres écossaises de dommages, sans parler de tout ce qu’ils ont bu et mangé : — non, non, monsieur, je suis à l’abri du soupçon. Mais, quant à me mêler des affaires du comté, laissez ceux qui connaissent la jument ferrer la jument. Les commissaires pour l’administration générale me verraient le dos courbé sous la besogne avant de venir m’aider à maintenir la tranquillité dans Dumfries ; et tout le monde sait qu’il y a une immense différence entre les affaires publiques d’une ville et celles du dehors. Que me font leurs querelles à moi ? n’avons-nous pas assez de bruit chez nous ? — Mais il faut que je m’apprête, car le conseil s’assemble cet après-dîner. Je suis charmé de voir le fils de votre père dans l’enceinte de notre ancienne ville, M. Alan Fairford. Si vous étiez d’une année ou deux plus âgé, que vous nous ferions de vous un bourgeois, mon garçon ; j’espère reviendrez me voir, et que vous dînerez avec moi avant votre départ. — Voulez-vous que ce soit pour aujourd’hui à deux heures ? — la fortune du pot, un poulet rôti et des œufs pochés. »

Mais Alan Fairford n’était pas homme à suspendre ses questions en considération de cette offre hospitalière, faite, à ce qu’il paraissait, dans l’intention d’y mettre un terme. « Il faut que je vous retienne un moment, M. Crosbie, dit-il, c’est une affaire sérieuse. Un jeune homme de grande espérance, et mon meilleur ami, ne se retrouve plus ; — vous ne pouvez croire qu’on permette à un homme de votre réputation, connu comme vous par son zèle pour le gouvernement, de s’abstenir en pareil cas de faire d’activés recherches. M. Crosbie, vous êtes l’ami de mon père, et à ce titre je vous respecte ; — mais à d’autres yeux votre conduite aurait mauvaise apparence. »

Le prévôt sentait bien la mouche qui le piquait, et il se promena dans la chambre d’un air de tribulation, en répétant : « Mais que puis-je faire, M. Fairford ? je vous assure que votre ami est encore vivant ; — il reviendra, allez, comme revient le mauvais shilling ; — il n’est pas de ces marchandises qui se perdent. — Un jeune étourdi qui court la campagne avec un joueur de violon aveugle, et qui fait danser une bande de goujats ! qui pourrait dire où un pareil écervelé est allé se nicher ?

— Il y a des individus arrêtés, qui sont maintenant dans la prison de votre ville, à ce que j’ai appris par le substitut du shérif ; votre devoir est de les faire venir devant vous, et de leur demander ce qu’ils savent de ce jeune homme.

— Oui, oui ! — le shérif a fait mettre sous les verroux quelques pauvres diables, je crois : — des misérables, d’ignorants pêcheurs, qui s’étaient pris de querelle avec le quaker Geddes, à l’occasion de ses filets à pieux, Lesquels filets, soit dit sans que votre robe s’en offense, M. Fairtord, ne sont pas plus qu’il ne faut autorisés par la loi, et le clerc de la ville pense qu’on pouvait légalement les détruire viâ facti, — soit dit en passant. Mais, monsieur, ces malheureux ont tous été relâchés faute de preuves ; le quaker n’a pas voulu jurer qu’il les reconnaissait ; que pouvions, nous faire, le shérif et moi, sinon les remettre en liberté ? Voyons, remettez-vous, maître Alan, et allez faire un tour de promenade jusqu’au dîner. — Il faut absolument que je me rende au conseil.

— Un instant, prévôt, je porte plainte devant vous comme magistrat, et vous verrez que la chose deviendra trop sérieuse pour la traiter aussi légèrement. Il faut faire arrêter de nouveau ces pêcheurs.

— Oui, oui, bien aisé à dire ; mais les attrape qui pourra : ils sont de l’autre côté de la frontière à cette heure ou par delà la pointe de Cairn. — Le Seigneur nous protège ! ce sont des espèces de diables amphibies, qui ne vivent ni sur terre ni dans l’eau, qui ne sont ni Anglais ni Écossais, — qui ne dépendent ni du comté ni de la ville, comme nous disons, — qui échappent comme du vif argent. Vous pouvez aussi bien faire sortir en sifflant un veau marin de la Solway que mettre la main sur aucun de ces animaux-là, avant que toute cette affaire soit arrangée.

— M. Crosbie, la chose ne se passera point ainsi, répliqua le jeune homme ; il y a, parmi les personnes compromises dans cette malheureuse affaire, un personnage beaucoup plus important que les misérables dont vous venez de faire le portrait. — Je dois vous nommer un certain M. Herries. »

Il regarda fixement le prévôt en prononçant ce nom, et il le prononça plutôt à tout hasard et à cause de la relation que cet homme et sa nièce véritable ou supposée semblaient avoir avec le destin de Darsie Latimer, que d’après aucun motif bien précis de soupçon. Il crut reconnaître que le prévôt était embarrassé, quoiqu’il parût désirer beaucoup de prendre un air d’indifférence, ce à quoi il réussit en partie.

« Herries ! dit-il, — quel Herries ? — Il y a beaucoup de familles qui portent ce nom, — moins aujourd’hui qu’autrefois, sans doute, car les vieilles souches commencent à dépérir ; — mais nous avons encore Herries de Heathgill, Herries d’Auchintulloch, Herries de…

— Pour vous épargner tant de peine, la personne dont je vous parle s’appelle Herries de Birrenswork.

— De Birrenswork ? — ah ! j’y suis, M. Alan. Ne pouviez-vous pas aussi bien dire tout simplement le laird de Redgauntlet ? » Fairford était trop circonspect pour témoigner aucune surprise en apprenant que ces deux noms ne désignaient qu’une seule et même personne, bien qu’il ne s’y attendît pas. « Je croyais, dit-il, qu’on le connaissait plus généralement sous le nom de Herries. Je l’ai vu et je me suis trouvé en compagnie avec lui sans qu’on l’appelât autrement, voilà qui est sûr.

— Oh ! oui, à Édimbourg, vraisemblablement. Vous savez que Redgauntlet a été bien malheureux à une époque maintenant très-reculée ; et quoiqu’il ne fût pas plus enfoncé qu’un autre dans le bourbier, pourtant, par quelque cause particulière sans doute, il ne s’en est pas tiré si aisément.

— Il fut proscrit, à ma connaissance, et n’a pas obtenu sa grâce. »

Le prudent prévôt fit seulement un signe de tête affirmatif, et dit : « Vous pouvez donc imaginer pourquoi il est si convenable qu’il prenne le nom de sa mère, qui est aussi en partie le sien propre, lorsqu’il se trouve à Édimbourg. Porter son véritable nom, serait jeter une espèce de défi au gouvernement, vous comprenez ? Mais il y a long-temps qu’on ferme les yeux sur lui. — C’est aujourd’hui une bien vieille histoire, — et cet homme a d’excellentes qualités : il est d’une illustre et ancienne maison ; il a des cousins parmi les grands du jour, — il compte au nombre de ses parents l’avocat du roi et le shérif. — Les faucons, vous le savez, M. Alan, ne peuvent pas arracher les yeux aux faucons, — il a une parenté fort étendue ; — ma propre femme est sa cousine au quatrième degré.

Hinc illœ lacrymœ[110] ! » pensa Alan Fairford en lui-même ; mais les dernières paroles du magistrat le déterminèrent à s’avancer par les voies de la douceur et avec précaution. — « Je vous prie de bien comprendre, dit-il, que, dans l’enquête dont je vais m’occuper, je n’ai aucun mauvais dessein contre M. Herries, ou Redgauntlet, — appelez-le comme vous voudrez ; tout ce que je souhaite, c’est de savoir si mon ami est en sûreté. Je sais que c’était à lui une espèce de folie que d’aller, pour satisfaire un simple caprice et sous déguisement, dans le voisinage de la maison de ce même homme. Dans les circonstances où il se trouve, M. Redgauntlet peut avoir mal interprété ses motifs, et considéré Darsie Latimer comme espion. Son influence, je crois, est grande parmi les misérables dont vous parliez à l’instant ? »

Le prévôt répondit par un autre mouvement de tête aussi sagace que le premier, qui aurait fait honneur à lord Burleigh dans le Critique[111].

" Eh bien, continua Alan, il n’est pas impossible que, dans la fausse persuasion que M. Latimer venait pour l’espionner, il l’ait fait enlever d’abord, et qu’il le retienne prisonnier quelque part. — De semblables choses arrivent aux élections, et dans des occasions moins pressantes encore.

M. Fairford, » répliqua le prévôt avec chaleur, « j’ai peine à croire qu’une telle méprise soit possible ; ou si par un grand hasard elle avait lieu, Redgauntlet qui ne peut que m’être bien connu, puisqu’il est cousin de ma femme au premier, — je voulais dire au quatrième degré, Redgauntlet est absolument incapable de soumettre ce jeune homme à aucun mauvais traitement ; — il pourrait l’envoyer à Ailsay pour une nuit ou deux, peut-être le débarquer sur la côte septentrionale de l’Irlande, ou à Islay, ou dans quelqu’une des Hébrides ; mais, croyez-moi, il est incapable de toucher à un cheveu de sa tête.

— Je suis déterminé à ne point me payer de cette monnaie-là, prévôt, » répondit Fairford avec fermeté ; « et je suis fort surpris de vous entendre parler si légèrement d’une pareille agression contre la liberté d’un citoyen. Vous considérerez, et les amis de M. Herries, ou de M. Redgauntlet, feront tous très-bien de considérer de quelle manière sonner à l’oreille du secrétaire d’État anglais la nouvelle qu’un traître proscrit (car c’est le cas de cet homme) a non-seulement eu l’audace d’établir sa résidence dans les États du monarque contre lequel il a porté les armes, — mais est soupçonné d’avoir agi, par force ouverte et violence, contre la personne d’un fidèle sujet, contre un jeune homme qui ne manque ni d’amis ni de ressources pour se faire rendre justice. »

Le prévôt regarda le jeune avocat avec une figure où semblaient se peindre à la fois la méfiance, la crainte et le mécontentement. « Fâcheuse affaire ! dit-il enfin, fâcheuse affaire ! et il serait peut-être dangereux d’y intervenir. Je n’aimerais pas voir le fils de votre père jouer le rôle de délateur contre un infortuné.

— Aussi mon intention n’est-elle pas de jouer un pareil rôle, répondit Alan, pourvu que cet infortuné, comme vous dites, ou ses amis, me fournissent une occasion facile de pourvoir à la sûreté de mon propre client. Si je pouvais parler à M. Redgauntlet, et lui entendre expliquer les motifs de sa conduite, je serais probablement satisfait. Mais si je suis forcé de le dénoncer au gouvernement, ce sera pour délit de soustraction de personne. Je ne pourrai empêcher, et ce n’est pas d’ailleurs mon affaire, qu’il ne soit reconnu en sa qualité de proscrit excepté du pardon général.

— Maître Fairford, voudriez-vous donc causer, sur un vain soupçon, la ruine d’un innocent ?

— N’en parions plus, M. Crosbie ; mon plan de conduite est arrêté, — à moins qu’on ne prouve que ce soupçon est faux.

— Eh bien, monsieur, puisqu’il en est ainsi, puisque vous dites ne vouloir aucun mal à Redgauntlet personnellement, j’inviterai à dîner aujourd’hui avec nous un homme qui connaît ses affaires mieux que personne. Vous devez bien penser, M. Alan Fairford, que tout proche parent de ma femme que soit Redgauntlet, et quelque bien que je lui souhaite, pourtant je suis dans une position qui ne permet pas d’être toujours au fait de ses allées et de ses venues. Je ne suis pas homme à cela, — je tiens à l’église réformée, et j’abhorre le papisme ; — je me suis déclaré hautement pour la maison de Hanovre, pour la liberté et le droit de propriété. — J’ai porté les armes, monsieur, contre le Prétendant, lorsque trois chariots à bagages appartenant aux montagnards ont été arrêtés à Ecclefechan ; et j’ai surtout éprouvé une perte de cent livres…

— D’Écosse. Vous oubliez que vous m’avez déjà dit tout cela.

— D’Écosse ou d’Angleterre[112], la perte n’en était pas moins considérable pour moi. Vous voyez donc que je ne suis pas homme à m’en aller bras dessus bras dessous avec des jacobites, et des gens aussi exposés à être poursuivis que ce pauvre Redgauntlet.

— Accordé, accordé, M. Crosbie ; eh bien, après ?

— Après ! — il s’ensuit que, si je dois vous aider en cette occurrence, ce ne peut être d’après mes connaissances personnelles, mais par l’intermédiaire d’un agent convenable, ou d’une tierce personne.

— Accordé encore. Et, s’il vous plaît, qui pourra être cette tierce personne ?

— Qui en effet, sinon Pate Maxwell de Summertrees, — celui qu’on a surnommé Tête-en-Péril.

— Un homme de 45, vraisemblablement ?

— Vous en pourriez faire serment, — c’est un jacobite aussi noir que le vieux levain peut les faire ; mais un aimable convive, un joyeux compagnon, de sorte que personne de nous ne juge nécessaire de briser avec lui, malgré son babillage et sa fanfaronnade. À l’en croire, si on avait voulu suivre ses conseils à Derby, il aurait fait marcher Charles Stuart entre Wade et le duc, comme un fil passe par le trou d’une aiguille, et l’aurait conduit à Saint-James avant que vous puissiez dire : « En avant marche ! » Mais quoiqu’il soit un peu arrogant quand il conte ses vieilles histoires de guerre, il est beaucoup plus raisonnable que bien des gens ; — il entend les affaires, M. Alan, car il fut élevé pour le barreau ; mais il n’a jamais pris la robe, à cause du serment qui autrefois arrêtait plus de monde qu’aujourd’hui, — et c’est grand’pitié vraiment !

— Quoi ! êtes-vous fâché, prévôt, que le jacobinisme soit sur son déclin ?

— Non, non, — je suis seulement fâché que certaines gens n’aient plus les mêmes scrupules de conscience qu’ils avaient jadis. J’ai un fils que j’élève pour le barreau, M. Fairford ; et sans aucun doute, attendu mes services et mes pertes, j’aurais pu espérer quelque bonne place pour lui ; mais si les nobles familles s’en mêlent, — je veux dire les Maxwell, les Johnstone et les grands lairds, que la formalité du serment retenait depuis tant d’années, — de pauvres roturiers comme mon fils, et peut-être comme le fils de votre père, M. Alan, pourront bien rester au pied du mur.

— Pour en revenir à notre sujet, M. Crosbie, pensez-vous réellement que ce M. Maxwell puisse me servir dans cette affaire ?

— Rien de plus vraisemblable, car c’est la trompette de toute leur escouade ; et quoique Redgauntlet ne se gêne guère pour l’appeler parfois imbécile, il le consulte néanmoins plus souvent que personne à ma connaissance. Si Pate peut l’amener à un entretien, l’affaire est faite. C’est un fin matois que Tête-en-Péril.

— Tête-en-Péril ! voilà un singulier nom !

— Oui, et la manière dont il lui vint n’est pas moins singulière ; mais je ne vous la conterai pas, dans la crainte de lui couper l’herbe sous le pied ; car vous êtes sûr de lui entendre conter cette histoire-là une fois au moins, sinon plus souvent même, avant que le bol de punch soit remplacé par la théière. — Et maintenant adieu ; car voici la cloche du conseil qui sonne d’une rude façon, et si je n’y suis pas arrivé avant l’ouverture de la séance, le bailli Laurie me voudra jouer quelqu’un de ses mauvais tours. »

Le prévôt, répétant à M. Fairford qu’il espérait le revoir à deux heures, réussit enfin à se débarrasser du jeune avocat, et l’abandonna à lui-même. Celui-ci ne savait trop quelles mesures prendre. Le shérif paraissait être revenu à Édimbourg, et Alan considérant la répugnance manifeste du prévôt à intervenir dans les affaires de ce laird de Birrenswork, autrement dit Redgauntlet, craignait d’en trouver une beaucoup plus forte encore parmi les gentilshommes campagnards : car la plupart d’entre eux étaient catholiques aussi bien que jacobites, et les protestants même devaient être peu disposés à rompre avec des parents et des amis, en poursuivant des crimes politiques qui avaient presque encouru la prescription.

Recueillir tous les renseignements possibles, et n’avoir recours aux autorités supérieures que lorsqu’il serait à même de leur présenter l’affaire avec autant de clarté qu’elle en était susceptible, lui parut la meilleure marche à suivre parmi toutes ces difficultés. Il se mit en relation avec le procureur fiscal, qui, comme le prévôt, était un ancien correspondant de son père : il communiqua à cet officier public son intention de visiter Brokenburn ; mais il fut assuré par lui que ce serait une démarche qui l’exposerait lui-même à de grands périls, et n’amènerait aucun résultat ; que les individus qui avaient été les promoteurs de l’émeute étaient depuis long-temps en sûreté dans leurs différentes retraites, dans l’île de Man, dans le Cumberland et ailleurs, et que ceux qui pouvaient rester encore commettraient indubitablement des violences contre toute personne qui visiterait leur hameau avec l’intention de faire une enquête sur les derniers troubles.

Les mêmes objections ne se présentaient pas contre une visite à Mont-Sharon, où il s’attendait à trouver les nouvelles les plus récentes de son ami ; et il lui restait assez de temps pour s’y rendre avant l’heure indiquée par le prévôt pour le dîner. Chemin faisant, il se félicita d’avoir obtenu sur un point une information presque certaine. L’individu qui avait pour ainsi dire forcé M. Fairford père à lui donner l’hospitalité, et qui avait paru vouloir déterminer Darsie Latimer à visiter l’Angleterre, individu contre lequel une espèce d’avertissement avait été donné par une personne liée avec sa famille et vivant dans sa société, cet homme enfin se trouvait être un instigateur des troubles au milieu desquels Darsie avait disparu.

Quel pouvait être le motif d’un pareil attentat contre la liberté d’un jeune homme inoffensif ? Il était impossible qu’il fallût l’attribuer à une simple méprise de Redgauntlet, qui eut regardé Darsie comme espion. En effet, quoique telle fût l’explication que Fairford avait présentée au prévôt, il savait que, de fait, il avait été lui-même averti par sa singulière visiteuse d’un danger auquel son ami était exposé, avant qu’un semblable soupçon pût être conçu. De plus, toutes les recommandations données à Latimer par son tuteur ou par celui qui agissait comme tel, à savoir M. Griffiths de Londres, aboutissaient à la même défense. Alan n’était pas fâché, d’ailleurs, de n’avoir pas mis le prévôt Crosbie dans son secret plus qu’il n’était absolument nécessaire, puisqu’il était évident que la parenté de la femme de ce fonctionnaire avec l’individu suspect devait nuire à son impartialité comme magistrat.

Lorsque Alan Fairford arriva à Mont-Sharon, Rachel Geddes accourut au-devant de lui presque avant que le domestique lui eût ouvert la porte. Elle recula d’un air désappointé, quand elle aperçut une figure étrangère, et dit, pour excuser sa précipitation, « qu’elle avait cru que c’était son frère Josué qui revenait du Cumberland.

— M. Geddes n’est donc pas à la maison ? » dit Fairford, très-désappointé à son tour.

« Il est parti hier, ami, » répondit Rachel, qui était parvenue à reprendre l’air de quiétude qui caractérise la secte, mais ses joues pâles et ses yeux rouges donnaient un démenti formel à la tranquillité d’esprit qu’elle affectait.

« Je suis, » se hâta d’ajouter Fairford, « l’ami particulier d’un jeune homme qui ne vous est pas inconnu, miss Geddes, — l’ami de Darsie Latimer, — et j’arrive dans ce canton, en proie à la plus vive inquiétude, après avoir appris du prévôt Crosbie qu’il avait disparu la nuit même où l’on avait attaqué et détruit la pêcherie de M. Geddes.

— Tu m’affliges, ami, en venant chercher près de moi de pareils renseignements, » dit Rachel d’une voix plus triste qu’auparavant ; « car, quoique ce jeune homme ressemblât à ceux de la génération mondaine, qu’il fût confiant dans sa propre sagesse et prompt à s’abandonner au souffle de la vanité, pourtant Josué l’aimait, et son cœur saigne maintenant comme s’il eût été son propre fils. Et quand il échappa lui-même aux fils de Bélial, ce qui n’arriva qu’après qu’ils se furent lassés de le couvrir d’injures, de sots reproches et de sales plaisanteries, Josué, mon frère, retourna à plusieurs reprises vers eux, leur offrit de payer une rançon pour le jeune Darsie Latimer, leur promit en outre l’oubli de ce qui s’était passé : mais ils ne voulurent pas l’entendre. Il se présenta aussi devant le grand juge qu’on appelle shérif, et il l’aurait averti du péril que courait le jeune homme : mais on n’a jamais voulu l’écouter, à moins qu’il ne jurât de la vérité de ses paroles ; ce qu’il n’aurait pu faire sans péché, attendu qu’il est écrit : « Tu ne jureras point ; » — et ailleurs : « Bornons-nous à dire oui ou non. » Josué revint donc désolé vers moi, et dit : « Sœur Rachel, ce jeune homme s’est exposé pour moi au péril. Assurément je ne serai pas innocent si l’on touche à un seul des cheveux de sa tête, vu que j’ai eu tort de lui permettre de m’accompagner à la pêcherie, lorsqu’un pareil malheur me menaçait. Je vais donc prendre mon cheval, Salomon, et me diriger en toute hâte vers le Cumberland. Je me concilierai des amis, à l’aide du Mammon de l’iniquité, parmi les magistrats des gentils et les grands de la terre ; et tu peux compter que Darsie Latimer recouvrera la liberté, quand bien même il faudrait sacrifier la moitié de ma fortune. » — Et je répondis : « Non, mon frère, n’y va point ; car ils ne feront que t’assaillir d’insultes et de railleries ; mais gagne avec ton argent un de ces scribes, qui sont aussi ardents que des chasseurs à poursuivre leur proie ; et il arrachera par son adresse Darsie Latimer aux mains des hommes de violence, et ton âme sera innocente de tout mal envers ce pauvre garçon. » — Mais il répliqua : « Je ne souffrirai pas qu’on me contredise dans cette affaire. » Et il partit, et il n’est pas revenu, et je crains qu’il ne puisse jamais revenir ; car, quoiqu’il soit pacifique comme il convient à quiconque regarde toute violence comme une offense contre son âme, pourtant ni les flots de la mer, ni la crainte des pièges, ni l’épée nue que l’ennemi peut brandir sur son chemin, ne le détourneront de sa résolution. La Solway peut donc l’engloutir, elle glaive ennemi le percer. — Cependant mon espérance repose en celui qui dirige toute chose, qui dompte les vagues de l’Océan, qui déjoue les projets des méchants, et qui peut nous délivrer comme un oiseau du filet de l’oiseleur. »

Ce fut tout ce que Fairford put apprendre de miss Geddes : mais il l’entendit avec plaisir ajouter ensuite que le bon quaker, son frère, avait de nombreux amis dans le Cumberland, parmi les personnes de la même croyance religieuse ; et il se persuada que, sans courir autant de risques que semblait le redouter sa sœur, Josué serait à même de découvrir quelques traces de Darsie. Il retourna lui-même à Dumfries, après avoir laissé à miss Geddes son adresse en cette ville, en la priant avec instance de lui faire passer tous les renseignements qu’elle pourrait obtenir de son frère.

De retour à son hôtel, Fairford employa le peu d’instants qui lui restaient encore avant l’heure du dîner à écrire à M. Samuel Griffiths, par les mains de qui toutes les remises d’argent pour le service de son ami avaient été faites jusqu’à présent. Il exposa au banquier ce qui était arrivé à Darsie Latimer, et l’incertitude actuelle de sa position ; il lui demanda prompte communication de toutes les circonstances de l’histoire de son jeune ami qui pourraient le diriger, lui Alan Fairford, dans la poursuite qu’il allait entreprendre sur les frontières : il lui promit enfin de ne pas abandonner ces démarches avant d’avoir obtenu des nouvelles de son ami, mort ou vivant. Le jeune avocat se sentit plus à son aise après avoir terminé cette missive. Il ne pouvait aucunement concevoir pourquoi on en voulait à la vie de son ami ; il savait que Darsie n’avait rien fait qui pût autoriser à lui ravir légalement la liberté. Depuis peu d’années, de singulières histoires avaient bien couru dans le public, sur des hommes et des femmes qui avaient été enlevés de force, transportés dans des lieux solitaires et dans des îles éloignées, puis retenus là quelque temps pour servir par leur absence des projets intéressés ; mais de telles violences avaient surtout été pratiquées par le riche contre le pauvre, et par le puissant contre le faible ; tandis que, dans le cas actuel, ce M. Herries ou Redgauntlet, qui avait à redouter pour plus d’une raison la sévérité des lois, devait être le plus faible dans toute lutte qui pourrait s’établir. À la vérité, sa vive sollicitude pour son ami lui disait tout bas que le motif même qui rendait cet oppresseur moins formidable pouvait aussi le rendre plus désespéré. Mais, d’un autre côté, il se rappelait que les manières et le langage de M. Herries, à la table de son père, annonçaient un homme comme il faut, un homme d’honneur. Il en conclut que si son orgueil féodal pouvait porter un pareil homme à des actes de violence tels que les grands s’en permettaient volontiers autrefois, il était impossible qu’il voulût se souiller par un acte de scélératesse préméditée. Ce fut dans cette conviction qu’Alan Fairford alla dîner chez le prévôt Crosbie, le cœur un peu rassuré.


CHAPITRE XI.

SUITE DES AVENTURES D’ALAN FAIRFORD.

TÊTE-EN-PÉRIL.


Cinq minutes s’étaient écoulées depuis que l’horloge de la ville avait sonné deux heures, avant qu’Alan Fairford, qui avait eu à faire un petit détour pour mettre sa lettre à la poste, arrivât à la demeure du prévôt ; et il fut à la fois accueilli par ce dignitaire citadin et par le dignitaire campagnard, son hôte, comme par des personnes impatientes de dîner.

« Arrivez donc, M. Fairford ; — les horloges d’Édimbourg retardent sur les nôtres, dit le prévôt.

— Mais arrivez donc, jeune homme, s’écria le laird ; je me rappelle bien votre père, je l’ai connu il y a trente ans. — J’imagine que vous mangez la soupe aussi tard à Édimbourg qu’à Londres, à quatre heures, — hein ?

— Nous n’avons pas encore tant dégénéré de nos aïeux, répliqua Fairford ; mais il est certain que bon nombre de personnes à Édimbourg ont la mauvaise habitude de retarder leur dîner jusqu’à trois heures, pour avoir tout le temps de répondre à leurs correspondants de Londres.

— À leurs correspondants de Londres ! s’écria M. Maxwell ; et, je vous prie, que diable les habitants d’Auld-Reeckie ont-ils à faire avec des correspondants de Londres ?

— Il faut bien que les négociants demandent les marchandises dont ils ont besoin.

— Ne peuvent-ils donc pas acheter celles de nos manufactures d’Écosse et vider les goussets de leurs chalands d’une manière plus patriotique ?

— Puis les dames veulent avoir les modes nouvelles.

— Ne peuvent-elles relever leur plaids sur leur têtes, comme faisaient leurs mères ? Une pelisse de tartan et un nouveau bonnet de Paris par année, il ne faut rien de plus à une comtesse. Mais il ne nous reste pas beaucoup à présent, je crois. — Mareschal, Airley, Winton, Wemyss, Balmerino… Ah ! les comtesses et les dames de qualité n’occuperont plus maintenant trop de place dans votre salle de bal avec leurs nobles paniers.

— Il n’y manque pourtant pas de monde, monsieur ; on commence à parler de construire une nouvelle salle de réunion.

— Une nouvelle salle de réunion, s’écria le vieux laird jacobite ; — hem ! — Je me rappelle avoir caserné trois cents hommes dans la salle que vous avez maintenant. — Mais allons, allons ! — je ne vous adresserai pas plus de questions : — toutes vos réponses sentent les nouveaux parvenus, les nouveaux seigneurs, et ne servent qu’à me faire perdre l’appétit : ce qui serait dommage, puisque voilà mistress Crosbie qui vient, nous dire que la soupe est sur la table. »

C’était la vérité. Mistress Crosbie n’avait pas encore paru, car elle s’était livrée, comme Ève, « à des soins hospitaliers[113], » devoir dont elle ne se croyait exemptée, ni par le poste éminent qu’occupait son mari dans l’administration municipale, ni par la splendeur de sa robe de soie de Bruxelles, ni même par une prérogative dont elle était encore plus sûre, à savoir l’illustration de sa naissance ; car elle était née Maxwell, et alliée, comme son époux le rappelait souvent à ses amis, à plusieurs des premières familles du comté. Elle avait été belle, et c’était encore une femme de fort bonne mine pour son âge ; et quoique le coup d’œil qu’elle avait donné à la cuisine eût un peu coloré son teint, l’effet était celui qu’aurait produit une légère couche de rouge.

Le prévôt était certainement fier de son épouse, et même les mauvaises langues disaient qu’il avait peur d’elle ; car il courait un bruit sur toutes les femmes de la famille des Redgauntlet : n’importe quel homme elles épousassent, il y avait toujours, disait-on, une jument grise[114] au logis, aussi sûrement que l’on trouve un cheval blanc dans les tableaux de Wouverman. On supposait aussi que la bonne dame avait introduit avec elle certaines opinions politiques dans la maison de M. Crosbie ; et les membres du conseil municipal, ennemis du prévôt, avaient coutume de dire qu’il y prononçait de beaux discours contre le Prétendant, ainsi qu’en faveur du roi Georges et du gouvernement établi ; mais qu’il n’aurait pas osé en lâcher une syllabe dans sa chambre à coucher, et que de fait, l’influence absolue de sa femme l’avait souvent fait agir, ou l’avait paralysé d’une manière qui ne répondait nullement à ses magnifiques et nombreuses déclarations de zèle pour les principes de la révolution. Si ces bruits étaient véritables sous quelque rapport, il est certain, d’un autre côté, que Mistress Crosbie, en tout ce qui était extérieur, semblait reconnaître l’autorité légale et la juste suprématie du chef de la maison, sinon par un véritable respect pour son mari, du moins par égard pour les convenances.

Cette noble dame reçut M. Maxwell avec cordialité, à titre de cousin, et Fairford avec politesse, en même temps qu’elle répondait avec respect aux plaintes magistrales du prévôt sur ce que le dîner n’arrivait pas. « En effet, dit-elle, depuis que vous avez changé le pauvre Pierre Mac Alpin, qui était chargé de prendre soin de l’horloge de la ville, elle n’a pas été bien un seul jour.

— Pierre Mac Alpin, ma chère, répliqua le prévôt, se donnait trop d’importance pour la place qu’il occupait : il buvait des santés, et portait des toasts, comme il ne convient à personne d’en boire et d’en porter, encore moins à un individu qui est par sa place le serviteur du public. Ne m’a-t-on pas assuré qu’il avait dérangé le carillon d’Édimbourg en jouant : Rejoignons notre bon Charlie[115], et cela, le 10 juin ? C’est une brebis noire qui ne mérite aucune pitié.

— L’air n’est pas mauvais, après tout, » dit Summertrees, et, se tournant vers la fenêtre, il se mit moitié à fredonner, moitié à siffler l’air en question, puis chanta le dernier couplet à haute voix : —


Oui j’aime le nom de Charlie,
Bien que ce nom à tous ne soit pas cher :
Mais patience ! un jour l’affreux enfer
Réclamera des whigs la horde impie ;
Sur l’autre bord de l’immense Océan,
Nous saluerons une race chérie,
Et nous irons, pleins d’un sublime élan,
Vivre et mourir avec Charlie !


Mistress Crosbie regarda le laird en souriant à la dérobée, puis se hâta de prendre un air de profonde soumission ; tandis que le prévôt, ne se souciant pas d’entendre la chanson de son hôte, faisait un tour dans la chambre, avec la dignité et l’air d’indépendance que donne une autorité incontestable.

Eh bien ! en bien ! mon cher, » reprit la dame avec un air de soumission paisible, « vous connaissez votre affaire mieux que personne, et vous ferez comme bon vous semblera : — je ne dois pas m’en mêler ; — seulement, je doute que l’horloge de la ville aille jamais bien, et que vous puissiez prendre vos repas à des heures aussi régulières que je le souhaiterais, tant que Pierre Mac Alpin n’aura pas recouvré sa place. Le pauvre diable est vieux, il ne peut plus travailler, et n’a plus de quoi vivre, mais il n’a point son pareil pour régler une horloge.

On peut remarquer en passant que, malgré cette insinuation, deux séances du conseil se passèrent encore avant qu’on résolût de fermer les yeux sur les méfaits de l’horloger jacobite, et qu’on le rendît à ses fonctions pour régler le temps de la ville et l’heure des repas du prévôt.

Le dîner se passa gaiement. Summertrees causa et plaisanta avec l’insouciance aisée d’un homme qui se croit supérieur au reste de la compagnie. C’était un de ces hommes qui se targuent d’importance, et ses prétentions étaient soutenues par une taille majestueuse et un costume à l’avenant. Il portait un chapeau galonné en point d’Espagne ; son habit et son gilet avaient été jadis richement brodés, quoiqu’ils montrassent presque la corde aujourd’hui ; son jabot et ses manchettes étaient d’une riche dentelle, quoique l’un fût grossièrement plissé et que les autres fussent passablement sales ; gardons-nous enfin d’oublier la longueur de sa rapière à poignée d’argent. Son esprit, ou plutôt son humeur, frisait le sarcasme, et indiquait un homme mécontent ; et quoiqu’il ne témoignât aucun déplaisir quand le prévôt se permettait une répartie, il semblait pourtant supporter cette liberté par simple tolérance, comme un maître d’armes, tirant avec un élève, laisse parfois le jeune adepte lui porter une botte, mais dans la simple intention de l’encourager. En attendant, les plaisanteries du laird obtenaient un merveilleux succès, non seulement auprès du prévôt et de sa femme, mais encore auprès d’une jeune fille au bonnet garni de rubans rouges, et aux joues rouges comme ses rubans, qui servait à table, et qui pouvait à peine remplir décemment ses fonctions, tant les saillies de Summertrees faisaient d’effet sur elle. Alan Fairford résistait seul à ce torrent de gaieté, et la chose était d’autant moins étonnante, qu’outre l’important sujet qui occupait ses pensées, la plupart des bons mots du laird consistaient en fines allusions à de petites aventures de paroisse ou de famille, que le jeune habitant d’Édimbourg ne connaissait aucunement ; de sorte que les éclats de rire de la compagnie retentissaient à son oreille comme le vain pétillement d’un fagot d’épines qu’on brûle pour faire bouillir une marmite, avec cette différence qu’ils n’accompagnaient et n’aidaient aucune opération utile.

Fairford vit avec plaisir enlever la nappe. Alors le prévôt Crosbie, non sans recevoir plus d’une fois les avis de sa femme sur la proportion exacte des ingrédients, termina la composition d’un généreux bol de punch. À cette vue les yeux du vieux jacobite semblèrent rayonner de joie, les verres se formèrent en rond autour du vase, furent remplis, et retirés chacun par le convive qui l’avait avancé. Enfin le prévôt porta emphatiquement la santé suivante : « Au roi ! » Et en même temps il lançait à Fairford un regard qui semblait dire : « Vous ne pouvez douter de qui je veux parler ; il serait inutile de désigner la personne par son nom. »

Summertrees répéta le toast, en faisant du coin de l’œil un signe d’intelligence à la dame, tandis que Fairford vidait son verre en silence.

« Eh bien, jeune avocat, dit le propriétaire jacobite, je suis content de voir qu’il y a encore quelque pudeur dans la docte faculté, si l’honnêteté ne s’y rencontre guère. Quelques-unes de vos robes noires, aujourd’hui, font aussi bon marché de l’une que de l’autre.

— Du moins, monsieur, répliqua Fairford, je tiens assez de l’avocat pour ne pas entrer volontairement dans la discussion d’une cause que je ne suis pas chargé de défendre : — ce serait perdre mon temps et ma peine.

— Allons, allons, interrompit mistress Crosbie, ne nous querellons pas dans cette maison, à propos de whigs ou de torys. — Le prévôt sait ce qu’il peut dire, et je sais, moi, ce qu’il doit penser. Malgré tout ce qui s’est passé et se passe encore, il pourra bien venir une époque où les honnêtes gens oseront dire ce qu’ils pensent.

— Entendez-vous cela, prévôt ? dit Summertrees : Votre femme est sorcière, mon homme ; vous devriez clouer un fer à cheval au-dessus de la porte de votre chambre[116]…! — ah ! — ah ! — ah ! »

Cette saillie ne réussit pas tout à fait aussi bien que les premiers traits d’esprit qu’avait lancés le laird. La dame se renfrogna, et le prévôt dit, comme en aparté : « Une plaisanterie vraie n’est plus une plaisanterie. Vous trouverez le fer à cheval rudement chaud, Summertrees.

— Vous parlez sans doute par expérience, prévôt, répliqua le laird ; mais je vous demande pardon. — Je n’ai pas besoin de dire à mistress Crosbie que j’ai tout le respect convenable pour l’ancienne et honorable maison de Redgauntlet.

— Et vous avez, ma foi ! bien raison ; vous qui leur touchez de si près, repartit la dame ; et qui connaissez bien non-seulement les membres de la famille ici présents, mais encore ceux qui n’y sont pas.

— C’est la pure vérité, et vous pouvez bien le dire, madame, répliqua le laird, car le pauvre Harry Redgauntlet, qui fut exécuté pour la bonne cause à Carlisle, était avec moi comme le gant avec la main, et pourtant nous nous quittâmes sans de longs adieux.

— Oui, Summertrees, dit le prévôt ; ce fut quand vous jouâtes le rôle de Trompe-la-Potence, et qu’on vous baptisa du surnom de Tête-en-Péril. Je voudrais bien que vous contassiez cette histoire à mon jeune ami que voilà : comme tous les hommes de la loi, il aime à entendre le récit d’un bon tour.

— Je suis surpris de votre manque de circonspection, prévôt, » répondit le laird, absolument comme un chanteur, quand il refuse de faire entendre un air qu’il a déjà sur le bout de la langue. « Vous devriez ne pas oublier qu’il est certaines vieilles histoires sur lesquelles on ne peut pas toujours revenir sans compromettre la sûreté des gens qu’elles concernent. Tace[117], en latin, veut dire chandelle.

— J’espère, dit mistress Crosbie, que vous ne craignez pas qu’on aille redire hors de cette maison la moindre chose à votre préjudice, Summertrees. J’ai déjà entendu cette histoire ; mais plus je l’entends, plus je la trouve merveilleuse.

— Oh ! madame, il y a maintenant plus de neuf jours qu’on s’en émerveille, et il est temps de n’y plus songer, » répliqua Maxwell.

Fairford crut alors que la politesse lui commandait de dire, « qu’il avait souvent ouï parler de l’inconcevable évasion de M. Maxwell, et que rien ne pourrait lui faire plus de plaisir que d’en entendre la véritable version. »

Mais Summertrees restait inébranlable : il ne voulait pas abuser des loisirs de la compagnie en contant « de si vieilles et si absurdes aventures de guerre.

— Hé bien ! hé bien ! dit le prévôt, il faut laisser un homme volontaire faire ses volontés. — Que pensez-vous donc, vous autres gens du comté, des troubles qui commencent à agiter les colonies ?

— C’est excellent, monsieur, excellent ; quand les choses en viennent au pire, elles s’améliorent : or voilà qu’elles empirent joliment. — Mais quant à ce fameux exploit dont vous parliez tout à l’heure, si vous insistez pour que je vous en donne les détails, » — dit le laird qui commençait à s’apercevoir que le moment de conter son histoire avec grâce s’éloignait grand train.

« Non, répliqua le prévôt, ce n’était pas pour moi, mais pour ce jeune homme.

— Hé bien ! pourquoi ne satisferais-je pas l’envie de ce jeune homme ? — Je vais seulement boire à la santé des honnêtes gens, tant en Écosse qu’en pays étrangers, et au diable les autres ! Et maintenant ; — mais vous l’avez déjà entendue, mistress Crosbie ?

— Pas assez souvent pour la trouver ennuyeuse, je vous assure, » répondit la dame.

Et, sans de plus amples préliminaires, le laird adressa la parole à Alan Fairford.

« Vous avez entendu parler d’une année qu’on appelle 1745, jeune homme, lorsque les têtes des hommes du Sud firent pour la dernière fois connaissance avec les claymores écossaises. Il y avait alors dans le pays des bandes de braves enfants qu’on nommait rebelles. — Je n’ai jamais pu savoir pourquoi. — Certaines gens auraient dû grossir leur nombre, qui ne l’ont jamais grossi, prévôt. — Puisse-t-il, en punition de leur lâcheté, ne leur rester, comme au village de Traquhair, d’autre abri que le firmament et les bois. — Eh bien, l’affaire se termina enfin. On ficha en terre une multitude de certains poteaux, et les cous allongés devinrent à la mode. Je ne me souviens pas au juste à quel propos je parcourus la campagne avec poignard et pistolets à ma ceinture, pendant cinq ou six mois de l’année, ou à peu près. Mais j’eus un pénible réveil après un songe bizarre. Je me trouvai, par une matinée brumeuse, allant à pied, ma main gauche, dans la crainte sans doute qu’elle ne s’égarât, passée dans une menotte, comme ils appellent cela, tandis que la main droite du pauvre Harry Redgauntlet était passée dans l’autre menotte jointe à la mienne par une chaîne ; et nous cheminions ainsi avec une vingtaine d’autres environ, que leurs bêtes avaient enfoncés aussi avant que nous-mêmes dans le bourbier, accompagnés d’une garde d’habits rouges aux ordres d’un sergent, et de deux files de dragons, pour nous tenir tranquilles et animer un peu notre marche. Or, si cette manière de voyager n’était pas très-agréable, le but du voyage n’avait rien non plus qui le recommandât beaucoup ; car vous comprenez, jeune homme, qu’on ne s’avisait pas de faire juger les pauvres diables de rebelles par un jury de leurs concitoyens, quoiqu’on eût pu trouver assez de whigs en Écosse pour nous pendre tous ; mais on aimait mieux nous mener au galop pour être jugés à Carliste, ou les bourgeois avaient été si effrayés que, si vous aviez traduit tout un clan de montagnards à la fois devant le tribunal, les magistrats se seraient bouché les yeux avec leurs mains, et auraient crié : « Pendez-les tous ! simplement pour qu’il n’en fût plus question.

— Oui, oui, dit le prévôt, c’était une loi bien commode, je vous en réponds.

— Commode ! s’écria la femme, commode ! je voudrais que les auteurs de cette loi passassent par un jury que je leur nommerais !

— Le jeune avocat pense, sans doute, que c’était agir avec toute justice, » reprit Summertrees en regardant Fairford, « un vieux légiste pourrait penser autrement. Cependant il fallait trouver un bâton pour battre le chien, et l’on en choisit un lourd. Hé bien ! je gardais mon sang-froid mieux que mon compagnon, pauvre diable ; car j’avais le bonheur de n’avoir à songer ni à femme ni à enfants, et Harry Redgauntlet avait tout cela. — Vous avez vu Harry, mistress Crosbie ?

— Oui vraiment ! » répondit-elle avec le soupir que nous donnons à d’anciens souvenirs dont l’objet n’existe plus. « Il n’était pas si grand que son frère, mais plus gentil garçon du reste. Depuis son mariage avec cette riche héritière anglaise, on disait qu’il était devenu moins Écossais qu’Édouard.

— Alors on mentait, dit Summertrees ; le pauvre Harry n’était pas un de ces grands parleurs, de ces fanfarons qui jasent de ce qu’ils ont fait hier et de ce qu’ils feront demain ; c’était quand il fallait faire une chose au moment même qu’Harry Redgauntlet était votre homme. Je le vis à Culloden, quand tout était perdu, terminer plus de besogne que vingt de ces fameux fiers-à-bras ; tellement que les soldats mêmes qui le prirent se disaient les uns aux autres de ne pas lui faire de mal, — car quelqu’un en avait donné l’ordre, prévôt, — et c’était un hommage bien dû à la bravoure. Eh bien, tandis que je marchais à côté d’Harry, je le sentis soulever ma main au milieu du brouillard du matin, comme s’il voulait s’essuyer les yeux, — car il ne pouvait prendre cette liberté sans ma permission, — et mon cœur était prêt à se briser pour lui, ce pauvre diable ! Cependant j’avais toujours été essayant et puis essayant encore à rendre ma main aussi mince que celle d’une dame, pour voir si je pourrais la retirer de mon bracelet de fer. Vous pouvez croire, » dit-il en étendant sa grosse et large main sur la table, « que j’avais fort à faire avec un pareil poing qui ressemble à une épaule de mouton ; mais, si vous observez bien, les os des poignets sont d’une bonne taille : on avait donc été contraint de laisser la menotte un peu lâche. Enfin je réussis à l’en ôter et à l’y remettre ; et le pauvre Harry était tellement absorbé dans ses réflexions, que je ne pouvais lui faire remarquer ce que je faisais.

— Et pourquoi donc ? demanda Alan Fairford, qui commençait à s’intéresser à l’histoire.

— Parce qu’il se trouvait une malencontreuse bête de dragon tout près de nous, de chaque côté ; et si je l’avais mis dans la confidence, en parlant à Harry, il ne se serait point passé long-temps avant qu’une balle de pistolet eût traversé mon chapeau. — Je n’avais donc rien de mieux à faire qu’à songer à moi-même, et, sur ma conscience, il était bien temps, car j’avais le gibet devant les yeux. Nous fîmes halte pour déjeuner à Moflat. Je connaissais parfaitement les marais que nous traversions : car, à une époque bien différente, j’avais chassé avec chiens et faucon sur chaque arpent de terre de ce pays. J’attendis donc, vous comprenez, que nous fussions sur le versant des monts Errickstone. — Vous connaissez cet endroit, on l’appelle la Place aux Bœufs du Marquis, parce que nos coquins d’Annandale avaient coutume d’y amener les bestiaux qu’ils avaient volés. »

Fairford confessa son ignorance.

« Vous devez l’avoir vu en vous rendant ici : on dirait que quatre montagnes réunissent leurs têtes ensemble pour empêcher le jour de pénétrer dans l’espace creux qui les sépare. C’est un maudit abîme, un vilain trou profond et noir, qui commence au bord même de la route, et descend par la pente la plus perpendiculaire où jamais bruyères ont planté leurs racines. Au fond coule un petit filet d’eau que vous croiriez à peine pouvoir se frayer un passage pour sortir des montagnes qui le serrent si étroitement de tous les côtés.

— Triste endroit, en effet, dit Alan.

— Permis à vous de le dire, continua le laird ; mais, quelque mauvaise que fût la place, c’était mon seul espoir de salut ; et, quoique la chair de poule me vînt quand je songeais au terrible saut que j’allais faire, je ne perdis pas pourtant un instant courage. Au moment donc où nous arrivâmes au bord de la Place aux Bœufs, je retirai ma main du bracelet de fer, en criant à Redgauntlet : « Suis-moi ! » Aussitôt, je me glissai sous le ventre du cheval d’un dragon ; — je m’entortillai dans mon plaid ; — je me jetai à plat ventre, car il n’y avait pas moyen de se tenir sur ses pieds, et je roulai du haut en bas de la montagne par dessus bruyères, ronces et épines, comme un tonneau qui descend au fond des celliers de Chalmers dans Auld-Reckie[118]. Par Dieu ! monsieur, je ne puis jamais m’empêcher de rire quand je pense comme ces gredins d’habits rouge doivent avoir été niais ; car, le brouillard étant fort épais, comme je l’ai dit, ils ne se croyaient pas, j’imagine, si près d’un pareil endroit. J’étais déjà à moitié chemin ; car on va plus vite à rouler qu’à courir, — avant qu’ils eussent pu saisir leurs armes ; et alors des pif ! pif ! pif ! pan ! pan ! pan ! — sur tout le bord de la route ; mais j’avais la tête trop meurtrie pour penser à autre chose qu’aux pierres contre lesquelles je me heurtais. Je parvins cependant à conserver ma présence d’esprit, chose qui a paru miraculeuse à toutes les personnes qui ont jamais vu l’endroit ; je travaillai des mains aussi bravement que possible, et enfin j’arrivai au fond. Je m’y arrêtai un moment ; mais l’idée d’un gibet vaut à elle seule toutes les essences et tous les sels pour faire revenir un homme à lui. Je me relevai en sautant comme un poulain de quatre ans. Toutes les montagnes dansaient autour de moi comme autant de ces grandes toupies qui bourdonnent si fort ; mais je n’avais pas le temps d’y penser, d’autant plus que la décharge des armes à feu avait en partie dissipé le brouillard. Je pus apercevoir mes bandits comme autant de corbeaux au faîte de la montagne ; et je pense qu’ils m’aperçurent aussi, car quelques-uns des coquins commencèrent à essayer de descendre ; mais vous auriez dit de vieilles femmes en jupon rouge, revenant d’un sermon en plein champ, plutôt que des gaillards aussi souples que moi. En conséquence, ils s’arrêtèrent bientôt, et chargèrent leurs armes. Bonsoir, messieurs, bonsoir, pensai-je en moi-même, puisque vous le prenez sur ce ton. Si vous avez le moindre mot à m’adresser, il vous faudra venir jusqu’à Carriefraw-Gaws. Je pris alors mes jambes à mon cou, et jamais chevreuil ne courut aussi vite dans les montagnes. Je ne m’arrêtai plus avant d’avoir mis trois ruisseaux raisonnablement profonds, puisqu’on était dans le temps des pluies, une demi-douzaine de montagnes, et quelques milliers d’acres des plus mauvais marécages d’Écosse, entre mes amis les habits rouges et moi.

— Ce fut cet exploit qui vous mérita le surnom de Tête-en-Péril, » dit le prévôt en remplissant les verres. Et, tandis que son hôte, animé par les souvenirs que réveillait en lui cette histoire, promenait ses regards autour de la table avec un air de triomphe qui sollicitait la sympathie et les applaudissements, M. Crosbie s’écria : « Tenez, à votre bonne santé, et puissiez-vous ne jamais exposer une seconde fois votre cou à pareil risque !

— Hum ! — Je ne sais pas trop, répondit Summertrees ; il n’est pas probable que je puisse être tenté par une autre occasion. — Pourtant, qui sait ? » Et il parut alors réfléchir.

« Puis-je demander ce que devint votre ami, monsieur ? dit Alan Fairford.

— Ah ! le pauvre Harry, répliqua Summertrees. Je vous répondrai, monsieur, qu’il faut du temps pour se décider à courir un pareil risque, comme dit mon ami le prévôt. Neil Maclean, — qui se trouvait immédiatement derrière nous, mais qui eut le bonheur d’échapper à la potence par je ne sais quel autre tour de sa façon, — m’a conté qu’en me voyant déguerpir, le pauvre Harry demeura comme privé de mouvement, quoique tous nos compagnons de captivité fissent autant de tumulte que possible, pour distraire l’attention des soldats. Enfin, pourtant, il se mit à s’enfuir aussi ; mais il ne connaissait pas les lieux, et, soit trouble du moment, soit qu’il jugeât la descente trop perpendiculaire, il gravit la montagne à gauche, au lieu de se précipiter dans l’abîme qui était à droite, de façon qu’il fut aisé de le poursuivre et de le reprendre. S’il avait imité mon exemple, il aurait trouvé, comme moi, des bergers qui l’auraient caché et nourri de pain d’orge et de la chair de moutons morts de la clavelée, jusqu’à ce que les temps fussent devenus meilleurs.

— Il fut donc exécuté pour la part qu’il avait prise à l’insurrection ? dit Alan Fairford.

— Vous pouvez en faire serment, répondit Summertrees. Son sang était trop rouge pour être épargné dans une époque où l’on avait besoin d’une pareille teinture. Il fut exécuté, monsieur, comme vous dites, — c’est-à-dire, qu’il fut assassiné de sang-froid, avec bien d’autres bons gaillards encore. — Hé bien ! notre jour peut venir aussi, et prochainement, — ce qui est différé n’est pas perdu, — on nous croit tous morts et enterrés ; — mais… » — Là il remplit son verre, proféra quelques imprécations inintelligibles, le vida, et reprit son air de calme habituel, qui avait été un peu troublé vers la fin de son récit.

— Qu’est donc devenu l’enfant de M. Redgauntlet ?

— De master[119] Redgauntlet ? — C’était sir Henri Redgauntlet, comme son fils, s’il vit encore, doit être sir Arthur. — Je l’appelais Harry, à cause de notre intimité, et Redgauntlet, comme chef de sa famille. — Son véritable nom était sir Henri Redgauntlet.

— Vous craignez donc que son fils ne soit mort ? C’est pitié de voir une si noble famille sur le point de s’éteindre !

— Il a laissé un frère, reprit Summertrees, Hugh Redgaunlet, qui est maintenant le représentant de la race. Et il la représente bien ; malheureux sous beaucoup de rapport, il soutiendra l’honneur de sa maison mieux que ne ferait un bambin élevé parmi les parents de la femme de sir Henri. Ils ne sont pas compères et compagnons avec les Redgauntlet. Ce sont de maudits whigs, dans toute la force du mot. La dame s’était mariée en dépit de la famille. Pauvre créature ! ils ne voulaient pas lui permettre d’aller voir son mari dans la prison ; — ils avaient même la bassesse de l’abandonner sans secours pécuniaires ; et, comme tous ses domaines étaient saisis ou pillés, il aurait manqué du dernier nécessaire sans l’attachement d’un brave garçon, qui était un joueur de violon fameux, — un aveugle. — Je l’ai vu moi-même avec sir Henri, avant que l’affaire éclatât, et pendant qu’elle allait son train. J’ai ouï dire qu’il jouait dans les rues de Carlisle, et portait l’argent qu’il ramassait à son maître enfermé dans le château.

— Je n’en crois pas un mot, » dit mistresse Crosbie, rouge d’indignation. « Un Redgauntlet fût mort vingt fois avant de toucher au salaire d’un joueur de violon.

— Bah ! bah ! bah ! sottise et orgueil que tout cela ! répondit le laird de Summertrees. Tel chien qui fait le dédaigneux mange souvent les restes les plus sales, cousine Crosbie. — Vous ne savez pas, à ce qu’il paraît, ce que certains de vos amis étaient obligés de faire jadis pour une écuelle de soupe ou un morceau de gâteau d’avoine. — Dieu me confonde ! j’ai moi-même porté une roue de rémouleur pendant plusieurs semaines, autant pour gagner mon pain que pour me déguiser. — Et je m’en allais faisant bizz — bizz — whizz — zizz, à la porte de chaque vieille femme. Si jamais vous aviez besoin de faire aiguiser vos ciseaux, mistress Crosbie, je serais votre homme, pourvu que ma roue fût encore en état.

— Il faudrait d’abord me demander permission, dit le prévôt ; car je me suis laissé dire que vous aviez la gaillarde habitude de prendre un baiser au lieu d’une pièce de deux sous, si vous trouviez la pratique gentille.

— Allons, allons, prévôt, » interrompait la dame en se levant, « si la liqueur commence à vous échauffer la tête, il est temps que je me retire. — Veuillez passer dans mon appartement, messieurs, quand il vous faudra une tasse de thé. »

Alan Fairford ne fut pas fâché du départ de la dame. Elle semblait trop jalouse de l’honneur de la famille des Redgauntlet, quoique seulement cousine au quatrième degré, pour ne pas s’alarmer des questions qu’il se proposait de faire sur la résidence actuelle du chef de cette maison. Des soupçons étranges et confus s’éveillèrent dans son esprit, au souvenir imparfait de l’histoire racontée par Willie le voyageur, et l’idée qui se présenta à lui fut que Darsie Latimer pourrait bien être le fils de l’infortuné sir Henri. Mais, avant de s’abandonner à de telles conjectures, le principal était de découvrir ce que son ami était réellement devenu. S’il était entre les mains de son oncle, ne pourrait-il pas y avoir quelque rivalité de fortune ou de rang qui portât un homme aussi farouche que Redgauntlet à prendre des mesures rigoureuses contre un jeune homme qu’il ne pourrait plier à ses volontés ? Il examina ces conjectures en silence, tandis que les verres accomplissaient de nombreuses révolutions autour du bol de punch : il attendait toujours que le prévôt, comme celui-ci en avait fait lui-même la proposition, voulut bien entamer le sujet pour lequel il s’était surtout donné la peine de présenter le jeune avocat à M. Maxwell de Summertrees.

Apparemment le prévôt avait oublié sa promesse, ou du moins il ne se hâtait pas de la remplir. Il disserta avec beaucoup de chaleur sur la taxe du timbre qui était alors imposée aux colonies américaines, et sur d’autres questions politiques du jour, mais il ne lâchait pas un mot de Redgauntlet. Alan vit bientôt que, pour obtenir les renseignements qu’il désirait, il fallait mettre lui-même le sujet sur le tapis, et il se détermina à le faire.

Pour exécuter cette résolution, il saisit la première occasion que lui présenta une pause dans la discussion de la politique coloniale, pour dire : « Je dois vous rappeler, prévôt Crosbie, votre obligeante promesse de me procurer quelques informations sur l’affaire qui m’inquiète à si juste titre.

— Diable ! » répliqua le prévôt après un moment d’hésitation, « Vous avez raison. M. Maxwell, nous désirerions vous consulter sur une affaire très-importante. Vous devez savoir, — ou plutôt, je pense que vous n’êtes pas sans avoir entendu dire que les pêcheurs de Brokenburn et de la partie supérieure de la Solway ont fait main basse sur les filets à pieux du quaker Geddes et les ont détruits de fond en comble.

— Oui, j’ai entendu parler de cette affaire, prévôt ; et j’ai été bien aise d’apprendre que ces misérables avaient encore assez de sentiment pour se faire justice d’une invention qui aurait pu faire, des pêcheurs en amont, des espèces de poules propres à couver le poisson, que les gens placés en aval auraient pris et mangé.

— Bien, monsieur, dit Alan, ce n’est point là ce qui nous touche. Mais un jeune homme de mes amis se trouvait avec M. Geddes lorsque ces procédés violents eurent lieu ; et depuis lors on n’a plus eu de nouvelles de ce jeune homme. Or, votre ami le prévôt pense que vous pouvez être en état de nous dire… »

Là il fut interrompu par le prévôt et par Summertrees, qui parlèrent tous deux à la fois, le premier s’efforçant de faire croire qu’il ne prenait aucun intérêt à la question, le second cherchant à se dispenser d’y répondre.

« Moi penser ! s’écria le prévôt ; je n’y ai jamais pensé deux fois en ma vie : ce n’est pour moi ni chair ni poisson.

— Moi être en état de vous dire ! s’écria en même temps M. Maxwell de Summertrees ; que diable puis-je vous conseiller de faire, sinon d’envoyer le sonneur par la ville crier votre brebis perdue, comme on crie des épagneuls ou des chevaux égarés ?

— Je vous demande pardon, » dit Alan avec calme, mais d’un ton ferme, « je suis en droit d’attendre une réponse plus sérieuse.

— En vérité, M. l’avocat, je pensais que votre devoir était de donner des avis aux sujets de Sa Majesté, et non d’en demander à de pauvres gentilshommes campagnards bien stupides.

— Si nous ne devons pas positivement demander des avis, nous devons parfois adresser des questions[120], M. Maxwell.

— Oui monsieur, quand vous avez votre perruque et votre robe, force est à nous de vous accorder le privilège ordinaire qu’elles vous donnent, celui de dire tout ce qu’il vous plaît ; mais lorsque vous n’êtes pas en fonctions, le cas change. Comment diable, monsieur, pouvez-vous supposer que j’aie pu prendre quelque part aux violences commises par les pêcheurs, ou que j’en sache plus que vous sur ce qui est arrivé ? Votre question est fondée sur une supposition incivile.

— Je vais m’expliquer, » dit Alan, déterminé à ne pas donner à M. Maxwell le moindre prétexte de couper court à la conversation. « Vous êtes l’intime de M. Redgauntlet ; — il est accusé d’avoir pris part à cette émeute, et d’avoir soumis à une détention forcée la personne de mon ami, Darsie Latimer, jeune homme qui jouit d’une belle fortune et d’une certaine importance, et je suis venu ici dans l’intention expresse de m’assurer de son sort. Tel est le simple exposé de l’affaire ; et toutes les parties intéressées, — votre ami particulièrement, — auront lieu de se féliciter de la modération avec laquelle je me propose de conduire cette affaire, si l’on me traite avec une franchise réciproque.

— Vous ne m’avez pas compris, » répliqua Maxwell, prenant alors un ton beaucoup plus tranquille ; « je vous ai dit que j’étais l’ami de feu sir Henri Redgauntlet, qui fut exécuté, en 1745, à Haribie, près Carlisle, mais je n’ai parmi mes connaissances personne qui porte à présent le nom de Redgauntlet.

— Vous connaissez M. Herries de Birrenswork, » dit Alan en souriant, « à qui le nom de Redgauntlet appartient. »

Maxwell lança en dessous au prévôt un regard de reproche, mais il dérida aussitôt son front, et répondit au jeune avocat avec confiance et candeur : « Il ne faut pas vous fâcher, M. Fairford, si de pauvres rebelles qui n’ont pas prêté serment sont un peu sur le qui vive, lorsque des jeunes gens rusés comme vous leur adressent de semblables demandes. Moi-même aujourd’hui, quoique je sois entièrement retiré des affaires, et que je puisse enfoncer mon chapeau comme il me plaît sur la place de la bourse en plein soleil ou au clair de lune, j’ai tellement eu l’habitude de marcher avec le pan de mon manteau relevé sur ma figure, que, sur ma parole, si un habit rouge passe soudain à côté de moi, je voudrais encore avoir pour le moment ma roue et ma pierre à repasser sur le dos. Or, Redgauntlet, mon pauvre camarade, se trouve dans un cas plus critique, — il est encore, et vous pouvez l’avoir entendu dire, sous le coup de la loi, — le signe de réprobation est encore sur son front, le pauvre diable ! — C’est pourquoi nous sommes circonspects — très-circonspects ; mais je suis convaincu qu’il n’y a aucun motif de l’être avec vous ; car jamais, avec votre ton et vos manières, on ne serait capable de tourmenter un malheureux.

— Bien au contraire, monsieur, dit Fairford, je désire donner aux amis de M. Redgauntlet l’occasion de le tirer d’embarras, en effectuant la délivrance immédiate de Darsie Latimer. Je le jure, si mon ami n’a pas souffert de plus grand mal physique qu’une courte détention, je laisserai la chose passer tranquillement sans faire aucune enquête ; mais si l’homme qui a commis une grande et récente infraction aux lois déjà menaçantes à son égard, veut obtenir un résultat aussi désirable, il faut que la faute soit réparée dans le plus bref délai possible. »

Maxwell sembla perdu dans ses réflexions, et échangea avec son hôte le prévôt un ou deux regards qui n’étaient guère de contentement ni de félicitation. Fairford se leva et fit quelques tours dans la chambre, pour leur permettre de causer ensemble ; car il espérait que l’impression qu’il avait évidemment faite sur M. Summertrees amènerait à la fin quelque chose de favorable à son projet. Ils saisirent l’occasion et se mirent à causer à voix basse, parlant tous deux avec chaleur, et le laird prenant un ton de reproche, tandis que le prévôt répondait d’un air embarrassé pour en venir à sa justification. Quelques phrases interrompues de leur entretien arrivèrent aux oreilles de Fairford, dont ils semblaient oublier la présence, et qui se tenait à l’autre bout de la chambre : là, il était occupé en apparence à examiner les figures d’un superbe écran indien, présent fait au prévôt par son frère, capitaine d’un vaisseau au service de la compagnie des Indes. Les mots qu’il entendait de temps à autre lui firent comprendre que sa mission et l’opiniâtreté avec laquelle il la poursuivait occasionnaient une altercation entre les deux interlocuteurs.

Maxwell laissa enfin échapper cette fin de phrase : « … lui donner une belle et salutaire frayeur, et le renvoyer chez lui avec la queue échaudée, comme un chien qui est venu marauder sur le domaine d’autrui. »

Le dissentiment du prévôt s’énonçait en termes formels ; — « Il n’y faut pas penser ! — c’est rendre le mal pire encore ! — ma place ! — mes services ! — vous ne pouvez concevoir combien il est entêté : — absolument comme son père. »

Ils se mirent alors à causer à voix encore plus basse, et enfin le prévôt relevant sa tête, qu’il avait tenue baissée sur sa poitrine, s’écria d’un ton enjoué : « Allons, asseyez-vous, M. Fairford, et reprenez votre verre ; nous avons réuni nos idées, et vous verrez que ce ne sera pas notre faute si vous n’êtes pas entièrement satisfait, et si M. Darsie Latimer ne redevient pas bientôt libre de mettre son violon sous son menton. Mais Summertrees pense qu’il faudra que vous couriez vous-même risque de votre personne, et peut-être la chose ne vous sourit-elle guère.

— Messieurs, répliqua Fairford, je ne reculerai certainement devant aucun péril pour parvenir à mon but : mais je me fie à vos consciences ; — à la vôtre, M. Maxwell, comme homme d’honneur et gentilhomme ; — à la vôtre, prévôt, comme magistrat et loyal sujet : vous ne me tromperez pas dans cette affaire.

— Quant à moi, dit Summertrees, je vous dirai la vérité sur-le-champ, et vous avouerai avec franchise que je puis certainement trouver moyen de voir Redgauntlet, le pauvre homme ! et que je le trouverai, si vous insistez le moins du monde ; que même je le conjurerai de vous traiter comme votre mission le demande ; mais le pauvre Redgauntlet est bien changé, — d’autant plus, qu’à vrai dire, son caractère n’a jamais été des meilleurs ; pourtant, je vous garantis que vous ne courrez pas un grand péril.

— Je m’en garantirai bien moi-même, répliqua Fairford, en me faisant accompagner d’une force convenable.

— Pour sûr, dit Summertrees, vous n’en ferez rien ; car, en premier lieu, croyez-vous que nous voulions livrer le pauvre diable entre les mains des Philistins, quand, au contraire, ma seule raison pour vous remettre la clef que je vais vous confier est le désir d’arranger les choses à l’amiable sur tous les points ? Et secondement, ses intelligences s’étendent si loin, et sont si habilement dirigées, que, si vous l’approchiez avec des soldats, ou des constables, ou des gens de cette espèce, je vous en réponds sur ma tête, jamais vous ne lui mettriez un grain de sel sur la queue. »

Fairford réfléchit un instant. Il considéra que parvenir à voir cet homme terrible et à connaître la position de son ami étaient des avantages qu’il ne pouvait acheter trop cher même à ses risques personnels. Il comprit parfaitement que, s’il adoptait la marche la plus sûre pour lui-même et recourait à l’assistance des lois, il n’obtiendrait certainement pas les renseignements dont il avait besoin pour se guider. Dans tous les cas, Redgauntlet serait averti du péril qui le menaçait, et probablement quitterait le pays, emmenant avec lui son prisonnier. Il répéta donc : « Je m’en rapporte à votre honneur, M. Maxwell, et j’irai seul trouver votre ami. Je ne doute pas que je ne parvienne à lui faire entendre raison, et que je ne reçoive de lui une explication satisfaisante sur sa conduite envers M. Latimer.

— Je n’en doute guère moi-même, répliqua M. Maxwell de Summertrees ; mais encore ce ne sera qu’à la longue, et après avoir éprouvé des retards et des inconvénients. Ma garantie ne va pas plus loin.

— Je la prendrai telle qu’elle m’est donnée, dit Alan Fairford. Mais encore une question, s’il vous plaît : ne vaudrait-il pas mieux, puisque vous évaluez si haut la sûreté de votre ami, et que certainement vous ne voudriez pas de gaieté de cœur compromettre la mienne, ne vaudrait-il pas mieux, dis-je, que le prévôt ou vous-même vous vinssiez avec moi chez cet homme, s’il ne réside pas à une distance trop éloignée, pour essayer de lui faire entendre raison ?

— Moi ! — je ne bougerai pas de la longueur de mon pied, s’écria le prévôt ; c’est une chose, M. Alan, dont vous pouvez être certain. M. Redgauntlet est cousin de ma femme au quatrième degré, c’est un point incontestable ; mais fût-il le dernier de sa famille et de la mienne, il siérait mal à un magistrat de se mettre en rapport avec des rebelles.

— Oui, ou de boire avec des gens qui n’ont pas prêté serment, » répliqua Maxwell en remplissant son verre. « Je m’attendrais aussi bien à rencontrer Claverhouse à une prédication en plein champ. Mais quant à moi, M. Fairford, je ne puis vous accompagner, précisément par le motif contraire. Il serait infra dignitatem que le prévôt de cette très-florissante et très-loyale ville fît société avec Redgauntlet ; et pour ce qui me concerne, on dirait noscitur à socio[121]. La poste porterait à Londres la nouvelle que deux jacobites tels que Redgauntlet et moi se sont rencontrés dans une caverne de la montagne : l’habeas-corpus serait suspendu : — la renommée sonnerait la charge de Carlisle à Land’s-End[122] ; — et qui sait si le vent seul de la rumeur publique ne ferait pas envoler mon domaine entre mes doigts, ne me précipiterait pas encore du haut en bas des monts Errickstane ? Non, non ; donnez-moi une minute : — je m’en vais dans le cabinet du prévôt vous écrire une lettre pour Redgauntlet, et je vous donnerai le moyen de la lui remettre.

— Il y a une plume et de l’encre dans l’étude, » dit le prévôt en montrant du doigt la porte d’un appartement dans lequel étaient son bureau en bois de noyer et son casier en bois des îles.

« Une plume qui peut écrire, j’espère ? demanda le vieux laird.

— Elle peut écrire et même orthographier, en bonne main, » répondit le prévôt, tandis que le laird se retirait et fermait la porte sur lui.


CHAPITRE XII.

SUITE DES AVENTURES D’ALAN FAIRFORD.

LA LETTRE.


M. Maxwell de Summertrees ne fut pas plus tôt sorti de l’appartement, que le prévôt se mit à regarder d’un air fort inquiet en bas, en haut et autour de la chambre, approcha sa chaise de celle du seul hôte qui lui restait, et se mit à lui parler d’une voix si basse qu’il n’aurait pas effrayé la plus petite souris qui court sur un parquet.

« M. Fairford, dit-il, vous êtes un bon garçon, et, qui plus est, vous êtes le fils de mon vieil ami. Votre père a été procureur de notre ville pendant maintes années, et n’a que du bien à dire du conseil ; il y a donc eu des obligations entre lui et moi : elles peuvent être soit d’un côté soit de l’autre, mais enfin il y a eu des obligations entre nous. Je suis un homme franc, M. Fairford, et j’espère que vous me comprenez.

— Je crois que vous me voulez du bien, prévôt, et je suis sûr que jamais vous ne trouverez une meilleure occasion de me prouver votre attachement.

— C’est cela ! — c’est précisément où je voulais en venir, M. Alan. D’ailleurs je suis, comme il convient à ma position, tout dévoué à l’Église et au roi, et j’entends par là le clergé et l’État tels qu’ils sont actuellement constitués ; c’est pourquoi, comme je vous le disais, vous pouvez compter sur… sur mes avis.

— Je compte aussi sur votre assistance et votre coopération.

— Certainement, certainement. Hé bien ! maintenant, vous comprenez qu’on peut aimer l’Église, et néanmoins ne pas se mettre à califourchon sur le faîte du toit ; qu’on peut aimer le roi, et néanmoins ne pas faire passer de force sa santé par le gosier des malheureuses gens qui peuvent préférer par hasard un autre souverain. J’ai des amis et des parents parmi ces gens-là, M. Fairford, comme votre père peut y avoir des clients. — Ils sont de chair et d’os comme nous, ces pauvres diables de jacobites ; — ils sont fils d’Adam et d’Ève après tout ; c’est pourquoi — j’espère que vous me comprenez ; je suis un homme franc.

— J’ai peur de ne pas tout à fait vous comprendre, et si vous avez quelque chose à me dire en particulier, mon cher prévôt, vous feriez mieux d’aller droit au fait ; car ce laird de Summertrees va avoir fini sa lettre dans une minute ou deux.

— Que non pas, mon homme. — Tête-en-Péril est un drôle qui a l’esprit vif. Mais sa plume ne galope pas sur le papier comme ses chiens de chasse à travers les taillis de Tinwald. Je lui ai lancé un petit lardon à ce propos, si vous avez remarqué ; je puis tout dire à Tête-en-Péril, moi : — de fait, il est proche parent de ma femme.

— Mais votre avis, prévôt ? » dit Alan, qui s’apercevait que, comme un cheval peureux, le digne magistrat s’éloignait toujours du but où il voulait parvenir, à l’instant même où il semblait en approcher.

« Eh bien, je vais vous le donner avec franchise, car je suis un homme franc. — Voyez-vous, nous supposerons qu’un ami, tel que vous, soit tombé dans le trou le plus profond du Nith[123], et se démène pour n’y pas périr. Maintenant, voyez-vous, tel étant le cas, je ne dois pas concevoir l’espérance de le sauver, attendu que je suis gros, que j’ai les bras courts, et que je ne nage pas : de quoi servirait-il donc que je me jetasse après lui ?

— Je vous comprends, je crois. Vous pensez que la vie même de Darsie Latimer est en danger.

— Moi ! — je n’en pense rien du tout, M. Alan ; mais si la chose était, comme j’espère qu’elle n’est pas, le sang qui coule dans ses veines n’est pas le même qui coule dans les vôtres, M. Alan.

— Mais voilà votre ami Summertrees qui m’offre une lettre pour votre M. Rcdgauntlet : — que dites-vous à cela ? Moi ! M. Alan, je ne dis pas plus ceci que cela ; mais vous ignorez encore ce que c’est que de regarder un Redgauntlet en face. Essayez plutôt avec ma femme qui n’est leur cousine qu’au quatrième degré, avant de vous exposer avec le laird en personne : — parlez-lui seulement un peu de la révolution, et voyez quel regard elle pourra vous lancer.

— Je vous laisse le soin de soutenir tous les feux de cette batterie, prévôt. Mais répondez-moi en homme, — pensez-vous que Summertrees agisse loyalement avec moi ?

Loyalement ? — le voilà qui vient — loyalement ? Je suis un homme franc, M. Fairford — mais n’avez-vous pas dit loyalement ?

— Je l’ai dit, et il est de la plus grande importance pour moi de savoir et pour vous de m’éclairer sur cet article ; car si vous ne le faites point, vous pouvez être complice d’un meurtre convenu d’avance, et dans des circonstances même qui le feraient ressembler à un meurtre avec préméditation.

— Meurtre ! — qui parle de meurtre ! — il n’y a pas de meurtre à craindre, M. Alan : — seulement…, si je dois vous dire toute ma pensée… » — Alors, il approcha sa bouche de l’oreille du jeune avocat, et après un violent et douloureux effort, pareil à ceux d’une femme en travail, il accoucha heureusement de son avis dans les termes suivants : — « Jetez un coup d’œil sur la lettre de Tête-en-Péril avant de la remettre à son adresse. »

Fairford tressaillit, regarda le prévôt fixement et en face, et resta muet. M. Crosbie, avec la satisfaction de soi-même qu’éprouve un homme qui est enfin parvenu à s’acquitter d’un grand devoir, aux dépens d’un sacrifice pénible, clignait de l’œil et fronçait les sourcils en regardant Alan, comme pour donner plus de force à son avis ; puis avalant un large verre de punch, il répéta, avec le soupir d’un homme délivré d’un pesant fardeau ; Je suis un homme franc, M. Fairford.

— Un homme franc ! » dit Maxwell qui rentrait dans la chambre en cet instant, avec la lettre à la main. — « Prévôt, je ne vous ai jamais entendu vous servir de cette expression que quand vous aviez quelque méchant tour de votre métier à jouer aux autres. »

Le prévôt eut l’air assez sot, et le laird de Summertrees lança un regard perçant et soupçonneux à Alan Fairford, qui le soutint avec l’intrépidité habituelle aux hommes de sa profession. — Il y eut alors un moment de silence.

« J’essayais, dit le prévôt, de dissuader notre jeune ami de cette folle expédition.

— Et moi, dit Fairford, je suis bien décidé à l’accomplir. M’en rapportant à vous, monsieur Maxwell, je crois me fier, comme je l’ai dit déjà, à la parole d’un gentilhomme.

— Je vous garantis de toute conséquence sérieuse : — Il faut vous attendre à quelques inconvénients.

— J’y suis complètement résigné, et vous me voyez tout prêt à en courir les risques.

— Eh bien, alors, jeune homme, il faut que vous alliez…

— Je vais vous laisser seuls, messieurs, » dit le prévôt en se levant ; « lorsque vous aurez fini de causer d’affaires, vous me trouverez chez ma femme auprès de la table à thé.

— Et jamais vieille femme plus accomplie n’en a bu une tasse, » répliqua Maxwell en fermant la porte ; « il se range toujours au dernier avis, n’importe qui le donne ; — et pourtant, comme il sait toujours bien se tirer d’embarras, comme il a la langue passablement déliée, comme il tient à d’assez bonnes familles, et surtout comme personne n’a jamais pu découvrir s’il est whig ou tory, voilà trois fois qu’on le nomme prévôt. — Mais venons au fait. Ce billet, M. Fairford, » continua-t-il en lui mettant dans la main une lettre cachetée, « est adressé, vous le voyez, à M. H — — de B — — , et vous servira de lettre de créance auprès de ce gentilhomme, qui est aussi connu sous son nom de famille Redgauntlet ; mais on le lui donne moins fréquemment, parce qu’il est mentionné d’une façon peu flatteuse dans certain acte du parlement. Je doute peu que M. H. ne vous donne toute satisfaction quant à la sûreté de votre ami, et qu’il ne lui rende bientôt la liberté, dans le cas, du moins, où il le retiendrait en ce moment. Mais l’essentiel est de découvrir sa retraite, — et avant que vous ayez pris connaissance de cette partie très-nécessaire de votre expédition, il faut que vous me donniez votre parole d’honneur que vous n’informerez personne, ni de vive voix, ni par écrit, de la démarche que vous allez faire.

— Comment, monsieur, pouvez-vous espérer que je ne prenne pas la précaution d’avertir certaines gens de la route que je vais prendre, afin qu’en cas d’accident on puisse savoir où je suis, et dans quelle intention j’y suis allé ?

— Et pouvez-vous espérer, » répondit Maxwell sur le même ton, « que je remette la sûreté de mon ami non-seulement entre vos mains, mais encore entre celles des personnes qu’il vous plaira de choisir pour confidentes, et qui pourraient tirer de ces renseignements les moyens de le perdre ? — Non, — non. — J’ai juré ma parole que vous ne courez aucun péril, vous devez me donner la vôtre que vous garderez le secret sur ce que je vous apprendrai : — donnant, donnant, — vous savez ? »

Alan Fairford ne put s’abstenir de penser que cette obligation de garder le secret donnait une teinte nouvelle et suspecte à toute cette transaction ; mais, considérant que la délivrance de son ami pouvait dépendre du fait d’accepter la condition proposée, il déclara s’y soumettre avec la ferme résolution de l’exécuter.

« Et maintenant, monsieur, dit-il, où dois-je aller avec cette lettre ? M. Herries est-il à Brokenburn ?

— Il n’y est pas : je ne pense pas qu’il y revienne avant que l’affaire des filets à pieux soit assoupie, et je ne lui conseillerais pas d’y revenir. — Les quakers, avec toute leur froideur, peuvent bien pousser la malice aussi loin que les autres. — Or, quoique je n’aie pas la prudence de M. le prévôt, qui refuse de savoir où ses amis sont cachés durant l’adversité, de peur, sans doute, qu’on ne le prie de venir à leur secours ; pourtant, je ne pense pas qu’il soit nécessaire ni prudent de m’enquérir de tous les lieux où réside Redgauntlet, ce pauvre diable : mais je souhaite d’être toujours parfaitement libre de répondre, si l’on m’interroge à ce sujet : « Je n’en sais rien. » Vous irez donc à Annan, chez le vieux Tom Trumbull, ou Tam Turnpenny, comme on l’appelle ; et il est certain ou qu’il saura lui-même où est Redgauntlet, ou qu’il trouvera des gens à même de vous le faire promptement savoir. Mais il faut bien vous attendre que le vieux Turnpenny ne voudra répondre à aucune question à cet égard avant que vous lui donniez le mot d’ordre. Vous le ferez, pour le moment qui court, en lui demandant l’âge de la lune ; s’il répond : « Elle ne donne pas assez de lumière pour débarquer une cargaison, » il faudra lui répondre : « Alors, au diable les almanachs d’Aberdeen ! » et ensuite il entrera, sans plus se gêner, en conversation avec vous. — Maintenant, je vous conseillerais de ne pas perdre de temps, car on change souvent le mot d’ordre, — et de prendre garde à vous parmi les gaillards qui travaillent au clair de lune, car les lois et les hommes ne sont pas pour eux de grands objets de vénération.

— Je partirai à l’instant même, répliqua le jeune avocat ; je vais seulement dire adieu au prévôt et à mistress Crosbie, et je monterai ensuite à cheval aussitôt que le valet d’écurie de l’auberge du Roi-Georges aura eu le temps de seller mon cheval. — Quant aux contrebandiers, je ne suis ni douanier ni inspecteur, et, de même que l’homme qui rencontre le diable, s’ils n’ont rien à me dire, eux, je n’ai rien à leur dire, moi.

— Vous êtes un brave jeune homme, » dit Summertrees avec un air de bienveillance qui augmentait évidemment à mesure qu’il voyait cette ardeur et ce mépris du danger : car il ne s’attendait sans doute pas à trouver de pareilles qualités dans Fairford, d’après son physique faible et sa profession. « Vous êtes un jeune gaillard très-brave, vraiment ! — et c’est presque un malheur… » Là, il s’arrêta court.

— Quel malheur ?

— C’est presque un malheur que je ne puisse aller moi-même avec vous, ou du moins vous donner un guide sûr. »

Ils se rendirent alors tous deux à la chambre à coucher de mistress Crosbie ; car c’était dans cet asile que les dames de l’époque servaient leur thé, lorsque le salon était occupé par le bol de punch.

« Vous avez été d’une sagesse exemplaire ce soir, messieurs, dit mistress Crosbie ; j’ai peur, Summertrees, que le prévôt ne vous ait pas fait le punch aussi bon que de coutume. Ordinairement vous n’êtes pas si pressé de quitter le bol. Je ne vous dis rien, à vous, monsieur Fairford, car vous êtes encore un trop jeune homme pour boire une tonne, et vous quereller ; mais j’espère que vous ne direz pas aux gens comme il faut d’Édimbourg que le prévôt vous a ôté le verre de la bouche, comme dit la chanson.

— Je suis très-reconnaissant des bontés du prévôt et des vôtres, madame, répliqua Alan ; mais la vérité est que j’ai encore une longue course à faire ce soir, et plus tôt je serai à cheval, mieux vaudra.

— Ce soir ? » s’écria le prévôt d’un air inquiet ; « ne feriez-vous, pas mieux d’attendre jusqu’à demain, pour voyager à la lumière du jour ?

— M. Fairford voyagera aussi bien par la fraîcheur du soir, » dit Summertrees prévenant la réponse qu’Alan avait déjà sur les lèvres.

Le prévôt n’ajouta plus un mot, sa femme ne fit plus aucune question, et ni l’un ni l’autre ne témoigna aucune suprise du départ si soudain de leur hôte.

Après avoir bu sa tasse de thé, Alan Fairford prit congé de la compagnie avec le cérémonial d’usage. Le laird de Summertrees sembla jaloux d’empêcher toute communication ultérieure entre lui et le prévôt, et resta à se promener sur le palier de l’escalier pendant qu’ils se faisaient leurs adieux. Il entendit le prévôt demander à Alan s’il comptait revenir bientôt, et Alan répliquer qu’il ignorait combien il resterait de temps en route ; — il observa aussi la poignée de main, accompagnée d’un : « Dieu vous bénisse et vous protège ! » que le prévôt prononça avec plus de chaleur qu’à l’ordinaire en quittant son jeune ami. Maxwell accompagna Fairford jusqu’à l’auberge du Roi-Georges, quoique résistant à toutes les tentatives que faisait l’avocat pour obtenir de nouveaux renseignements sur Redgauntlet, et le renvoyant à Tom Trumbull, autrement dit Turnpenny, pour les détails qu’il pourrait juger nécessaire de connaître.

Enfin le bidet d’Alan fut amené : animal à long cou, à os saillants, accoutré de deux valises contenant la garde-robe de voyage du cavalier. Montant avec fierté en avant de son petit bagage, et nullement honteux d’une manière de voyager qu’un M. Silvertongue[124] moderne regarderait comme la dernière des dégradations, Alan Fairford prit congé du vieux jacobite, Tête-en-Péril, et se mit en route vers le bourg royal d’Annan. Ses réflexions chemin faisant ne furent pas des plus agréables. Il ne pouvait se déguiser à lui-même qu’il se jetait un peu trop témérairement au pouvoir de gens mis hors la loi et aigris par le désespoir ; car c’était seulement avec de pareils individus qu’un homme, dans la situation de Redgauntlet, pouvait faire société. Il y avait encore d’autres sujets de crainte. Certains signes d’intelligence entre mistress Crosbie et le laird de Summertrees n’avaient pas échappé à la perspicacité d’Alan, et certes les dispositions du prévôt à son égard, qu’il croyait bonnes et sincères, ne pouvaient être assez fermes pour combattre l’influence de cette ligue formée entre sa femme et son ami. Les adieux du prévôt, comme l’amen de Macbeth[125], lui étaient restés au gosier, et semblaient vouloir dire qu’il appréhendait des dangers plus grands que ceux dont il avait osé parler.

Réunissant tous ces petits faits ensemble, Alan pensa, non sans quelque inquiétude, au passage célèbre de Shakspeare : —


— Une goutte
Qui va dans l’Océan chercher une autre goutte[126].


Mais la persévérance était un des traits principaux du caractère du jeune avocat. Il était bien différent du cheval qui, plein de feu au commencement de la route, se fatigue avant midi par suite de sa trop vive ardeur du matin. Au contraire, ses premiers efforts paraissaient souvent ne pas devoir suffire à l’accomplissement de son entreprise, et c’était seulement à mesure que les difficultés de sa tâche augmentaient que son esprit semblait acquérir l’énergie nécessaire pour les combattre et les vaincre. Si donc il marchait avec inquiétude à cette expédition incertaine et périlleuse, le lecteur doit être certain néanmoins qu’il ne lui vînt, même en passant, aucune idée de renoncer à sa recherche, et d’abandonner Darsie Latimer à sa destinée.

Une couple d’heures de marche le conduisirent à la petite ville d’Annan située sur les rives de la Solway, où il arriva entre huit et neuf heures. Le soleil s’était couché, mais le jour n’avait pas encore disparu, et quand il eut mis pied à terre et pourvu à ce que son cheval fût soigneusement pansé dans la principale auberge de l’endroit, il n’eut pas de peine à trouver quelqu’un qui pût le conduire chez l’ami de M. Maxwell, le vieux Tam Trumbull, que tout le monde semblait parfaitement connaître. Il tâcha de tirer du jeune garçon qui lui servait de guide, quelques renseignements sur la profession et l’état de cet homme ; mais les phrases bien générales de : « homme très-respectable — jouissant d’une certaine considération dans le monde », et autres semblables, furent tout ce qu’il put en obtenir ; et tandis que Fairford continuait son investigation en interrogeant de toutes les manières, le jeune homme mit fin aux questions en frappant à la porte de M. Trumbull, dont la demeure fort décente était à quelque distance de la ville, mais extrêmement proche de la mer. L’édifice faisait partie d’une petite rangée de maisons qui s’avançaient jusqu’au bord de l’eau, avec des jardins par derrière. On entendait chanter à l’intérieur un psaume écossais, et la réflexion du guide : « Ils font leurs dévotions, monsieur, » signifiait que peut-être ne les admettrait-on pas avant que les prières fussent terminées.

Pourtant, lorsque Fairford eut de nouveau frappé à la porte avec le bout de son fouet, la psalmodie cessa, et M. Trumbull lui-même, portant à la main son livre de psaumes qu’il tenait entr’ouvert à l’aide de son doigt placé entre les feuillets, vint demander quel était le motif de cette interruption intempestive.

Rien dans tout son extérieur ne semblait annoncer ni le confident d’un conspirateur désespéré, ni le complice de gens mis hors la loi qui se livraient à un commerce de contrebande. Il était grand, maigre ; il avait les os du visage saillants ; des cheveux blancs et bien peignés tombaient tout droit des deux côtés de sa figure ; enfin, son teint était d’une couleur gris de fer, et les traits, ou plutôt comme Quin le disait de Macklin[127], les cordages de sa physionomie étaient si bien adaptés à un air de dévotion et même d’ascétisme, que cet air n’y laissait aucune place à une expression d’audace téméraire et d’adroite dissimulation. Bref, Trumbull semblait être un parfait échantillon de l’ancien et rigide covenantaire qui disait seulement ce qu’il croyait juste, n’agissait jamais d’après un autre principe que celui du devoir, et s’il commettait des erreurs, les commettait par suite de la persuasion intime qu’il servait Dieu plutôt que les hommes.

« Avez-vous besoin de me parler ? dit-il à Fairford, dont le guide était resté en arrière comme pour échapper aux reproches du sévère vieillard : — nous étions occupés, et nous sommes dans la nuit du samedi au dimanche. »

Toutes les conjectures d’Alan Fairford furent tellement dérangées par l’extérieur et les manières de cet homme, qu’il resta un moment tout ébahi : il eût plutôt songé à dire le mot d’ordre à un ministre descendant de chaire, qu’au respectable père de famille qu’il venait d’interrompre dans les prières qu’il offrait au ciel en faveur des objets de ses affections, qui priaient tous avec lui. Concluant à la hâte que M. Maxwell s’était permis une mauvaise plaisanterie, ou plutôt qu’il se méprenait sur la personne à laquelle il était adressé, il demanda s’il parlait à M. Trumbull.

« Thomas Trumbull, répondit le vieillard ; — quelle affaire vous amène ? » Et il jeta un regard sur le livre qu’il tenait à la main, avec un soupir pareil à celui d’un saint impatient de quitter ce monde.

« Connaissez-vous M. Maxwell de Summertrees ? » dit Fairford.

« J’ai entendu parler d’un homme qui porte ce nom et qui demeure dans les pays voisins de la mer, mais je ne le connais nullement, répondit M. Trumbull ; il est papiste, à ce que j’ai ouï dire : car la prostituée qui siège sur les sept collines n’a pas encore cessé de répandre dans nos contrées la coupe de l’abomination.

— C’est lui pourtant qui m’a envoyé ici. Se trouverait-il une autre personne que vous qui portât votre nom dans cette ville d’Annan ?

— Aucune, depuis que mon digne père fut rappelé au ciel : c’était une brillante lumière en ce monde. — Je vous souhaite le bonsoir, monsieur.

— Attendez encore un moment. C’est une affaire où il y va de vie ou de mort.

— Elle n’est pas plus importante que celle de déposer le fardeau de nos péchés, » répliqua Trumbull en faisant mine de fermer la porte au nez du questionneur.

« Connaissez-vous le laird de Redgauntlet ?

— Maintenant que le ciel me défende contre la trahison et la rébellion ! Jeune homme, vous êtes importun. Je demeure ici avec les miens, et je n’ai aucun rapport avec des jacobites et des marchands de messes. »

Il fit semblant de vouloir fermer la porte, mais il ne la ferma point, circonstance qui n’échappa point à l’attention d’Alan.

« M. Redgauntlet, dit-il, est parfois appelé Herries de Birrenswork ; peut-être le connaissez-vous mieux sous ce nom ?

— Ami, vous êtes incivil. D’honnêtes gens ont déjà fort à faire de conserver un seul nom sans tache. Je ne connais pas les gens qui en portent deux. — Bonsoir, l’ami. »

Cette fois il allait vraiment pousser la porte sans plus de cérémonie à la figure de son visiteur, lorsque Alan, qui avait remarqué que le nom de Redgauntlet ne semblait pas être tout à fait aussi indifférent à M. Trumbull qu’il voulait bien le prétendre, l’arrêta dans l’exécution de son dessein, en disant à voix basse : « Du moins vous pouvez me dire quel est l’âge de la lune. »

Le vieillard recula comme d’étonnement, et avant de répondre jeta sur l’individu qui l’interrogeait ainsi un regard vif et perçant qui semblait vouloir dire : « Êtes-vous réellement en possession de cette clef de ma confiance, ou ne parlez-vous ainsi que par pur accident ? »

À ce pénétrant coup d’œil de méfiance, Alan répondit par un sourire d’intelligence.

Les muscles de fer du visage du vieillard ne se relâchèrent pourtant pas tandis qu’il laissait tomber, comme par mégarde, de sa bouche la seconde partie du mot d’ordre : « Elle ne donne pas assez de lumière pour débarquer une cargaison.

— Alors au diable les almanachs d’Aberdeen !

— Au diable aussi tous les sots qui perdent le temps ! — Ne pouviez-vous donc me tenir ce langage tout d’abord ? — Et rester là à jaser au milieu de la rue ! entrez, voyons ? Entrez ! »

Il entraîna son visiteur dans l’allée obscure de la maison, et referma soigneusement la porte ; puis allongeant la tête dans une pièce qui, à en juger par les voix bruyantes qui retentissaient au dedans, était remplie par sa famille et ses gens, il dit tout haut : « Une œuvre de nécessité et de merci. — Malachie, prenez le livre : — vous chanterez les douze premiers versets du dix-neuvième psaume ; vous lirez encore un chapitre des Lamentations de Jérémie. — De plus, Malachie, ajouta-t-il à voix plus basse, — voyez à leur débiter quelques bribes de sermon qui les tiendra jusqu’à ce que je revienne, sinon ces étourdis-là sortiraient de la maison, iraient courir les cabarets, perdre un temps précieux, et peut-être manquer la marée du matin. »

Quelques mots inintelligibles, prononcés à l’intérieur, annoncèrent que Malachie avait l’intention de se conformer aux ordres qui lui étaient donnés ; et M. Trumbull, fermant la porte, retira la clef de la serrure et la mit dans sa poche en murmurant : « Chose bien enfermée est bien gardée ; » puis, engageant son visiteur à prendre garde à ses pas et à ne pas faire de bruit, il lui fit traverser la maison, et l’introduisit par une porte de derrière dans un petit jardin. Là, une allée sablée les conduisit sans qu’aucun voisin pût les apercevoir, à une autre porte pratiquée dans le mur d’enceinte. C’était une entrée particulière dans une écurie pour trois chevaux : il n’y en avait qu’un seul pour le moment, mais il se mit à hennir. « Paix ! paix ! cria le vieillard, et aussitôt il appuya ses exhortations au silence par une poignée d’avoine qu’il jeta dans la mangeoire, et l’animal, cessant ses hennissements, fit entendre le bruit que produisent les chevaux en mangeant leur provende. »

Comme le jour avait presque disparu, le vieillard, avec plus d’agilité qu’on ne s’y serait attendu d’après la rigidité de sa figure, ferma en une minute les volets, prit un briquet phosphorique et des allumettes, alluma une lanterne d’écurie, qu’il posa sur le coffre à l’avoine, puis adressa la parole à Fairford : « Nous sommes seuls ici, jeune homme ; et comme il y a déjà quelque temps de perdu, vous allez avoir la bonté de me dire tout nettement quel est le but de votre mission. Est-ce pour affaires commerciales ou pour l’autre entreprise ?

— Ma seule affaire avec vous, M. Trumbull, est de vous prier de m’indiquer le moyen de remettre cette lettre de M. Maxwell de Summertrees au laird de Redgauntlet.

— Hum ! une fâcheuse corvée ! — cette tête de Maxwell sera toujours le vieil homme, — toujours Tête-en-Péril, Péril-en-Tête, à ce que je vois. Montrez-moi sa lettre. »

Il l’examina avec beaucoup de soin, la tournant et la retournant dans tous les sens, regardant surtout le cachet avec attention. « Tout est en règle, je vois ; et elle porte la marque particulière qui indique qu’elle est pressée. Je bénis mon Créateur de n’être ni grand moi-même, ni compagnon des grands : aussi, lorsque je me mêle de ce qui les concerne, n’est-ce jamais que pour les aider un peu, par suite d’affaires. — Vous êtes étranger à ce pays, j’imagine ? »

Fairford répondit affirmativement.

« Oui ! — reprit le vieillard, — je ne les ai jamais vus faire un choix plus sage : — il faut que j’appelle quelqu’un pour vous indiquer ce que vous avez à faire. — Attendez, mieux vaut aller le trouver, je crois. Vous m’êtes bien recommandé, l’ami, et sans doute l’on peut se fier à vous ; car vous allez en voir plus que je n’en montre à tout le monde, par suite d’affaires. »

En parlant ainsi, il plaça sa lanterne à terre, auprès d’un poteau qui marquait une des trois places destinées aux chevaux, tira un petit verrou qui le fixait au sol, puis poussant le poteau de côté, il découvrit une trappe très-étroite. « Suivez-moi, » dit-il, et il s’enfonça dans la descente souterraine dans laquelle cette ouverture secrète donnait accès.

Fairford s’engouffra après lui, non sans crainte de plus d’une espèce, mais toujours décidé à poursuivre son aventure.

La descente, qui ne se prolongeait pas au delà de six pieds, conduisait à un passage très-resserré, qui semblait avoir été construit tout exprès pour qu’il fût impossible d’y pénétrer si l’on se trouvait être seulement d’un pouce plus gros que M. Trumbull lui-même. Une petite chambre voûtée, d’environ huit pieds carrés, terminait cette galerie. Là M. Trumbull laissa Fairford seul, et dit qu’il allait revenir dans un instant, qu’il voulait refermer sa trappe.

Fairford ne vit point ce départ avec satisfaction, attendu qu’il resta dans une complète obscurité ; d’ailleurs il pouvait à peine respirer sans qu’il lui montât à la gorge une exhalaison nauséabonde de liqueurs et d’autres marchandises qui jetaient une odeur aussi forte que désagréable. Il fut donc charmé d’entendre les pas de M. Trumbull qui revenait, et qui s’empressa, dès qu’il l’eut rejoint, d’ouvrir une nouvelle porte étroite, mais très-épaisse, pratiquée dans la muraille, par laquelle il introduisit Fairford dans un immense magasin de barils d’eau-de-vie et d’autres objets de contrebande.

Il y avait une petite lumière à l’extrémité de cette longue voûte souterraine ; et sur un petit coup de sifilet que donna le vieillard, cette lumière commença à s’agiter et à se diriger vers lui. Une figure qu’il était impossible de distinguer, tenant une lanterne sourde dont la lumière ne se portait qu’en avant, s’approcha, et M. Trumbull lui parla ainsi : —

« Pourquoi n’étiez-vous pas à l’exercice religieux, Job, et un samedi soir encore ?

— Swanson chargeait la Jenny, monsieur, et je suis resté pour livrer les marchandises.

— Bien, — œuvre de nécessité, et par suite d’affaires ! Jenny la Sauteuse met-elle à la voile par cette marée ?

— Oui, oui, monsieur ; elle met à la voile pour…

— Je ne vous ai pas demandé pour quel endroit elle faisait voile, Job. interrompit le vieillard. J’en remercie mon Créateur, je ne connais rien à leurs allées et à leurs venues. Je vends mes marchandises honnêtement, et par suite d’affaires ; je me lave les mains de tout le reste. Mais ce que je voudrais savoir, c’est si l’individu qu’on appelle le laird des lacs de la Solway est en ce moment-ci de l’autre côté de la frontière.

— Oui, oui. Le laird est un peu dans ma partie, — un peu de contrebande, vous savez. — Il y a un statut qui le concerne. — Mais n’importe ! il a repassé les sables peu après l’expédition contre les filets à pieux du quaker ; car il a toujours un cœur patriote, le laird, et toujours il est fidèle aux rivages de son pays. Mais attendez donc, — les murs n’ont-ils pas des oreilles ? »

En parlant ainsi, il dirigea la lumière de sa lanterne sur Alan Fairford. À la faveur du reflet, notre voyageur aperçut un gaillard vigoureux, haut de six pieds environ, avec un gros bonnet à poils sur la tête, et une physionomie dont les traits fortement prononcés répondaient à sa taille athlétique. Il crut aussi remarquer des pistolets à sa ceinture.

« Je réponds pour ce jeune homme, dit M. Trumbull : il a besoin de parler au laird.

— Il sera difficile de diriger la barque pour en venir là, répondit le subordonné ; car j’ai ouï dire que le laird et ses gens ne furent pas plus tôt de l’autre côté, qu’ils eurent sur le dos les requins de terre et quelques écrevisses à cheval[128] de Carlisle : aussi furent-ils obligés de plier bagage et de décamper. Il est arrivé de nouveaux balais pour purger le pays de leurs pareils, assure-t-on ; car la chasse a été rude, et l’on dit qu’il y a eu un jeune garçon de noyé. — Il n’était pas de la bande du laird, ainsi le malheur n’est pas bien grand.

— Paix ! au nom du ciel, paix ! Job Rutledge, dit l’honnête, le pacifique M. Trumbull. Ne l’oublie pas, mon homme : je désire ne rien savoir de vos tumultes et de vos expéditions, de vos balais et de vos brosses. Je demeure ici au milieu de mes gens ; je débite ma marchandise à celui qui vient l’acheter, par suite d’affaires ; et en conséquence, je me lave les mains de tout le reste, comme il convient à un sujet tranquille et à un honnête homme. Je ne reçois jamais de paiement qu’en argent comptant.

— Oui, oui, » murmura le personnage à la lanterne. « Votre Seigneurie, M. Trumbull, s’entend fort bien à cela, par suite d’affaires.

— Eh bien, Job, j’espère que vous goûterez un jour la satisfaction que procure une conscience qui n’a rien à se reprocher, et qui ne craint ni douaniers, ni inspecteurs, ni excise, ni requins de terre. Il s’agit de faire passer ce jeune homme dans le Cumberland pour affaire urgente, et de le mettre à même de parler au laird des lacs de la Solway : — je suppose que la chose est faisable. Maintenant je pense que Nanty Ewart, s’il fait voile avec le brick par la marée du matin, est homme à l’emmener.

— Oui, oui, il en est bien capable. Jamais on n’a mieux connu que Nanty toute la frontière, montagnes et vallons, pâturages et terres labourables : de plus, il est toujours à même de trouver le laird, si vous êtes sûr des dispositions du jeune homme. Mais, au reste, c’est son affaire ; car fût-il le plus vaillant homme d’Écosse, et le directeur de la maudite douane par-dessus le marché, eût-il cinquante hommes derrière lui, il ferait encore aussi bien de ne visiter le laird qu’avec de bonnes intentions. Quant à Nanty, il a la main prompte comme la parole ; il est diablement plus courageux encore que ce Cristal Nixon dont ils font tant de tapage. Je les ai vus tous deux faire leurs preuves, parbleu ! »

Fairford pensa que son tour était venu de prendre la parole. Néanmoins il était un peu ému en se voyant complètement au pouvoir d’un vil hypocrite et d’un individu, son subordonné, qui avait tout l’air d’un brigand déterminé ; en outre, l’odeur détestable que ces deux hommes sentaient avec indifférence, le privait presque de la respiration ; et tout cela réuni semblait lui ôter la faculté de s’exprimer. Il déclara néanmoins qu’il n’avait pas de mauvaises intentions contre le laird, mais qu’il était seulement porteur d’une lettre qui lui était adressée pour affaire particulière par M. Maxwell de Summertrees.

« Oui, oui, répliqua Job, voilà qui peut suffire ; et si M. Trumbull s’est assuré que le cachet est véritable, nous vous donnerons une place à bord de Jenny la Sauteuse, quand elle partira demain, et Nanty Ewart vous fournira le moyen de trouver le laird, je vous en réponds.

— Je puis actuellement, je présume, retourner à l’auberge où j’ai laissé mon cheval ? dit Fairford.

— Pardon ! répliqua M. Trumbull, vous nous connaissez trop bien maintenant pour qu’on vous accorde cette permission ; mais Job va vous conduire dans un endroit où vous pourrez ronfler à votre aise jusqu’à ce qu’il vous réveille. Je vous apporterai le peu de bagage dont vous avez besoin ; — car ceux qui tentent de pareilles entreprises ne doivent pas faire les beaux fils. Je m’occuperai moi-même de votre cheval, car un homme miséricordieux doit avoir de la miséricorde pour sa monture ; — chose trop souvent oubliée chez nous, par suite d’affaires.

— Eh bien, maître Trumbull, répliqua Job, vous savez que quand on nous donne la chasse, ce n’est pas le moment de carguer les voiles, de même les jeunes gens font jouer le fouet et l’éperon, quand… » Il s’interrompit au milieu de sa phrase, en remarquant que le vieillard avait disparu par la porte où il était entré. « C’est toujours l’habitude du vieux Turnpenny[129], dit-il à Fairford, il ne s’inquiète du commerce que pour le profit ; — mais moi, le diable m’enlève si je ne le fais pas simplement par plaisir. En attendant, voyons un peu, mon joli garçon, il faut que je vous arrime en sûreté, jusqu’à ce qu’il soit temps d’aller à bord. »


CHAPITRE XIII.

SUITE DES AVENTURES D’ALAN FAIRFORD.

LA TRAVERSÉE.


Fairford suivit son guide farouche à travers un labyrinthe de barils et de tonneaux, où il manqua plus d’une fois de se casser le cou : de là il passa dans une pièce qui, à en juger par un bureau et les différentes choses nécessaires pour écrire, sur lesquelles tomba la lumière de la lanterne, semblait être un petit cabinet où l’on tenait les comptes de commerce. On n’apercevait aucune issue ; mais le contrebandier, ou l’allié du contrebandier, s’aidant d’une échelle, décrocha un vieux tableau qui laissa voir une porte élevée d’environ six pieds au-dessus du sol. Fairford, continuant de suivre Job, se trouva plongé dans un second passage tortueux et obscur, qui lui rappela involontairement le procès de Pierre Peebles. Au bout de ce labyrinthe, et lorsqu’il ne se doutait nullement de l’endroit où l’on pouvait l’avoir conduit, lorsqu’il était tout à fait désorienté, Job ouvrit tout à coup la lanterne, et profitant de la flamme pour allumer deux chandelles qui se trouvaient sur la table, il demanda à l’étranger s’il voulait manger quelque chose, lui recommandant en tout cas un verre d’eau-de-vie pour chasser l’air de la nuit. Fairford refusa ces deux offres, mais réclama son bagage.

« Le vieux maître en prendra soin lui-même, » répondit Job Rutledge ; et se retirant du côté par lequel il était entré, il disparut vers l’extrémité de l’appartement par une issue qu’Alan n’avait pu remarquer, car les chandelles ne répandaient encore qu’une lumière imparfaite. Le jeune et imprudent voyageur resta donc seul dans la pièce où il avait été conduit par un si singulier chemin.

Dans cette situation, le premier soin d’Alan fut d’examiner avec attention le lieu où il se trouvait : en conséquence, après avoir mouché les lumières, il fit à pas lents le tour de l’appartement, examinant les meubles et les dimensions. Il lui sembla que c’était une petite salle à manger, comme on en trouve d’ordinaire dans les maisons des artisans et des boutiquiers qui jouissent d’une certaine aisance ; à l’extrémité était un petit buffet, et tout l’ameublement n’avait rien de remarquable. Il découvrit une porte qu’il tâcha d’ouvrir, mais elle était fermée en dehors. Une autre porte pratiquée dans le même côté de l’appartement lui donna entrée dans un cabinet garni de tablettes, sur lesquelles étaient des bols à punch, des verres, des tasses à thé, et d’autres objets semblables ; à un clou était suspendue une grande redingote d’une étoffe très-grossière, avec deux pistolets d’arçon qui sortaient de la poche, et par terre étaient de grosses bottes, telles qu’on en portait à cette époque, du moins pour les longs voyages.

Peu satisfait de cette découverte, Alan Fairford ferma la porte, et continua sa ronde le long des murailles de l’appartement, pour découvrir par où Job Rutledge avait disparu. Mais le passage secret était trop habilement caché, et le jeune avocat n’eut rien de mieux à faire qu’à réfléchir sur la singularité de sa situation présente. Il savait depuis long-temps que les lois sur la douane avaient occasionné entre l’Écosse et l’Angleterre un commerce actif de contrebande qui existait alors, comme aujourd’hui, et qui continuera d’exister jusqu’à l’abolition complète du misérable système qui établit une inégalité de droits entre les différentes parties du même royaume : système qui, soit dit en passant, ressemble beaucoup à la conduite d’un athlète qui se lierait un bras pour mieux combattre avec l’autre. Mais Fairford ne pensait pas que pour faire ce trafic illicite il y eût des établissements aussi étendus et aussi réguliers ; il n’aurait jamais pu concevoir que le profit pût être assez considérable pour permettre de construire des bâtiments si vastes, avec tous ces longs corridors servant aux communications secrètes. Il songeait à toutes ces circonstances, non sans quelque inquiétude sur la continuation de son voyage, lorsque tout à coup, levant les yeux, il aperçut à l’extrémité de l’appartement le vieux M. Trumbull, portant d’une main un petit paquet, et de l’autre sa lanterne sourde, dont il dirigea la lumière en plein sur le visage de Fairford, en s’avançant vers lui.

Quoiqu’une telle apparition fût exactement ce à quoi il devait s’attendre, pourtant il ne vit pas sans émotion ce vieillard au visage sévère arriver si subitement ; surtout quand il se rappela (et cette idée était particulièrement choquante pour un jeune homme qui avait, comme lui, reçu une éducation pieuse) que cet hypocrite à cheveux gris venait probablement d’adresser au ciel de ferventes prières pour la réussite des transactions mystérieuses qu’il allait entreprendre dans ce commerce illégal.

Le vieillard, accoutumé à lire avec promptitude et finesse sur la physionomie des gens auxquels il avait affaire, ne manqua pas de remarquer une espèce de trouble dans les traits de Fairford. « Le repentir vous est-il venu ? dit-il ; allez-vous renoncer à l’aventure ?

— Jamais ! » s’écria Fairford d’un ton ferme, stimulé à la fois par son courage naturel et par le souvenir de son ami ; « jamais, tant que la vie et la force me resteront !

— Je vous ai apporté une chemise propre et des bas, c’est tout le bagage que vous pouvez convenablement prendre avec vous, et je prierai un de nos gens de vous prêter une redingote ; car il est imprudent de naviguer et de monter à cheval sans être bien couvert. Quant à votre valise, elle sera aussi bien en sûreté dans ma maison, fût-elle pleine de l’or d’Ophir, que si l’or était encore au fond de la mine.

— Je n’en doute nullement.

— Et maintenant, dites-moi, s’il vous plaît, sous quel nom dois-je vous présenter à Nanty[130] Ewart ?

— Par le nom d’Alan Fairford.

— Mais c’est là véritablement votre nom et votre prénom ?

— Et pourquoi vous en dirais-je d’autres ? croyez-vous que j’aie besoin de les déguiser ? Et d’ailleurs, monsieur Trumbull, » ajouta Alan, pensant qu’une petite plaisanterie pourrait faire croire qu’il avait l’esprit tranquille, « vous vous applaudissiez tout à l’heure de n’avoir aucun rapport avec des gens qui déshonoraient leurs noms au point d’être obligés d’en changer.

— C’est vrai, très-vrai ; néanmoins, jeune homme, mes cheveux gris n’ont rien à se reprocher sur ce point ; car, lorsque par suite d’affaires je suis assis sous ma vigne et sous mon figuier, échangeant les liqueurs fortes du Nord contre l’or qui en est le prix, je n’ai, grâce au ciel, aucun déguisement à prendre avec personne, et je porte mon propre nom de Thomas Trumbull, sans courir aucun risque de le voir insulté. Au reste, vous qui allez voyager dans de mauvais chemins et avec d’étranges gens, vous pourriez bien avoir deux noms, comme vous avez deux chemises, l’une servant à tenir l’autre blanche. »

Là, il fit entendre un grognement sourd qui dura exactement deux vibrations d’une pendule, et c’était la seule manière de rire à laquelle le vieux Turnpenny eût l’habitude de se livrer.

« Vous avez de l’esprit, monsieur Trumbull, dit Fairford ; mais des plaisanteries ne sont pas des arguments : — je garderai mon vrai nom.

— Comme il vous plaira, répondit le marchand ; il n’y a qu’un seul nom qui… » etc., etc.

Nous ne terminerons pas la citation impie des paroles sacrées que l’hypocrite débita tout entière pour clore la discussion.

Alan le suivit, muet et plein d’horreur, dans le renfoncement où était placé le buffet, et ce buffet était construit de manière à cacher une autre de ces trappes qui étaient si abondantes dans tout le bâtiment. Cette issue secrète les ramena dans le corridor tortueux par lequel le jeune avocat était venu. La direction qu’ils suivirent alors dans ce labyrinthe différait de celle qu’avait prise Rutledge en amenant Fairford. Le chemin montait toujours, et il aboutit à une fenêtre de grenier. Trumbull l’ouvrit, et avec plus d’agilité que son âge ne promettait, il grimpa sur les plombs. Si jusque-là Fairford avait marché dans une atmosphère épaisse et dans des souterrains, il voyagea alors au milieu d’un air assez pur ; car il lui fallut suivre son guide sur les gouttières et les ardoises que le vieux contrebandier parcourait avec la dextérité d’un chat. Il est vrai que sa marche était facilitée par la connaissance exacte des endroits où il devait poser le pied et s’accrocher de la main, chose que Fairford ne pouvait pas faire aussi aisément ; mais, après un voyage difficile et parfois périlleux sur les toits de deux ou trois maisons, ils descendirent enfin par une lucarne dans un grenier, et par un escalier du grenier dans un cabaret ; car le bruit des sonnettes, les cris de « Holà ! garçon ! — quelqu’un ici ! » — et des chœurs de chansons navales, outre d’autres bruits de ce genre, annonçaient la destination du lieu.

Lorsqu’ils furent descendus au second étage, ils entrèrent dans une chambre où se trouvait une lumière, et le vieux Trumbull tira trois fois le cordon de la sonnette, en laissant entre chaque coup un certain intervalle, pendant lequel il compta tranquillement le nombre vingt. Aussitôt après le troisième coup, l’hôte arriva tout doucement et avec un air de mystère sur son gai visage. Il souhaita respectueusement le bonjour à M. Trumbull, qui se trouvait être son propriétaire, et témoigna quelque surprise de le voir si tard, un samedi soir.

« Et moi, Robin Hastie, répliqua le propriétaire au locataire, je suis plus surpris que charmé d’entendre tant de tapage dans votre maison, lorsque nous sommes si près de l’honorable sabbat ; et je dois vous rappeler, Robin, que c’est violer les conditions de votre bail qui stipule que vous fermerez votre boutique le samedi à neuf heures au plus tard.

— Je le sais, monsieur, » répondit Robin Hastie peu alarmé par la gravité de ce reproche, « mais vous devez prendre en considération que je n’ai reçu personne depuis neuf heures, excepté vous-même, monsieur Trumbull, qui, soit dit en passant, êtes entré sans être introduit ; car la plupart des gens qui boivent en bas y sont depuis plusieurs heures, ont chargé le brick, et attendent son départ. La marée n’est pas encore tout à fait haute, et je ne puis mettre mon monde à la porte. Si je le faisais, les drôles s’en iraient dans quelque autre cabaret, leurs âmes ne s’en trouveraient pas beaucoup mieux, et ma bourse en serait beaucoup plus mal. En effet, comment puis-je payer mon loyer si je ne vends pas mes liqueurs ?

— Oh ! alors, dit Thomas Trumbull, si c’est une œuvre de nécessité, faite avec une honnête indépendance, et par suite d’affaires, sans doute c’est le baume de Gilead. Mais, je te prie, Robin, vois un peu si Nanty Ewart se trouve, comme il est très-probable, parmi ces malheureux ivrognes, et dans ce cas, dis-lui de venir me parler ici à moi et à ce jeune homme. Et comme on s’altère en parlant, Robin, — vous nous servirez un bol de punch : vous connaissez ma mesure.

— Depuis un mutchkin jusqu’à un galon, je connais le goût de Votre Honneur, monsieur Thomas Trumbull, et vous me pendrez au-dessus de mon enseigne s’il y a une goutte de citron de plus, ou une miette de sucre de moins qu’il ne vous en faut. Vous voilà trois : — vous avalerez bien la vieille grande mesure d’Écosse au succès du voyage ?

— Mieux vaut prier pour cela que d’y boire, Robin. Vous faites là un dangereux métier : il nuit à bien du monde, Robin, — à l’hôte et aux pratiques. Mais vous nous donnerez le bol bleu, — Robin — le bol bleu : — il apaisera toute leur soif, et les empêchera de commettre de nouveau le péché de demander encore à boire un samedi au soir. Oui, Robin, Nanty Ewart me fait pitié : — Nanty aime un peu trop à poser le petit doigt sous un verre, et nous ne pouvons l’en empêcher, Robin, pourvu qu’il lui reste assez déraison pour conduire le brick.

— Nanty Ewart pourrait le conduire à travers le golfe de Pensland, lors même qu’il aurait bu toute la mer Baltique, » dit Robin Hastie. Et descendant à la hâte, il revint promptement avec les ingrédients de ce qu’il appelait son triomphe : ces éléments consistaient en deux pintes anglaises d’eau-de-vie renfermées dans un vaste bol bleu, avec les autres matériaux nécessaires pour faire un punch, en proportions aussi formidables. En même temps il introduisit M. Antony ou Nanty Ewart, dont l’extérieur, quoiqu’il fût déjà passablement échauffé par la liqueur, était tout différent de ce qu’attendait Fairford. Sa mise était à la fois élégante et misérable. Elle consistait en un habit orné de galons jadis neufs, — en un petit chapeau à cornes garni de la même manière, — en un gilet écarlate également couvert de broderies usées, avec des culottes de la même étoffe et des jarretières d’argent. En outre, il portait un petit sabre et une paire de pistolets dans un ceinturon qui n’était pas plus frais que le reste du costume.

« Me voici, patron, » dit-il en serrant la main de M. Trumbull. « Fort bien ! je vois que vous avez fait mettre du grog à bord.

— Ce n’est pas ma coutume, monsieur Ewart, répliqua le vieillard, comme vous le savez bien, de venir boire et rire si tard un samedi au soir ; mais j’avais besoin de recommander à vos bons soins un jeune homme de mes amis qui remplit une mission toute spéciale, celle de porter à notre vieille connaissance le laird une lettre de Tête-en-Péril, comme on l’appelle.

— Oui, — vraiment ! — il faut alors qu’on ait grande confiance en lui : il est bien jeune ! — Je vous souhaite mille prospérités, monsieur, » ajouta-t-il en s’inclinant vers Alan Fairford, « mais, par Notre Dame, comme dit Shakspeare, vous portez un coup à une belle fin. Allons, patron, nous boirons à la santé de monsieur ! — Comment s’appelle-t-il ! Diable ! quel est son nom ? — Me l’avez-vous dit ? — et l’ai-je déjà oublié ?

— M. Alan Fairford, répondit Trumbull.

— Oui-da ! — Alan Fairford[131] ! — le beau nom pour un commerçant libre ! — Monsieur Alan Fairford, je vous salue, et puissiez-vous ne pas parvenir de sitôt au dernier terme de votre ambition, qui est à mes yeux l’échelon le plus haut d’une certaine échelle. »

Tout en parlant ainsi, il s’empara de la cuiller à punch, et se mit à remplir les verres. Mais M. Trumbull lui arrêta la main, jusqu’à ce qu’il eût, pour citer ses propres expressions, sanctifié la liqueur par un long bénédicité ; et pendant qu’il le récitait, il ferma bien les yeux ; mais ses narines se dilatèrent, comme s’il humait avec une satisfaction particulière l’odeur du punch allumé.

Lorsque la prière fut enfin terminée, les trois amis s’attablèrent autour du bol, et invitèrent Alan Fairford à les imiter. Inquiet sur sa situation, et dégoûté qu’il était d’une pareille compagnie, il demanda et n’obtint qu’avec peine, en alléguant la fatigue, le mal de tête et d’autres raisons semblables, la permission de se coucher sur un canapé qui se trouvait dans l’appartement, et essaya du moins de prendre quelque repos jusqu’à ce que la marée fût entièrement montée, car le bâtiment devait alors mettre à la voile.

On lui permit enfin de satisfaire à son désir, et il s’étendit sur le canapé, les yeux quelque temps fixés sur les joyeux buveurs dont il ne voulait pas partager l’orgie, et cherchait à saisir quelques mots de leur conversation. Mais il reconnut bientôt que c’était peine inutile ; car les mots et les phrases qu’il parvenait à entendre étaient si complètement déguisés par leur argot, leurs expressions convenues et leur latin de voleur, que lors même qu’il comprenait chaque mot en particulier, il ne pouvait jamais réussir à saisir le sens d’une phrase. Enfin il s’endormit.

Ce fut après avoir reposé trois ou quatre heures qu’Alan fut réveillé par des voix qui lui criaient de se lever et de se tenir prêt à partir. Il se remit en conséquence sur ses pieds, et se retrouva encore avec les joyeux compagnons qui venaient d’achever leur vaste bol de punch ; à la grande surprise d’Alan, la liqueur n’avait que fort peu troublé le cerveau de ses gens qui étaient accoutumés à boire à toute heure, et d’une manière tout à fait désordonnée. — L’hôte avait à la vérité la langue un peu épaissie, et les textes de M. Thomas Trumbull ne sortaient pas aussi nettement de sa bouche ; mais Nanty était un de ces buveurs qui, étant dès les premiers verres ce que les bons vivants appellent en train, restent des jours et des nuits de suite au même point d’ivresse ; et de fait, comme ils sont rarement tout à fait sobres, il est rare aussi de les voir complètement ivres. Bref, si Fairford n’avait pas su de quelle manière Ewart avait employé son temps tandis qu’il dormait lui-même, il aurait presque juré, en se réveillant, que le drôle était moins dans les vignes du Seigneur que lorsqu’il était entré dans la chambre.

Il fut confirmé dans cette opinion lorsqu’ils descendirent au rez-de-chaussée, où deux ou trois marins et autant de drôles à mine de bandits attendaient les ordres de leur chef. Ewart se chargea du soin de les leur donner, et il le fit avec brièveté et précision ; puis il veilla à ce qu’ils fussent exécutés avec le silence et la promptitude que le cas exigeait. Tous furent ensuite renvoyés au brick qui, comme Fairford fut à même de le comprendre, était à l’ancre un peu au-dessous dans la rivière, attendu qu’elle était navigable pour les navires, prenant peu d’eau jusqu’à un mille environ de la ville.

Lorsqu’ils sortirent de l’auberge, le cabaretier leur souhaita le bonsoir. Le vieux Trumbull les accompagna une certaine partie du chemin ; mais l’air produisit sans doute un grand effet sur son cerveau ; car, après avoir rappelé à Alan Fairfoid que le lendemain était l’honorable jour du sabbat, il entama une exhortation d’une longueur démesurée pour l’engager à le garder saintement. Enfin s’apercevant peut-être qu’il devenait inintelligible, il mit un volume entre les mains de Fairford, — et lui dit en s’interrompant par des hoquets : — « Bon livre ! — très-bon livre ! excellent recueil d’hymnes — dignes de l’honorable jour du sabbat qui tombe demain. » En ce moment, la langue de fer du Temps cria cinq heures du haut du beffroi d’Annan, à la plus grande confusion des idées de M. Trumbull, déjà très-confuses en elles-mêmes. « Oui-da ? dimanche est-il déjà venu et parti ? — Le ciel soit loué ! seulement c’est merveille que l’après-dîner soit si sombre pour cette époque de l’année. Le sabbat s’est passé bien tranquillement ; mais nous avons droit de nous en féliciter, nous ne l’avons pas tout à fait mal employé. Il est vrai, je n’ai pas bien entendu le prédicateur : — c’est un froid moraliste qui a parlé, je m’en doute ; — mais la prière, oh ! — je m’en souviens comme si je l’avais lue moi-même. » Là, il récita une ou deux oraisons qui faisaient probablement partie de ses prières de famille, lorsqu’il fut dérangé par ce qu’il appelait une suite d’affaires. « Je ne me souviens pas, reprit-il, d’avoir de ma vie passé si bien un jour de sabbat. » — Alors il se recueillit un peu, et dit à Alan : « Vous pouvez tout de même lire ce livre demain, monsieur Fairford, quoique demain soit lundi ; car, voyez-vous, c’est samedi que nous avons fait connaissance : c’est aujourd’hui dimanche ; et nous voilà à la nuit ; le jour du sabbat nous a donc glissé à travers les doigts, comme l’eau à travers un tamis, pour ne plus revenir ; et il nous faut recommencer dès demain des occupations fatigantes, basses, viles, terrestres, qui sont indignes d’une âme immortelle — toujours excepté par suite d’affaires. »

Trois des matelots retournaient alors à la ville, et, d’après l’ordre de Nanty, ils coupèrent court à l’exhortation du patriarche en le reconduisant à sa demeure. Le reste de la troupe se dirigea vers le brick, qui n’attendait plus que leur arrivée pour mettre à la voile et descendre la rivière. Nanty Ewart se plaça aussitôt au gouvernail, et le seul contact de la barre sembla dissiper le reste de l’influence de la liqueur qu’il avait bue : à travers ce canal dangereux et difficile, il sut diriger la course de son petit bâtiment avec autant d’habileté que de bonheur.

Alan Fairford profita quelque temps de l’éclat d’une matinée d’été, pour considérer les côtes entre lesquelles ils voguaient, devenant de moins en moins distinctes à mesure qu’elles s’éloignaient l’une de l’autre ; enfin se faisant un oreiller de son petit paquet, et s’enveloppant de la redingote dont l’avait muni le vieux Trumbull, il se coucha sur le tillac et essaya de ressaisir le sommeil d’où il avait été tiré peu auparavant. Il commençait à peine à fermer les yeux, lorsqu’il sentit quelque chose le toucher ; grâce à sa présence d’esprit, il se rappela aussitôt sa situation, et résolut de ne témoigner aucune inquiétude avant d’être bien certain des intentions qu’on pouvait avoir sur lui ; mais il fut bientôt délivré de crainte, en s’apercevant que c’était Nanty Ewart qui avait l’attention d’étendre sur son corps, aussi doucement que possible, un grand manteau de marin, pour le garantir de l’air froid de la matinée.

« Tu n’es qu’un jeune coq » murmurait-il à part soi ; « mais ce serait pitié que tu tombasses du perchoir avant d’avoir un peu plus connu les douceurs et les amertumes de ce monde ; — quoiqu’en vérité, si le sort commun t’attend, mieux vaudrait t’abandonner à la chance d’une bonne fièvre. »

Ces paroles, et les soins touchants avec lesquels le commandant du petit brick entourait Fairford de son manteau de marin, donnèrent au jeune aventurier une confiance qu’il n’avait encore pu tout à fait éprouver. Il s’étendit avec une sécurité plus parfaite sur les planches, toutes dures qu’elles fussent, et s’endormit bientôt, quoique son sommeil fût agité et ne donnât aucun délassement à son corps.

Nous avons déjà donné à entendre qu’Alan Fairford avait hérité de sa mère une constitution délicate, avec tendance à la consomption. Fils unique, donnant de pareils motifs de crainte, on avait veillé toujours, avec la plus minutieuse attention, à ce qu’il ne couchât point dans un lit humide et n’eut point les pieds mouillés ; bref, on lui avait toujours sauvé les différentes incommodités de ce genre, auxquelles les jeunes Calédoniens de plus haute naissance, mais de tempérament plus robuste, sont généralement accoutumés. Chez l’homme, l’esprit soutient la faiblesse physique, de même que dans les tribus ailées les plumes soutiennent le corps. Mais il y a des limites à l’étendue de ces facultés ; et comme les ailes de l’oiseau finissent par se lasser, ainsi la vis animi des humains s’épuise par des fatigues continues.

Lorsque le jeune voyageur fut réveillé par la lumière du soleil, déjà bien haut dans le ciel, il se trouva accablé d’un mal de tête presque intolérable, outre une chaleur horrible, une soif dévorante, des douleurs lancinantes dans le dos et les reins, et les autres symptômes qui annoncent un rhume violent accompagné de fièvre. Les fatigues dans lesquelles il avait passé le jour et la nuit d’auparavant, fatigues qui auraient pu n’avoir rien de dangereux pour la plupart des jeunes gens, amenaient pour lui, dont la délicatesse de tempérament avait été augmentée par un excès de soin, des conséquences douloureuses et même périlleuses. Il sentit bien lui-même ce qu’il en était, et pourtant il tâcha de combattre ce commencement d’une indisposition, qu’à la vérité il attribuait surtout au mal de mer. Il s’assit sur le pont, et considéra le spectacle qui l’environnait ; car le petit navire avait déjà franchi tout le golfe de la Solway, et, poussé par un bon vent du nord, il commençait à se diriger vers le sud, passant l’embouchure de la rivière de Wampool, et se préparant à doubler la pointe la plus septentrionale du Cumberland.

Mais Fairford se sentait oppressé par de cruelles douleurs physiques, aussi bien que par une peine morale d’un caractère triste et accablant ; et ni le Criffel, s’élevant avec majesté, d’une part, ni, de l’autre, la ligne du Skiddaw et du Glaramara, apparaissant dans le lointain, mais d’une manière plus pittoresque, ne pouvaient attirer son attention, comme elle était ordinairement fixée par un paysage magnifique, et surtout quand cette vue avait quelque chose de nouveau aussi bien que d’imposant. Néanmoins, il n’était pas dans la nature d’Alan Fairford de s’abandonner au désespoir, même quand il y était excité par la souffrance. Il eut recours en premier lieu aux livres qu’il avait dans sa poche ; mais au lieu du petit Salluste qu’il avait emporté avec lui, afin que la lecture d’un auteur classique favori l’aidât à passer une heure ou deux, il en tira le prétendu recueil d’hymnes que lui avait donné quelques heures auparavant ce personnage sévère et scrupuleux, ce M. Thomas Trumbull, autrement nommé Turnpenny. Le volume était relié en noir, et son extérieur pouvait annoncer un psautier. Mais quel fut l’étonnement de Fairford, lorsqu’il lut sur le titre les mots suivants : — « Pensées joyeuses pour les gens joyeux, ou les Mélanges de la mère Minuit, ouvrage propre à faire passer le temps ; » et, dès qu’il en eut tourné quelques feuilles, il frémit d’horreur en voyant des contes obscènes et des chansons plus obscènes encore, ornées de figures non moins dégoûtantes que le texte.

« Bon Dieu ! pensa-t-il, se peut-il que ce réprouvé en cheveux blancs rassemble sa famille, et avec un recueil d’infamies licencieuses dans sa poche, ose s’approcher du trône de son Créateur ? La chose est réelle ; le livre est relié de la même manière que ceux qui servent à des buts de dévotion, et indubitablement le misérable, dans son état d’ivresse, aura confondu les livres qu’il portait sur lui, de même que les jours de la semaine. » — Saisi du dégoût qu’éprouve ordinairement un homme jeune et généreux à la vue des vices de la vieillesse, Alan, après avoir feuilleté le livre avec rapidité et dédain, le lança aussi loin que possible dans la mer. Il eut alors recours au Salluste qu’il avait d’abord vainement cherché. Quand il ouvrit ce livre, Nanty Ewart, qui regardait par-dessus son épaule, jugea bon d’exprimer son opinion.

« À mon avis, camarade, si vous êtes tellement scandalisé par un recueil d’histoires un peu gaillardes, qui, après tout, ne font de mal à personne, vous auriez mieux fait de me le donner que de le jeter dans la Solway.

— J’espère, monsieur, » répondit Fairford civilement, « que vous êtes dans l’habitude de lire des livres meilleurs ?

— Ma foi ! répliqua Nanty, si l’édition est de Genève, je pourrais lire mon Salluste aussi bien que vous-même ; » et, prenant le volume d’entre les mains d’Alan, il se mit à lire avec l’accent écossais : — « Igitur ex divitiis juventutem luxuria atque avaritia cum superbiâ invasere : rapere, consumere, sua parti pendere, aliena cupere ; pudorem, amicitiam, pudicitiam, divina atque humana omnia promiscua, nihil pensi neque moderati habere[132]. » — Voici un fameux soufflet donné en face à un honnête garçon qui a fait le flibustier ! « Ne pouvoir jamais conserver la moindre chose qui lui appartînt, ni tenir le bout de ses doigts à distance raisonnable des choses qui appartiennent à autrui ? » dites-vous. Fi ! fi ! ami Crispus, ta morale est aussi rude et aussi austère que ton style ; — l’une n’a pas plus d’indulgence que l’autre n’a de grâce. Sur mon âme ! il n’est pas poli de lancer des personnalités contre une vieille connaissance qui cherche à se rapprocher civilement de vous, après une séparation de vingt années. Par Dieu ! maître Salluste mérite d’aller dire bon jour à la Solway mieux que la mère Minuit elle-même.

— Peut-être sous quelques rapports mérite-t-il il un meilleur traitement de notre part, répliqua Alan ; car, s’il a décrit le vice dans toute sa laideur, il semble que ce soit dans l’intention de le faire détester.

— Hé bien ! j’ai entendu parler des Sortes Virgilianœ, et j’ose dire que les Sortes Sallustianœ sont aussi vrais à tous les titres. J’ai consulté l’honnête Crispus pour mon propre compte, et j’ai reçu une taloche pour ma peine. Mais voyons maintenant, j’ouvre le livre pour vous, et je vais regarder ce qui s’offrira tout d’abord à mes yeux. — Attention ! — « Catilina… omnium flagitiosorum atque facinorosorum circum se catervas habebat. » Et ensuite : — Etiam si quis à culpâ vacuus in amicitiam ejus inciderat, quotidiano usu par similisque cæteris efficiebatur[133]. » Voilà ce que j’appelle parler clairement ; le vieux Romain s’y entend à merveille, M. Fairford. Soit dit en passant, vous avez là un fameux nom pour un homme de loi[134].

— Tout homme de loi que je sois, je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

— Eh bien, alors, je peux m’y prendre d’une autre manière, aussi bien que ce vieil hypocrite, ce vieux coquin de Turnpenny le ferait lui-même. Sachez que je connais ma Bible autant que mon ami Salluste. » Il se mit alors, d’un ton nasillard et doucereux, à réciter le passage suivant de l’Écriture : « En conséquence, David partit, et se retira dans la caverne d’Adallam. Et tous ceux qui étaient dans la détresse, et tous ceux qui avaient des dettes, et tous ceux qui étaient mécontents, se réunirent autour de lui, et il devint leur capitaine. » — Que pensez-vous de cela ? » demanda-t-il en changeant soudain de ton. « Vous ai-je fait comprendre maintenant, monsieur ?

— Je vous comprends moins que jamais.

— Comment diable ! et vous êtes une frégate de correspondance entre Summertrees et le laird ! Dites cela aux soldats de marine, — les matelots ne le croiront pas[135]. Toutefois, vous avez raison d’être prudent, puisque vous ne savez pas à quelles gens vous fier, de quelles gens vous défier. — Mais vous avez l’air malade ; c’est seulement le froid du matin. — Voulez-vous une cruche de flip[136] ou un verre de rhumbo[137] bien chaud ? Voulez-vous plutôt rouler le gros câble ? » dit-il en montrant une bouteille d’eau-de-vie ; — « vous faut-il une chique, — une pipe — ou un cigare ? — une prise de tabac du moins, pour vous éclaircir le cerveau et vous ouvrir la compréhension ? »

Fairford rejeta toutes ces offres amicales.

« Eh bien, alors, continua Ewart, si vous ne voulez rien faire pour la liberté du commerce, il faut que je m’en acquitte moi-même. »

En parlant ainsi, il but un long trait d’eau-de-vie.

« C’est un poil du chien qui m’a mordu, reprit-il, — du chien qui finira par me tuer un jour ; et pourtant, maudit idiot que je suis, il faut toujours que je l’aie à la gorge. Mais, dit la vieille chanson… » Là, il se mit à chanter et chanta bien : —


Buvons avant que le jour tombe ;
On boit assez froid dans la tombe.


« Tout cela, continua-t-il, n’est pas un charme contre le mal de tête. Je voudrais avoir quelque chose qui vous fît du bien. — Vraiment ! mais nous avons du thé et du café à bord. Je m’en vais faire ouvrir une caisse ou un sac, et vous en aurez dans un instant. Vous êtes d’un âge où l’on préfère ces breuvages légers à des boissons plus fortes. »

Fairford le remercia et accepta son offre d’une tasse de thé.

On entendit bientôt Nanty Ewart crier : « Ouvrez-moi cette caisse, — prenez-y plein votre chapeau de thé, fils d’un singe et d’une guenon ; nous pouvons en avoir besoin une autre fois. — Pas de sucre ? on a tout employé pour le grog, dites-vous ? — Entamez-en un autre pain, allez donc ! — et mettez la bouilloire sur le feu ! que l’eau bouille, garçon d’enfer, en moins de rien ! »

Grâce à ces procédés énergiques, il fut bientôt en état de revenir à l’endroit où son passager gisait malade et épuisé, avec une jatte ou plutôt une écuelle de thé ; car tout se faisait sur une grande échelle à bord de Jenny la Sauteuse. Alan but ce cordial avec avidité, et parut si bien remis, que Nanty Ewart jura qu’il en voulait boire aussi ; il le mouilla seulement, comme il le dit, avec un verre d’eau-de-vie.


CHAPITRE XIV.

SUITE DES AVENTURES D’ALAN FAIRFORD.

HISTOIRE DE NANTY.


Nous avons laissé Alan Fairford sur le tillac du petit brick contrebandier, dans la situation pénible d’un homme que viennent assaillir le mal de mer et ses nausées, lorsqu’il souffre déjà de la migraine et de la fièvre, et que son esprit est en proie à l’inquiétude. Ses douleurs pourtant n’étaient pas assez vives pour lui ôter tout sentiment et détourner tout à fait son attention de ce qui se passait autour de lui. S’il ne pouvait jouir avec ravissement de la vitesse et de l’agilité avec lesquelles le petit bâtiment fendait les vagues, ou admirer la beauté de la perspective que la mer déroulait à ses yeux, et que bornait dans le lointain le Skiddaw élevant son front comme pour défier les sommets couverts de nuages du Criffel qui dominait sur la rive écossaise de la Solway, — il avait assez de courage et de calme pour donner une attention particulière au capitaine du bâtiment, sur le caractère duquel reposait, suivant toute apparence, sa propre sûreté.

Nanty Ewart avait alors abandonné le gouvernail à un de ses gens, vieux drôle à tête chauve et à sourcils grisonnants, qui avait passé toute sa vie à éluder les lois de la douane, sauf de temps à autre des relâches de quelques mois occasionnées par un emprisonnement que lui avaient valu ses voies de fait envers les officiers de l’excise, ses résistances aux saisies, et d’autres vétilles semblables.

Nanty était venu s’asseoir près de Fairford, lui servait du thé et lui proposait tous les breuvages qu’il pouvait imaginer ; bref, il paraissait désirer sincèrement de remédier à son mal, autant que la chose était possible. Fairford eut ainsi occasion d’étudier de plus près sa physionomie et ses manières.

Il était évident que Nanty, quoique bon marin, n’avait pas été élevé pour la mer. Il avait, à coup sûr, fait d’assez bonnes études, et semblait ravi de le prouver en empruntant de nombreuses citations à Salluste et à Juvénal, tandis que, d’un autre côté, les termes de marine se mêlaient rarement à sa conversation. Il avait été, au physique, ce qu’on appelle un beau petit homme ; mais le soleil des tropiques avait brûlé son teint primitivement fort clair, et l’avait rendu d’un rouge foncé, tandis que la bile, répandue dans tout le système, avait taché ses joues d’un blanc jaunâtre : le blanc de ses yeux en particulier avait une couleur aussi prononcée que la topaze. Il était extrêmement mince ou plutôt maigre, et sa figure, quoique annonçant encore la vigueur et l’activité, dénotait une constitution épuisée par un usage excessif de son stimulant favori.

« Je vois que vous me regardez bien attentivement, dit-il à Fairford. Si vous étiez un officier de ces maudites douanes, mes bassets eussent déjà dressé les oreilles. » Il écarta alors ses vêtements et laissa voir à Alan une paire de pistolets placés entre un gilet et sa chemise, posant en même temps le doigt sur le chien de l’un d’eux : « Mais, allons, reprit-il, vous êtes un honnête garçon, quoique vous ne desserriez guère les dents. J’ose dire que vous me regardez comme un singulier original ; mais je puis vous assurer que ceux qui voient le bâtiment lever l’ancre ignorent dans quelles mers il doit faire voile. Mon père, l’honnête vieux bonhomme, n’aurait jamais pensé me voir capitaine de Jenny la Sauteuse. »

Fairford expliqua que, selon toute évidence, l’éducation de M. Ewart aurait pu lui permettre d’embrasser une carrière bien au-dessus de celle qu’il suivait actuellement.

« Autant que le Criffel est au-dessus de la Solway. — Ma foi ! j’aurais pu être interprète de la parole divine, avec une perruque blanche comme la neige, et un traitement comme — comme — comme cent livres sterling par an, je suppose. Mais je puis en dépenser trois fois autant, grâce à ma profession actuelle. » Là, il se mit à chanter un fragment d’une vieille chanson northumbrienne, en imitant la prononciation des naturels de ce comté[138] : —


Willy Foster à la mer est allé :
Son soulier en argent bouclé,
Il reviendra : je serai sa compagne,
Et le suivrai dans la montagne.


« Je ne doute pas, dit Fairford, que votre occupation actuelle ne soit plus lucrative ; mais j’aurais cru que l’Église vous aurait offert une position plus… »

Il s’arrêta, se rappelant qu’il ne lui convenait pas de dire des choses désagréables.

« Plus respectable, vous voulez dire, sans doute, » dit Ewart en ricanant, et en faisant jaillir entre ses dents de devant le jus de tabac qu’il mâchait ; puis il garda le silence un instant, et continua ensuite d’un ton de candeur qu’un remords de conscience semblait lui dicter. « C’est bien la vérité, M. Fairford, — et j’aurais été mille fois plus heureux aussi, quoique j’aie eu mes plaisirs, pourtant. Et il y avait mon père, Dieu le bénisse, le bonhomme, vrai copeau de la vieille souche presbytérienne ! il marchait dans sa paroisse comme un capitaine de vaisseau sur son gaillard d’arrière, et il était toujours prêt à rendre service au riche comme au pauvre ! — le chapeau du laird s’abaissait devant le ministre aussi vite que le bonnet du mendiant. D’aussi loin qu’on l’aperçût, mais, baste ! que m’importe tout cela maintenant ? — Oui, c’était, comme dit Virgile : vir pietate gravis. Mais il aurait fait preuve d’une plus grande sagesse, s’il m’eût gardé à la maison, au lieu de m’envoyer à dix-neuf ans étudier la théologie au dernier étage de la plus haute maison, dans Covenant-Close. Ce fut une maudite méprise du bonhomme ; car, quoique mistress Cantrips de Kittlebasket (c’était le titre qu’elle se donnait elle-même) fût notre cousine au cinquième degré, et qu’elle consentît à me donner la table et le logement pour six schellings, au lieu de sept, par semaine, ce fut une économie diablement mauvaise, comme la suite le prouvera. Cependant son air de dignité aurait dû me contenir, car elle ne lisait jamais un chapitre de la Bible que dans l’édition de Cambridge, imprimée par Daniel, et reliée en velours brodé. Il me semble que je la vois encore. Et les dimanches, quand nous avions une pinte d’ale à deux pence[139] au lieu de lait de beurre pour arroser le plat de légumes, on la servait toujours dans une cruche d’argent. En outre, elle portait des lunettes montées en argent, tandis que celles de mon père n’étaient qu’en pure corne. Toutes ces choses firent impression sur moi d’abord, mais nous nous accoutumons peu à peu à toutes les splendeurs. — Hé bien ! monsieur, — mais, diable ! je puis à peine continuer mon histoire, — elle me reste au gosier, — il faut avaler une gorgée pour la faire passer. — Hé bien ! cette dame avait une fille, — Jess Cantrips, fillette aux yeux noirs, fillette bien dégourdie ; — et comme si le diable s’en fût mêlé, il y avait ce maudit escalier pour atteindre mon cinquième étage, — elle n’en bougeait pas, je l’apercevais toujours, soit que je sortisse, soit que je rentrasse de l’université à la maison. J’aurais voulu l’éviter, monsieur, — je l’aurais voulu, sur mon âme, car j’étais un garçon aussi innocent qu’il en vint jamais de Lammermoor ; mais il n’y avait possibilité ni d’échapper, ni de battre en retraite, ni de fuir, à moins que je n’eusse pu me procurer une paire d’ailes, ou faire usage d’une échelle pour escalader la fenêtre de ma mansarde. Besoin n’est pas de vous en dire bien long ; — vous supposez bien comment tout cela devait finir, — j’aurais épousé la fille, et je me serais risqué, — je l’aurais épousée, par le ciel ! car c’était une jolie fille, et une honnête fille avant que nous nous fussions rencontrés elle et moi ; mais vous connaissez la vieille chanson : « L’Église ne nous permit pas. » Un homme du monde à ma place aurait arrangé la chose avec le trésorier de l’église pour une petite somme d’argent ; mais le pauvre étudiant, le malheureux sire sans le sou, après avoir épousé la cousine de Kittlebasket, aurait été contraint de proclamer sa fragilité dans toute la paroisse, en montant sur le trône presbytérien du repentir, et en prouvant que sa femme « est une c…n[140] », comme dit Othello, à la face de toute la congrégation.

« Dans cette extrémité, je n’osais pas rester où j’étais, et je songeai à revenir chez mon père. Mais j’allai d’abord trouver Jack Hadaway, garçon de la même paroisse, et qui demeurait aussi sur mon infernal escalier, et je le priai de chercher à savoir comment le bonhomme avait pris la chose. Les renseignements ne se firent pas attendre, et j’eus la consolation d’apprendre, pour surcroît de bonheur, que le digne vieillard avait crié aussi haut que s’il ne fût jamais encore arrivé, depuis le temps de notre premier père Adam, qu’un homme eut dîné sans dire son bénédicité. Il ne fit pendant six jours que hurler : » Ichabod, Ichabod, la gloire de ma maison est passée ! » et, le septième, il prononça un sermon, il s’étendit à plaisir sur cet incident, comme donnant une grande leçon d’humilité, et expliquant clairement les causes de la dégradation nationale. Je désire que sa façon d’agir ait pu le consoler : quant à moi, très-certainement, je fus trop honteux pour montrer jamais le nez dans mon pays. Je me rendis donc à Leith, et, changeant ma redingote grise de laine filée par ma mère contre une jaquette semblable à celle-ci, je me fis inscrire à titre de soldat bien constitué, et je partis pour Plymouth, où l’on formait une escadre pour les Indes orientales. Là, je fus embarqué sur le Sans-Crainte, capitaine Osediable[141] ; — et au milieu de l’équipage, j’appris bientôt à ne pas plus craindre Satan, terreur de ma première jeunesse, que le plus vieux marin qui fût à bord. J’eus d’abord quelques maux de cœur, mais, » ajouta-t-il en frappant sur sa bouteille d’eau-de-vie, « je pris le remède que je vous ai recommandé ; car il est aussi bon pour les maladies de l’âme que pour celles du corps, — dites, vous n’en usez pas ? — fort bien, j’en vais alors goûter moi : — à votre santé !

— Votre bonne éducation, je le crains, n’a pas dû vous servir beaucoup dans votre nouvelle profession, dit Fairford.

— Pardonnez-moi, monsieur, répliqua le capitaine de Jenny la Sauteuse ; ma poignée de latin et ma petite pincée de grec m’ont été aussi inutiles qu’un vieux cordage, très-certainement ; mais, en outre, je savais très bien lire, écrire et compter : ces connaissances m’ont été précieuses, et m’ont joliment poussé. J’aurais pu devenir maître d’école — et maître d’équipage en même temps. Mais cette vaillante liqueur, le rhum, a trop souvent fait la conquête de votre très-humble serviteur : du moins, quelque part que je fisse voile, j’étais toujours sous le vent. Nous restâmes quatre ans à sortir dans ce climat d’enfer, et je revins enfin avec une petite somme, ma part de prises. J’avais toujours songé à mettre mes affaires en ordre dans Covenant-Close, et à me réconcilier avec mon père. Je trouvai Jack Hadaway qui faisait chanter sur tous les tons le verbe τύπτω[142] à une douzaine d’enfants déguenillés, et il avait à me régaler les oreilles d’une fameuse kyrielle d’histoires. Mon père avait prêché, sur ce qu’il appelait ma chute, pendant sept dimanches de suite, lorsque, le matin du huitième, précisément au moment que ses paroissiens commençaient à espérer que sa faconde était tarie, il fut trouvé mort entre ses draps. Jack Hadaway m’assura que, si je désirais expier mes erreurs passées, en me résignant au destin des premiers martyrs, je n’avais qu’à reparaître dans mon village, où les pavés même des rues se soulèveraient pour m’assommer comme assassin de mon père. C’était un joli item : hé bien ! ma langue se colla pour une heure à mon palais, et ne put qu’à grand’peine prononcer le nom de mistress Cantrips. Oh ! c’était un nouveau sujet de consolation pour un consolateur de l’espèce des amis de Job. Mon départ soudain, — la mort non moins soudaine de mon père — avaient empêché le paiement de la somme que je devais pour ma table et le logement ; — le propriétaire était un mercier, dont le cœur ne valait pas mieux que les méchantes marchandises qu’il débitait. Sans respect pour son âge ou son illustre famille, lady Kittlebasket fut chassée de son habitation aérienne : — son plat à légumes, sa cruche d’argent, ses lunettes montées en même métal, et sa Bible imprimée à Cambridge, édition de Daniel, furent vendus à la criée sur la place d’Édimbourg ; elle-même fut réduite à se réfugier dans la maison de travail : encore n’y entra-t-elle pas sans peine, mais elle en sortit facilement au bout du premier mois, aussi morte que ses amis pouvaient le désirer : joyeuse nouvelle, pour moi qui avais été la… » — il s’interrompit un moment, et continua : « la maudite origo mali. — Corbleu, je crois que ma confession sonnerait mieux en latin qu’en anglais !

« Mais la meilleure plaisanterie était pour la fin. J’eus à grand’peine la force de balbutier un mot sur cette pauvre Jess. Sur ma parole, il avait une réponse toute prête ! J’avais appris un métier à Jess, et, en fille prudente, elle s’en était appris un autre toute seule ; malheureusement, ils étaient tous deux de contrebande, et Jess Cantrips, fille de lady Kittlebasket, eut l’honneur d’être déportée aux colonies, pour vagabondage et escroquerie, six mois environ avant mon retour. »

Il quitta le ton amer d’une plaisanterie affectée pour chercher à rire ; puis il passa sa main basanée sur ses yeux noircis par le soleil, et dit d’un accent plus naturel : « Pauvre Jess ! »

Suivit un moment de silence. — Enfin Fairford, ayant pitié de la situation d’esprit du malheureux capitaine, et croyant voir en lui des sentiments qui, sans une première erreur et les fautes qu’elle avait occasionnées, auraient été généreux et nobles, releva la conversation en lui demandant d’un ton de commisération comment il avait été capable de supporter un pareil poids de calamités.

« Ma foi ! très-bien, répondit le capitaine ; extrêmement bien, — comme un bâtiment solide endure une tempête. — Voyons, que je me souvienne. — Je me rappelle avoir remercié Jack très-tranquillement de ses intéressantes et agréables nouvelles ; je tirai alors mon bissac de toile tout plein de moidores[143], et, prenant deux pièces pour moi, je priai Jack de garder le reste jusqu’à mon retour, vu que j’allais faire une croisière dans Auld-Reekie. Le pauvre diable avait la mine toute inquiète ; mais je lui secouai la main, et je descendis l’escalier quatre à quatre dans une telle situation d’esprit que, malgré tout ce que j’avais appris, je m’attendais à rencontrer Jess à chaque détour de rue.

« C’était jour de marché, et les badauds avec les fripons étaient rassemblés en aussi grand nombre qu’à l’ordinaire sur la place. Je remarquai que tout le monde me regardait d’un air étrange ; je crus même voir certaines gens rire à mes dépens. J’imagine que je faisais assez sotte figure, et que peut-être je me parlais tout haut à moi-même. Lorsque je me vis traiter de cette manière, je mis mes poings fermés en avant, je baissai la tête, et, comme un bélier qui s’apprête à lutter, je m’élançai droit devant moi à travers la rue, fendant les groupes de lairds cassés par les ans et de bourgeois portant perruque, et renversant tout ce qui s’opposait à mon passage. J’entendis bien crier : « Arrêtez le fou ! » cri que répétèrent les gardes de la cité avec leur prononciation celtique. — Mais toute poursuite et toute résistance étaient inutiles : je continuai ma course. L’odeur de la mer, je pense, me conduisit à Leith, où bientôt après je me trouvai me promenant très-tranquillement sur le rivage, et admirant les agrès légers et les cordages bien tendus des vaisseaux, enfin me demandant si un homme pendu au bout d’un de ces câbles ne ferait pas bon effet.

J’étais en face du rendez-vous des marins, jadis mon lieu de refuge. — Je m’y élançai ; — je retrouvai une ou deux de mes connaissances, j’en fis une demi-douzaine de nouvelles ; — je bus pour deux jours ; — je fus mis à bord d’un petit bâtiment ; — je fis voile vers Portsmouth ; enfin je fus débarqué à l’hôpital d’Haslaar avec une bonne fièvre chaude. C’était peu de chose. — Je guéris : — rien ne peut me tuer. — Les Indes orientales me virent une seconde fois ; car, puisque je n’allais pas où je méritais, dans l’autre monde, je me trouvais au moins là en pays à peu près semblable. — Des diables noirs pour habitants ; — des flammes et une terre toujours tremblante pour élément. Hé bien ! camarade, je fis ou je dis quelque chose d’une façon ou d’une autre ; — je ne puis dire quoi : comment diable le pourrais-je, vu que j’étais aussi ivre que la truie de David[144], vous savez ? — Mais je fus puni, mon garçon ; on me fit embrasser la fille qui ne parle jamais que quand elle gronde, et c’est la fille du canonnier[145], camarade. Oui, le fils du ministre de —, n’importe l’endroit, — a encore l’égratignure du chat[146] sur le dos ! Ce châtiment m’indigna, et quand nous eûmes regagné la terre avec la chaloupe, je donnai trois pouces de mon poignard au drôle à qui j’en voulais le plus ; et alors je me cachai dans les bois. Il y avait, à cette époque, une multitude de gaillards déterminés le long des côtes ; — et, peu m’importe qui le sache, — je devins du nombre, voyez-vous ; — je fis voile avec eux sous le pavillon noir et les os de mort en croix ; — je fus dès-lors bon ami de la mer, et ennemi de tout ce qui voguait à sa surface. »

Fairford, quoique embarrassé de se trouver, lui homme de loi, en rapport si intime avec un homme qui ne connaissait ni loi ni frein, pensa cependant qu’il valait mieux faire bon visage, et demanda à M. Ewart, avec un ton aussi indifférent que possible, s’il avait eu du bonheur dans sa profession de pirate.

« Non, non ; le diable m’emporte, non ! répliqua Nanty : du diable si j’ai jamais attrapé un morceau de beurre assez gros pour en couvrir mon pain. Il n’y avait aucun ordre parmi nous ; — celui qui était capitaine aujourd’hui était mousse demain ; et quant au pillage, — on dit que le vieux Avery et un ou deux autres avares firent de l’argent ; mais, de mon temps, tout s’en allait comme on le gagnait, et la raison en était bonne, car, si un drôle avait mis cinq dollars en réserve, on lui aurait coupé le cou dans son hamac. — Et puis, c’était un métier cruel, sanguinaire. — Mais bah ! — il n’en faut plus parler. Je rompis enfin avec eux, pour ce qu’ils firent à bord d’un petit bâtiment. — Peu importe ce que c’était. — Le mal était assez grand, puisque j’en eus horreur. — Je pris un congé à la française, et je profitai de l’amnistie accordée par la proclamation. Je n’ai donc rien à craindre de ce côté ; et me voilà ici, capitaine de Jenny la Sauteuse, — une coquille de noix, oui, mais qui fend l’eau comme un dauphin. Si ce n’était ce gredin d’hypocrite que vous avez vu à Annan, et qui a le plus clair des profits sans courir aucun risque, je serais assez bien, — aussi bien que j’aie besoin de l’être. Je ne suis jamais loin de mon meilleur ami, » dit-il en touchant son flacon ; « mais, pour vous faire une confidence, lui et moi nous sommes tellement habitués l’un à l’autre, que je commence à croire qu’il ressemble à un plaisant de profession, qui vous fait crever de rire si vous ne le voyez que de temps à autre ; mais si vous demeurez dans la même maison, il ne peut que vous rendre stupide. Après tout, je réponds que le vieux drôle fait tout ce qu’il peut pour moi.

— Et que peut-il donc faire ? dit Fairford.

— Il me tue, répliqua Nanty Ewart ; et je suis seulement fâché qu’il y mette tant de temps. »

À ces mots il se leva lestement, et, se promenant de long en large sur le tillac, il donna ses ordres avec sa clarté et sa précision habituelles, malgré la quantité considérable d’eau-de-vie qu’il avait bue en contant son histoire.

Quoique loin de se sentir bien, Fairford tâcha de se lever aussi et de se traîner jusqu’à la proue du brick, pour jouir de la belle vue qu’offrait la mer, aussi bien que pour reconnaître un peu la course que tenait le bâtiment. À sa grande surprise, au lieu de se trouver près de la côte opposée à celle d’où il était parti, le navire descendait le détroit, et paraissait devoir entrer dans la mer d’Irlande. Il appela Nanty Ewart, et lui témoigna son étonnement de la marche qu’il suivait, et lui demanda pourquoi il ne traversait pas le détroit tout simplement pour aborder dans un port du Cumberland.

« Ma foi ! voilà ce que j’appelle une question raisonnable ! répliqua Nanty ; comme si un vaisseau pouvait aller tout droit au port comme un cheval à l’écurie ; comme si un bâtiment contrebandier pouvait naviguer sur la Solway en aussi grande sécurité qu’un navire du roi ! Hé bien ! je m’en vais vous dire, camarade. — Si je n’aperçois pas de fumée à Bowness, village situé sur ce promontoire que vous voyez là, il faut que je tienne la mer vingt-quatre heures au moins ; car nous devons rester sous le vent, si les faucons sont lâchés.

— Et si vous voyez le signal de sûreté, maître Ewart, que ferez-vous alors ?

— Ma foi ! dans ce cas, il me faudra rester au large jusqu’à la nuit, et puis alors vous débarquer à Skinburnees, vous et mes ballots, avec le reste de la cargaison.

— Et alors rencontrerai-je le laird pour qui j’ai une lettre ?

— Il en adviendra par la suite ce qu’il pourra : le vaisseau a sa marche tracée, — le contrebandier a son port marqué ; — mais il n’est pas aussi aisé de dire où l’on peut trouver le laird. Mais il sera à moins de vingt milles de nous, vers la côte ou dans les terres ; — et ce sera mon affaire de vous conduire vers lui. »

Fairford ne put réprimer un mouvement de frayeur qui fit frissonner tout son corps, quand il se rappela qu’il était si complètement au pouvoir d’un homme qui, de son propre aveu, avait été pirate, et qui était à présent, selon toutes les probabilités, aussi bien contrebandier que proscrit. Nanty devina la cause de ce frisson involontaire.

« Eh ! que diable gagnerais-je, dit-il, en écrasant un pauvre brin d’herbe comme vous ? — N’ai-je pas eu les cartes en main ? n’ai-je pas joué franc jeu ? — Sachez que Jenny la Sauteuse peut porter d’autres marchandises que des ballots. Mettez un S et un T devant Ewart, et voyez ce que cela fera[147]. — Me comprenez-vous maintenant ?

— En vérité, non ; j’ignore complètement ce à quoi vous faites allusion.

— Alors, par Jupiter ! vous êtes le drôle le plus fin ou le plus bouché que j’aie jamais rencontré ; — ou vous n’êtes pas l’homme pour qui je vous prenais, après tout. Je m’étonne que Summertrees ait pu pêcher un pareil gaillard le long des côtes. Voulez-vous me montrer sa lettre ? »

Fairford n’hésita pas à satisfaire son désir : d’ailleurs, il savait bien que toute résistance était impossible. Le capitaine de Jenny la Sauteuseregarda l’adresse avec beaucoup d’attention, tourna la lettre dans tous les sens, et examina chaque trait de la plume, comme s’il cherchait à bien apprécier un manuscrit chargé d’ornements ; puis il la rendit à Fairford sans ajouter un seul mot.

« Maintenant, suis-je l’homme pour qui vous me prenez ? dit le jeune avocat.

— Ma foi ! ce que j’ai à vous répondre, répliqua Nanty, c’est que la lettre est certainement ce qu’elle doit être ; mais quant à savoir ce que vous êtes ou n’êtes pas, c’est votre affaire plus que la mienne. » — Et battant le briquet avec le dos d’un couteau, il alluma un cigare aussi gros que le doigt, et se mit à fumer avec beaucoup d’activité.

Alan Fairford continua à le regarder d’un air mélancolique, partagé entre l’intérêt qu’il prenait à cet homme malheureux, et une inquiétude assez naturelle sur l’issue de son aventure.

Ewart, malgré la nature stupéfiante de son passe-temps, sembla deviner ce qui se passait dans l’esprit de son passager ; car, après qu’ils furent restés quelque temps occupés à s’observer l’un l’autre en silence, il jeta tout à coup son cigare sur le tillac, et dit au jeune homme : « Eh bien, alors, si vous en êtes fâché pour moi, j’en suis fâché pour vous. — Du diable si j’aurais donné la tête d’une épingle pour qui que ce fût, depuis deux ans que j’ai revu Jack Hadaway. Le gaillard était devenu aussi gras qu’une baleine de Norwége ; — il avait épousé une grande fille bâtie à la hollandaise, qui lui avait amené six enfants. Je crois qu’il ne me reconnut pas, et qu’il crut que je venais piller sa maison : néanmoins, je pris l’air humble et lui déclarai qui j’étais. Le pauvre Jack aurait voulu me donner alors un abri et des vêtements, et il se mit à me parler des moidores qu’il avait placés et qui étaient à ma disposition. Corbleu ! il changea de gamme quand je lui dis quelle vie j’avais menée, et il ne demanda plus qu’à me payer aussitôt pour se débarrasser de moi. Je n’ai jamais vu visage si terrifié. Je lui éclatai de rire en face ; je lui assurai que c’était une plaisanterie, et que les moidores étaient à lui pour le moment et à jamais ; puis je décampai. Je fis porter chez lui une caisse de thé et un baril d’eau-de-vie, — ce pauvre Jack ! Je crois que vous êtes la seconde personne depuis dix ans qui eussiez fait cadeau à Nanty Ewart d’une pipe de tabac.

— « Peut-être, monsieur, vivez-vous habituellement avec des gens qui ont trop intérêt à songer chaque jour à leur sûreté, pour s’occuper beaucoup des chagrins d’autrui.

— Et avec qui vous trouvez-vous d’habitude vous-même, s’il vous plaît ? » répliqua Nanty vivement. « Avec des conspirateurs qui ne peuvent atteindre un meilleur but que celui de se faire pendre ; avec des incendiaires qui battent le briquet sur de l’amadou mouillé. Vous ressusciterez les morts avant de soulever les montagnards ; — vous tirerez un grognement d’une truie crevée avant de recevoir aucun secours du pays de Galles ou de Chester. Vous croyez, parce que le pot bout, qu’il n’y a que votre écume qui puisse surnager : — je m’y connais mieux, par le diable ! Toutes ces émeutes, tous ces tapages, qui, suivant vous, aplanissent vos voies, n’ont aucun rapport à votre cause ; et la meilleure manière de rétablir l’union dans tout le royaume serait d’y semer l’épouvante par une entreprise comme celle où ces vieux fous vont s’embarquer.

— Je ne suis vraiment pas admis dans les secrets dont vous parlez, » dit Fairford, et déterminé en même temps à profiter autant que possible de la disposition communicative de Nanty, il ajouta : « et si je les connaissais, je ne jugerais pas prudent d’en faire le sujet d’un entretien sérieux. Mais, j’en suis sûr, des hommes aussi sensés que Summertrees et le laird peuvent correspondre ensemble sans offenser l’État.

— Je vous y prends, l’ami, — je vous y prends, » s’écria Nanty Ewart, sur qui la boisson et le tabac semblèrent enfin produire un effet notable. « Quant à savoir si ces messieurs peuvent ou ne peuvent pas correspondre, nous pouvons, nous, prœter mittere la question, comme notre vieux professeur avait coutume de dire : et quant à Summertrees, je n’en dirai rien, car je sais que c’est un vieux renard. Mais je dis que ce coquin de laird est un brandon de discorde dans le pays ; qu’il soulève tous les honnêtes gens qui devraient boire tranquillement leur eau-de-vie, en leur contant des histoires sur leurs ancêtres et sur l’année 1745 ; qu’il cherche à faire venir toute l’eau à son moulin, et à déployer ses voiles à tous les vents. Et parce que les gens de Londres crient pour certains abus qui les regardent eux seuls, il se figure qu’il n’a qu’un signe à faire pour les entraîner après lui. Et il est encouragé par les uns qui veulent tirer quelque argent de lui, par les autres qui ont combattu jadis pour cette cause et seraient honteux de reculer, par ceux-là qui n’ont rien à perdre, et par ceux-ci qui sont fous et mécontents. Mais s’il vous a fait tomber vous, ou tout autre, je ne dis pas qui, dans ce piège avec l’espérance de faire quelque bien, sa dupe est un canard qui sert à en attraper d’autres, c’est tout ce que j’en puis dire ; et vous êtes tous des oisons, ce qui est pire que d’être des canards, attrapant ou attrapés : en conséquence, je bois à la prospérité du roi Georges III et de la vraie religion presbytérienne, et à la confusion du pape, du diable, et du Prétendant ! — Je vous dirai, M. Fairbairn, que je ne suis propriétaire que pour un dixième de ce petit joujou, Jenny la Sauteuse, — que pour un dixième. — je dois donc la diriger d’après les ordres de mes associés. Mais si je la possédais moi seul, je ne voudrais pas qu’elle servît pour ainsi dire de bac à vos jacobites, à vos vieux conspirateurs, M. Fairport, — je ne le voudrais pas, sur mon âme ! Ils monteraient eux-mêmes sur les planches, par les dieux ! comme je l’ai vu faire à de meilleures gens qu’eux quand je naviguais sous les couleurs de… comment les appelez-vous ? Mais comme ma cargaison se compose de marchandises de contrebande, comme j’ai en main des ordres sur la route à tenir, ma foi, il faut que je suive la marche qui m’est commandée. — Dites donc, John Roberts, tournez un peu le gouvernail. — En conséquence, M. Fairweather, ce que je fais, — c’est, comme dit ce maudit coquin de Turnpenny, — toujours par suite d’affaires. »

Il avait parlé avec peine les cinq dernières minutes, et il finit par tomber sur le tillac, réduit au silence par la quantité de liqueurs fortes qu’il avait avalées, mais sans avoir montré le moins du monde cette gaieté, ni même cette extravagance qui accompagne l’ivresse.

Le vieux marin qui tenait le gouvernail vint jeter un manteau sur les épaules de son capitaine, et ajouta, en regardant Fairford : « C’est pitié qu’il ait ce défaut ; car, sans cela, jamais garçon plus habile n’aurait marché sur une planche de vaisseau avec une semelle de cuir.

— Et qu’allons-nous faire maintenant ? demanda Alan Fairford.

— Rester au large, à coup sûr, jusqu’à ce que nous voyions le signal, et alors obéir aux ordres. »

En parlant ainsi, le vieillard retourna à son poste, et laissa le passager s’entretenir avec ses propres réflexions. Bientôt, on aperçut une légère colonne de fumée s’élever du petit promontoire.

« Je puis maintenant vous dire ce que nous allons faire, mon maître, reprit le marin. Nous allons tenir la mer jusqu’à ce que la marée du soir commence à monter, puis nous diriger vers Skinburness ; ou, s’il ne fait pas assez clair, nous pouvons entrer dans la rivière de Wampool, et vous débarquer vers Kirkbride ou Leaths avec la grande chaloupe. »

Fairford, déjà mal à son aise, sentit que cette résolution le condamnait à une agonie de plusieurs heures que son estomac dérangé et son violent mal de tête le rendaient presque incapable de supporter. Il n’y avait pourtant pas d’autre remède que la patience et le souvenir de l’amitié pour laquelle il endurait ces souffrances. Lorsque le soleil fut arrivé au plus haut point de sa course, il devint plus malade ; son odorat parut acquérir un degré de finesse plus grand que de coutume, simplement pour qu’il pût respirer et distinguer toutes les différentes odeurs qui l’entouraient, depuis celles de la poix jusqu’aux exhalaisons détestables des diverses marchandises. Son cœur battait violemment, et il sentait les progrès rapides de la fièvre brûlante qui le travaillait.

Les marins, qui étaient polis et pleins d’attention, vu la rudesse de leur profession, remarquèrent ses souffrances : l’un parvint à lui faire une tente avec une vieille voile, tandis qu’un autre fit un peu de limonade, seul breuvage avec lequel le passager voulut mouiller ses lèvres. Après avoir bu, il obtint quelques heures d’un sommeil agité, si toutefois cet état pouvait même s’appeler un sommeil.


CHAPITRE XV.

SUITE DES AVENTURES D’ALAN FAIRFORD.

LES VESTALES.


Le courage d’Alan Fairford à supporter la douleur était plus grand que sa force physique à l’endurer. En dépit de ses efforts, quand il s’éveilla, après un engourdissement de cinq ou six heures, il se trouva tellement abattu par le mal de tête et par des souffrances aiguës dans tous les membres, qu’il ne put se lever sans assistance. Il apprit avec un certain plaisir que le bâtiment se dirigeait alors en droite ligne vers la rivière de Wampool, et qu’il serait mis à terre avant fort peu de temps. En effet, le brick jeta bientôt l’ancre ; on plia le pavillon dans sa hauteur, de manière qu’il ne format plus qu’un faisceau, et des signaux y répondirent de la terre. On vit alors des hommes et des chevaux descendre le chemin roide qui conduit au rivage : les derniers étaient équipés de manière à porter des fardeaux. Vingt barques de pêcheurs furent mises en mer à la fois, et entourèrent bientôt le petit brick avec force cris, rires, jurements et plaisanteries. Au milieu de toute cette confusion apparente, il y avait une régularité essentielle. Nanty Ewart allait et venait sur le tillac, comme s’il n’eût jamais de la vie goûté de liqueurs fortes, donnait avec précision les ordres nécessaires, et veillait à ce qu’ils fussent ponctuellement exécutés. En une demi-heure, la cargaison du brick fut placée presque tout entière dans les barques ; un quart d’heure après, elle était débarquée sur la côte, et un autre quart d’heure environ fut suffisant pour la charger sur les bêtes de somme qui attendaient sur le rivage, et qui se dispersèrent aussitôt, chacun s’en allant de son côté. On mit plus de mystère à descendre dans la chaloupe du brick quantité de petits barils qui semblaient contenir des munitions ; on ne s’occupa même de cette opération qu’après que les honnêtes négociants furent congédiés ; et lorsqu’enfin tout fut terminé, Ewart proposa à Alan, qui gisait étourdi par la souffrance et le tumulte, de venir à terre avec lui.

Ce fut avec peine que Fairford parvint à se traîner jusqu’au bord du bâtiment, et il ne put s’asseoir sur l’arrière de la chaloupe sans l’aide du capitaine et de ses gens. Nanty Ewart, qui ne voyait dans cette indisposition qu’un accès ordinaire du mal de mer, lui présenta les motifs habituels de consolation. Il assura son passager qu’il se trouverait parfaitement rétabli dès qu’il aurait passé une demi-heure sur la terre ferme, et qu’il espérait boire un flacon et fumer une pipe avec lui chez le père Crackenthorp, bien qu’il se sentît l’estomac un peu dérangé pour avoir monté le cheval de bois.

« Qui est ce père Crackenthorp ? » dit Fairford, quoiqu’il pût à peine articuler cette question.

« Un honnête gaillard comme il n’en est pas un sur mille, répliqua Nanty. Ah ! combien de bonne eau-de-vie lui et moi nous avons dégustée ensemble de notre temps ! Sur mon âme, M. Fairford, c’est le prince des cabaretiers, le père de la contrebande ; ce n’est pas un diable sordide et hypocrite, comme ce vieux Turnpenny qui boit toujours aux frais d’autrui et croit commettre un péché quand il lui faut payer ce qu’il a bu, — mais un bon et vrai vieux coq de bruyère. — Les requins de terre ont tourné plus d’une fois autour de lui, mais le père Crackenthorp sait comment carguer ses voiles : — jamais mandat n’est lancé qu’il ne le sache avant que l’encre soit sèche. Il est bonus socius avec le magistrat et les constables ; le chancelier de l’échiquier ne déciderait pas à prix d’argent un homme à déposer contre lui. Si un pareil drôle se rencontrait, en vérité il aurait les oreilles coupées le lendemain matin, ou bien on l’enverrait les chercher au fond de la Solway. C’est un propriétaire, quoiqu’il tienne cabaret ; mais c’est seulement pour la forme, et pour qu’on ne s’étonne pas de ses caves et de tout son monde ; son épouse est une adroite luronne, — et sa fille Doll aussi. Corbleu ! vous serez là comme dans un port jusqu’à votre rembarquement ; et je vous tiendrai parole, je vous ferai parler au laird. Corbleu ! le seul embarras que j’aurai sera de vous tirer de cette maison ; car Doll est une rare fillette, la mère est toujours prête à rire, et le père Crackenthorp est le plus jovial compagnon qui soit au monde ! Il vous boira une bouteille de rhum ou d’eau-de-vie sans broncher ; mais il ne mouille jamais ses lèvres avec cette méchante boisson écossaise que ce vieil hypocrite, ce coquin de Turnpenny a mise à la mode. C’est un gentilhomme, des pieds à la tête, que le vieux Crackenthorp, à sa manière, s’entend ; et d’ailleurs, il possède aussi une part de Jenny la Sauteuse, outre bon nombre d’autres profits qu’il fit au clair de la lune. Il peut donner à Doll une jolie dot, s’il trouve de son goût le jeune homme qui voudrait s’unir à elle pour la vie. »

Au milieu de ce long panégyrique du père Crackenthorp, la barque toucha le rivage. Les rameurs appuyèrent sur leur rames pour la tenir à flot, tandis que les autres gaillards se mirent à l’eau, et commencèrent, avec la plus prompte dextérité, à porter les barils jusqu’à terre.

« Déposez-les moi plus haut sur le rivage, mes enfants, s’écria Nanty Ewart, plus haut en lieu sec, — oui, en lieu sec et plus haut, cette marchandise n’aime pas à être mouillée. Maintenant à notre jeune homme, déposez-le moi haut et sec aussi. Qu’est-ce cela ? un bruit de chevaux qui galopent ! ha ! je reconnais le tintement des ferrures de leurs harnais, — ce sont nos gens. »

Le chargement de la barque, qui consistait en petits barils, se trouvait alors déposé sur la côte ; et l’équipage prenant les armes s’était déjà rangé en ligne de bataille, attendant l’arrivée des chevaux dont le pas s’était fait entendre le long de la mer. Un homme tellement chargé d’embonpoint qu’on pouvait distinguer, même au clair de lune, qu’il était tout haletant, à cause de la précipitation de sa marche, parut à la tête de la cavalcade, qui consistait en chevaux attachés les uns derrière les autres, et équipés de bâts munis de chaînes pour suspendre les barils ce qui faisait un vacarme épouvantable.

« Qu’avez-vous donc, père Crackenthorp ? dit Ewart, — pourquoi arriver d’un pareil train avec vos chevaux ? — Nous avons le projet de passer une nuit chez vous, pour goûter votre vieille eau-de-vie et l’ale que brasse votre femme. Le signal a été aperçu, mon homme, et tout va bien.

— Tout va mal, capitaine Nanty, » s’écria l’homme auquel il parlait ; « et vous êtes en position de le reconnaître bientôt, à moins que vous ne décampiez, — il y a de nouveaux balais achetés hier à Carlisle pour balayer votre pays et celui de vos pareils ; — vous ferez donc mieux de vous sauver dans l’intérieur des terres.

— Et ces bandits de douaniers, combien sont-ils ? — s’ils ne sont pas plus de dix, je livrerai la bataille.

— Le diable vous emporte ! — ne vous battez pas, gardez-vous-en, car ils ont avec eux les dragons rouges de Carlisle.

— Oh ! alors il faut lever l’ancre. Allons, maître Fairford, il vous faut monter à cheval et galoper. — Il ne m’entend pas, — il s’est évanoui, je crois ; — que diable vais-je faire ? père Crackenthorp, je suis obligé de confier à vos soins ce jeune homme jusqu’à ce que la bourrasque soit passée. — Écoutez-moi, il porte la correspondance entre le laird et cet autre vieux ; il ne peut ni se tenir à cheval ni marcher, — je vais l’envoyer chez vous.

— C’est-à-dire l’envoyer à la potence ; il rencontrera là-haut le quartier-maître Twacker avec vingt hommes ; et s’il ne faisait pas la cour à Doll, je n’aurais jamais pu venir ici vous en prévenir ; — mais il vous faut déguerpir, sinon ils viendront vous surprendre, car ils ont des ordres diablement précis ; et ces barils contiennent chose pire de l’eau-de-vie, — matière à pendaison, j’en répondrais.

— Je voudrais qu’ils fussent au fond de la rivière de Wampool avec ceux à qui ils appartiennent. Mais ils font partie de la cargaison. Et que puis-je donc faire de ce pauvre jeune homme… ?

— Ma foi ! plus d’un meilleur garçon a dormi sur l’herbe avec un manteau sur le dos. S’il a la fièvre, rien n’est si rafraîchissant que l’air de la nuit.

— Oui, sans doute, il serait suffisamment rafraîchi demain au matin ; mais il a un bon cœur, et je ne le laisserai pas geler tant que je pourrai l’en empêcher.

— Eh bien ! capitaine, si vous consentez à risquer votre propre cou pour sauver celui d’un autre homme, pourquoi ne pas le mener aux vieilles filles de Fairladies ?

— Quoi ! — aux miss Arthuret ! — à ces damnées papistes ! — mais n’importe, — je l’y mènerai. J’ai ouï dire qu’elles ont reçu un jour l’équipage de tout un sloop qui avait échoué sur les sables.

— Vous pouvez néanmoins courir quelque risque, en vous détournant de votre chemin jusqu’à Fairladies ; car je vous répète que les requins battent tout le pays.

— N’importe ! — je puis trouver l’occasion d’en étendre quelques-uns sur l’herbe. Voyons, camarades, dépêchez la besogne. Avez-vous tous chargé vos bêtes ?

— Oui, oui, capitaine ; nous serons prêts dans une minute, répondit toute la bande.

— Le diable vous emporte, avec votre capitaine ! s’écria Nanty, — avez-vous envie de me voir pendre, si je suis pris ? — Tout le monde est compère et compagnon, ici.

— Un coup en partant, » dit le père Crackenthorp en présentant un flacon à Nanty Ewart.

— Pas la vingtième partie d’une goutte, répliqua Nanty. Me faut-il du courage hollandais à moi ? — Mon cœur est toujours assez ferme quand il y a chance de se battre ; d’ailleurs si j’ai vécu ivre, je veux mourir sobre. — Holà ! vieux Jephson, — vous êtes la meilleure de toutes ces brutes : — mettons notre jeune homme entre nous deux sur un cheval tranquille, et nous parviendrons à le tenir droit sur sa selle, j’espère. »

— Lorsqu’ils relevèrent Fairford de terre, il poussa un profond gémissement, et demanda d’une voix faible où ils allaient le mener.

« Dans un endroit où vous serez aussi heureux et tranquille qu’une souris dans son trou, répliqua Nanty, pourvu que nous puissions vous y conduire en sûreté. — Bonsoir, père Crackenthorp. — Empoisonnez-moi le quartier maître, s’il est possible. »

Les chevaux chargés se mirent alors en route et avancèrent au grand trot, se suivant les uns les autres à la file, et chaque cheval de deux en deux était monté par un vigoureux gaillard revêtu d’une grande casaque qui servait à cacher les armes dont la plupart étaient munis. Ewart fermait la marche de cette caravane, et, aidé de temps à autre par le vieux Jephson, il soutenait son jeune ami sur sa selle. Alan poussait par intervalles de profonds gémissements, et Nanty, plus touché de compassion pour son état qu’on aurait pu l’attendre d’un homme qui menait un tel genre de vie, s’efforçait de le distraire et de le consoler en lui donnant quelques détails sur l’endroit où on le conduisait. — Ses paroles de consolation étaient néanmoins souvent interrompues par la nécessité où il se trouvait de parler à ses gens ; et souvent encore sa voix se perdait au milieu du bruit que produisaient les barils, et le tintement des chaînes et des anneaux qui les suspendent ordinairement en pareille occasion.

« Et voyez-vous, camarade, vous serez en lieu sûr à Fairladies ; — c’est une bonne vieille maison d’asile : — les maîtresses sont d’assez bonnes vieilles filles aussi, sauf qu’elles sont papistes. — Ohé ! dites-donc, Jack Lowther, gardez donc mieux la file, et finissez votre babillage, maudit fils de… ! — Nées d’une bonne famille, assez riches aussi, ces vieilles filles sont devenues des espèces de saintes, de nonnes, vous comprenez ? L’endroit où elles demeurent était il y a bien long-temps une sorte de boutique de nonnes, comme il en existe encore en Flandre : aussi les appelle-t-on les Vestales de Fairladies. — Le nom peut être mérité et ne pas l’être ; et je m’inquiète peu s’il l’est ou s’il ne l’est pas. — Blinkinsop, retenez votre langue, et allez au diable ! — Aussi, grâce à d’abondantes aumônes et à de bons dîners, sont-elles bien regardées par les riches et les pauvres, et l’on ferme les yeux sur leurs relations avec les papistes. Il y a une multitude de prêtres, de jeunes et robustes étudiants, et de gens semblables dans la maison, — c’en est une ruche, quoi ! C’est pourquoi honte, honte au gouvernement qui envoie des dragons aux trousses de quelques honnêtes gaillards qui amènent une goutte d’eau-de-vie aux vieilles femmes d’Angleterre, quand il souffre qu’on fasse ainsi la contrebande du papisme et de… Mais écoutez ! — n’a-t-on pas sifflé ? — Non, c’est seulement un pluvier. Vous, Jem Collier, allez à la découverte, nous les rencontrerons sur la hauteur de Whins, ou dans le bas de Brotthole, ou nulle part ; allez un peu à la découverte, vous dis-je, et ouvrez bien les yeux. — Ces miss Arthuret nourrissent ceux qui ont faim, couvrent ceux qui sont nus, et se recommandent par une foule de pareilles actions. Mon père avait coutume de dire que les vêtements qu’elles donnaient ressemblaient à de vieux haillons, mais en attendant il les portait tout comme un autre. — Le maudit cheval qui bronche ! Père Crackenthorp devrait être maudit lui-même pour exposer le cou d’un honnête homme à un pareil danger. »

C’est ainsi, et plus longuement encore, que bavardait Nanty, augmentant, malgré sa bonne intention, l’agonie d’Alan Fairford, qui, torturé déjà par d’horribles douleurs dans le dos et les reins, qu’accroissait encore le trot dur de son cheval, sentit son violent mal de tête prendre plus de violence encore à mesure que la grosse voix du marin retentissait à ses oreilles. Absolument passif néanmoins, il n’essayait pas même de faire la moindre réponse ; et, en vérité ses souffrances physiques étaient si grandes et si aiguës, qu’il lui était impossible de songer à la situation où il se trouvait, quand même il aurait pu l’améliorer en y songeant.

Ils s’enfonçaient dans l’intérieur des terres ; mais dans quelle direction ? Alan n’avait aucun moyen de s’en assurer. Ils traversèrent d’abord des bruyères et des plaines sablonneuses ; ils franchirent plus d’un ruisseau, plus d’un beck comme on les appelle dans ce pays, — quelques-uns d’une profondeur considérable, — et enfin ils gagnèrent une campagne cultivée, divisée, selon l’usage de l’agriculture anglaise, en très-petits champs ou enclos fermés par des fossés profonds que tapissaient les broussailles et que surmontaient de hautes haies. Au milieu de ces clôtures serpentaient une multitude de sentiers impraticables et inextricables, où les branchages que projetaient les arbres des deux côtés du chemin interceptaient le clair de lune et mettaient en péril la vie des cavaliers. Mais à travers ce labyrinthe l’expérience des guides les conduisait, sans jamais se tromper, sans qu’il fût même jamais besoin de ralentir le pas. En beaucoup d’endroits, néanmoins, il était impossible à trois hommes de marcher de front : en conséquence, la peine de soutenir Alan Fairford retombait alternativement sur le vieux Jephson, comme on l’appelait, et sur Nanty ; et c’était avec beaucoup de difficulté qu’ils parvenaient à le maintenir en selle.

Enfin, il ne pouvait plus résister davantage à la souffrance ; il allait implorer des marins la faveur d’être abandonné à son destin dans la première cabane venue, dans la moindre hutte, au pied d’un arbre, au bas d’une haie, n’importe où, pourvu qu’on le laissât en repos : lorsque Collier, le matelot qui marchait en avant, fit avertir Nanty qu’ils arrivaient à l’avenue de Fairladies, demandant s’il fallait tourner de ce côté.

Abandonnant Fairford aux soins de Jephson, Nanty courut à la tête de la troupe, et donna ses ordres. — « Qui connaît le mieux la maison ? demanda-t-il ensuite.

— Jack Skelton est catholique, » répondit Lowther.

— C’est là une religion diablement mauvaise, » répliqua Nanty, chez qui la haine pour le papisme était demeurée comme le seul reste de son éducation presbytérienne ; « mais je suis charmé pourtant qu’il y ait un catholique parmi nous. — Vous, Jack, en votre qualité de papiste, vous connaissez Fairladies, et les vieilles filles, j’ose le dire : sortez donc de la ligne et attendez ici avec moi. — Et vous, Collier, conduisez la bande jusqu’au bas de Walinford, suivez ensuite le ruisseau jusqu’à ce que vous arriviez au moulin, et là, Goodmann Grist le meunier, ou le vieux Peel-the-Causeway, vous dira où il faut décharger ; mais je vous aurai rejoints auparavant. »

Les chevaux chargés reprirent alors leur premier pas, tandis que Nanty et Jack Skelton attendaient le long de la route l’arrivée de l’arrière-garde. Alors rejoints par Jephson qui soutenait toujours Fairford, ils se mirent, au grand soulagement du jeune avocat, à marcher d’un pas moins rapide qu’auparavant, laissant le reste de la troupe les précéder, si bien que le bruit des chevaux et le retentissement des chaînes finirent par s’éteindre dans l’éloignement. Ils ne s’étaient pas encore éloignés d’une portée de pistolet de l’endroit d’où ils étaient partis, lorsqu’un petit détour les amena en face d’une vieille porte en ruine, dont les piliers pesants étaient décorés dans le style du dix-septième siècle, et couverts d’ornements d’une architecture grossière, dont la plupart étaient tombés de vieillesse et gisaient encore à terre, sans qu’on eût pris d’autre soin que celui de les écarter du milieu de l’avenue. Les grands piliers de pierre que la lune revêtait d’une teinte blanchâtre, pouvaient frapper une imagination romanesque comme des apparitions surnaturelles ; et l’air de négligence qu’on remarquait à l’entour donnait aux personnes qui parcouraient l’avenue une idée peu favorable de l’habitation.

« Il n’y avait pas de porte ici autrefois, » dit Skelton en trouvant le passage inopinément barré.

« Mais il y a une porte à présent et un portier aussi, » dit une grosse voix par derrière. Qui êtes-vous, et que demandez-vous à une pareille heure de la nuit ?

— Nous ayons besoin de parler à ces dames, — aux miss Arthuret, répliqua Nanty ; et nous désirons leur demander l’hospitalité pour un malade.

— Il est impossible de parler aux miss Arthuret à cette heure de la nuit, et vous pouvez bien conduire votre malade au médecin, » répliqua à son tour le portier d’un ton grognard ; « car aussi sûr que le sel a du goût et le romarin de l’odeur, vous n’entrerez pas : — prenez vos flûtes et allez en jouer ailleurs.

— Tiens, Dick, de jardinier es-tu donc devenu portier ? s’écria Skelton.

— Et comment savez-vous qui je suis ? » demanda vivement le domestique.

« Je vous ai reconnu à votre dicton, répondit l’autre. Quoi ! avez-vous oublié le petit Jack Skelton, et le fausset mis à certain baril ?

— Non, je ne vous ai pas oublié, répliqua la vieille connaissance de Jack Skelton ; mais les ordres sont positifs ; je ne dois ouvrir l’avenue à personne cette nuit, et en conséquence…

— Mais nous sommes armés et nous ne reculerons pas, dit Ewart. Écoutez un peu, camarade, ne vaudrait-il pas mieux pour vous d’accepter une guinée pour nous ouvrir, que de nous mettre dans le cas de briser la porte d’abord, et votre caboche ensuite, car je ne suis pas d’humeur à voir mon camarade mourir tranquillement à votre porte : — croyez ce que je vous en dis.

— Ma foi ! je ne sais que répondre. Mais quelle espèce de bétail est-ce que celui qui arrive ainsi au grand galop ?

— Bah ! ce sont nos amis de Bowness, de Stoniccultrum et des alentours : Jack Lowther, le vieux Jephson, le gros Will Lamplugh, etc.

— Hé bien ! aussi sûr que le sel a du goût et le romarin de l’odeur, j’aurais cru que c’étaient les troupiers de Carlisle et de Wigton, et cette crainte m’avait fait venir le cœur à la bouche.

— Je croyais que tu aurais distingué le bruit d’un baril du cliquetis d’un sabre, aussi bien qu’aucun ivrogne de tout le Cumberland, répondit Skelton.

— Allons, camarade, moins de langue et plus de jambes, s’il vous plaît, dit Nanty ; chaque moment que nous attendons est un moment perdu. Va trouver ces dames, et dis-leur que Nanty Ewart amène un jeune homme, porteur de lettres venant d’Écosse pour un certain gentilhomme d’importance dans le Cumberland — que les soldats sont en campagne ; que mon passager est fort malade, et que, s’il n’est pas reçu à Fairladies, il faudra ou que nous le laissions mourir ici à la porte, ou qu’il soit pris par les habits rouges, avec les papiers dont il est chargé. »

Dick le jardinier courut remplir son message, et, au bout de quelques minutes, on vit les lumières aller et venir, circonstance d’après laquelle Fairford, un peu rétabli par un moment de halte, jugea que la façade de la maison avait une certaine étendue.

« Et si ton ami Dick le jardinier ne revenait pas ? dit Jephson à Skelton.

Ma foi ! alors, » répondit le personnage ainsi interpellé, il faudra bien, mon vieux, que je lui frotte les épaules, comme Dan Cooke te les a frottées, et je m’en acquitterai pour le moins aussi bien que lui. »

Le vieillard allait répliquer d’un ton de colère, lorsque les doutes furent dissipés par le retour de l’ex-jardinier Dick, qui annonça que miss Arthuret prenait la peine de venir elle-même jusqu’à la porte pour leur parler.

Nanty Ewart murmura tout bas contre le caractère soupçonneux des vieilles filles et les maudits scrupules des catholiques, qui faisaient tant de difficultés pour secourir un de leurs semblables, et souhaita à miss Arthuret un bon rhumatisme ou au moins un mal de dents pour récompense de ses délais ; mais la dame arriva précisément pour couper court à ces murmures. Elle était accompagnée d’une femme de chambre portant une lanterne, au moyen de laquelle elle examina les individus qui se trouvaient en dehors, aussi bien que le lui permettaient la lumière imparfaite et les barreaux de la porte nouvellement construite.

« Je suis fâché de vous avoir dérangée si tard, madame Arthuret, dit Ewart ; mais le cas est si pressant…

— Sainte Vierge ! répliqua-t-elle, pourquoi parler si haut ? Dites-moi, n’êtes-vous pas le capitaine de la Sainte Geneviève ?

— Ma foi ! oui, madame ; c’est le nom qu’on donne au brick à Dunkerque, — oh ! sans doute ; mais le long de ces côtes on l’appelle Jenny la Sauteuse.

— Vous avez amené le révérend père Bonaventure, n’est-ce pas ?

— Oui, oui, madame ; j’ai suffisamment amené de ce bétail noir.

— Fi ! fi ! l’ami ; c’est pitié que les saints confient des hommes aussi pieux aux soins d’un hérétique.

— Ma foi ! ils ne me les confieraient pas, madame, s’ils pouvaient trouver un contrebandier papiste qui connût la côte aussi bien que moi ; d’ailleurs je suis fidèle comme l’acier aux propriétaires de mon bâtiment, et j’ai toujours grand soin de la cargaison : chair vive, viande morte, ou eau-de-vie, c’est tout un pour moi ; et vos catholiques ont de maudits capuchons, sauf votre respect, madame, qui sont parfois assez larges pour cacher deux visages. Mais voici un jeune homme qui se meurt, il a sur lui des lettres du laird de Summertrees au laird des lacs, comme on l’appelle sur les bords de la Solway, et chaque minute que vous attendez est un nouveau clou mis à son cercueil.

— Sainte Marie ! que faire ? — le recevoir, je crois à tout risque. — Vous, Richard le jardinier, aidez un de ces messieurs à transporter le jeune homme à la maison ; et vous, Selby, voyez à ce qu’on lui donne la dernière chambre de la seconde galerie. — Vous êtes un hérétique, capitaine, mais je vous crois fidèle, et je sais qu’on a eu confiance en vous ; mais si vous m’en imposiez…

— Moi ! madame ; — oh ! je n’essaierai jamais d’en imposer à des femmes de votre expérience : le peu de pratique que j’ai en ce genre, je l’ai acquis auprès des jeunes. — Allons, du courage, monsieur Fairford : — on aura bien soin de vous ; — essayez de marcher, voyons. »

Alan essaya ; et comme cette halte lui avait rendu des forces, il déclara qu’il se sentait capable de marcher jusqu’à la maison, avec l’aide du jardinier seul.

« Ma foi ! c’est avoir du cœur. Je vous remercie, Dick, de la peine que vous prenez pour ce jeune homme, » — et il lui glissa dans la main la guinée qu’il lui avait promise. — « Adieu donc, monsieur Fairford, adieu, madame Arthuret, car je ne suis déjà resté que trop long-temps ici. »

À ces mots, il remonta à cheval avec ses deux compagnons, et tous trois s’éloignèrent au galop. Mais on entendait encore le bruit des chevaux lorsque l’incorrigible Nanty se mit à chanter de toutes ses forces la vieille balade suivante : —


Aux pieds d’un moine une gentille dame
De ses péchés déposait le fardeau,
Et s’accusait d’une secrète flamme.
« Un soir, tous deux… — Bien ! ouvrez-moi votre âme. —
« Je n’oserais, reprit la faible femme,
« Mais il était et si tendre et si beau ! »


« Sainte Vierge ! » s’écria miss Séraphine lorsque les sons profanes parvinrent à ses oreilles. « Quels infâmes païens sont ces hommes, et quels périls nous courons au milieu d’eux ! puissent les saints nous protéger ! quelle nuit, bon Dieu, que celle-ci ! — la pareille ne s’est jamais vue à Fairladies. — Aidez-moi à refermer la porte, Richard, et vous reviendrez ensuite y monter la garde, de peur qu’il ne nous arrive des visites plus fâcheuses encore : — non que vous soyez le malvenu, jeune homme, car il suffit que vous ayez besoin des secours que nous pouvons vous donner, pour que vous soyez accueilli à Fairladies : — seulement, une autre fois vous feriez aussi bien… — mais… bah ! tout est pour le mieux. L’avenue, monsieur, n’est pas des plus unies : regardez où vous mettez les pieds. Richard le jardinier aurait dû la niveler et la ratisser, mais il lui a fallu aller en pèlerinage à la fontaine de Sainte-Winfred, dans le pays de Galles. » — Là, Dick fit entendre une petite toux sèche, mais tout à coup comme s’il eût craint qu’elle ne trahît quelque pensée secrète, se rapportant peu à ce que disait la demoiselle, il se hâta de murmurer : « Sancta Winifreda, ora pro nobis. » — Cependant, miss Arthuret continuait toujours : « Jamais nous n’empêchons nos gens d’accomplir leurs vœux ni leurs pénitences, monsieur Fairford. Je connais un digne ecclésiastique de votre nom, c’est un de vos parents peut-être. Jamais, monsieur, nous ne mettons obstacle à l’accomplissement des vœux de nos domestiques. Notre-Dame nous garde de ne pas leur faire sentir la différence de notre service à celui d’un hérétique ! — Prenez garde, monsieur, vous ferez une chute si vous n’y faites attention. Hélas ! nuit et jour, il se trouve des pierres d’achoppement dans notre chemin. »

Par d’autres discours semblables à celui qu’on vient de lire, qui tous tendaient à montrer une femme charitable, d’un esprit un peu étroit, et fortement entraînée vers une dévotion superstitieuse, miss Arthuret abrégea sans doute le chemin à son nouvel hôte : quoique trébuchant à chaque caillou, que la piété de son guide Richard avait laissé dans le chemin, il arriva enfin au bout de l’avenue, et en montant quelques marches en pierre décorées de griffons et de pareilles inventions héraldiques, il se trouva sur une terrasse qui occupait le devant du château de Fairladies. C’était un vieux manoir bien antique et assez considérable, avec ses pignons dentelés et ses rangées de fenêtres étroites, d’où saillait çà et là une vieille tourelle qui ressemblait à une longue poivrière. La porte avait été fermée durant la courte absence de la maîtresse. Elle laissait voir un peu de lumière, car elle était vitrée, et s’ouvrait sous un haut portique de pierre, garni de jasmin et d’autres plantes grimpantes. Toutes les fenêtres étaient aussi noires que la nuit.

Miss Arthuret frappa au carreau : — « Ma sœur, ma sœur Angélique !

— Qui est là ? » répondit-on de l’intérieur ; « est-ce vous, ma sœur Séraphine ?

— Oui, oui, ouvrez la porte ; ne reconnaissez-vous pas ma voix ?

— Si vraiment, » répliqua la sœur Angélique, ôtant les barres et tirant les verroux ; « mais vous savez si nous devons user de prudence : l’ennemi veille pour nous surprendre, — incedit sicut leo vorans, dit le bréviaire. — Qui amenez-vous donc là ? — Oh ! ma sœur, qu’avez-vous fait ?

— C’est un jeune homme, » dit Séraphine en se hâtant d’interrompre les remontrances de sa sœur ; « c’est, je crois, un parent de notre digne père Fairford, — laissé presque mort à notre porte par le capitaine de ce bienheureux bâtiment qu’on appelle la Sainte Geneviève : il est chargé de dépêches pour…

— Alors, il n’y a pas de remède, reprit Angélique, mais c’est bien malheureux. »

Pendant ce dialogue entre les vestales de Fairladies, Dick le jardinier fit asseoir le jeune homme confié à ses soins, et la plus jeune des deux miss, après un moment d’hésitation qui annonçait une répugnance convenable à toucher la main d’un étranger, plaça le poignet d’Alan entre son index et son pouce, et compta les pulsations.

« Il y a une fièvre violente, ma sœur, dit-elle ; il faut que Richard appelle Ambroise, et que nous lui fassions quelque fébrifuge.

Ambroise arriva presque aussitôt. C’était un vieux domestique à l’air digne et respectable, élevé dans la famille, qui était monté de grade en grade au service des Arthuret, jusqu’à devenir moitié médecin, moitié aumônier, moitié sommelier, et tout à fait gouverneur, c’est-à-dire, en cas d’absence du père confesseur, qui le déchargeait souvent des soins du gouvernement. Sous la direction et avec l’assistance de ce vénérable personnage, le malheureux Alan Fairford fut conduit dans une chambre décente, au bout d’une longue galerie, et, ce qui lui causa un bien inexprimable, placé dans un excellent lit. Il n’essaya point de résister aux ordonnances de M. Ambroise, qui non-seulement lui administra le remède dont il avait été question, mais encore alla jusqu’à lui tirer une grande quantité de sang, laquelle opération rendit probablement grand service au malade.


CHAPITRE XVI.

SUITE DES AVENTURES D’ALAN FAIRFORD.

LE PÈRE BONAVENTURE.


Le lendemain matin, il se trouva que le sommeil n’avait guère restauré notre voyageur, attendu que ce sommeil avait été sans cesse troublé par des rêves bizarres sur son père et sur Darsie Latimer, — sur la mante verte et sur les vestales de Fairladies ; — il s’était vu buvant de la petite bière avec Nanty Ewart, et faisant naufrage avec Jenny la Sauteuse au milieu de la Solway. En conséquence, il ne se trouva point en état de résister aux ordres de M. Ambroise qui lui commandait de garder le lit, d’où à la vérité il n’aurait pu se lever sans assistance. Il sentit en effet que son inquiétude et ses fatigues des jours précédents avaient de beaucoup dépassé ses forces, et que, si grande que fût son impatience, il ne pouvait continuer son entreprise avant que sa santé fût rétablie.

En attendant, impossible de trouver une meilleure maison de santé pour un malade. Les domestiques ne parlaient qu’à voix basse, et ne marchaient que sur la pointe des pieds : — rien ne se faisait que par ordonnance du médecin : — Esculape régnait en maître absolu dans le château de Fairladies. Une fois par jour, les dames de la maison venaient en grande cérémonie le visiter, et lui demander des nouvelles de sa santé. Ce fut alors que la politesse naturelle d’Alan, et l’effusion de cœur avec laquelle il les remercia de leurs secours charitables et donnés à propos, l’élevèrent considérablement dans leur estime. Il fut, le troisième jour, transporté dans un appartement meilleur que celui qu’il avait d’abord occupé. Lorsqu’on lui permit de boire un verre de vin, le vin fut de première qualité ; et dans cette occasion apparut une de ces antiques et curieuses bouteilles couvertes de toiles d’araignée, comme on en trouve seulement dans les caves des vieux châteaux, où elles peuvent rester paisiblement couchées pendant un demi-siècle.

Mais, quoique Fairladies fut un séjour délicieux pour un malade, cette résidence, ainsi que notre jeune homme s’en aperçut bientôt, n’était pas aussi agréable pour un convalescent. Quand il se traîna jusqu’à la fenêtre (et ce fut dès qu’il put mettre un pied hors du lit), il vit qu’elle était grillée par d’épais barreaux, et qu’elle n’avait vue que sur une petite cour pavée. Il n’y avait là rien d’étonnant, car les fenêtres de la plupart des maisons sur la frontière étaient pareillement grillées. Mais Fairford observa aussi que, soit qu’on entrât, soit qu’on sortît, on fermait toujours la porte de sa chambre avec beaucoup de soin et de circonspection. Certaines insinuations sur le plaisir qu’il trouverait à se promener dans la galerie, ou même dans le jardin, furent si froidement accueillies, et par les dames et par le premier ministre, M. Ambroise, qu’il vit clairement que ses privilèges, en sa qualité d’hôte, ne pouvaient aller jusque-là.

Jaloux de s’assurer si cette singulière hospitalité lui laisserait du moins le droit d’agir à sa volonté, il annonça bientôt à cet important fonctionnaire, tout en le remerciant avec effusion des soins qu’on lui avait prodigués, son intention de quitter Fairladies le matin suivant, désirant seulement, pour continuation des bontés dont on l’accablait, qu’on lui prêtât un cheval pour se rendre à la ville voisine. Enfin, assurant M. Ambroise que sa reconnaissance ne se bornerait pas à une si faible bagatelle, il lui glissa trois guinées dans la main pour le mettre entièrement dans son intérêt. Les doigts de ce digne domestique se refermèrent aussi naturellement sur cet honorarium que si un grade pris dans la docte faculté lui eût donné le droit de s’en saisir ; mais sa réponse touchant le projet de départ d’Alan fut d’abord évasive, et lorsqu’il fut par trop pressé, il déclara péremptoirement qu’on ne pouvait lui permettre de partir le lendemain : sa vie y était intéressée, et par conséquent les miss Arthuret n’y consentiraient pas.

« Je sais mieux que personne l’intérêt que je dois prendre à ma vie, répliqua Fairford, et je ne l’estime rien en comparaison de l’affaire qui réclame mes soins. »

Ne recevant pas encore de M. Ambroise une réponse satisfaisante, Alan pensa qu’il valait mieux déclarer sa résolution aux dames elles-mêmes, en termes très-mesurés, très-respectueux, très-propres à montrer sa reconnaissance, mais en leur montrant combien il était fermement résolu à partir le lendemain, ou le jour suivant au plus tard. Ces dames firent plusieurs tentatives pour obtenir de lui qu’il restât, sous prétexte que sa santé l’exigeait ; mais le ton sur lequel elles s’exprimaient montrait qu’on voulait seulement l’arrêter le plus long-temps possible. Alors Fairford leur avoua franchement qu’il était chargé de dépêches importantes pour un gentilhomme connu sous les noms d’Herries, de Redgauntlet et du laird des lacs, et que c’était une affaire de vie et de mort de les remettre sans délai.

« J’ose dire, ma sœur Angélique, dit miss Arthuret l’aînée, que ce jeune homme est honnête, et s’il est réellement parent du père Fairford, nous ne pouvons courir aucun risque.

— Jésus Marie ! s’écria la sœur cadette. Oh fi ! sœur Séraphine, fi ! fi ! — Vade rétro. — Passez derrière moi.

— Fort bien ! mais ma sœur, — ma sœur Angélique, venez que je vous parle dans la galerie. »

Au froissement seul de leurs longues robes de soie, on se serait aperçu de la sortie des dames ; il se passa une bonne demi-heure avant qu’elles rentrassent, et leur visage portait une nouvelle empreinte d’importance et de fierté.

« Pour vous dire la vérité, monsieur Fairford, le motif qui nous porte à désirer que vous restiez ici, c’est — qu’il se trouve à présent, dans cette maison, un digne ecclésiastique…

— Un homme très-vénérable, vraiment…, dit la sœur Angélique.

— Un oint du Seigneur ! — repartit Séraphine, — et nous serions contentes que, pour l’acquit de notre conscience, vous pussiez causer un peu avec lui avant votre départ.

— Oh ! pensa Fairford, l’on se découvre enfin, — on a dessein de me convertir ! — Je ne dois pas offenser ces bonnes vieilles dames, mais je me serai bientôt débarrassé du prêtre, je pense. » — Il répondit alors à haute voix « qu’il s’estimerait heureux d’avoir un entretien avec une personne que ces dames comptaient parmi leurs amis ; — qu’en matière de religion, il avait le plus grand respect pour toutes les modifications du christianisme, quoique sa croyance, et il devait le dire, fût tout entière à la communion dans laquelle il avait été élevé ; pourtant s’il pouvait leur prouver le moins du monde son respect, en voyant cet ecclésiastique…

Ce n’est pas tout à fait cela, reprit sœur Séraphine, quoique je puisse dire que le jour n’est pas assez long pour l’entendre ; ce digne père Bonaventure, — parler sur ce qui intéresse nos âmes, mais…

— Allons, allons, ma sœur Séraphine, interrompit la cadette, il n’est pas nécessaire de tant jaser. Sa — Son Éminence, — je veux dire le père Bonaventure, — expliquera lui-même à monsieur ce qu’il désire lui faire savoir.

— Son Éminence ! » s’écria Fairford surpris. — « Cet ecclésiastique occupe-t-il un poste aussi élevé dans l’Église catholique ? — Ce titre ne se donne qu’aux cardinaux, je crois.

— Ce n’est pas encore un cardinal, répliqua Séraphine ; mais je vous assure, monsieur Fairford, que le poste qu’il occupe n’est pas moins éminent que les qualités dont il est doué, et même…

— Allons-nous-en ! dit la sœur Angélique. — Sainte Vierge ! comme vous parlez ! — qu’importe à M. Fairford le rang du père Bonaventure ? — Seulement, monsieur, vous n’oublierez pas que le père a toujours été accoutumé à être traité avec la plus profonde déférence ; — et de fait…

— Allons-nous-en, ma sœur, dit Séraphine à son tour. Qui parle maintenant, je vous prie ? M. Fairford sait comment il doit se comporter.

— Et nous n’avons rien de mieux à faire, répliqua la cadette, car voici Son Éminence en personne. »

Elle baissa la voix en prononçant ces dernières paroles, et comme Fairford se préparait à répondre pour l’assurer qu’il aurait pour tous les amis de la famille tout le respect qu’ils avaient droit d’attendre, elle lui imposa silence en levant le doigt.

Un pas solennel et majestueux retentit alors dans la galerie ; il aurait annoncé l’approche non-seulement d’un évêque ou d’un cardinal, mais du souverain pontife lui-même. Et ce bruit n’aurait pas été entendu avec plus de respect par les deux dames, s’il eût fait deviner que le chef de l’Église arrivait en personne. Elles se placèrent, comme des sentinelles en faction, chacune d’un côté de la porte par laquelle la longue galerie communiquait à l’appartement de Fairford, et s’y tinrent immobiles, avec des visages qui exprimaient la plus profonde vénération.

La démarche du père Bonaventure était si lente que Fairford eut le temps de faire toutes ses remarques, et de s’étonner à part lui qu’un prêtre ambitieux et rusé eût réussi à soumettre ses dignes mais simples hôtesses à tant de superstition. La vue du père Bonaventure, lorsqu’il entra, lui expliqua tout jusqu’à un certain point.

C’était un homme de moyen âge, de quarante ans au plus ; mais le chagrin, les fatigues, ou même les passions, lui avaient donné l’apparence d’une vieillesse prématurée, et imprimaient à sa belle figure une teinte de sérieux et même de tristesse. Néanmoins, sa physionomie était encore noble ; et quoique son teint fût flétri, quoique des rides sillonnassent son visage dans presque tous les sens, un front élevé, les yeux brillants et bien ouverts, un nez parfaitement bien fait, montraient encore quelle beauté mâle il devait avoir eu dans son temps. Sa taille était grande, mais il perdait cet avantage en se tenant un peu voûté ; et la canne qu’il portait toujours à la main, et sur laquelle il s’appuyait parfois, aussi bien que sa démarche lente, quoique majestueuse, semblait annoncer que ses membres, si bien proportionnés, éprouvaient déjà quelque atteinte d’infirmité. On ne pouvait distinguer la couleur de ses cheveux ; car, suivant la mode du temps, il portait une perruque. Il était revêtu d’un habit séculier d’une coupe élégante mais grave, et l’on voyait une cocarde à son chapeau : ces circonstances ne surprirent point Fairford, qui savait qu’un déguisement militaire était souvent pris par les prêtres romains pendant leurs voyages ou leur résidence en Angleterre, pays où ils étaient exposés à des peines portées par la loi.

Lorsque cet imposant personnage entra dans la chambre, les deux dames, tournées vers lui comme des soldats en faction lorsqu’ils veulent saluer un officier supérieur, firent, chacune de leur côté, au révérend père, un salut si profond, que les paniers recouverts de jupons qui furent mis en mouvement parurent s’affaisser jusqu’au plancher, et même le traverser, comme si une trappe s’était ouverte pour recevoir les dames qui faisaient de si belles révérences.

Le père semblait accoutumé à de pareils hommages, quelque profonds qu’ils fussent ; il se tourna un peu vers l’une des deux sœurs d’abord, et puis vers l’autre, tandis que, par une inclination gracieuse de la tête, qu’on ne pouvait certainement pas appeler un salut, il répondait à leur civilité ; mais il continua son chemin sans leur adresser la parole, et parut, en agissant de la sorte, indiquer que leur présence n’était pas nécessaire dans l’appartement.

Elles sortirent donc de la chambre en marchant à reculons, les mains jointes et les yeux levés au ciel, comme si elles imploraient la bénédiction de Dieu pour le saint homme qu’elles vénéraient si profondément. La porte se referma sur elles ; mais Fairford eut le temps de remarquer deux ou trois hommes postés dans la galerie, et il observa aussi que, contrairement à l’usage jusqu’alors suivi, la porte ne fut point fermée à double tour en dehors.

« Ces bonnes âmes peuvent-elles appréhender que le dieu de leur idolâtrie coure avec moi le moindre danger ? » pensa Fairford. Mais il n’eut pas le temps de faire de plus longues réflexions, car l’étranger était déjà arrivé au milieu de l’appartement.

Fairford se leva pour le recevoir poliment ; mais, lorsqu’il fixa les yeux sur le saint personnage, il lui sembla que le père évitait ses regards. Ses raisons pour garder l’incognito étaient assez puissantes pour expliquer cette circonstance, et Fairford se hâta de le mettre à son aise, en baissant à son tour les yeux ; mais, lorsqu’il releva la tête, il vit le grand œil vif de l’étranger si fixement attaché sur lui, qu’il se trouva presque décontenancé par la hardiesse de son regard. Jusque-là ils étaient restés debout.

« Reprenez votre siège, monsieur, dit le père ; vous avez été malade. »

Il parlait du ton d’un homme qui permet à un inférieur de s’asseoir en sa présence, et sa voix était pleine et mélodieuse.

Fairford vit avec quelque surprise qu’il se laissait dominer par des airs de supériorité, que son interlocuteur ne pouvait cependant se permettre qu’envers les personnes sur lesquelles la religion lui donnait de l’influence. Néanmoins il s’assit à son invitation, comme mû par des ressorts, et ne sut comment faire pour se remettre sur un pied d’égalité, comme il croyait en avoir bien le droit. L’étranger profita de l’avantage qu’il avait obtenu.

« Votre nom, monsieur, j’en suis informé, est Fairford ? »

Alan répondit par une légère inclination de tête.

« Membre du barreau d’Écosse ? — Il y a, je crois, dans l’ouest une noble famille dont les membres s’appellent Fairford de Fairford. »

Alan trouva l’observation fort singulière dans la bouche d’un ecclésiastique étranger, comme l’indiquait le nom du père Bonaventure ; mais il répondit seulement qu’il pensait que cette famille existait.

« Êtes-vous parent de ces personnes, monsieur Fairfort ?

— Je n’ai pas l’honneur de prétendre à une pareille distinction. L’industrie de mon père a tiré sa famille d’une situation obscure ; — je ne puis réclamer aucun titre de noblesse héréditaire. — Pourrais-je savoir le motif de toutes ces questions ?

— Vous l’apprendrez dans l’instant, » répondit le père Bonaventure, à qui était échappé un hem bien sec de désappointement, lorsque le jeune homme avait avoué son origine plébéienne. Il l’invita par un signe à ne pas prendre la parole, et continua de le questionner.

« Quoique vous ne soyez pas né noble, vous êtes sans doute, par les sentiments de l’éducation, homme d’honneur et gentilhomme ?

— Je m’en flatte, monsieur, » répliqua Fairford, rougissant de colère. « Je n’ai pas l’habitude de m’entendre adresser une semblable question.

— Patience, jeune homme, repartit l’imperturbable interlocuteur ; — il s’agit d’affaires sérieuses, et une sotte étiquette ne doit pas nous empêcher de les traiter sérieusement. — Vous n’ignorez sans doute pas que vous parlez à un individu proscrit par les lois sévères et injustes du gouvernement actuel ?

— Je connais parfaitement le statut de 1700, chapitre 3, dit Alan, lequel bannit du royaume les prêtres ainsi que les conspirateurs papistes, et punit de mort, sur conviction sommaire, toute personne qui, après ce bannissement, se permettrait de revenir. La loi anglaise, je pense, n’est pas moins sévère. Mais je n’ai aucun moyen de savoir, monsieur, que vous soyez une de ces personnes, et je crois que la prudence vous recommande de garder vos secrets pour vous-même.

— Il suffit, monsieur, et je ne redoute aucune conséquence fâcheuse de ce que vous m’avez vu dans cette maison.

— Oh ! vous pouvez être tranquille. Je me regarde comme devant la vie aux nobles dames qui possèdent ce château ; et ce serait les payer d’ingratitude et de bassesse que de vouloir pénétrer les mystères qui s’y passent, ou divulguer ce que j’ai pu voir et entendre sous ce toit hospitalier. Lors même que je rencontrerais le Prétendant en personne dans une situation pareille, au risque de compromettre un peu ma loyauté, il n’aurait rien à craindre de mon indiscrétion.

— Le Prétendant ! » répliqua le prêtre avec emphase, mais aussi avec un ton d’aigreur ; puis, adoucissant tout à coup ce ton, il ajouta : « Nul doute, cependant, qu’il n’existe un prétendant ; et certaines personnes pensent que ses prétentions ne sont pas mal fondées. Mais, avant de nous jeter dans la politique, permettez-moi de vous dire que je suis étonné de trouver un homme qui professe des opinions telles que les vôtres en relation intime avec M. Maxwell de Summertrees et M. Redgauntlet, et servant d’intermédiaire à leur correspondance.

— Pardonnez-moi, monsieur ; je n’aspire pas à l’honneur de passer pour leur confident ou leur agent. Mes rapports avec ces messieurs se bornent à une malheureuse affaire qui m’intéresse vivement, parce qu’elle intéresse la sûreté, — peut-être la vie même — de mon meilleur ami.

— Verriez-vous le moindre inconvénient à me confier la cause de votre voyage ? Mes conseils peuvent vous servir, et mon influence sur l’un et l’autre de ces messieurs est considérable. »

Fairford hésita un moment, et, repassant à la hâte dans son esprit une foule de circonstances, conclut qu’il tirerait peut-être quelque avantage de la protection de cet homme ; tandis que, d’un autre côté, il ne s’exposait à aucun risque en lui communiquant le motif de son voyage. En conséquence, après avoir dit en peu de mots qu’il se flattait que M. Bonaventure lui témoignerait une confiance réciproque, il lui exposa brièvement l’histoire de Darsie Latimer, — parla du mystère qui enveloppait sa naissance, et du malheur qui lui était arrivé. Il termina en lui annonçant sa propre résolution de chercher son ami, et de le délivrer, au péril même de ses jours.

Le prêtre catholique, qui paraissait vouloir éviter tout sujet de conversation qu’il ne mettait pas lui-même sur le tapis, ne fit aucune remarque sur ce qu’il venait d’entendre, mais adressa seulement une ou deux questions à Fairford, sur des faits qui ne lui semblaient pas assez clairs ; puis, se levant, il fit deux tours de chambre, murmurant, mais assez haut, entre ses dents : « Tête folle ! » Mais sans doute il était habitué à maîtriser toute émotion violente : car, presque au même instant, il parla de nouveau à Fairford avec la plus parfaite tranquillité.

« Si vous croyez, dit-il, pouvoir le faire sans indiscrétion, je voudrais que vous eussiez la bonté de me montrer la lettre de M. Maxwell de Summertrees. Je désire particulièrement voir l’adresse. »

Ne voyant aucun motif de se refuser à une pareille demande, Alan n’hésita point à lui remettre la lettre entre les mains. Après l’avoir tournée et retournée dans tous les sens, comme le vieux Trumbull et Nanty Ewart l’avaient déjà fait, et avoir, comme eux, examiné l’adresse avec beaucoup d’attention, le prêtre demanda à Fairford s’il avait remarqué ces mots, en lui montrant toute une phrase écrite au crayon sur l’enveloppe de la lettre. Fairford répondit négativement, et, regardant le papier, il y lut avec surprise : « Cave ne litteras Bellerophontis adferas[148]. » Cet avis coïncidait si exactement avec le conseil que lui avait donné le prévôt de bien examiner la lettre dont il était porteur, qu’il se leva tout à coup comme pour prendre la fuite, bien que ne sachant ni où fuir ni pourquoi.

« Asseyez-vous donc, jeune homme, » dit le père avec ce même ton d’autorité qui régnait dans toutes ses manières, quoique mêlées d’une politesse imposante. « Vous ne courez aucun péril ; — mon caractère garantit votre sûreté. — Par qui supposez-vous que ces mots aient été écrits ? »

Fairford aurait pu répondre : « Par Nanty Ewart, » car il se souvenait d’avoir vu le capitaine du brick tracer quelque chose avec un crayon, quoiqu’il fût alors trop malade pour bien remarquer où et sur quoi il avait écrit. Mais, ignorant quel soupçon, ou quelles conséquences pires encore, l’intérêt que le marin avait pris à ses affaires pouvait attirer sur celui-ci, il jugea convenable de dire qu’il ne reconnaissait pas l’écriture.

Le père Bonaventure garda encore le silence une minute ou deux, qu’il employa à regarder la lettre avec la plus scrupuleuse attention ; puis il s’approcha de la fenêtre, comme pour examiner mieux encore, à l’aide d’un jour plus brillant, l’adresse et la phrase tracée sur l’enveloppe, et alors Alan le vit, avec non moins de surprise que de mécontentement, briser d’un air froid et tranquille le cachet de la lettre, l’ouvrir, et en lire le contenu.

« Arrêtez, monsieur, arrêtez ! » s’écria-t-il aussitôt que son étonnement put lui permettre d’exprimer sa colère par des paroles, « de quel droit osez-vous…

— Paix, jeune homme, » répliqua le père, en lui défendant d’avancer par un geste de la main ; « soyez sûr que je n’agis pas ainsi sans autorité. — Il ne peut rien se passer entre M. Maxwell et M. Redgauntlet que je n’aie droit de le savoir.

— C’est possible, » repartit Alan très-irrité ; « mais, quoique vous puissiez être le père confesseur de ces messieurs, vous n’êtes pas le mien ; et en rompant le cachet d’une lettre qui m’était confiée, vous m’avez fait…

— Aucun tort, je vous assure, » répondit le prêtre d’un ton calme ; « au contraire, je puis vous avoir rendu service.

— Je ne désire pas des avantages achetés à un tel prix, et obtenus d’une telle manière ; rendez-moi cette lettre sur-le-champ, ou sinon…

— Si votre propre sûreté vous intéresse quelque peu, abstenez-vous de toute expression injurieuse, et de tout geste menaçant. Je ne suis pas un homme qu’on puisse menacer ou insulter impunément ; et il ne manque pas de gens, à portée de m’entendre, prêts à châtier toute injure, tout affront qui me seraient adressés, dans le cas où je ne voudrais pas m’abaisser à me défendre et à me venger de ma propre main… »

En parlant ainsi, le père prit un air d’autorité si intrépide et si calme, que le jeune avocat, interdit et confondu, s’abstint de lui arracher la lettre des mains, comme il en avait l’intention, et se borna à des plaintes amères sur l’inconvenance d’une pareille conduite, et sur la fâcheuse idée que prendrait de lui Redgauntlet, lorsqu’il lui présenterait une lettre avec un cachet brisé.

« C’est une affaire que j’arrangerai, répliqua le père Bonaventure ; j’écrirai moi-même à Redgauntlet, et j’enfermerai la lettre de Maxwell dans la mienne, pourvu que vous désiriez toujours la lui remettre, après avoir pris connaissance du contenu. »

Il rendit alors la lettre à Fairford, et, remarquant qu’il hésitait à la lire, il ajouta d’un ton impératif : « Lisez-la, car elle vous intéresse. »

Cette recommandation, jointe à ce que le prévôt Crosbie lui avait déjà conseillé, et à l’avertissement que Nanty avait sans doute voulu lui donner par son allusion classique, détermina enfin Fairford. « Si les deux lairds, pensa-t-il, conspirent contre ma personne, j’ai droit de pratiquer une contre-mine. Ma propre conservation, aussi bien que la sûreté de mon ami, exigent que je ne sois pas trop scrupuleux. »

Il lut donc la lettre, qui était conçue en ces termes :

« Mon cher bourru,

« Ne cesserez-vous donc jamais de mériter votre vieux surnom ? Vous avez mis votre dessein à exécution, je pense ; or, quel en va être le résultat ? — Qu’on va crier de toutes parts après vous. — Le porteur de la présente est un jeune avocat bien rusé qui a porté une plainte formelle. Heureusement qu’il s’est adressé à un juge de nos amis. Pourtant, quelque favorables que fussent les dispositions de cet homme à votre égard, c’est avec la plus grande peine que la cousine Jenny et moi nous sommes parvenus à le maintenir de notre bord. Il commence à devenir craintif, soupçonneux, intraitable, et je crains que Jenny n’ait bientôt plus d’empire sur lui, malgré ses effrayants sourcils. Je ne sais quel conseil vous donner. — Le jeune homme qui vous remettra mon épître est un brave garçon, — et j’ai juré ma parole d’honneur qu’il n’éprouverait aucun mauvais traitement de votre part. — J’ai juré ma parole, remarquez bien ces mots, et songez que je puis être, dans l’occasion, aussi bourru qu’un autre. Mais je ne lui ai donné aucune assurance contre une courte captivité ; et, comme c’est un jeune drôle très-actif, je ne vois, pour remède, que de le retenir à l’écart jusqu’à ce que cette affaire du bon père B — — soit heureusement terminée : — plût à Dieu que tout fût déjà fini ! — Toujours à vous, quand même je devrais mériter une seconde fois le nom de

Tête-en-péril. »

« Que pensez-vous, jeune homme, du danger que vous avez failli courir si volontairement ?

— Il me paraît aussi étrange que les moyens extraordinaires dont il vous a plu de vous servir tout à l’heure pour découvrir les intentions de M. Maxwell.

— Ne vous inquiétez pas de la conduite que j’ai tenue ; j’étais suffisamment autorisé à faire ce que j’ai fait, et je ne crains aucune responsabilité. Mais, dites-moi, quels sont vos projets maintenant ?

— Je ne devrais peut-être pas vous les communiquer à vous dont la sûreté peut se trouver compromise.

— Je vous comprends ; votre dessein est d’en appeler au gouvernement actuel ? — Nous ne pouvons à aucun prix vous permettre de le faire ; — nous vous retiendrons plutôt de force à Fairladies.

— Préalablement, vous réfléchirez sans doute au risque que vous courez en agissant ainsi dans un pays libre.

— Je me suis exposé à des périls plus formidables, » répliqua le prêtre en souriant ; « néanmoins, je suis prêt à employer un expédient moins sévère. Voyons un peu, tâchons d’amener l’affaire à un compromis. » Et, prenant un air gracieux et conciliant qui étonna Fairford, qui même lui sembla indiquer trop de condescendance pour l’occasion, il continua : « Je présume que vous consentirez bien à rester encore ici un jour ou deux au secret, pourvu que je vous donne ma parole solennelle que vous y verrez la personne que vous cherchez, — que vous la verrez en sûreté parfaite, et même en bonne santé, je l’espère ; qu’ensuite vous serez tous deux en liberté, à même de retourner en Écosse, et d’agir comme bon vous semblera.

Je respecte le verbum sacerdotis autant qu’on peut raisonnablement l’attendre d’un protestant ; mais vous ne pouvez guère, ce me semble, attendre de moi autant de confiance dans la parole d’un inconnu qu’en suppose un pareil arrangement.

— Je ne suis point accoutumé, monsieur, » répliqua le père d’un ton d’orgueil offensé, « je ne suis point accoutumé à voir douter de ma parole. Mais, » ajouta-t-il après un moment de réflexion, durant lequel se calma la colère qui lui avait fait monter le sang au visage, « vous ne me connaissez pas, et je puis vous excuser. Je mettrai dans votre honneur plus de confiance que vous ne paraissez disposé à en accorder au mien ; et puisque nous sommes dans une position où l’un doit s’en rapporter à la bonne foi de l’autre, je vais vous faire rendre sur-le-champ la liberté, et vous mettre à même de porter votre lettre à son adresse, pourvu toujours que, connaissant le contenu, vous ne craigniez pas personnellement de remplir la commission. »

Alan Fairford réfléchit. « Je ne peux imaginer, répliqua-t-il enfin, comment il me serait possible d’arriver au seul but que je me propose d’atteindre, qui est la délivrance de mon ami, sans recourir aux lois, sans obtenir le secours d’un magistrat. Si je remets cette singulière lettre de M. Maxwell, dont je viens de connaître la teneur d’une manière si bizarre, je partagerai la captivité de Latimer.

— Et en vous adressant à un magistrat, jeune homme, vous causerez la ruine de ces dames hospitalières à qui vous êtes redevable de la vie, suivant toutes les probabilités humaines. Vous ne pouvez obtenir un mandat propre à seconder vos vues sans détailler longuement toutes les scènes dont vous venez d’être témoin. Un magistrat vous obligerait à faire un exposé fidèle de votre conduite, avant de vous armer de sa propre autorité contre une tierce personne, et cet exposé compromettra nécessairement la sûreté de ces nobles dames. Des centaines d’espions ont eu déjà et ont encore les yeux fixés sur cette maison ; mais Dieu protégera ses élus. » — Il se signa dévotement, puis continua : « Vous pouvez prendre une heure entière pour arrêter votre détermination ; je m’engage à vous aider moi-même à l’exécuter de la manière suivante, si toutefois votre prudence peut accepter maintenant ma parole. Vous irez trouver Redgauntlet, — je le nomme sans détour, afin de vous montrer que j’ai confiance en vous, — et vous lui remettrez la lettre de M. Maxwell, avec une autre de moi, dans laquelle je lui enjoindrai de rendre la liberté à votre ami, ou du moins de ne rien entreprendre contre vous-même, soit en vous retenant aussi, soit autrement. Si vous pouvez vous fier à moi sur ce point, » dit-il en appuyant sur chacune de ses paroles, « de mon côté je vous verrai partir avec la plus parfaite certitude que vous ne reviendrez pas en ces lieux armé des pouvoirs nécessaires pour causer la perte des gens qui les habitent. Vous êtes jeune et sans expérience, — destiné dès votre jeunesse à une profession qui rend soupçonneux, et donne une fausse vue de la nature humaine. Moi, je connais le monde, et je sais mieux que personne combien une confiance réciproque est nécessaire pour arranger des affaires d’importance. »

Il parlait avec un air de supériorité, d’autorité même, qui réduisit Fairford au silence, et le troubla entièrement, malgré les efforts intérieurs qu’il put faire : et déjà le père se détournait pour sortir de la chambre, lorsqu’il retrouva la parole, afin de lui demander quelle conséquence entraînerait son refus de partir aux conditions proposées.

« Il vous faut alors, pour la sûreté de toutes les parties, rester quelques jours à Fairladies, où nous avons du reste les moyens de vous retenir par force, le soin de notre propre conservation nous obligeant, dans ce cas, à y recourir. Votre captivité sera courte ; car les choses ne peuvent rester long-temps dans l’état où elles sont. — Le nuage doit bientôt se lever, ou retomber sur nous pour jamais. — Benedicite Domino ! »

En achevant de parler ainsi, il se retira.

Fairford, laissé à lui-même, ne savait à quel parti s’arrêter. L’éducation qu’il avait reçue, aussi bien que les opinions politiques et religieuses de son père, lui avaient inspiré une sainte horreur des papistes, et une croyance sincère pour tout ce qu’on avait dit sur la foi punique des jésuites, ainsi que pour les, expédients de réserves mentales, grâce auxquelles on supposait que les prêtres catholiques, en général, évitaient de tenir leur parole à l’égard des hérétiques. Néanmoins, il y avait, dans les manières et dans les paroles du père Bonaventure, une espèce de majesté, affaiblie et cachée, il est vrai, mais encore grande et imposante, qu’il était impossible de concilier avec ces opinions arrêtées depuis bien long-temps sur la subtilité de l’adresse qu’on imputait aux personnes de sa secte et de sa profession. Alan était surtout convaincu que, s’il n’acceptait pas sa liberté aux conditions offertes, il serait retenu de force : de façon que, sous tous les rapports, il ne pouvait que gagner en les acceptant.

Un frisson involontaire parcourut néanmoins tout son corps, lorsqu’il se dit, en sa qualité d’avocat, que ce père Bonaventure était probablement un traître aux yeux de la loi, et qu’il y avait un certain crime désigné dans le livre des statuts sous le nom de « Non-révélation. » D’un autre côté, quoi qu’il pût croire ou soupçonner, il ne pouvait pas prendre sur lui d’affirmer que cet homme était un prêtre, puisqu’il ne lui avait jamais vu ni porter les habits de son ordre, ni célébrer la messe : il pensa donc qu’il lui était permis de douter d’une chose que n’établissait aucune preuve légale. Il arriva ainsi à cette conclusion : qu’il ferait bien d’accepter sa liberté, et de se rendre près de Redgauntlet, sous la garantie du père Bonaventure, ne doutant guère que cette garantie ne suffît pour le préserver de tout danger personnel. S’il pouvait avoir une entrevue avec le laird des lacs, il se flattait encore de lui démontrer la témérité de sa conduite. Et quand même Redgauntlet ne consentirait pas à relâcher Darsie, dans tous les cas, le lieu de détention et la situation actuelle du jeune homme ne seraient plus un mystère.

Après avoir ainsi formé sa résolution, Alan attendit avec impatience l’expiration de l’heure qu’on lui avait accordée pour réfléchir. Il n’eut pas à souffrir l’inquiétude une seule minute au-delà du temps marqué ; car, à l’instant même où l’horloge sonnait, Ambroise se montra à sa porte et fit signe à Fairford de le suivre dans la galerie. Notre voyageur obéit, et, après avoir traversé plusieurs de ces longs corridors si communs dans les vieux châteaux, il fut introduit dans un petit appartement où se trouvaient réunies toutes les commodités possibles. Il y trouva le père Bonaventure couché sur un sopha, dans l’attitude d’un homme épuisé par la fatigue, ou souffrant d’une indisposition. Sur une petite table, près de lui, était un livre de prières, une fiole renfermant un cordial et une petite tasse à thé en vieille porcelaine de Chine. Ambroise n’entra point dans la chambre ; — seulement il s’inclina profondément, et ferma la porte avec le moins de bruit possible aussitôt que Fairford fut entré.

« Asseyez-vous, jeune homme, » dit le père, toujours avec cet air de condescendance qui avait déjà surpris et presque offensé Fairford. « Vous avez été malade, et je sais trop bien, par expérience, ce qu’une indisposition exige d’indulgence. — Vous êtes-vous décidé, » continua-t-il aussitôt qu’il le vit assis, « à rester ou à partir ?

— À partir, répondit Alan, mais à condition que vous me garantirez de toute insulte de la part de cet homme extraordinaire qui s’est conduit d’une façon illégale envers mon ami Darsie Latimer.

— Ne jugez pas trop précipitamment, jeune homme. Redgauntlet exerce l’autorité d’un tuteur sur son pupille, par rapport à votre ami : il a droit de fixer le lieu de la résidence du jeune homme, quoiqu’il puisse avoir fait preuve de peu de jugement dans le choix des moyens qu’il a employés pour que force restât à son autorité.

— Sa situation, comme condamné pour haute trahison, abroge tous les droits dont vous parlez, » répliqua aussitôt Fairford.

« Sans doute, » répliqua le prêtre à son tour, en riant de la vivacité du jeune avocat, « sans doute aux yeux des personnes qui reconnaissent la validité de cette condamnation, — mais non aux miens qui ne la reconnais pas. Quoi qu’il en soit, monsieur, voici cette garantie : — lisez-en le contenu, et ne portez plus à l’avenir les lettres d’Urie[149]. »

Fairford lut ces mots :

« Mon cher ami,

« Nous vous envoyons un jeune homme qui désire savoir en quelle situation se trouve votre pupille, depuis qu’il est rentré sous votre autorité paternelle. On voudrait traiter avec vous de la mise en liberté de votre parent. Nous recommandons ce parti à votre prudence, désapprouvant hautement toute voie de fait et toute violence non nécessitée, et souhaitant, en conséquence, que cette négociation se termine heureusement. Dans tous les cas, le porteur de la présente a notre parole pour garant de sa sûreté et de sa liberté : il vous faut donc aviser à la stricte exécution de cette promesse, si vous estimez notre honneur et le vôtre. Nous désirons de plus causer avec vous, dans le plus bref délai possible, car nous avons à vous communiquer des choses de la plus haute importance. C’est pourquoi nous voudrions que vous vinssiez ici sans perdre un seul instant. Sur ce, nous vous souhaitons cordialement le bonjour.

P. B. »

« Vous comprenez bien, monsieur, dit le prêtre, lorsqu’il vit qu’Alan avait lu la lettre, qu’en vous chargeant de cette missive, vous vous engagez à en attendre l’effet avant de recourir à des moyens légaux, comme vous les appelez, pour obtenir la délivrance de votre ami.

— J’aperçois quelques lignes écrites en chiffres, » dit Fairford après avoir pris une lecture attentive du papier, — « puis-je demander ce qu’elles signifient ?

— Elles concernent mes propres affaires, » répondit le père brièvement, « et n’ont aucun rapport aux vôtres.

— il me semble pourtant naturel de supposer…

— Il ne faut rien supposer d’incompatible avec mon honneur, interrompit le prêtre ; lorsqu’un homme tel que moi accorde une faveur, il a droit de s’attendre à la voir acceptée avec reconnaissance ou refusée avec respect ; — mais point de questions, point de discussion !

— Alors j’accepterai votre lettre, » dit Fairford après une minute de réflexion ; « et la gratitude que vous attendez vous sera très-libéralement payée si le résultat répond à l’espérance que vous me faites concevoir.

— Dieu seul détermine l’issue ; l’homme emploie les moyens. Vous entendez bien, n’est-ce pas, qu’en vous chargeant de cette missive vous vous engagez sur l’honneur à attendre l’effet qu’elle produira sur M. Redgauntlet, avant d’avoir recours aux enquêtes judiciaires et aux mandats d’arrêt.

— Je m’y tiens pour obligé, en homme de foi et d’honneur.

— Hé bien ! je me fie à vous. Je vous dirai maintenant qu’un exprès dépêché par moi la nuit dernière, a, je l’espère, amené Redgauntlet dans un lieu qui n’est éloigné que de plusieurs milles de celui où nous sommes : là, il ne pourra tenter impunément aucune violence contre la personne de votre ami, s’il était assez téméraire pour suivre les conseils de M. Maxwell de Summertrees plutôt que mes ordres ; maintenant nous nous entendons. »

Il présenta la main à Alan, qui voulut lui donner un gage de sa foi en la serrant dans la sienne, selon une habitude assez répandue ; mais le père la retira brusquement. Avant que Fairford eût le temps de s’expliquer ce procédé, une petite porte de côté, recouverte d’une tapisserie, s’ouvrit soudain ; le rideau fut levé, et une dame se glissa dans l’appartement comme une apparition subite. Ce n’était pas une des miss Arthuret ; mais une femme dans la fleur de l’âge, et dans tout l’éclat de la beauté, grande, au teint d’albâtre, à l’air imposant. Les boucles de ses cheveux, d’un or un peu pâle, se partageaient sur un front qui, sans parler des nobles regards que lançaient des yeux grands, bleus et brillants, aurait convenu à Junon elle-même. Son cou et son sein étaient d’une forme admirable et d’une éblouissante blancheur. Elle avait peut-être un peu d’embonpoint, mais pas plus qu’il ne convenait à son âge : elle ne semblait avoir qu’une trentaine d’années. Sa démarche était celle d’une reine, d’une Vasthi, et non pas d’une Esther : — c’était une beauté fière et superbe, et nullement une grâce modeste.

Le père Bonaventure se souleva sur son canapé d’un air mécontent, comme fâché de cette visite. « Qui vous amène ici, madame ? » dit-il d’un ton presque courroucé ; » pourquoi avons-nous l’honneur de votre compagnie ?

— Parce que tel est mon plaisir, » répondit la dame très-tranquillement.

« Votre plaisir, madame ! » répéta-t-il toujours sur le même ton.

« Mon plaisir, monsieur, qui marche toujours avec mon devoir. J’ai entendu dire que vous étiez malade : — mais j’espère que c’est uniquement le soin de vos affaires qui vous fait fermer votre porte.

— Je me porte bien, parfaitement bien, et je vous remercie de votre sollicitude ; — mais nous ne sommes pas seuls, et ce jeune homme…

— Quel jeune homme ? » dit-elle en fixant ses grands yeux sur Alan Fairford, comme si elle s’apercevait pour la première fois de sa présence, — « puis-je savoir qui il est ?

— Ce sera pour une autre fois, madame : — je vous conterai son histoire quand il sera parti. Sa présence me met dans l’impossibilité de m’expliquer davantage.

— Après qu’il sera parti, ce sera peut-être trop tard. Et que me fait sa présence, quand il s’agit de votre sûreté ? Est-ce l’avocat hérétique que ces vieilles folles, les miss Arlhuret, ont reçu en cette maison, dans un instant où elles auraient dû laisser leur propre père frapper en vain à la porte, quand même la nuit eût été des plus orageuses ? Vous ne souffrirez sûrement pas qu’il parte ?

— Votre impatience peut seule rendre cette démarche périlleuse ; j’ai résolu de la faire. — N’ajoutez pas par votre zèle indiscret, quoique dicté par d’excellents motifs, un nouveau risque à cette entreprise.

— Oui vraiment ? » répliqua la dame d’un ton de reproche mêlé pourtant de respect et de crainte. « Et ainsi vous allez encore en avant, comme un cerf qui court vers les pièges du chasseur, avec une confiance qui ne doute de rien après tout ce qui est arrivé ?

— Paix, madame ! » dit le père Bonaventure en se levant, « gardez le silence ou sortez de l’appartement ; mes desseins n’admettent pas la critique d’une femme. »

La dame allait répondre vivement à cet ordre péremptoire ; mais elle se retint, et pressant avec force ses lèvres l’une contre l’autre, comme pour retenir les paroles qui étaient déjà sur le bout de sa langue, elle fit une profonde révérence, d’un air moitié de reproche à ce qu’il semblait, moitié de respect, et quitta la chambre aussi soudainement qu’elle y était entrée.

Le père sembla tout troublé de cet incident, et la manière dont il y paraissait sensible ne put que remplir l’imagination de Fairford d’une nouvelle série de bizarres soupçons. Il se mordit les lèvres et marmotta quelque chose entre ses dents, tandis qu’il se promenait dans la chambre ; puis il se tourna tout à coup vers le jeune homme avec un sourire d’une grande douceur, et un visage où toute expression de colère avait été remplacée par un air de politesse et de bonté.

« La visite dont nous venons d’être honorés, mon jeune ami, vous a donné, dit-il, plus de secrets à garder que je n’aurais voulu en confier à votre discrétion. Cette dame est une personne de distinction, — noble et riche ; — mais, néanmoins, telle est sa position que, si seulement l’on venait à savoir qu’elle fût dans ce pays, ce fait occasionnerait de grands malheurs. Je désirerais que vous observassiez le silence à ce sujet, même avec Redgauntlet et Maxwell, quoique du reste je me fie à eux pour tout ce qui concerne mes affaires.

— Je ne puis avoir occasion, répliqua Falrford, d’entrer en discussion avec ces messieurs ni avec personne sur la circonstance dont je viens d’être témoin ; — seulement elle aurait pu devenir le sujet de ma conversation par pur accident, et j’aurai soin désormais de me tenir sur mes gardes.

— Vous ferez bien, mousieur, et je vous en remercie, » dit le père en mettant beaucoup de dignité dans l’expression de la reconnaissance qu’il témoignait : « un temps pourra venir où vous apprendrez ce qu’on gagne à obliger un homme de ma condition. Quant à cette dame, elle est douée du plus grand mérite, et l’on ne peut rien dire sur son compte qui ne soit à son éloge. Néanmoins… Bref, monsieur, nous errons à présent comme dans un brouillard du matin : — le soleil se lèvera bientôt, je pense, pour le dissiper, et alors tout ce qui semble maintenant mystérieux sera clairement révélé ; — ou bien ce brouillard tombera en pluie, » ajouta-t-il d’un ton solennel, « et alors une explication sera de peu d’importance. — Adieu, monsieur, je vous souhaite le bonjour. »

Il fit alors un gracieux salut, et disparut par la porte de côté qui s’était ouverte pour la dame qui était entrée : Alan crut les entendre se disputer à haute voix dans l’appartement voisin.

Aussitôt Ambroise entra, et il lui dit qu’un cheval et un guide l’attendaient au bas de la terrasse.

« Le bon père Bonaventure, ajouta le sommelier, a eu la gracieuse attention de considérer votre situation présente, et m’a chargé de vous demander si vous aviez quelque besoin d’argent.

— Présentez mes respects à Sa Révérence, répondit Fairford, et assurez-le que j’en suis amplement muni. Soyez encore assez bon pour offrir mes remercîments aux miss Arthuret : dites-leur bien que la charitable hospitalité, à laquelle je dois probablement la vie, restera gravée dans ma mémoire aussi long-temps que je vivrai. Vous-même, M. Ambroise, agréez l’expression de ma sincère reconnaissance pour vos soins et vos attentions à mon égard. »

Durant ces recommandations, ils sortaient du vestibule, descendaient la terrasse, et arrivaient à l’endroit où le jardinier : vieille connaissance de Fairford, l’attendait monté sur un cheval, et en tenant un autre par la bride.

Souhaitant le bonjour à Ambroise, notre jeune avocat se mit en selle et galopa dans l’avenue : il se retourna plus d’une fois pour regarder la maison sombre et négligée où il avait été témoin de scènes si étranges, et plus d’une fois il réfléchit sur le caractère des habitants mystérieux qui s’y trouvaient. Il pensait surtout à ce prêtre dont les manières étaient si nobles et presque royales, ainsi qu’à la belle capricieuse, qui, si elle était réellement pénitente du père Bonaventure, semblait moins docile à l’autorité de l’Église que la discipline catholique ne le permettait. Il ne put s’empêcher même de trouver que toute la conduite de ces personnes différait beaucoup de l’opinion qu’il s’était faite d’un prêtre et d’une dévote. Le père Bonaventure en particulier avait plus de dignité naturelle dans ses manières, et moins d’art, moins d’affectation, qu’on ne devait en supposer avec l’idée que se faisaient les calvinistes de cet être rusé et formidable : — un missionnaire jésuite.

Tout en réfléchissant à ces choses, Alan tournait si souvent la tête vers la maison, que Dick le jardinier, garçon hardi et causeur, qui commençait à s’ennuyer de ce long silence, lui dit enfin : « Je suis sûr que vous reconnaîtrez bien Fairladies, quand vous y reviendrez, monsieur.

— La chose est assez probable, Richard, » répondit Fairford d’un ton de bonne humeur. « Je voudrais connaître aussi bien l’endroit où je vais maintenant. Mais vous pourriez me dire au moins quel est cet endroit.

— Votre Seigneurie devrait le savoir mieux que moi ; néanmoins j’ai idée que vous allez où l’on devrait vous envoyer tous, vous autres Écossais, de gré ou de force.

— Non pas au diable, j’espère, mon cher Dick ?

— Certainement non. C’est une route que vous pouvez parcourir comme hérétique ; mais, comme Écossais, je voudrais seulement vous conduire aux trois quarts du chemin, — c’est-à-dire vous ramener en Écosse, — toujours en priant Votre Honneur de me pardonner.

— Est-ce de ce côté que nous allons ?

— Droit au bord de l’eau. Je vais vous conduire chez le vieux père Crackenthorp, et alors vous serez à un pas et à un saut de l’Écosse, comme on dit. Mais peut-être y songerez-vous à deux fois avant d’y rentrer ; car la vieille Angleterre possède de gras pâturages pour les bestiaux du nord.


CHAPITRE XVII.

SUITE DES AVENTURES D’ALAN FAIRFORD.

LA SŒUR.


Notre histoire doit maintenant, comme disent les vieux romanciers, laisser Alan Fairford courir la campagne, et apprendre à nos lecteurs les aventures qui arrivèrent à Darsie Latimer, laissé (on s’en souvient) à la garde de son prétendu tuteur, le laird des lacs de la Solway, à la volonté arbitraire duquel il trouvait nécessaire pour le moment de se conformer.

Par suite de cette prudente résolution, et quoiqu’il ne prît pas un pareil déguisement sans un certain sentiment de honte, Darsie permit à Cristal Nixon de lui placer sur la figure et d’y assurer par un cadenas un de ces masques de soie que les dames pointaient fréquemment pour préserver leur teint, quand elles étaient exposées au grand air durant de longs voyages à cheval. Il se fâcha un peu plus sérieusement à propos d’une longue robe qui lui donnait toute la tournure d’une femme ; mais il fut obligé de céder aussi sur ce point.

La métamorphose fut alors complète ; car mes belles lectrices doivent savoir que, dans ces temps grossiers, lorsque les dames honoraient le costume d’homme en en portant certaines parties, leurs chapeaux, leurs habits et leurs gilets ressemblaient absolument à ceux dont se servaient les individus de l’autre sexe : elles n’avaient aucune connaissance de cet élégant compromis entre les vêtements de l’homme et de la femme, qui prend aujourd’hui, par excellence, le nom d’habit[150]. Nos mères devaient avoir des tournures bien bizarres avec de longs habits carrés sans collet, et des gilets munis de poches immensément grandes, qui leur venaient jusqu’au milieu du ventre. Mais aussi elles tiraient quelque avantage des couleurs splendides, des galons et des belles broderies qui paraient alors les vêtements de notre sexe ; et, comme il arrive souvent en pareille circonstance, la beauté des étoffes suppléait au manque de symétrie et de grâce dans la coupe des vêtements. Ceci soit dit par manière de digression.

Dans la cour de la vieille maison de Redgauntlet, moitié château, moitié ferme, ou plutôt ancien manoir délabré, converti en une demeure passable pour un fermier de Cumberland, on voyait plusieurs chevaux sellés. Quatre ou cinq étaient montés par des domestiques ou des individus d’un rang inférieur, tous bien armés de sabres, de pistolets et de carabines. Mais deux d’entre ces chevaux étaient équipés de manière à recevoir des femmes. — Sur l’un était une selle à l’usage du sexe faible, et sur l’autre, un petit coussin attaché derrière une selle d’homme.

À cette vue, le cœur de Latimer battit vivement : il comprit sans peine qu’une de ces montures lui était destinée, et l’espérance lui vint que l’autre attendait la belle Mante-Verte. Car, suivant sa coutume, il l’avait prise pour dame de ses pensées, quoique les occasions qu’il avait eues de la voir ne dépassassent pas la durée d’un souper silencieux pour la première fois, et la seconde, le temps de faire une contredanse. Ce n’était pourtant pas une chose étonnante de la part de Darsie Latimer, sur qui l’amour ne triomphait ordinairement qu’en véritable conquérant marhatte, qui dompte une province avec la rapidité de l’éclair, mais ne peut la conserver long-temps. Cependant cette nouvelle passion lui avait fait des blessures un peu plus profondes que celles qui, jusque-là, n’avaient fait qu’effleurer son cœur, et sur lesquelles son ami Fairford avait coutume de le plaisanter. La demoiselle paraissant s’intéresser sincèrement à lui ; et l’air de mystère dont elle voilait cet intérêt lui donnait, aux yeux de notre jeune homme, le caractère d’un esprit bienveillant et protecteur, aussi bien que celui d’une femme charmante.

Les autres fois, le roman de ces affections d’un jour était tout entier de sa création : l’illusion avait toujours disparu aussitôt qu’il s’était approché de plus près de l’objet de son amour ; mais dans cette occasion, son cœur n’avait pris feu qu’au milieu de circonstances qui eussent fait impression sur un esprit moins disposé à l’amour, et sur une imagination moins brillante que celle de Darsie Latimer, jeune, sans expérience, et enthousiaste comme il l’était.

Il attendait donc avec impatience la personne à qui était destiné le palefroi portant une selle de femme. Mais, avant qu’aucune belle voyageuse vînt l’occuper, il fut invité lui-même à prendre place sur le petit coussin derrière Cristal Nixon : son ancienne connaissance, Jean, lui faisait la grimace tout en l’aidant à monter, et la jolie Dorcas, ne se cachant nullement pour rire, montrait en riant une rangée de dents qui auraient pu rivaliser de blancheur avec l’ivoire.

Latimer était d’un âge où l’on se résigne difficilement à devenir la risée générale, même parmi des paysans et des laitières, et il aurait volontiers caressé de son fouet les épaules de Jean. C’était néanmoins une consolation à laquelle il ne fallait pas songer pour le moment. Mais Cristal Nixon ne tarda point à le tirer de cette position désagréable, en donnant ordre aux cavaliers de se mettre en marche. L’homme de confiance se plaça lui-même au centre de la troupe. Deux hommes marchaient en avant, et deux autres, qui venaient par derrière, avaient toujours, à ce que croyait Latimer, l’œil fixé sur lui pour l’empêcher de s’enfuir. Il pouvait de temps à autre voir, lorsque la route était droite ou qu’une montée la dominait, qu’un autre groupe de trois ou quatre cavaliers les suivait à un quart de mille de distance, et dans ce groupe il distinguait sans peine la haute taille de Redgauntlet et la démarche fière de son magnifique cheval noir. Il doutait peu que la Mante-Verte ne fût du nombre, quoique rien ne la lui fît reconnaître.

Ils voyagèrent ainsi environ depuis six heures du matin jusqu’à dix, sans que Darsie trouvât l’occasion de dire un seul mot ; car l’idée seule de rentrer en conversation avec Cristal Nixon lui répugnait, Nixon contre lequel il semblait avoir une haine instinctive : d’ailleurs le caractère taciturne et sombre du domestique n’annonçait pas qu’il accueillerait des avances, quand même on aurait songé à le faire.

Enfin, les voyageurs s’arrêtèrent pour se rafraîchir eux et leurs chevaux ; mais comme ils avaient jusqu’alors évité tous les villages et toutes les habitations qui se trouvaient sur la route, ils s’arrêtèrent alors auprès d’une de ces vastes granges en ruine, à la mode hollandaise, qu’on trouve parfois au milieu des champs, loin des fermes dont elles dépendent. Quelques préparatifs avaient néanmoins été faits dans ce lieu misérable pour les y recevoir. Il y avait, à une extrémité de la grange, des râteliers, où les chevaux mangèrent leur provende, et d’abondantes provisions de bouche furent tirées de dessous des bottes de paille recouvrant les paniers qui les contenaient. Les plus choisies et les meilleures furent mises à part par Cristal Nixon, tandis que les hommes de la troupe se jetaient sur le reste qu’il abandonna à leur discrétion. Peu d’instants après, l’arrière-garde arriva et mit aussi pied à terre, et Redgauntlet lui-même entra dans la grange avec la demoiselle à la mante verte près de lui. Il la présenta à Darsie, en lui disant :

« Il est temps que vous vous connaissiez mieux l’un et l’autre. Je vous ai promis ma confiance, Darsie, et l’heure est venue de vous l’accorder. Mais d’abord il nous faut déjeuner ; et puis, lorsque nous serons remontés en selle, je vous dirai ce qu’il vous est le plus nécessaire de connaître. Embrassez Lilias, Darsie. »

Cette invitation était inattendue, et surprit fort Latimer, dont la confusion fut encore augmentée par l’aisance parfaite et la franchise avec laquelle Lilias lui présenta et la joue et la main : elle serra elle-même la main de Darsie, l’embrassa plutôt qu’il ne l’embrassait, puis elle finit par lui dire : « Combien je suis contente, mon cher Darsie, que notre oncle nous ait enfin permis de faire connaissance !

La tête tournait à Darsie, et il fut peut-être heureux que Redgauntlet l’invitât en ce moment à s’asseoir pour manger, car ce mouvement l’aida à cacher sa confusion. Il y a une vieille chanson qui dit :


— « Quand la dame fait des avances,
Un homme a toujours l’air d’un sot. »


Vérité incontestable, et la figure de Darsie Latimer, à cet accueil si franc et si inattendu, aurait sans contredit fait une admirable vignette pour l’explication de ces deux vers. « Mon cher Darsie ! » et ensuite un baiser, une poignée de main, donnés de si bon cœur, même avec tant d’empressement ! — Oh ! tout cela était fort gracieux sans doute, — tout cela aurait dû être reçu avec beaucoup de reconnaissance ; mais notre ami avait l’esprit fait de telle manière, que rien n’était plus propre à bouleverser toutes ses idées. Si un ermite lui eût proposé de vider avec lui un pot de bière, l’illusion produite par la sainteté du révérend personnage ne se serait pas dissipée plus vite que les divines qualités de la Mante-Verte ne s’évanouirent, par suite de la franchise inopportune de la pauvre Lilias. Vexé d’une conduite si leste, honteux même de s’être encore une fois trompé, Darsie ne put s’empêcher de réciter lui-même deux autres vers de la chanson que nous avons déjà citée : —


« Fruit tombant sans secouer l’arbre
N’a pas plus de goût que le marbre. »


Et pourtant, n’était-ce pas grand dommage, — si jeune et si jolie ! — L’imagination de Latimer ne l’aurait pas créée plus parfaite sous ce rapport : — et le léger désordre de ses magnifiques cheveux bruns, qui s’échappaient en boucles naturelles de dessous son chapeau de voyage, les vives couleurs que l’exercice du matin avait répandues sur ses joues, la rendait même plus séduisante que d’habitude. Redgauntlet ne manquait pas de prendre un visage moins sévère quand il la regardait, et, pour lui parler, il avait un ton beaucoup plus doux que celui de sa grosse voix ordinaire ; la figure renfrognée de Cristal Nixon lui-même se relâchait quand il approchait d’elle, et c’était alors ou jamais que son visage misanthropique exprimait quelque sympathie pour le reste de l’humanité.

« Comment peut-elle, pensait Latimer, avoir tant l’air d’un ange, et pourtant n’être qu’une simple mortelle après tout ? — Pourquoi tant de laisser aller dans les manières, lorsqu’elle devrait être si réservée ? Comment est-il possible de concilier une conduite si leste avec la grâce et l’aisance qui la caractérisent ? »

La confusion d’idées qui occupaient l’imagination de Darsie donnait à ses regards un air singulier d’égarement, et son inattention pour les mets qu’on plaçait devant lui, de même que son silence et ses distractions, portèrent Lilias à lui demander avec sollicitude s’il sentait quelque retour de la maladie dont il avait récemment souffert. Cette demande fit lever les yeux à M. Redgauntlet, qui paraissait aussi perdu dans ses réflexions, et il répéta la même question avec un certain air d’intérêt. Latimer leur répondit qu’il se portait bien.

« Tant mieux alors, répliqua Redgauntlet ; car le chemin qui nous reste à parcourir nous met presque dans l’impossibilité de suspendre notre marche pour cause d’indisposition. — Nous n’avons pas, comme dit Hotspur[151], le loisir d’être malades. »

Lilias, de son côté, tâcha de décider Darsie à faire honneur aux mets qu’elle lui offrait avec une politesse tendre et affectionnée, répondant bien à la chaleur d’intérêt qu’elle avait déployée au moment de leur rencontre, mais si naturelle vraiment, si innocente et si pure, qu’il aurait été impossible, même au fat le plus achevé, d’y voir de la coquetterie, ou un désir de captiver un trésor aussi précieux que son cœur. Darsie, avec cette dose bien raisonnable de bonne opinion de soi-même, ordinaire à la plupart des jeunes gens qui approchent de leur vingt et unième année, ne savait comment expliquer sa conduite.

Parfois il était tenté de croire que son propre mérite, durant les courts intervalles où ils s’étaient vus, lui avait tellement attiré l’affection d’une jeune personne, élevée probablement dans l’ignorance du monde et de ses usages, qu’elle ne pouvait déguiser l’état de son cœur. Parfois aussi, il soupçonnait que sa conduite lui était dictée par son tuteur, qui, sachant que lui Latimer, devait un jour posséder une fortune considérable, pouvait avoir imaginé ce moyen hardi pour amener un mariage entre une si proche parente et lui.

Mais aucune de ces suppositions n’était applicable au caractère des parties. Les manières de miss Lilias, quoique douces et naturelles, prouvaient, par leur aisance et leur mobilité, qu’elle connaissait parfaitement le ton du monde ; et, dans le peu de paroles qu’elle avait prononcées pendant le repas du matin, il y avait une finesse et un bon sens qui ne pouvait guère appartenir à une demoiselle capable de jouer le sot rôle d’amoureuse. Quant à Redgauntlet, avec son air imposant, son terrible sourcil, son œil fier et menaçant, il était impossible, pensait Darsie, de le soupçonner d’un projet dont le but unique était son intérêt particulier ; — il se serait aussi bien figuré Cassius dévalisant la poche de César au lieu d’enfoncer son poignard dans le sein du dictateur.

Tandis qu’il réfléchissait ainsi, sans pouvoir ni manger ni boire, ni répondre aux politesses de Lilias, elle cessa bientôt de lui parler, et garda le silence.

Il y avait déjà une heure environ que durait leur halte, lorsque Redgauntlet dit à haute voix : « Regardez un peu dehors, Cristal Nixon ; si nous ne recevons aucune nouvelle de Fairladies, il faut continuer notre voyage. »

Cristal s’avança jusqu’à la porte, et revint aussitôt dire à son maître, d’une voix aussi dure que sa physionomie : « Voilà Gilbert Gregson qui arrive ; son cheval est aussi blanc d’écume que si un démon l’avait monté. »

Redgauntlet repoussa loin de lui l’assiette dans laquelle il avait mangé, et se hâta d’aller à la porte de la grange où le courrier arrivait en ce moment. C’était un jockey convenablement habillé, avec un bonnet de chasse de velours noir, et un large ceinturon serré autour de son corps, d’où pendait le sac renfermant les dépêches. Les taches de boues de différentes couleurs dont il était couvert des pieds à la tête montraient qu’il était venu ventre à terre. Il remit une lettre à M. Redgauntlet, en le saluant avec respect, puis il se retira vers l’extrémité de la grange, où les domestiques étaient tous assis et couchés sur des bottes de paille, pour prendre quelques rafraîchissements.

Redgauntlet ouvrit la lettre précipitamment, et la lut avec un air inquiet et soucieux. Après une seconde lecture, son déplaisir parut augmenter, son visage se rembrunit, et son front se montra distinctement marqué d’un signe fatal particulier à sa famille. Darsie n’avait point encore vu ses muscles se contracter de manière à reproduire aussi exactement le signe que la tradition assignait aux descendants de cette race.

Redgauntlet tenant la lettre ouverte d’une main, la frappa de l’autre avec l’index, et dit à Cristal Nixon, d’une voix basse et mécontente : « Contre-ordre ! — On nous commande de retourner vers le nord ! — Vers le nord, quand toutes nos espérances sont au sud ! — C’est une seconde histoire de Derby, où nous tournâmes le dos à la gloire, pour courir à notre ruine ! »

Cristal Nixon prit la lettre et la parcourut, puis, la rendant à son maître, se borna à dire froidement : « Une influence de femme prédomine.

— Mais elle ne prédominera pas plus long-temps, répliqua Redgauntlet. Elle s’évanouira à mesure que la nôtre s’élèvera sur l’horizon. En attendant, je vais en avant. — Et vous, Cristal, vous conduirez la troupe à l’endroit désigné dans la lettre. Vous pouvez maintenant permettre à nos jeunes gens de communiquer librement ensemble ; seulement n’oubliez pas qu’il vous faut surveiller le jeune homme de manière qu’il n’échappe pas, s’il était assez sot pour le tenter ; mais n’approchez pas d’eux de façon à gêner leur conversation.

— Je m’inquiète bien peu de leur conversation, » dit Nixon brusquement.

« Vous entendez bien mes ordres, Lilias, » reprit le laird, en se tournant vers la jeune demoiselle. « Vous pouvez faire usage de la permission, de l’autorisation même que je vous accorde, pour en apprendre à votre compagnon de route sur notre famille, autant que vous en savez vous-même. La première fois que nous nous reverrons, je l’instruirai du reste, et je me flatte de rendre à notre ancienne maison un Redgauntlet de plus. — Qu’on donne un cheval à Latimer, comme il s’appelle ; mais il faut qu’il garde encore son déguisement. — Mon cheval ! — mon cheval[152] ! »

Au bout de deux minutes, on l’entendit s’éloigner au galop de la porte de la grange, suivi par deux hommes armés.

Cependant le reste de la troupe se préparait aussi à partir d’après l’ordre de Cristal Nixon ; mais le laird lui-même était depuis long-temps hors de vue, quand ils furent prêts à se remettre en route. Lorsque tout fut enfin disposé, Darsie monta sur un cheval qui avait une selle de femme, et ne fut pas obligé de reprendre sa place sur le coussinet derrière le détestable Nixon. Il lui fallut pourtant garder sa longue jupe et remettre son masque. De plus, il remarqua qu’on lui donnait le cheval le plus lourd et le plus lent de toute l’escorte, et qu’il était surveillé de tous les côtés : néanmoins, voyager de compagnie avec la charmante Lilias était un avantage qui balançait tous ces inconvénients.

Il est vrai, cette société, qu’il aurait le matin même regardée comme une faveur du ciel, avait, alors qu’il en jouissait d’une manière si inattendue, quelque chose de moins enchanteur qu’il ne l’avait cru.

En vain, pour profiter d’une situation aussi favorable au développement de son caractère romanesque, il s’efforçait de caresser pour le faire renaître, si je puis m’exprimer ainsi, le rêve délicieux d’une tendre et vive passion. Il éprouvait seulement une telle confusion d’idées en s’apercevant de la différence qui existait entre l’être qu’il avait imaginé et la femme avec laquelle il se trouvait alors en contact, qu’il lui semblait éprouver l’effet d’un sortilège. La chose qui le surprenait le plus, c’était que cette flamme subite se fût éteinte si rapidement, quoique la beauté de la jeune personne fût encore plus grande qu’il ne s’y était attendu. — Sa conduite, s’il ne l’avait pas trouvée trop affectueuse à son égard, lui aurait paru aussi gracieuse et aussi décente qu’il aurait pu l’imaginer dans les songes les plus séduisants. Ce serait faire injure à Darsie de supposer que la pensée de s’être concilié les affections de la jeune fille plus facilement qu’il ne l’avait espéré, était le motif qui lui faisait estimer à une mince valeur un trésor si légèrement gagné : encore moins peut-on croire que sa passion momentanée avait joué autour de son cœur comme un faible rayon du soleil d’hiver dardant sur un glaçon, qu’il peut faire briller un instant mais qu’il ne saurait fondre. Latimer ne se trouvait précisément ni dans l’un ni dans l’autre de ces deux cas, quoiqu’une semblable légèreté de caractère pût avoir causé sur son changement quelque influence partielle.

La vérité est peut-être que le plaisir de l’amant, comme celui du chasseur, consiste dans la poursuite ; et que la plus ravissante beauté perd la moitié de ses attraits, comme la plus jolie fleur la moitié de son parfum, quand la main qui veut la cueillir peut trop aisément l’atteindre. — Il faut qu’il y ait doute, — qu’il y ait danger, — qu’il y ait difficulté. En effet, si le fleuve d’une affection ardente, comme dit le poète, ne coule jamais d’un cours paisible, c’est peut-être que, s’il ne rencontrait aucun obstacle, le véritable amour, le romanesque de la passion, pourrait à peine exister ; — pas plus qu’il ne pourrait y avoir de courants rapides dans une rivière, si elle n’était pas resserrée entre des rives étroites, si des rochers n’arrêtaient point ses eaux.

Que ceux pourtant qui contractent une union pour la vie sans ces embarras qui enchantent un Darsie Latimer ou une Lydia Languish[153], et qui sont peut-être nécessaires pour exciter une passion voisine de l’enthousiasme dans des cœurs froids et frivoles ; que ceux-là se gardent de mal augurer de leur bonheur futur, parce que leur alliance se forme sous des auspices plus calmes. Une estime mutuelle, une connaissances parfaite et réciproque du caractère de la personne avec laquelle on doit vivre, avantage qui s’obtient plus aisément quand on ne regarde pas, comme notre héros, à travers le brouillard d’une passion trop subite, — une convenance exacte de rang et de fortune, de goûts et de penchants, tous ces avantages se trouvent plus fréquemment dans un mariage de raison que dans une union qui suit un attachement romanesque. Dans ce dernier cas, en effet, l’imagination, qui a probablement créé les vertus et les perfections dont est comblé l’objet chéri, travaille souvent, comme à plaisir, par la suite à exagérer les conséquences mortifiantes de sa propre illusion, et à exaspérer tous les motifs de son désappointement. Ceux qui suivent la bannière de la Raison forment des bataillons pesants et bien disciplinés : portant tous un même uniforme peu splendide, et faisant beaucoup moins effet à la vue que les troupes légères commandées par l’Imagination, ils jouissent, en revanche, de plus de sécurité, et même de plus d’honneur dans les combats de la vie humaine. — Mais cette longue dissertation est étrangère à notre sujet.

Incertain sur la manière dont il devait adresser la parole à celle qu’il avait été naguère si désireux de rencontrer, et embarrassé par un tête-à-tête dans lequel sa timidité et son inexpérience lui donnaient l’air un peu gauche, Darsie avait parcouru un espace de plus de cent pas avant d’avoir pu se décider à ouvrir la conversation, ou même à lever les yeux sur sa compagne de route. Sentant néanmoins que son silence était inconvenant, il se tourna pour lui parler ; et observant, quoiqu’elle portât son masque, qu’il y avait dans tout son extérieur quelque chose qui annonçait chez elle le découragement et la peine, il se reprocha intérieurement sa coupable froideur, et se hâta de lui adresser la parole du ton le plus affectueux qu’il put prendre.

« Vous devez me croire cruellement ingrat, miss Lilias, pour avoir été si long-temps déjà dans votre compagnie, sans vous remercier de l’intérêt que vous avez daigné prendre à mes malheureuses affaires.

— Je suis contente que vous ayez enfin parlé, répondit-elle, mais vous parlez, je l’avoue, plus froidement que je ne m’y attendais. — Miss Lilias, l’intérêt que vous avez daigné prendre ! — Et à qui, mon cher Darsie, puis-je m’intéresser plus qu’à vous ? pourquoi mettre entre nous cette barrière de cérémonial, lorsque des circonstances fâcheuses nous ont déjà séparés pendant si longtemps ? »

Darsie fut encore confondu de l’ultra-naïveté, si nous pouvons employer ce mot, d’un aveu si franc. « Il faut joliment aimer les perdrix, pensa-t-il, pour les ramasser quand on vous les jette ainsi au nez ; — si ce n’est point là parler clairement, j’ignore en vérité ce qu’elle aurait pu dire de moins équivoque ! »

Embarrassé par ces réflexions, doué d’un caractère où la délicatesse allait jusqu’à la bizarrerie, presque jusqu’au ridicule, il balbutia pour toute réponse quelques mots sur la bonté de sa belle compagne et sur sa reconnaissance. Elle répliqua d’un ton moitié chagrin, moitié impatient, en répétant, avec une emphase mécontente, les seuls mots distincts qu’il avait été capable de prononcer : — « Bonté, — reconnaissance ! Ô Darsie ! sont-ce là les phrases que nous devrions échanger ensemble ? — Hélas ! je vois trop bien que vous êtes mécontent de moi, quoique je ne puisse en deviner le motif. Peut-être pensez-vous que j’ai agi trop librement en m’aventurant à rendre visite à votre ami. Mais songez que c’était dans votre intérêt seul et que je ne connaissais aucun moyen plus assuré pour vous mettre en garde contre les malheurs et la détention que vous avez soufferts, et que vous souffrez encore.

— Ma chère dame…, » répliqua Darsie rappelant ses souvenirs, et commençant à soupçonner qu’il pouvait commettre une étrange méprise ; — et les termes dans lesquels il venait de lui adresser la parole semblèrent communiquer aussitôt ce même soupçon à Lilias, car elle l’interrompit. —

« Madame ! ma chère dame ! — Pour qui, pour quoi me prenez-vous, au nom du ciel, pour me parler avec tant de cérémonie ? »

Si cette question eût été faite dans ce palais enchanté du pays des fées, où il faut répondre l’absolue vérité quand on vous interroge, Darsie aurait certainement répondu qu’il la prenait pour la fille la plus franche, la plus ultra-naïve qui eût jamais vécu depuis que notre mère Ève mangea la pomme de reinette sans la peler. Mais comme il était tout simplement sur la terre des humains, et qu’il pouvait recourir à un petit mensonge poli, il se contenta de répondre qu’il croyait avoir l’honneur de parler à la nièce de M. Redgauntlet.

« Assurément, répliqua-t-elle ; mais ne vous aurait-il pas été aussi facile de dire, à votre sœur unique ? »

Darsie sauta sur sa selle, comme s’il avait reçu un coup de pistolet.

Ma sœur, s’écria-t-il.

— Vous ne le saviez donc pas ? lui demanda-t-elle. Aussi je trouvais votre accueil passablement froid et indifférent ! »

Un tendre et cordial embrassement entre la sœur et le frère s’ensuivit aussitôt. Avec sa légèreté d’esprit habituelle, Darsie se trouva plus heureux d’être quitte des embarras qu’il éprouvait depuis une demi-heure, pendant laquelle il s’était cru en danger d’être poursuivi par l’amour d’une fille sans retenue, qu’il ne fut désappointé par la disparition soudaine des nombreux rêves auxquels il s’était abandonné tandis que la Mante-Verte avait été la déesse de son idolâtrie. Depuis quelque temps déjà, il se voyait renversé de son Pégase romanesque, et il se trouvait trop heureux de n’avoir pas les os brisés, quoiqu’il fût étendu par terre. D’ailleurs, malgré ses fantaisies et ses caprices, il avait le cœur généreux et bon ; il fut charmé de faire connaissance avec une parente si proche, si belle, si aimable, et il l’assura, dans les termes les plus chauds, de son affection pour le présent, et de sa protection pour l’avenir, dès qu’ils auraient pu se tirer de leur situation actuelle. Les rires et les larmes se mêlaient sur les joues de Lilias, comme la pluie et le soleil dans un ciel d’avril.

« Se peut-il, dit-elle, que je sois assez enfant pour pleurer d’une chose qui me rend si parfaitement heureuse, lorsque, Dieu m’est témoin, les plaisirs de la famille sont ceux que mon cœur a le plus ardemment désirés, quoiqu’il n’ait pu les goûter encore ? Mon oncle dit que vous et moi, Darsie, nous ne sommes Redgauntlet qu’à moitié, et que le métal dont était faite la famille de notre père a perdu sa force et sa dureté dans les enfants de notre mère.

— Hélas ! répliqua Darsie, je connais si peu notre histoire ! je doutais encore que j’appartinsse réellement à la maison des Redgauntlet, quoique le chef actuel de cette maison me l’eût donné lui-même à entendre.

— Le chef de cette maison ! il faut en effet que vous connaissiez bien peu la famille dont vous descendez, pour désigner mon oncle par un semblable titre. Vous-même, mon cher Darsie, vous êtes l’héritier et le représentant de notre ancienne maison ; car notre père était le frère aîné, — le brave et malheureux sir Henri Darsie de Redgauntlet, qui fut exécuté à Carlisle en l’année 1716. Le nom de Darsie qu’il ajouta au sien propre, il le prit à notre mère, héritière d’une famille du Cumberland recommandable par ses richesses et son ancienneté, dont les vastes domaines vous appartiennent incontestablement par droit d’héritage, quoique ceux de votre père aient été compris dans la sentence générale de confiscation. Mais tous ces faits devaient nécessairement vous être inconnus.

— Vraiment oui, c’est la première fois que j’en entends parler.

— Et vous ne saviez pas que j’étais votre sœur ! Je ne m’étonne plus de l’accueil froid que vous m’avez fait. Combien j’ai dû vous paraître étrange, inconséquente, hardie ! — Une jeune personne qui se mêle des affaires d’un étranger à qui elle n’a parlé qu’une fois dans sa vie, — qui correspond avec lui par signes ! — Bon Dieu ! que pouvez-vous avoir pensé de moi ?

— Et comment aurais-je donc pu savoir que nous fussions parents ? Vous n’ignorez pas que je ne m’en doutais nullement, lorsque nous dansâmes ensemble à Brockenburn.

— Je m’en apercevais avec peine, et j’aurais bien voulu tout vous apprendre ; mais j’étais surveillée de près, et avant de pouvoir trouver ou faire naître l’occasion d’en venir avec vous à une explication complète sur un sujet qui me tenait si fort à cœur, il m’a fallu me retirer. Mais depuis que mon oncle vous retient sous son pouvoir, je n’ai jamais douté qu’il ne vous eût instruit de toute notre histoire de famille.

— Il vous a laissé le soin de me l’apprendre, et soyez-en certaine, Lilias, je l’entendrai avec plus de plaisir de votre bouche que de la sienne. Je n’ai pas lieu d’être satisfait de sa conduite à mon égard.

— Vous en jugerez mieux quand vous aurez entendu ce que j’ai à vous dire ; » et elle commença son récit de la manière suivante.


CHAPITRE XVIII.

SUITE DES AVENTURES DE DARSIE LATIMER.

LE GANT.


« On suppose depuis des siècles, dit la jeune fille, que la maison de Redgauntlet est soumise à un charme qui a rendu vains leur courage, leurs talents, leur ambition et leur sagesse. Les descendants de cette famille font souvent figure dans l’histoire, mais ils ont toujours été dans la position d’hommes luttant à la fois contre vent et marée, se distinguant par les efforts du courage le plus désespéré et par leur persévérance à supporter toutes les fatigues, mais ne pouvant jamais avancer d’un seul pas, malgré leurs vigoureuses tentatives et leur résolution. On prétend expliquer cette fatalité par une légende historique que je pourrai vous raconter dans un moment moins précieux que celui-ci. »

Latimer lui annonça qu’il avait déjà entendu conter la tragique histoire de sir Albérick Redgauntlet.

« Alors, j’ai seulement besoin de vous dire, continua Lilias, que notre père et notre oncle éprouvèrent la rigueur de la sentence portée contre notre famille, dans toute l’étendue du mot. Ils possédaient l’un et l’autre des biens considérables qui s’étaient beaucoup accrus par le mariage de notre père, et tous deux étaient dévoués au service de la malheureuse maison des Stuarts ; mais, comme le supposait du moins notre mère, des considérations de famille auraient empêché son mari de prendre ouvertement part à l’affaire de 1745, si la haute influence que le frère cadet exerçait sur son aîné, par suite de l’énergie plus décidée de son caractère, ne l’eût pas entraîné avec lui dans cette entreprise.

Lors donc que la fatale issue de cette tentative eut coûté la vie à notre père, et obligé son frère à s’expatrier, lady Redgauntlet quitta le nord de l’Angleterre, déterminée à rompre toute liaison avec la famille de feu son mari, particulièrement avec notre oncle qu’elle regardait comme ayant été, par un fol enthousiasme politique, la cause de son veuvage prématuré. Alors aussi elle décida que vous, mon frère, qui étiez encore enfant, et moi qui venais de recevoir le jour, nous serions élevés de manière à chérir un jour la dynastie actuelle. Peut-être se hâta-t-elle trop de prendre cette résolution, — peut-être fut-elle trop timidement jalouse de cacher, s’il était possible, le lieu même où nous demeurions à un parent aussi proche que le frère unique de notre père. Mais il faut l’excuser en songeant à ce qu’elle avait souffert. Regardez, mon frère, » dit-elle en ôtant un de ses gants : « ces cinq marques de sang sur mon bras sont un signe par lequel la mystérieuse nature a empreint sur un enfant qui n’était pas encore né, un souvenir éclatant de la mort violente de son père et des souffrances de sa mère.

— Vous n’étiez donc pas née lorsque mon père mourut ?

— Hélas ! non. Vous-même, vous n’aviez qu’un an. Il ne faut donc pas s’étonner que ma mère, après avoir passé par ces scènes effrayantes, ait conçu des craintes si impérieuses pour le salut de ses enfants, — pour son fils en particulier ; d’autant plus que feu sir Henri son époux avait, en arrangeant les affaires au moment de mourir, confié la garde de la personne de ses enfants, aussi bien que les propriétés qui leur revenaient, indépendamment de celles qui furent comprises dans la confiscation, à son frère Hugues, en qui il mettait une confiance illimitée.

— Mais ma mère n’avait aucune raison de craindre l’exécution d’une pareille clause faite en faveur d’une personne proscrite.

— C’est la vérité ; mais notre oncle pouvait obtenir sa grâce, comme tant d’autres avaient obtenu la leur, et notre mère, qui le haïssait autant qu’elle le redoutait, vivait dans la crainte continuelle de le voir se faire amnistier. Ainsi, cet homme qu’elle regardait comme la cause première de la perte de son mari, serait venu, armé d’une autorité légale, lui arracher ses propres enfants. D’ailleurs, lors même que l’incapacité dont avait été frappé Hugues Redgauntlet subsisterait toujours, elle redoutait l’esprit aventureux de son beau-frère, et se persuadait qu’il essaierait tôt ou tard de s’assurer, par la force et la ruse, cette tutelle que la loi politique lui refusait. D’un autre côté, notre oncle, dont le naturel fier et farouche aurait pu, je pense, s’adoucir si on lui eût témoigné plus de confiance, se révolta contre la conduite méfiante et soupçonneuse que lady Darsie Redgauntlet tenait à son égard. Elle abusait, disait-il, des circonstances malheureuses où il se trouvait placé, pour le priver de son privilège naturel de protéger et d’élever les enfants que la nature et la loi, aussi bien que la volonté de leur père, avaient confiés à ses soins, et il jura solennellement de ne pas se soumettre à une pareille injustice. Ces menaces furent rapportées à lady Redgauntlet, et ne servirent qu’à augmenter des inquiétudes trop bien fondées. Un jour que vous et moi, enfants alors âgés de deux ou trois ans, nous jouions ensemble dans un verger enclos de murs, adjacent à la demeure de notre mère qui s’était établie momentanément dans le Devonshire, mon oncle escalada subitement la muraille avec plusieurs hommes, et moi je fus prise et emportée dans une barque qui les attendait. Cependant ma mère était accourue à votre secours, et comme elle vous retenait de toutes ses forces, mon oncle ne put, comme il me l’avoua depuis, s’emparer de votre personne. Pour y parvenir, il lui aurait fallu employer contre la veuve de son frère une violence indigne d’un homme, et il en était incapable. Comme les cris de ma mère commençaient à rassembler du monde, il se retira en lançant sur vous et sur elle un de ces terribles regards qui restent, dit-on, dans notre famille, comme un legs fatal de notre aïeul sir Albérick.

— J’ai un souvenir vague de l’espèce de lutte dont vous parlez ; et je crois que mon oncles lui-même, puisqu’il est mon oncle, m’a rappelé cette circonstance dans une occasion récente. Je puis maintenant m’expliquer la retraite absolue où vivait ma pauvre mère, — ses larmes abondantes, — ses accès de frayeur subite, et sa mélancolie profonde et continuelle. Pauvre mère ! quel sort fut le sien et comme elle dut être inquiète lorsqu’elle vit approcher le terme de ses jours !

— Ce fut alors qu’elle prit toutes les précautions que la crainte put lui suggérer, pour dérober à l’homme qu’elle redoutait jusqu’à la connaissance même de votre existence. Bien plus, elle résolut de vous maintenir dans l’ignorance de votre propre destinée ; car elle craignait, comme elle l’avoua bien des fois, dit-on, que le sang des Redgauntlet, véritable feu liquide, ne vous poussât à unir votre fortune à celle de votre oncle, qui était bien connu pour mener encore des intrigues politiques que presque tout le monde regardait comme désespérées. D’ailleurs, le gouvernement montrait chaque année plus d’indulgence à l’égard des jacobites qui restaient, et alors il pourrait rentrer, par ce moyen, dans ses droits de tuteur légal. L’un ou l’autre de ces événements était, suivant elle, la route directe qui devait vous conduire à votre perte.

— Je m’étonne qu’elle n’ait pas réclamé pour moi la protection de la chancellerie[154], ou qu’elle ne m’ait pas confié aux soins d’un ami puissant.

— Elle était presque brouillée avec toute sa famille, à cause de son mariage avec notre père, et se flattait de mieux vous dérober par des mesures secrètes aux manœuvres de votre oncle, que par toute la protection que les lois lui offraient. Peut-être sa conduite ne fut-elle pas sage : elle était assez naturelle du moins, pour une femme que tant d’infortunes et de frayeurs avaient rendue irritable à l’excès. Samuel Griffiths, banquier célèbre, et un digne ecclésiastique aujourd’hui mort, furent, je pense, les seules personnes à qui elle confia l’exécution de ses dernières volontés ; et mon oncle croit qu’elle leur fit jurer à tous deux d’observer le plus profond secret sur votre naissance et vos prétentions, jusqu’à ce que vous eussiez atteint l’âge de votre majorité, et, en attendant, de vous élever dans l’ombre autant que possible.

— Et je ne doute pas que, grâce à mon changement de nom et de demeure, ils n’eussent parfaitement réussi, sans l’accident heureux ou malheureux, je ne sais comment l’appeler, — qui m’amena à Brokenburn, et me mit en contact avec M. Redgauntlet. Je vois aussi pourquoi on m’engageait à ne point visiter l’Angleterre, car c’était en Angleterre…

— En Angleterre seulement, si je ne me trompe, les droits de votre oncle à la garde de votre personne auraient pu être valides, au cas où il serait rentré dans la jouissance de ses droits civils, soit par l’indulgence du gouvernement, soit par une révolution politique. En Écosse, où vous ne possédez aucun bien, son autorité aurait pu lui être contestée, et des mesures eussent été prises pour vous assurer la protection des lois. Mais, je vous en prie, ne regardez pas comme malheureuse votre visite à Brokenburn ; — j’ai confiance que les suites en seront des plus agréables, car ne nous ont-elles pas rapprochés déjà l’un de l’autre ? »

En parlant ainsi, elle tendit la main à son frère, qui la pressa avec une chaleur bien différente de la manière dont il l’avait prise pour la première fois le matin. Il y eut alors un moment de silence, car les cœurs de l’un et de l’autre étaient remplis d’un vif sentiment d’affection naturelle, auquel des circonstances les avaient jusque-là rendus étrangers.

Enfin, Latimer rompit le silence : « Je suis honteux, dit-il, ma chère Lilias, de vous avoir laissée parler si long-temps sur des matières qui n’intéressent que moi seul, tandis que j’ignore toujours votre histoire et votre situation présente.

— La première n’est pas des plus intéressantes, et la seconde n’est ni très-sûre ni très-agréable ; mais à présent, mon cher frère, j’aurai l’inestimable avantage de votre protection et de votre tendresse ; et si seulement j’étais sûre que nous pussions résister à la crise formidable qui approche, j’aurais peu de crainte pour l’avenir.

— Apprenez-moi donc ce dont il s’agit pour le moment, et comptez sur tous mes efforts pour votre défense et pour la mienne. Quelle raison peut avoir mon oncle pour désirer me retenir prisonnier ? — Si c’est par pure opposition à la volonté de ma mère, elle n’existe plus depuis long-temps ; et je ne vois pas pourquoi il voudrait se donner tant de peine et courir tant de risques pour résister à la volonté libre d’un pupille à qui peu de mois donneront le privilège d’agir à son gré, sans qu’il ait le moindre droit de s’y opposer.

— Mon cher Arthur, car ce nom vous appartient en propre, aussi bien que celui de Darsie, — un des traits principaux du caractère de mon oncle, c’est qu’il a toujours employé l’énergie d’une âme puissante au service de la famille exilée des Stuarts. La mort de son frère et la dilapidation de sa propre fortune n’ont fait qu’ajouter à son zèle héréditaire pour cette maison une haine profonde et presque personnelle contre la famille qui règne aujourd’hui. C’est, en un mot, un enthousiaste politique du genre le plus dangereux, et il marche à l’accomplissement de ses projets avec autant de confiance que s’il se sentait l’Atlas capable à lui seul de soutenir une cause presque perdue.

— Où, et comment, ma chère Lilias, élevée sans doute sous ses auspices, avez-vous appris à considérer de pareils sujets sous un point de vue différent ?

— Par un hasard singulier, dans le couvent où mon oncle me plaça. Quoique l’abbesse fût une personne exactement suivant son cœur, mon éducation, comme pensionnaire, était confiée à une excellente vieille mère qui avait adopté les principes des jansénistes, avec une tendance encore plus prononcée peut-être vers les doctrines réformées que vers celles de Port-Royal. Le secret et le mystère avec lesquels ces principes m’étaient inculqués leur donnaient plus de charmes à mon jeune esprit ; et je les embrassai d’autant plus avidement, qu’ils étaient en opposition directe avec les doctrines de l’abbesse, et je haïssais tellement celle-ci pour sa sévérité, que je trouvais un plaisir enfantin à mettre sa vigilance en défaut, et à contredire dans le fond de mon âme tout ce que j’étais obligée en public d’écouter avec respect. La liberté des opinions religieuses amène, je pense, la liberté des croyances politiques ; car je n’eus pas plus tôt renoncé à l’infaillibilité du pape, que je commençai à mettre en doute la doctrine des droits héréditaires et imprescriptibles. Bref, quelque étrange que la chose puisse paraître, je sortis d’un couvent de Paris non pas tout à fait whig et protestante, mais avec autant d’inclination à le devenir que si j’avais été élevée comme vous à portée d’entendre le son presbytérien du carillon de Saint-Gilles[155].

— Davantage peut-être, car plus on est près de l’Église… mais ce proverbe est bien vieux. Et comment vos opinions libérales se sont-elles accordées avec les préjugés tout contraires de mon oncle ?

— Elles se seraient accordées comme le feu et l’eau, si j’avais laissé voir mes opinions ; mais comme c’eût été m’exposer à des reproches ou à des insultes continuelles, et même à pis encore, j’ai pris grand soin de garder mon secret : de sorte que des censures pour ma froideur à l’égard de la bonne cause, étaient les pires désagréments que j’eusse à subir, et ils étaient bien suffisants.

— J’applaudis à votre prudence.

— Vous avez raison ; mais mon oncle me donna un si terrible échantillon de son caractère décidé, avant même que nous eussions fait connaissance pendant une semaine, que je compris bien quel risque je courrais en contredisant son humeur. Je vais vous conter la chose, car elle vous apprendra mieux à apprécier la nature romanesque et déterminée de son caractère, que tout ce qu’il me serait possible de vous dire sur sa témérité et son enthousiasme.

« J’avais été pendant de longues années au couvent. — Je fus à ma sortie placée chez une vieille dame écossaise de haut rang, fille d’un infortuné dont la tête avait été accrochée, en 1715, à Temple-Bar[156]. Elle vivait d’une petite rente que lui faisait la cour de France, et des gratifications que lui accordaient les Stuarts : la pension que je lui payais chaque année augmentait d’une manière satisfaisante son petit revenu. Elle n’était ni méchante ni très-avare ; — elle s’abstenait de me battre, et ne me laissait pas mourir de faim. — Mais elle était si complètement esclave du rang et des préjugés, si profondément versée dans la généalogie, et si amèrement aigrie dans ses opinions sur l’Angleterre, que je pensais parfois que les Hanovriens qui avaient assassiné son pauvre père, comme elle avait coutume de me dire, avaient eu grand tort de laisser sa pauvre chère fille sur la terre des vivants. Je fus donc charmée lorsque mon oncle arriva subitement, et annonça son intention de m’emmener en Angleterre. Ma joie extravagante, à l’idée de quitter lady Rachel Rougedragon, fut un peu abattue quand j’observai l’air mélancolique, les manières hautaines et le ton impérieux de mon proche parent ; il causa pourtant avec moi le long du chemin, plus qu’on ne l’aurait attendu de son caractère taciturne, et il parut vouloir sonder mes dispositions naturelles, et surtout mon courage. Or, quoique je sois une Redgauntlet apprivoisée, néanmoins je conserve encore assez de l’esprit propre à notre famille, pour rester aussi calme dans le danger qu’aucune personne de mon sexe ; et en deux occasions pendant le cours de notre voyage (une fois nous faillîmes être attaqués par des bandits, et l’autre, notre voiture versa), j’eus le bonheur de me conduire de manière à donner à mon oncle une idée très-favorable de mon intrépidité : cette circonstance l’encouragea sans doute à mettre à exécution le singulier dessein qu’il méditait.

Avant d’arriver à Londres, nous changeâmes de voiture plus d’une fois, et nous prîmes bien des routes différentes pour approcher de cette capitale. Alors, comme un lièvre qui redouble de vitesse à mesure qu’il approche davantage du trou dans lequel il court se blottir, et qui enfin s’y précipite en faisant le plus grand saut qu’il lui est possible de faire, nous avançâmes à marches forcées, et nous prîmes un logement obscur dans la vieille petite rue de Westminster, non loin de l’abbaye.

Le matin du jour où nous arrivâmes, mon oncle sortit, et ne revint pas de quelques heures. En attendant, je n’eus d’autre occupation que d’écouter les différents bruits qui se succédaient les uns aux autres, ou qui régnaient en confusion tous ensemble pendant cette matinée. J’avais cru que Paris était la plus bruyante capitale du monde ; mais Paris, comparé à Londres, était plongé dans un silence de mort. Le canon tonnait de loin et de près ; — les tambours, les trompettes, les musiques militaires sonnaient, retentissaient et perçaient les nuages presque sans interruption ; pour achever le concert, les cloches étaient en branle continuel dans une centaine de clochers ; on entendait de temps à autre les acclamations d’une immense multitude, semblables au mugissement d’une mer orageuse, et tout cela sans qu’il me fût possible de concevoir le moins du monde ce qui se passait, les fenêtres de notre appartement donnant sur une cour de derrière, qui paraissait totalement abandonnée. Ma curiosité devint extrême, car je fus enfin persuadée qu’il fallait qu’on célébrât quelque grande fête, pour causer un vacarme si continuel.

Mon oncle arriva enfin, et avec lui un homme d’un extérieur vraiment hideux. Je n’ai pas besoin de vous le décrire ; car, — ne tournez pas la tête, — il est derrière nous en ce moment.

— Ce respectable personnage était M. Cristal Nixon sans doute ?

— Lui-même : ne faites aucun geste qui puisse indiquer que nous parlons de lui. »

Darsie montra d’un signe qu’il la comprenait, et sa sœur continua son récit.

Ils étaient tous deux splendidement habillés, et mon oncle, prenant un paquet que portait Nixon, me dit : « Lilias, je vais vous mener voir une grande cérémonie ; — couvrez-vous aussi vite que possible du vêtement que vous trouverez dans ce paquet ; et préparez-vous à m’accompagner. » J’y trouvai un habillement de femme, splendide et élégant, mais coupé d’après une mode quelque peu antique. Ce peut être celle d’Angleterre, pensai-je, et courant me renfermer dans ma chambre, pleine de curiosité, je m’habillai à la hâte.

Quand j’eus fini, mon oncle m’examina avec attention. — Elle pourra passer pour une des jeunes filles qui jettent des fleurs, » dit-il à Nixon, qui répondit seulement par un signe de tête.

Nous sortîmes ensemble de la maison ; et telle était leur connaissance parfaite des ruelles, des cours, des passages, que, malgré la multitude qui encombrait les grandes rues, celles que nous traversions étaient silencieuses et désertes ; et les passants, las sans doute d’avoir vu de plus belles choses, nous honoraient à peine d’un regard, quoique, en toute autre occasion, et dans un pareil faubourg, nous eussions certainement attiré sur nous une attention importune. Nous traversâmes enfin une rue fort large, où de nombreux soldats étaient sous les armes, tandis que d’autres, épuisés sans doute du service qu’ils avaient déjà fait, mangeaient, buvaient, fumaient, et dormaient derrière leurs armes mises en faisceaux.

— Un jour, Nixon, dit mon oncle à l’oreille de son domestique, nous forcerons bien ces messieurs en habits rouges à porter leurs mousquets un peu plus soigneusement.

— Ou sinon, gare à eux ! » répondit Nixon d’une voix aussi déplaisante que sa physionomie.

Sans qu’on nous adressât de questions, sans qu’on nous arrêtât, nous passâmes au milieu des gardes, et Nixon frappa trois coups à une petite porte de derrière pratiquée dans un immense et antique bâtiment qui se trouvait en face de nous. Elle s’ouvrit, et nous entrâmes sans voir qui nous avait ouvert : des corridors sombres et étroits nous conduisirent enfin dans une vaste salle gothique, dont la magnificence était telle que je ne saurais vous la décrire.

Elle était éclairée par dix mille bougies, dont l’éclat m’éblouit d’abord les yeux, attendu que nous sortions de ces passages noirs et secrets. Mais, quand ma vue commença à s’affermir, comment vous faire la description des choses que j’aperçus autour de moi ? De longues rangées de tables étaient occupées par des princes et des nobles en costume d’apparat ; — par les grands officiers de la couronne, portant leurs plus beaux habits et les insignes de leur dignité ; — par de révérends prélats et de respectables juges, premiers dignitaires de l’Église et de la magistrature, revêtus de robes plus sombres, mais non moins imposantes ; — par d’autres personnages enfin dont la mise antique et sévère annonçait des hommes d’importance, quoique je ne pusse même imaginer qui ils étaient. La vérité se présenta soudain à mon esprit : — c’était, et les conversations que j’entendis me le confirmèrent, c’était le festin du couronnement. Devant une table plus élevée que toutes les autres, et occupant le haut bout de la salle, était assis sur un trône le jeune souverain lui-même, entouré des princes du sang et d’autres personnages illustres, recevant les hommages et les félicitations de ses sujets. Des hérauts et des poursuivants d’armes, vêtus de leurs habits armoriés, bizarres, mais splendides, et des pages d’honneur, recouverts des riches livrées du temps passé, se tenaient derrière les convives royaux. Dans les galeries qui régnaient autour de cette salle spacieuse brillait tout ce que ma pauvre imagination avait pu concevoir de magnifique en richesses et de séduisant en beauté. D’innombrables rangées de dames, dont les diamants, les joyaux et la mise brillante faisaient les moindres charmes, regardaient du haut de leurs sièges resplendissants le superbe spectacle qui se déployait au-dessous d’elles, formant elles-mêmes un coup d’œil aussi éblouissant et aussi enchanteur que celui dont elles étaient spectatrices. Sous les galeries, et derrière les tables des convives, était une multitude de gentilshommes portant des habits dignes de la cour, mais dont le costume, quoique assez riche pour ne pas sembler mesquin à un royal lever, ne se distinguait pas au milieu d’une scène aussi splendide. Nous errâmes quelques minutes parmi toute cette foule, n’attirant ni les regards ni l’attention de personne. Je vis alors plusieurs jeunes filles habillées comme moi ; je ne fus donc plus honteuse de la bizarrerie de mon habillement, et, suspendue au bras de mon oncle, je ne songeai qu’à admirer la splendeur magnifique d’un pareil spectacle, et à m’applaudir de la bonté qu’il avait eue de me procurer le plaisir de le voir.

Peu à peu je m’aperçus que mon oncle avait des connaissances parmi les personnes qui restaient sous les galeries, et qui semblaient n’être, comme nous, que simples spectatrices de la solennité. Ils se reconnaissaient les uns les autres par un seul mot, par un simple serrement de main ; — ils échangeaient des signes convenus sans doute, — et finirent par former un petit groupe, dont nous étions le centre.

« N’est-ce pas un grand spectacle, Lilias ? me dit mon oncle. Tout ce qu’il y a de noble, de riche et d’illustre dans la Grande-Bretagne est ici rassemblé.

— C’est vraiment, répondis-je, tout ce qu’aurait pu imaginer mon esprit de la puissance et de la splendeur royale.

— Ma fille, » reprit-il à voix basse (et mon oncle, quand il parle bas, sait prendre une voix aussi effroyable que sa voix de tonnerre), « tout ce qu’il y a de noble et de grand dans ce beau pays est ici rassemblé ; — mais c’est pour se courber en esclaves et en parasites devant le trône du nouvel usurpateur. »

Je le regardai surprise, et je distinguai sur son large front le signe héréditaire qui avait marqué celui de notre malheureux aïeul.

« Pour l’amour de Dieu ! » dis-je à demi-voix, « songez, monsieur, où nous sommes.

— Ne craignez rien, répondit-il, nous sommes entourés d’amis. » — Il continua ; et cependant son corps robuste et nerveux était ébranlé par une agitation qu’il tâchait vainement de cacher. — Voyez, dit-il, voilà Norfolk, renégat de la foi catholique, qui plie le genou ! — Voilà l’évêque de —, traître de l’Église d’Angleterre, qui fait aussi la courbette ! — et, honte des hontes ! — voici ce gigantesque Errol qui baisse la tête devant le petit-fils du meurtrier de son père ! Mais un signe apparaîtra ce soir au milieu d’eux. — Les mots : Mené, Tekel, Upharsin, seront lus sur ces murailles aussi distinctement qu’une main infernale les écrivit sur celles de Balthasar !

— Pour l’amour de Dieu, » repris-je sérieusement effrayée, « il est impossible que vous projetiez ici un acte de violence !

— On n’y songe nullement, folle, répondit-il ; et le moindre malheur ne peut arriver, pourvu que vous retrouviez ce fameux courage dont vous êtes si fière, et que vous obéissiez à mes ordres. Mais faites-le avec calme et célérité, car il y va de cent vies !

— Hélas ! que puis-je faire ? » demandai-je, presque morte de terreur.

« Seulement être prompte à exécuter mes ordres ; dit-il, il ne s’agit que de relever et de jeter un gant. — Tenez, le voici ; prenez-le dans votre main ; — mettez la queue de votre robe par-dessus ; soyez calme, ferme et prête, ou, à tout risque, j’y vais moi-même.

— Si l’on ne médite aucun acte de violence… » répondis-je en prenant machinalement le gantelet de fer qu’il me mettait dans la main.

Je ne pouvais m’imaginer où il voulait en venir ; mais, dans l’exaltation d’esprit où je le voyais, j’étais convaincue que la désobéissance de ma part amènerait quelque terrible explosion. La nécessité du moment m’arma d’une soudaine présence d’esprit, et je résolus de tout faire pour éviter la violence et l’effusion du sang. Je ne fus pas long-temps tenue en suspens. Aux bruyantes fanfares des trompettes et aux voix des hérauts se mêlèrent des trépignements de pieds de chevaux : un champion armé de toutes pièces, comme ceux qu’on rencontre dans les romans, accompagné d’écuyers, de pages et de tout un cortège de chevalerie, s’avança en caracolant sur un coursier barbe. Le défi qu’il portait à quiconque oserait contester le titre du nouveau souverain fut prononcé à voix haute, — une et deux fois.

« Partez à la troisième, me dit mon oncle ; apportez-moi le gage de ce beau fanfaron, et laissez le mien en place. »

Je ne pouvais concevoir comment j’y pourrais parvenir, attendu que nous étions entourés et pressés de toutes parts. Mais, lorsque les trompettes sonnèrent une troisième fois, un passage s’ouvrit comme par enchantement entre moi et le champion, et la voix de mon oncle me dit : « À présent, Lilias, à présent ! »

D’un pas précipité, mais ferme, et avec une hardiesse que je n’ai jamais pu m’expliquer depuis, j’exécutai ma périlleuse mission. À peine me vit-on, je crois, échanger les gages du cartel, et je me retirai en un instant. « Noblement fait, ma fille ! » me dit mon oncle, à côté de qui je me trouvai, tandis que les assistants se resserraient autour de nous. « Couvrez notre retraite, messieurs, » dit-il à voix basse à ceux qui l’environnaient.

Place nous fut faite jusqu’à la muraille, qui sembla s’ouvrir pour nous ; et nous rentrâmes dans les noirs corridors par lesquels nous avions déjà passé. Dans une petite antichannbre mon oncle s’arrêta, et, m’enveloppant à la hâte d’un manteau qui s’y trouvait suspendu, nous passâmes devant les sentinelles ; — nous parcourûmes de nouveau le labyrinthe de rues et de ruelles désertes, et nous regagnâmes notre logement éloigné sans attirer le moins du monde l’attention.

— J’ai souvent ouï dire, interrompit Darsie, qu’une femme qu’on suppose un homme déguisé, — et pourtant, Lilias, vous n’avez pas l’air bien masculin, — avait ramassé le gantelet du champion lors du couronnement du roi actuel, et en avait laissé un autre en place, avec un papier contenant offre d’accepter le défi, pourvu qu’on observât les lois du champ clos. J’avais toujours regardé ce fait comme un conte, et je me doutais peu de toucher de si près aux acteurs d’une scène si audacieuse. — Comment avez-vous pu trouver assez de courage pour y jouer votre rôle ?

— Si j’avais eu le temps de réfléchir, répondit Lilias, j’aurais refusé aussi bien par principes que par crainte. Mais, comme bien des gens qui font des actes de hardiesse, j’allai en avant, parce que je n’eus pas le loisir de penser à tourner le dos. L’affaire fit peu d’éclat, et le roi, dit-on, a commandé qu’aucune enquête ne fût faite à ce sujet, par prudence, et par douceur sans doute, quoique mon oncle préfère attribuer l’indulgence de l’électeur de Hanovre, comme il l’appelle, tantôt à la pusillanimité, et tantôt à un mépris présomptueux de la faction qui conteste ses droits.

— Et les manœuvres qu’il vous a fallu exécuter sous la direction de ce fou d’enthousiaste ne vous ont-elles plus exposée depuis lors à d’aussi grands périls ?

— Non, — à aucun de la même espèce, quoique j’aie été témoin de bien des machinations étranges et désespérées par lesquelles, en dépit de tout obstacle, et au mépris de tout danger, il s’efforce de relever le courage d’un parti abattu. J’ai traversé en sa compagnie toute l’Angleterre et l’Écosse, et j’ai vu les scènes les plus extraordinaires et les plus différentes. Tantôt j’ai logé dans les châteaux de l’orgueilleuse noblesse des comtés de Chester et de Galles, où les aristocrates qui s’y sont retirés avec des principes aussi vieux que leurs habitations et leurs manières continuent à nourrir des opinions jacobites. La semaine d’après, peut-être, nous la passions parmi d’infâmes contrebandiers ou des bandits montagnards. J’ai vu mon oncle jouer souvent un rôle du héros et parfois celui d’un conspirateur vulgaire, sachant, avec la flexibilité la plus surprenante, prendre toutes sortes de formes pour gagner des prosélytes à sa cause.

— Et il trouve aujourd’hui, je pense, que ce n’est pas une tâche facile.

— Si malaisée en effet que, différentes fois, dégoûté, j’imagine, par la lâcheté de plusieurs amis, par l’abandon complet et la froideur des autres, il a été sur le point de renoncer à son entreprise. Combien je l’ai vu souvent affecter un visage riant et des manières joyeuses, se mêler aux plaisirs de la noblesse et même aux jeux du bas peuple, pour se concilier momentanément une espèce de popularité, tandis que de fait son cœur se brisait en voyant ce qu’il appelait la dégénération de l’époque, le manque d’activité parmi ceux de son âge, et le défaut de zèle chez la génération qui s’élève ! Après avoir employé le jour dans les plus rudes exercices, il passait la nuit à se promener dans sa chambre solitaire, déplorant la chute de sa cause, et souhaitant la balle de Dundee ou la hache de Balmerino[157].

— Étrange illusion ! il est bien étonnant qu’elle ne cède pas à la force de la réalité.

— Oh ! mais les réalités ont paru depuis peu flatter ses espérances. Le mécontentement occasionné par la paix, — l’impopularité du ministère qui s’est étendue jusqu’à la personne du maître, — les différentes émeutes qui ont troublé le calme de la capitale, et un état général de dégoût et de froideur qui semble attaquer le corps de la nation, ont donné un nouvel encouragement aux espérances mourantes des jacobites. Bien des gens, tant à la cour de Rome qu’à celle du Prétendant, si on peut donner ce nom à ses partisans peu nombreux, ont commencé à prêter une oreille plus favorable aux insinuations d’hommes qui, comme mon oncle, espèrent encore, quand l’espoir est perdu pour tout le monde : je crois en vérité qu’on médite en ce moment une dernière tentative. Mon oncle depuis peu a remué autant qu’il a pu, pour se concilier l’affection des peuplades sauvages qui habitent les rives de la Solway, sur lesquelles notre famille possédait un droit seigneurial avant la confiscation, et où, lors de l’affaire de 1745, le crédit de notre malheureux père et le sien levèrent un corps de troupes considérable. Mais les paysans ne veulent plus obéir à ses ordres, et entre autres excuses ils se fondent sur votre absence, alléguant que vous êtes leur chef naturel. Ce motif a augmenté son désir de s’emparer de votre personne, et, s’il est possible, même d’influencer votre esprit de manière à vous faire autoriser sa conduite.

— C’est une autorisation qu’il n’obtiendra jamais. Mes principes et ma prudence m’interdisent également cette démarche : d’ailleurs, elle ne servirait en aucune manière ses projets. Quelques prétextes que ces hommes simples puissent mettre en avant pour se soustraire aux importunités de notre oncle, ils ne peuvent, par le temps qui court, songer à se soumettre de nouveau au joug féodal, qui fut définitivement brisé par l’acte de 1748, abolissant le vasselage et les juridictions héréditaires.

— Oui, mais mon oncle regarde cet acte comme émané d’un gouvernement usurpateur.

— La chose n’est pas étonnante, car il était lui-même seigneur, et il a ainsi perdu toute son autorité. Mais il s’agit de savoir comment la question sera comprise par les vassaux qui ont secoué l’esclavage féodal et reconquis une liberté dont ils jouissent depuis tant d’années. Au reste, pour couper court, dussent cinq cents hommes prendre les armes, sur un simple signe de mon doigt, ce doigt ne se lèverait pas en faveur d’une cause que je désapprouve, et mon oncle peut bien y compter.

— Mais vous pouvez temporiser, » dit Lilias, sur qui l’idée du déplaisir de son oncle produisit évidemment une forte impression, — « vous pouvez temporiser et laisser la bulle de savon crever d’elle-même, comme font la plupart des nobles dans ce pays ; car il est étonnant combien peu d’entre eux osent s’opposer directement à mon oncle. Je vous supplie d’éviter toute rupture ouverte avec lui. Vous entendre, vous chef de la maison de Redgauntlet, vous déclarer contre la famille des Stuarts, ce serait lui briser le cœur, ou le pousser à un acte de désespoir.

— Oui, mais vous oubliez, Lilias, les conséquences d’une pareille complaisance : la maison de Redgauntlet et moi nous pouvons perdre nos titres d’un même coup.

— Hélas ! j’avais oublié ce péril. Je me suis familiarisée avec des intrigues dangereuses, comme les garde-malades s’accoutument, dit-on, dans un hospice de pestiférés, à l’air qu’on y respire, au point d’oublier qu’il leur est nuisible.

— Et pourtant, si je pouvais me débarrasser de lui sans en venir à une rupture ouverte… Dites-moi, Lilias, croyez-vous qu’il ait en vue une tentative immédiate ?

— Pour vous dire la vérité, je ne puis le révoquer en doute. On s’est remué plus que d’habitude parmi les jacobites de ce pays. Leur espoir, comme je vous l’ai dit, est ranimé par des circonstances qui n’ont aucun rapport avec leur propre force. Immédiatement avant que vous vinssiez en Angleterre, le désir qu’avait mon oncle de vous découvrir devint, s’il est possible, plus vif que jamais. Il parlait d’hommes qui allaient bientôt se rassembler, et de l’influence que votre nom produirait sur eux. À cette époque eut lieu votre première visite à Brokenburn. Mon oncle soupçonna que vous pouviez être le jeune homme qu’il cherchait, et ce soupçon fut confirmé par les papiers et les lettres que l’infâme Nixon n’hésita pas à prendre dans votre poche. Pourtant une méprise aurait occasionné un fâcheux éclat ; mon oncle se hâta donc d’aller à Édimbourg suivre le fil qu’il tenait, et tira assez de renseignements du vieux M. Fairford, pour ne plus douter que vous ne fussiez son parent. Cependant moi, au risque de courir quelque danger personnel, et tentant des démarches trop hardies peut-être, je tâchai, par l’entremise du jeune Fairford, votre ami, de vous mettre sur vos gardes.

— Et sans succès ! » répliqua Darsie, rougissant sous son masque en se rappelant combien il s’était mépris sur la conduite de sa sœur.

« Je ne m’étonne pas que mes avertissements aient été infructueux, dit-elle, la chose devait être ainsi. D’ailleurs, il vous aurait été difficile d’échapper. Vous fûtes épié tout le temps que vous passâtes à Shepherd’s-Bush et à Mont-Sharon par un drôle qui ne vous quittait presque jamais.

— Ce misérable, ce petit Benjiel s’écria Darsie ; je lui tordrai son cou de singe la première fois que je le rencontrerai.

— Ce fut lui en effet qui informait de vos mouvements notre Cristal Nixon.

— Et Cristal Nixon aussi ! — je lui dois des gages pour la besogne qu’il a faite ; car je me trompe fort, ou c’est lui qui m’a jeté à terre lorsque je fus fait prisonnier en face des pêcheries.

— C’est assez vraisemblable, car sa tête et sa main sont capables de toute félonie. Mon oncle en fut bien peiné ; car, quoique l’émeute eût pour but de s’emparer de vous au milieu de la confusion, aussi bien que de mettre les pêcheurs en rébellion contre les lois, sa dernière pensée eût été qu’on ne dût toucher à un seul cheveu de votre tête. M. Nixon s’est insinué dans tous les secrets de mon oncle, et quelques-uns de ces secrets sont si terribles et si dangereux, que, bien qu’il y ait peu de chose que M. Redgauntlet ne puisse oser, je doute qu’il ose se brouiller avec ce misérable valet. — Et pourtant, je sais sur Cristal des choses qui porteraient mon oncle à lui passer son sabre au travers du corps.

— Qu’est-ce, pour l’amour du ciel ? j’ai un désir tout particulier de le savoir.

— Ce vieux brutal, cet homme infâme dont la figure et les sentiments déshonorent également la nature humaine, a eu l’insolence de parler à la nièce de son maître comme à une personne à la main de qui il lui était permis de prétendre ; et quand je le regardai avec la colère et le mépris qu’il méritait, le misérable a murmuré certaines menaces, comme s’il tenait la destinée de notre famille dans ses mains.

— Je vous remercie, Lilias, » dit vivement Darsie ; « — je vous remercie de tout mon cœur de m’avoir instruit de ce fait. Je me suis reproché comme chrétien l’envie indéfinissable que j’ai sentie la première fois que j’ai vu ce coquin, de lui envoyer une balle dans la tête ; et voilà que vous venez de m’expliquer parfaitement et de justifier même cette très-louable envie. Je m’étonne que mon oncle, avec la finesse d’esprit que vous lui supposez, ne lise pas dans l’âme de ce reptile.

— Je crois qu’il le sait capable de tout, égoïste, entêté brutal, et sanguinaire. Mais il est convaincu qu’il possède les qualités indispensables à un conspirateur, — un courage intrépide, un sang-froid et une adresse imperturbables, une fidélité à toute épreuve. Sous ce dernier rapport il peut se tromper, car j’ai entendu rejeter sur Nixon la manière dont notre pauvre père fut pris après l’affaire de Culloden.

— Nouvelle raison qui justifie ma haine instinctive ; mais je serai en garde contre lui.

— Voyez, il nous observe. — Ce que c’est que la conscience ! il sait que nous parlons de lui à présent, quoiqu’il ne puisse avoir entendu un mot de ce que nous avons dit. »

Il sembla qu’elle avait bien deviné ; car Cristal Nixon vint en ce moment près d’eux, et dit avec une affectation de jovialité qui allait fort mal à sa vilaine figure : « — Allons, mes jeunes demoiselles, vous avez eu bien le temps de babiller ce matin, et vos langues, je pense, doivent être fatiguées. Nous allons traverser un village, et il faut vous séparer. — Vous, miss Lilias, restez un peu en arrière ; et vous, mistress, miss, ou monsieur, suivant qu’il vous plaira qu’on vous appelle, marchez un peu eu avant. »

Lilias retint son cheval sans dire mot, mais ce ne fut pas avant d’avoir lancé à son frère un regard expressif pour lui recommander la prudence ; il y répondit par un signe indiquant qu’il comprenait, et qu’il se conformerait à cet avis.


CHAPITRE XIX.

SUITE DES AVENTURES DE DARSIE LATIMER.

LES DEUX AMIS.


Abandonné à ses réflexions solitaires, Darsie (car nous continuerons de désigner sir Arthur Darsie Redgauntlet de Redgauntlet par le nom auquel le lecteur est habitué), Darsie s’étonna non-seulement du changement arrivé dans son état et dans sa position, mais encore de l’égalité d’âme avec laquelle il se sentait disposé à voir toutes ces vicissitudes.

Son accès d’amour avait disparu comme un songe du matin, et n’avait laissé après lui qu’un pénible sentiment de honte, et une résolution d’être plus prudent à l’avenir avant de se laisser aller à ces visions romanesques. Sa position dans la société n’était plus celle d’un jeune homme errant, inconnu, à qui personne ne semblait prendre d’intérêt, sauf les étrangers qui l’avaient élevé ; c’était l’héritier d’une maison noble, possédant un crédit et des biens tellement considérables, que sa résolution particulière pouvait être favorable ou contraire à des événements politiques de grande importance. Cette élévation soudaine, qui comblait plus que les désirs dont il s’était bercé depuis qu’il était capable de former un souhait à ce sujet, n’était contemplée par Darsie, tant son caractère était léger, qu’avec le sentiment d’une vanité satisfaite.

Il est vrai qu’il se trouvait, dans sa situation présente, des circonstances qui contre-balançaient de si hauts avantages. Se voir prisonnier entre les mains d’un homme aussi déterminé que son oncle n’était pas une considération agréable, quand il songeait au biais à prendre pour s’opposer au bon plaisir de M. Redgauntlet, et refuser de se joindre à lui dans l’entreprise qu’il semblait méditer. Darsie ne pouvait douter que son oncle, proscrit lui-même, et ne reconnaissant aucune loi, ne fût entouré d’hommes capables de tout, — qu’il ne fût sourd à toute considération personnelle. En conséquence, le degré de violence auquel il devait recourir contre le fils de son frère, et la manière dont il se croirait en droit de punir son refus de s’attacher à la cause jacobite, dépendaient entièrement de la conscience de Redgauntlet. Or, qui pouvait répondre de la conscience d’un enthousiaste obstiné qui regarde toute opposition au parti qu’il a épousé comme une trahison envers son pays ?

Ces méditations duraient depuis quelques moments, lorsque Cristal Nixon jugea convenable de jeter quelque lumière sur le sujet qui agitait Darsie.

Ce farouche satellite vint cheminer sans cérémonie aux côtés de Darsie. Aussitôt le jeune homme sentit un frisson d’horreur parcourir tout son corps, tant il était incapable de supporter la présence de ce valet, depuis que l’histoire de Lilias avait encore ajouté à sa haine instinctive contre lui. La voix de Cristal retentit donc à son oreille comme celle d’un hibou, lorsqu’il dit : « Ainsi, mon jeune coq du Nord, vous savez tout maintenant, et sans doute vous bénissez votre oncle de vous avoir mis à même d’acquérir tant d’honneur ?

— J’instruirai mon oncle de mes sentiments à ce sujet, avant de les faire connaître à personne, » répliqua Darsie, ne parvenant qu’à grand’peine à prononcer même ce peu de mots d’un ton civil.

« Hum ! » murmura Cristal entre ses dents ; « serré comme la cire, à ce que je vois, et moins flexible peut-être. — Mais prenez garde, mon joli jeune homme, » ajouta-t-il avec dédain, « Hugues Redgauntlet réussira bien à dompter un poulain indocile. — Il n’épargnera ni le fouet, ni l’éperon, je vous le promets.

— Je vous ai déjà dit, M. Nixon, que je discuterai les matières dont ma sœur m’a donné connaissance avec mon oncle lui-même, et avec aucune autre personne.

— Soit : mais un mot d’avis amical ne vous fera pas de mal, mon jeune maître. Le vieux Redgauntlet frappe mieux qu’il ne parle ; — il mord avant d’aboyer : — il est bien homme à donner un avertissement à la Scarborough, à vous jeter par terre, puis à vous dire de prendre garde à vous. — Il me semble donc qu’il est assez nécessaire de vous avertir des conséquences, de peur que vous ne les encouriez avant de les connaître.

— Si cet avis est réellement amical, M. Nixon, je l’écouterai avec reconnaissance. Mais, aussi bien, il faut que je l’écoute bon gré mal gré, puisque je n’ai à présent ni le choix de la compagnie, ni le choix de la conversation.

— Voyons, j’ai peu de choses à dire, » répliqua Nixon, affectant de donner à ses manières sombres et bourrues l’apparence d’une honnête brusquerie ; « je suis aussi peu propre que personne à débiter des phrases, mais voici la question : — Vous joindrez-vous corps et âme à votre oncle, oui ou non ?

— Qu’arriverait-il, si je disais oui ? » demanda Darsie, déterminé à cacher, s’il était possible, sa résolution à cet homme.

« Eh bien, dans ce cas, » répliqua Nixon, un peu surpris de la promptitude de cette réponse, « tout ira naturellement. — Vous prendrez part à cette noble entreprise, et quand elle aura réussi, vous échangerez peut-être votre casque de baronnet contre une couronne de comte.

— Mais si elle ne réussit pas ?

— Advienne ce qui pourra : — ceux qui jouent à la boule doivent s’attendre à perdre.

— Bien. Mais je suppose maintenant que j’aie un sot attachement pour cette vie, et que mon oncle me proposant cette aventure, je réponde non, qu’arrivera-t-il alors, M. Nixon ?

— Ma foi, dans ce cas, je vous conseillerais de prendre garde à vous, mon jeune maître. Il y a en France de sévères lois contre les pupilles réfractaires ; — des lettres de cachet s’obtiennent facilement quand des hommes tels que nous ont intérêt à les obtenir.

— Mais nous ne sommes pas en France, » dit le pauvre Darsie, dans les veines duquel le sang se glaçait à l’idée d’une prison française.

— Un bâtiment fin voilier vous y conduira bientôt, logé à fond de cale comme un baril de contrebande.

— Mais les Français sont en paix avec nous, et ils n’oseraient…

— Ma foi ! qui entendrait jamais parler de vous ? interrompit Nixon. Vous imaginez-vous qu’on prendrait la peine de vous juger et de mettre la sentence d’emprisonnement dans le Courrier de l’Europe, comme on fait pour celle de l’Old Bailey ? — Non, non, jeune homme. — Les portes de la Bastille, du mont Saint-Michel et du château de Vincennes tournent sur de maudits gonds bien glissants quand elles se referment sur un homme, — et ne crient pas le moins du monde. Il y a dans ces prisons des cellules fraîches pour les têtes échauffées, — des cellules aussi calmes, aussi tranquilles, aussi noires qu’on pourrait les souhaiter à Bedlam. — Et l’on n’en sort que quand le menuisier apporte le cercueil du détenu, pas plus tôt.

— Hé bien ! M. Nixon, » répliqua Darsie affectant une gaieté qu’il était loin d’éprouver, « ma position est critique ; — mon cas est pendable, vous en conviendrez, — puisqu’il faut ou que j’offense le gouvernement établi et que je coure risque de ma vie en agissant ainsi, ou que je sois renfermé dans les donjons d’un autre pays dont je n’ai jamais enfreint les lois, puisque je n’y ai jamais mis le pied. — Dites, que feriez-vous à ma place ?

— Je vous le dirai quand j’y serai, » répliqua Nixon, et arrêtant son cheval, il se replaça à l’arrière-garde de la petite troupe.

« Il est évident, pensa le jeune homme, que le misérable me croit complètement dupe ; et peut-être a-t-il l’extrême impudence de supposer que ma sœur doit hériter éventuellement des richesses qui ont causé la perte de ma liberté, et que sa propre influence sur les destinées de notre malheureuse famille peut lui assurer la possession de l’héritière. Mais il périra de ma main auparavant ! — Il faut maintenant que je guette l’occasion de m’échapper avant qu’on m’entraîne de force à bord d’un vaisseau. — Willie l’aveugle ne m’abandonnera pas, je pense, sans faire un effort pour me servir, surtout s’il apprend que je suis le fils de son malheureux et dernier maître. — Quel changement pour moi ! Lorsque je n’avais ni rang ni fortune, je vivais inconnu, mais tranquille sous la protection des amis tendres et respectables dont le ciel avait disposé les cœurs en ma faveur ; — maintenant que je suis chef d’une maison honorable, que des entreprises du genre le plus audacieux dépendent de ma décision, enfin que des partisans et des vassaux sont prêts à se soulever au moindre signe de ma main, ma sûreté repose principalement sur l’amitié d’un vagabond, d’un aveugle ! »

Tandis qu’il réfléchissait à ces circonstances, et se préparait à une entrevue avec son oncle, entrevue qui ne pouvait manquer d’être orageuse, il aperçut Hugues Redgauntlet qui revenait a la rencontre de la petite caravane, sans être accompagné de personne. Cristal Nixon s’approcha de lui aussitôt qu’il arriva, et en le rejoignant il fixa sur lui un regard interrogateur.

« Ce fou de Crackenthorp, dit Redgauntlet, a ouvert sa porte à des étrangers, à quelques contrebandiers de ses camarades, je pense ; il faut que nous allions au pas pour lui donner le temps de les renvoyer.

— Avez-vous vu quelques-uns de vos amis ? demanda Cristal.

— Trois, et j’ai reçu des lettres de plusieurs autres. Ils sont unanimes sur le sujet que vous savez bien, — et c’est un point qu’il faut leur accorder : sinon, quoique l’affaire soit bien avancée, elle n’avancera pas davantage.

— Vous amènerez difficilement le père à cette concession envers son troupeau, » dit Cristal en ricanant.

« Il le faut, et il cédera ! » répondit Redgauntlet d’un ton bref. « Allez en avant, Cristal : — j’ai à causer avec mon neveu. — J’espère, sir Arthur Redgauntlet, que vous êtes satisfait de la manière dont j’ai rempli mon devoir envers votre sœur ?

— Il n’y a rien à reprendre dans ses manières ni dans ses sentiments, répondit Darsie ; je suis heureux de trouver une parente aussi aimable.

— J’en suis charmé, répliqua Redgauntlet. Je ne suis pas excellent juge des qualités d’une femme, et ma vie a été tout entière dévouée à une grande entreprise : aussi votre sœur, depuis qu’elle a quitté la France, n’a-t-elle eu que peu d’occasions de perfectionner ses mérites. Je l’ai soumise pourtant, aussi peu que possible, aux incommodités et aux privations de ma vie errante et dangereuse. De temps à autre elle a demeuré pendant des mois et des semaines dans des familles illustres et respectables, et je suis content qu’elle ait, dans votre opinion, les manières et les sentiments qui conviennent à sa naissance. »

Darsie déclara qu’il était parfaitement satisfait, et il s’ensuivit un moment de silence que Redgauntlet rompit en s’adressant d’un ton solennel à son neveu

« J’espérais aussi être à même de faire beaucoup pour vous, mon neveu. La faiblesse et la timidité de votre mère vous ont privé de mes soins ; sinon c’eut été mon orgueil et mon bonheur de diriger le fils de mon malheureux frère dans le chemin de l’honneur, que nos ancêtres ont toujours suivi.

— Voici la tempête qui approche, » pensa Darsie en lui-même ; et il se mit à recueillir ses idées, comme le prudent capitaine d’un navire cargue ses voiles et met tout en ordre quand il voit venir l’ouragan.

« La conduite de ma mère, par rapport à moi, peut sembler peu judicieuse, dit-il, mais elle était fondée sur sa vive affection.

— Assurément, dit M. Redgauntlet, et je ne prétends rien reprocher à sa mémoire, quoique son erreur ait causé un si grand dommage, je ne dirai pas à moi, mais à la cause de mon malheureux pays. Son dessein était, je pense, de faire de vous un de ces misérables chicaneurs qu’on désigne encore, par dérision, sous le nom, jadis respectable, d’avocats écossais ; un de ces pauvres sires qui, pour obtenir le jugement de leurs causes, doivent ramper devant la barre d’une cour étrangère, au lieu de plaider devant le parlement, aussi indépendant qu’auguste, de leur royaume natal.

— J’ai suivi l’étude du droit une année ou deux, mais j’ai reconnu que je n’avais ni goût ni talent pour cette carrière.

— Et vous l’avez sans doute abandonnée avec dédain ? — À merveille ! je vais maintenant vous proposer, mon cher neveu, un plus digne sujet d’ambition. Regardez vers l’est : — voyez-vous un monument qui s’élève au milieu de cette plaine, près d’un hameau ? »

Darsie répliqua qu’il l’apercevait en effet.

« Ce hameau s’appelle Bourg-sur-les-Sables[158], et ce monument est érigé à la mémoire du tyran Édouard Ier. La juste main de la Providence l’a frappé en cet endroit, lorsqu’il conduisait ses bandes pour achever la conquête de l’Écosse, dont les dissensions civiles commencèrent par l’influence de sa maudite politique. La glorieuse carrière de Bruce se serait terminée dès les premiers pas ; la plaine de Bannockburn n’eût pas été abreuvée du sang des Anglais, si Dieu n’eût donné la mort, en ce moment critique, au rusé et hardi tyran qui avait été si long-temps le fléau de l’Écosse. C’est en vue de ce grand témoignage de notre liberté, que je veux vous proposer une entreprise qui ne le cède en gloire et en importance à aucune, depuis que l’immortel Bruce a poignardé Red Comyn, et saisi, de sa main encore sanglante, la couronne indépendante de l’Écosse.

Il s’arrêta, attendant une réponse ; mais Darsie, effrayé du langage énergique de son oncle et ne voulant pas se compromettre par une explication précipitée, garda le silence.

« Je ne supposerai pas, » reprit Hugues Redgauntlet après une pause, « que vous soyez ou assez borné pour ne pas comprendre le sens de mes paroles, — ou assez lâche pour être épouvanté de ma proposition, — ou enfin assez dégénéré du sang et des sentiments de vos ancêtres, pour ne pas tressaillir de joie à mon appel, comme le cheval de guerre bondit au son de la trompette.

— Il serait indigne de moi de faire semblant de ne pas vous comprendre, monsieur, répliqua Darsie ; mais une entreprise dirigée contre une dynastie maintenant consolidée par trois règnes, doit être basée autant sur la justice de la cause que sur des moyens suffisants d’exécution, pour être recommandée à des hommes prudents et consciencieux.

— Je ne veux pas, » dit Redgauntlet dont les yeux étincelaient dé colère, « je ne veux pas vous entendre prononcer un seul mot contre la justice de cette entreprise, pour laquelle votre pays opprimé vous appelle avec la voix d’une mère réclamant le secours de ses enfants, — ou contre la noble vengeance que demande le sang de votre père du fond de son hideux tombeau. Son crâne est encore suspendu sur Rikergate, et de là sa bouche froide et pâle vous ordonne d’être homme. Je vous le demande, au nom de Dieu et de votre patrie, tirerez-vous l’épée, viendrez-vous avec moi à Carlisle, ne fut-ce que pour détacher la tête de votre père, sur laquelle se perchent aujourd’hui le hibou obscène et le corbeau vorace, et pour déposer ce chef auguste qui sert aujourd’hui de dérision au dernier des manants, dans la terre consacrée, où l’attendent nos aïeux. »

Darsie, nullement préparé à répondre à un appel fait avec tant de chaleur, et persuadé qu’un refus direct lui coûterait la liberté ou la vie, garda encore le silence.

« Je vois, » continua Redgauntlet d’un ton plus calme, « que ce n’est pas le manque de courage, mais les habitudes étroites d’une éducation bornée, reçue parmi des gens étrangers à toute énergie, qui vous empêchent de répondre. À peine vous croyez-vous encore un Redgauntlet ; votre pouls n’a point encore appris à battre de manière à répondre aux appels de l’honneur et du patriotisme.

— J’espère, répliqua enfin Darsie, qu’on ne me trouvera jamais indifférent à l’appel de l’un ni de l’autre. — Mais, pour y répondre efficacement, quand même je serais convaincu qu’ils retentissent en ce moment à mon oreille, il faudrait que je visse au moins une espérance raisonnable de succès dans l’entreprise désespérée où vous voulez me jeter. Je regarde autour de moi : et je trouve un gouvernement établi, — une autorité reconnue, — un roi anglais sur le trône, — et les montagnards eux-mêmes, les montagnards sur qui seuls reposait l’espoir de la famille exilée, formés en régiments soumis aux ordres de la dynastie régnante. La France est encore épouvantée des terribles leçons que lui a données la dernière guerre, et se soucie peu d’en provoquer une autre. Tout, au dehors comme au dedans du royaume, est contraire à une entreprise qui n’a aucune chance de réussite, et vous seul, monsieur, paraissez prêt à embrasser de nouveau une cause perdue.

— Et je l’embrasserais encore, vous semblât-elle dix fois plus désespérée ; car je l’ai tentée quand dix fois plus d’obstacles s’y opposaient. — Ai-je oublié la mort sanglante de mon frère ? — Puis-je, — osé-je même réciter à présent la prière du Seigneur, puisque mes ennemis et ses meurtriers n’ont point obtenu de moi leur pardon ? — Est-il un moyen que je n’aie essayé, — une privation à laquelle je ne me sois soumis, pour déterminer la crise qui se prépare maintenant ? — N’ai-je pas été un homme voué et dévoué, rejetant toutes les douceurs de la vie sociale, renonçant même aux exercices de dévotion, à moins que je ne pusse nommer dans ma prière mon véritable roi, me résignant à tout en un mot pour faire des prosélytes à cette noble cause ? — Ai-je donc tant fait, pour être maintenant arrêté court ? » Darsie allait l’interrompre ; mais appuyant avec tendresse la main sur son épaule, et lui enjoignant ou plutôt le suppliant de se taire : « — Paix ! continua son oncle, héritier de la renommée de mes ancêtres, — héritier de toutes mes espérances et de tous mes désirs ; — paix ! fils de mon frère assassiné ! J’ai travaillé pour toi, j’ai gémi pour toi, comme une mère pour son unique enfant. Que je ne te reperde pas au moment où tu es rendu à mon espoir. Crois-moi, je me défie tellement de l’impatience de mon caractère, que je le demande en grâce, ne fais rien pour l’irriter en ce moment critique. »

Darsie ne fut pas fâché de pouvoir répondre que son respect pour la personne de son parent lui ferait écouter tout ce que celui-ci jugerait convenable de lui apprendre, avant de former aucune résolution définitive sur d’aussi importants sujets de délibération.

« De délibération ! » répéta Redgauntlet d’un ton impatient ; « et pourtant ce n’est pas mal dire. — Je voudrais qu’il y eût eu plus de chaleur dans cette réponse, Arthur ; mais je dois me rappeler que, si un aigle était élevé dans une fauconnerie, et chaperonné comme un faucon privé, il ne pourrait pas soudain regarder fixement le soleil. Écoute-moi, mon cher Arthur. L’état de la nation n’annonce pas plus la prospérité, que les couleurs vives d’un malade rongé par la fièvre ne sont un symptôme de santé. Tout est faux et creux. — Le succès apparent de l’administration de Chatam a surchargé le pays d’une dette que ne sauraient racheter les terres stériles du Canada, fussent-elles aussi fertiles que celles du comté d’York. — La gloire éblouissante des victoires de Minden et de Québec a été obscurcie par la honte d’une paix précipitée ; — la guerre, faite à grands frais par l’Angleterre, ne lui a valu que de l’honneur, encore l’a-t-elle gratuitement abandonné. Combien de regards, jadis froids et indifférents, se tournent aujourd’hui vers la race de nos anciens et légitimes monarques, comme vers l’unique refuge dans la tempête qui approche ! — Les riches sont alarmés, — les nobles sont dégoûtés, — la populace se soulève, — et une bande de patriotes, dont les projets sont d’autant plus sûrs que leur nombre est moindre, a résolu de lever l’étendard du roi Charles.

— Mais les militaires ! — Comment pouvez-vous, avec un corps d’insurgés sans armes et sans discipline, espérer de réduire une année régulière ? Les montagnards sont maintenant tous désarmés.

— En grande partie peut-être ; mais la politique qui les a formés en régiments y a pourvu. Nous avons déjà des amis dans ces corps ; et nous ne pouvons douter de la conduite qu’ils tiendront, quand la cocarde blanche reparaîtra. Le reste de l’armée ordinaire a été considérablement réduit depuis la paix, et nous comptons d’une manière certaine voir accourir sous notre étendard des milliers de soldats licenciés.

— Hélas ! est-ce donc sur ces vagues espérances, sur l’humeur inconstante d’une vaine multitude, ou d’une soldatesque licenciée, que des hommes d’honneur se fondent pour risquer leurs familles, leurs propriétés, leurs vies !

— Des hommes d’honneur, Darsie, » répliqua Redgauntlet, les yeux étincelants d’impatience, « abandonnent vie, propriété, famille, abandonnent tout, quand l’honneur le commande ! Nous ne sommes pas à présent plus faibles que lorsque sept hommes débarqués sur les côtes sauvages de Moidart ébranlèrent le trône de l’usurpateur au point de le faire chanceler, — gagnèrent deux batailles rangées, parcoururent tout un royaume et la moitié d’un autre, et, sans la trahison, auraient accompli une entreprise que leurs audacieux successeurs tentent aujourd’hui à leur tour. »

— Et cette tentative sera-t-elle vraiment sérieuse ? — Excusez-moi, mon oncle, si j’ai peine à croire une chose aussi extraordinaire. Se trouvera-t-il réellement des hommes de rang et de fortune assez considérables pour recommencer 1745 ?

— Je ne vous donnerai pas ma confiance à demi, sir Arthur : — regardez ce papier. — Que dites-vous de ces noms ? — N’est-ce pas la fleur des comtés de l’ouest, du pays de Galles, — de l’Écosse ?

— Ce papier contient en effet les noms d’une foule de personnes nobles et riches, » répliqua Darsie après l’avoir parcouru « mais…

— Mais quoi ? » lui demanda son oncle avec impatience, « doutez-vous que ces nobles personnages soient en état de fournir en argent et en hommes les sommes et le nombre marqués après leurs noms !

— Je n’en doute certainement pas, car je suis un juge incompétent sur ce point ; — mais je vois sur ce papier le nom de sir Arthur Darsie Redgauntlet, côté à cent hommes et plus ; — j’ignore tout à fait comment il pourra remplir cet engagement.

— Je réponds du nombre des hommes.

— Mais, mon cher oncle, j’espère dans votre propre intérêt que les autres individus dont les noms sont consignés ici sont mieux instruits que moi de votre plan.

— Je puis être moi-même responsable de tes actes et de ta coopération ; car si tu n’as pas le courage de marcher à la tête des vassaux de ta maison, le commandement passera en d’autres mains, et ton héritage sera perdu pour toi, comme une branche flétrie perd sa vigueur et sa verdure. Quant à ces honorables personnages, il est une légère condition qu’ils mettent à leur amitié, — bagatelle qui mérite à peine qu’on en fasse mention. Quand ce gage leur sera accordé par celui que notre entreprise intéresse le plus, nul doute qu’ils ne viennent sur le champ de bataille avec les hommes qu’ils ont promis. »

Darsie relut le papier et se trouva encore moins disposé à croire que tant de familles illustres et opulentes fussent prêtes à s’embarquer dans une entreprise si fatale. Il semblait qu’un conspirateur téméraire eût inscrit au hasard les noms de tous les hommes que la rumeur publique taxait de jacobitisme ; ou si cette inscription était réellement le fait des individus nommés, Darsie soupçonnait qu’ils gardaient une bonne excuse pour ne pas remplir leur promesse. « Il était impossible, pensait-il, que des Anglais possesseurs d’une grande fortune, qui n’avaient pas embrassé la cause de Charles lorsqu’il s’était élancé en Angleterre à la tête d’une armée victorieuse, songeassent le moins du monde à encourager une descente, quand les circonstances étaient bien moins favorables. » Il conclut donc que l’entreprise tomberait d’elle-même, et que le meilleur parti à prendre en attendant était de garder le silence jusqu’à ce que l’approche véritable d’une crise, qui pouvait bien ne jamais arriver, le forçât à répondre par un refus formel aux propositions de son oncle. Que si dans l’intervalle quelque porte s’ouvrait pour son évasion, il résolut de ne pas manquer d’en profiter.

Hugues Redgauntlet épia quelque temps la physionomie de son neveu ; puis, comme arrivant par une autre suite de raisonnements à la même conclusion, il dit : « Vous m’avez bien entendu, sir Arthur, je n’exige pas que vous accédiez sur-le-champ à ma proposition ; mais en vérité les suites d’un refus seraient si terribles pour vous-même, et détruiraient tellement toutes les espérances que j’ai nourries, que je ne voudrais pas risquer dans un moment d’impatience l’espoir de toute ma vie. Oui, Arthur, tantôt j’ai vécu en ermite, me refusant le nécessaire ; — tantôt j’ai paru m’associer à des proscrits et à des voleurs ; — tantôt je suis devenu l’humble agent d’hommes nés pour être mes inférieurs sous tous les rapports. — Ce n’était pas un motif d’égoïsme, ni même pour m’acquérir la gloire d’être le principal instrument de la restauration du trône et de l’affranchissement du pays : — mon plus ardent désir en ce monde est cette restauration et cet affranchissement ; — mon second désir c’est que mon neveu, que le représentant de ma maison, que l’héritier de mon confrère chéri puisse profiter de tous mes efforts pour la bonne cause. Mais, » ajouta-t-il en lançant à Darsie un de ses regards effroyables, « si l’Écosse et la maison de mon père ne peuvent briller et fleurir ensemble, périsse alors le nom même de Redgauntlet ! périsse le fils de mon frère avec tout souvenir de la gloire de ma famille et des affections de ma jeunesse, plutôt que de voir la cause de mon pays souffrir le moindre des échecs ! L’esprit de sir Albérick vit encore en moi en cet instant, » continua-t-il en redressant sa haute taille, et en se tenant droit sur sa selle, tandis qu’il appuyait un doigt sur son front : « et si vous-même vous vous placez comme un obstacle sur mon chemin, j’en jure par le signe empreint sur ce front, un nouveau crime sera commis, une nouvelle punition sera méritée. »

Il se tut, mais ces menaces avaient été prononcées d’un ton si fermement résolu, que Darsie sentit tout son courage l’abandonner, quand il réfléchit quelle tempête de passions il aurait à braver s’il refusait de seconder son oncle dans un projet dont la prudence et ses principes l’éloignaient également. La seule espérance qui lui restât était de temporiser jusqu’à ce qu’il pût parvenir à son évasion, et il résolut de profiter en conséquence du délai que son oncle paraissait lui accorder. L’air sombre et farouche de son compagnon se relâcha peu à peu, et bientôt après il fit signe à miss Redgauntlet de venir les joindre, et il entama une conversation sur des sujets ordinaires. Tant qu’elle dura, Darsie observa que sa sœur semblait parler avec la contrainte la plus circonspecte, pesant chaque mot avant de le prononcer, et laissant toujours son oncle donner le ton à l’entretien, bien qu’il fût très-futile. Cette circonstance lui parut (car il avait déjà conçu une haute opinion du bon sens et de la fermeté de sa sœur) la preuve la plus forte qu’il eût encore acquise du caractère dominateur de son oncle, puisqu’il était traité avec tant de déférence par une jeune personne dont le sexe devait avoir des privilèges, et qui ne semblait nullement dépourvue de hardiesse ni de résolution.

La petite cavalcade approchait alors de la maison du père Crackenthorp, située, comme le lecteur le sait, au bord de la Solway, et non loin d’une jetée grossière près de laquelle étaient amarrées plusieurs barques de pêcheurs qui servaient souvent à un usage bien différent de leur destination primitive. La maison du digne cabaretier était aussi appropriée aux diverses professions qu’il exerçait ; car c’était un assemblage assez considérable de cabanes groupées autour d’un bâtiment haut de deux étages et recouvert en dalles de pierre, — bâtiment primitif auquel l’extension du commerce de maître Crakenthorp avait nécessité plusieurs additions. Au lieu de l’unique et longue auge qu’on trouve toujours devant la porte d’une auberge anglaise de seconde classe, il y en avait trois de cette espèce, destinées, comme le maître avait coutume de le dire, aux chevaux des soldats qui venaient faire chez lui des visites domiciliaires, tandis qu’un clignement d’œil et un signe de tête bien connus donnaient à entendre de quelle espèce de soldats il voulait parler. Un grand frêne qui était parvenu à une grandeur et à une grosseur extraordinaires en dépit de vents froids qui venaient de la Solway, ombrageait comme d’habitude le banc à bière, ainsi que l’appelaient nos ancêtres. Là, quoique le jour fût encore peu avancé, plusieurs drôles, qui ressemblaient à des domestiques, étaient occupés à boire et à fumer. Deux ou trois de ces hommes portaient une livrée que Redgauntlet parut connaître, car il murmura entre ses dents : « Les fous, les fous ! fussent-ils en marche pour l’enfer, ils auraient encore avec eux leurs laquais en livrée, pour que tout le monde sût qu’ils s’en vont au diable. »

Tout en parlant ainsi, il arrêta son cheval devant la porte du cabaret, d’où plusieurs autres oisifs commençaient à sortir, pour regarder, avec une curiosité indolente, ce qu’on appelle ordinairement une arrivée.

Redgauntlet mit pied à terre et aida sa nièce à descendre de cheval ; mais oubliant peut-être le déguisement de son neveu, il ne lui accorda pas l’attention que son costume féminin demandait. La position de Darsie était pourtant un peu gênante ; car Cristal Nixon, par précaution peut-être, et pour qu’il ne pût s’échapper, avait tiré le bas du jupon dont il était affublé, autour de ses jambes et sous ses pieds, et l’y avait attaché avec des épingles. Nous présumons que les jeunes cavaliers peuvent jeter parfois les yeux sur cette partie du corps des belles amazones qu’il leur arrive d’escorter ; et s’ils se les représentent avec les pieds entortillés, comme ceux de Darsie, dans une foule de plis, et dans une amplitude de robe que la modestie porte sans doute ces belles créatures à prendre en pareille occasion, ils avoueront que pour la première fois on doit se trouver un peu gêné dans ce costume pour mettre pied à terre. Du moins Darsie se trouva dans un pareil embarras ; car n’étant pas adroitement aidé par le domestique de M. Redgauntlet, il trébucha en voulant descendre de son cheval, et sans doute il aurait fait une chute malheureuse s’il n’eût pas été retenu par un galant jeune homme, qui fut probablement un peu surpris, à part lui-même, du poids de la beauté malheureuse qu’il eut l’honneur de recevoir dans ses bras. Mais combien fut plus grand encore l’étonnement de Darsie lorsque la confusion du moment, ou de l’accident, lui permit de voir qu’il se trouvait entre les bras de son ami Alan Fairford ! Mille inquiétudes assaillirent son esprit, mais mêlées à l’espérance et à la joie que lui inspirait l’arrivée inattendue de son meilleur ami, en cet instant si critique de sa destinée.

Il allait lui dire un mot à l’oreille en l’engageant à garder le silence ; mais il hésita une ou deux fois à exécuter ce dessein, de peur que Redgauntlet ne s’alarmât d’une exclamation soudaine que la surprise pouvait arracher à Alan.

Avant qu’il pût se décider à prendre un parti, Redgauntlet, qui était entré dans la maison, revint à la hâte suivi de Cristal Nixon. « Je vais vous débarrasser du soin de cette jeune dame, monsieur, » dit-il avec fierté à Alan Fairford qu’il ne reconnut probablement pas.

« Je n’avais que de bonnes intentions, monsieur, répliqua Alan ; la situation de madame exigeait qu’on la secourût, — et, — mais n’ai-je pas l’honneur de parler à M. Herries de Birrensworck ?

— Vous vous méprenez, » répliqua Redgauntlet en se détournant aussitôt, et en faisant signe de la main à Cristal Nixon qui entraîna Darsie, bon gré mal gré, en lui murmurant à l’oreille : « Allons, miss, ne faisons point de connaissance par les fenêtres : les dames comme il faut doivent se tenir chez elles. Donnez-nous une chambre, père Crackenthorp. »

En parlant ainsi, il conduisait Darsie dans la maison, en même temps qu’il s’interposait entre la jeune dame prétendue et l’étranger qui lui était suspect, de manière à rendre impossible toute communication par signes. Lorsqu’ils entrèrent dans le cabaret, ils entendirent le son d’un violon qui retentissait dans la cuisine pavée en dalles et bien lavée, à travers laquelle leur hôte corpulent allait les faire passer, et où plusieurs personnes semblaient occupées à danser au son de cet instrument.

« Le diable vous emporte ! » dit Nixon à Crackenthorp ; « voulez-vous donc que madame traverse toute la canaille de la paroisse ? — N’avez-vous pas un chemin plus secret pour nous conduire à notre appartement ?

— Aucun autre ne pourrait me convenir à moi, » répondit le cabaretier en posant la main sur son énorme bedaine. « Je ne suis pas un Tom Turnpenny, pour me glisser comme un lézard par des trous de serrure. »

À ces mots, il s’engagea au milieu des joyeuses pratiques qui encombraient la cuisine ; et Nixon, tenant Darsie par le bras, comme pour soutenir la dame, mais selon toute probabilité pour qu’il ne cherchât pas à s’échapper, traversa la foule qui présentait un coup d’œil très-varié, se composant de domestiques, de paysans, de marins, et d’autres oisifs que Willie le voyageur régalait de sa musique.

Passer devant un autre ami sans l’avertir qu’il se trouvait près de lui, ç’aurait été une véritable pusillanimité : aussi au moment où ils passèrent devant le siège élevé de l’aveugle, Darsie lui demanda, en appuyant sur ses paroles, s’il ne pouvait pas jouer un air écossais. — La figure du vieillard était la minute d’auparavant dénuée de toute espèce d’expression ; il tirait de son instrument les accords les plus doux, comme un paysan mène sa charrue à travers une belle campagne, trop accoutumé à regarder son jeu comme une tache, pour prendre aucun intérêt au son qu’il produisait, et de fait, semblait à peine entendre sa propre musique : en un mot, il aurait pu faire alors le pendant de l’inimitable ménétrier aveugle de mon ami Wilkie. Mais Willie le voyageur n’était que par occasion et même fort rarement sujet à ces accès d’apathie, qui parfois s’emparent de tous les professeurs d’arts libéraux, et proviennent soit de fatigue, soit de leur mépris pour l’auditoire, soit de ce caprice qui porte si souvent les peintres, les musiciens et les grands acteurs, pour nous nous servir d’une expression particulière à ces derniers, à dire tout simplement leur rôle, au lieu de déployer toute l’énergie qui leur a valu leur réputation. Mais lorsque le joueur de violon entendit la voix de Darsie, sa physionomie s’enflamma tout à coup, et prouva l’erreur complète de ceux qui pensent que l’expression principale du visage dépend des yeux. La figure tournée vers l’endroit d’où partait la voix amie, la lèvre supérieure un peu relevée et comme tremblante, avec des couleurs enfin que la surprise et le plaisir avaient répandues sur ses joues fanées, il changea aussitôt l’air assoupissant que son archet semblait ne jouer qu’avec ennui, pour le bel air écossais :

Charles Stuart, soyez le bien venu,


qui résonna sur ses cordes comme d’inspiration. Ce morceau, après un moment de profond silence que l’admiration imposa aux auditeurs, fut accueilli avec un tonnerre d’applaudissements qui semblaient prouver que le choix, aussi bien que l’exécution de l’air, était au plus haut degré agréable à toutes les personnes réunies.

Cependant Cristal Nixon, tenant toujours le bras de Darsie et suivant le maître de la maison, se fraya non sans peine un passage à travers cette première pièce, et entra dans un petit appartement situé à l’extrémité de la cuisine : ils y trouvèrent Lilias Redgauntlet déjà assise. Là, Nixon s’abandonna à la colère qu’il avait jusqu’alors déguisée, et se tournant d’un air sombre vers Crackenthorp, il le menaça de tout le déplaisir de son maître, attendu que toute la maison était en désordre pour le recevoir, lui et sa famille, lorsqu’il avait prévenu assez à l’avance qu’il désirait y être presque seul. Mais le père Crackenthorp ne se laissait pas si vite démonter.

« Oh ! confrère Nixon, tu te fâches ce matin, répliqua-t-il ; tu t’es levé du mauvais côté, j’imagine. Tu sais d’ailleurs aussi bien que moi que cette cohue s’est rassemblée ici par ordre du squire lui-même : — des gentilshommes sont venus avec leurs domestiques pour s’entendre avec lui par suite d’affaires, comme dit le vieux Tom Turpenny ; — le dernier arrivant nous vient de Fairladies, et c’est Dick le jardinier qui le conduisait.

— Mais cet adroit coquin d’aveugle, comment avez-vous donc osé permettre à un pareil vagabond de passer le seuil de votre porte, un jour comme aujourd’hui ? — Si le squire se figurait seulement que votre fidélité s’ébranlât… Je parle seulement dans votre intérêt, père Crackenthorp.

— Hé bien ! voyons, confrère Nixon, » dit Crackenthorp avec la plus parfaite tranquillité, « le squire est un digne gentilhomme, je ne le nierai jamais ; mais je ne suis jusqu’à présent ni son domestique ni son vassal : il ne doit donc pas m’envoyer ses ordres avant qu’il apprenne que j’ai mis sa livrée. Quant à fermer ma porte à certaines gens, autant vaudrait briser mon comptoir et abattre mon enseigne ; — et, quant à manquer de fidélité, le squire trouvera toujours ici des gens aussi honnêtes au moins que ceux qui y viennent avec lui.

— Comment ! que prétendez-vous dire, insolent, gros tas de suif que vous êtes ?

— Rien, sinon que je puis regarder autour de moi aussi bien que d’autres, — vous me comprenez ? — avoir de bonnes lumières dans l’étage supérieur de ma maison, — et savoir une chose ou deux de plus que la plupart des gens du pays. Si l’on se réunit chez moi pour tramer de mauvais complots, ventrebleu ! on n’emploiera point Joé Crackenthorp comme la patte du chat. — Je tiendrai ma conscience nette, vous pouvez y compter : que chacun réponde de ses propres actions ; — c’est ma manière de voir. — Vous manque-t-il quelque chose ici, maître Nixon ?

— Non, — oui, — sortez ! » répliqua Nixon qui, fort embarrassé par la déclaration de l’hôte, semblait vouloir cacher l’effet qu’elle avait produit sur lui.

La porte ne fut pas plutôt refermée sur Crackenthorp, que miss Redgauntlet, s’adressant à Nixon, lui ordonna de se retirer, et d’aller où il lui convenait d’être.

« Comment, mademoiselle ? » dit le drôle d’un ton bourru, et cependant avec un air de respect, « voudriez-vous que votre oncle me déchargeât ses pistolets dans la tête pour avoir désobéi à ses ordres ?

— Il pourra bien le faire pour quelque autre motif, si vous n’obéissez pas aux miens, » répliqua Lilias avec calme.

« Vous abusez de votre avantage sur moi, mademoiselle : — je n’ose réellement pas me retirer ; — je dois veiller sur cette autre miss que voilà ; et si j’abandonnais mon poste, je n’aurais plus cinq minutes à vivre.

« Sachez alors où est votre poste, monsieur, et montez la garde en dehors de la porte. Vous n’êtes pas chargé, je pense, d’écouter notre conversation particulière. Sortez, monsieur, sans ajouter un seul mot et sans plus répliquer ; sinon, je dirai à mon oncle des choses dont vous pourrez vous repentir qu’il soit instruit. »

Le drôle regarda Lilias avec une singulière expression de dépit, mêlée de respect. « Vous abusez de vos avantages, mademoiselle, dit-il, et c’est folie à vous d’agir ainsi, comme c’est folie à moi de vous laisser prendre une telle autorité. Vous êtes un tyran, et les tyrans ont ordinairement des règnes courts. »

À ces mots, il quitta l’appartement.

« L’insolence inconcevable de ce coquin, dit Lilias à son frère, m’a donné un grand avantage sur lui ; car, sachant que mon oncle lui enverrait une balle avec aussi peu de remords qu’a une bécasse, s’il pouvait seulement se douter de son arrogante présomption à mon égard, il n’ose plus prendre, en ce qui me touche, cet air de domination insolente, que la possession des secrets de mon oncle et la connaissance de ses plans les plus cachés l’ont mis à même d’exercer sur les autres membres de la famille.

— En attendant, ajouta Darsie, je m’estime heureux de voir que le maître de cette maison ne lui semble pas aussi dévoué que je le craignais ; et cette circonstance ajoute beaucoup à l’espoir d’évasion que j’ai conçu pour vous comme pour moi. Oh ! Lilias, le plus fidèle des amis, Alan Fairford me cherche, et il est ici en ce moment. Un autre ami plus humble, mais aussi sincère, je pense, est aussi sous ce toit dangereux. »

Lilias mit un doigt sur sa bouche, et montra la porte. Darsie, comprenant aussitôt l’avis, baissa la voix, et lui apprit tout bas que Fairford était arrivé ; et qu’en outre, il croyait avoir ouvert une voie de communication avec Willie le voyageur. Elle l’écouta avec le plus vif intérêt, et elle allait lui répondre, lorsqu’un grand bruit se fit entendre dans la cuisine, causé par les cris de gens qui se disputaient : Darsie crut distinguer la voix d’Alan Fairford.

Oubliant combien peu sa propre situation lui permettait de voler au secours d’un autre, Darsie se précipita vers la porte de la chambre, et la trouvant fermée en dehors à la clef et aux verroux, il se mit à la battre de toutes ses forces pour l’enfoncer, malgré les prières de sa sœur, qui l’engageait à se calmer et à se souvenir de la position dans laquelle il se trouvait. Mais la porte, assez solide pour résister aux attaques des constables, des douaniers et d’autres personnages regardés comme dignes d’employer ce qu’on appelle les clefs du roi[159], et d’ouvrir, par tous les moyens possibles, les lieux les mieux fermés, la porte résista à tous les efforts de Darsie. Cependant le bruit augmentait toujours en dehors, et nous allons en expliquer la cause dans le chapitre suivant.


CHAPITRE XX.

SUITE DES AVENTURES DE DARSIE LATIMER.

LA CAUSE DU BRUIT.


Le cabaret de Joé Crackenthorp n’avait jamais été, depuis la première fois que ses cheminées fumèrent au bord de la Solway, fréquenté par une réunion de visiteurs aussi mélangés que ceux qui étaient devenus ses hôtes ce matin-là. Plusieurs d’entre eux étaient des personnes dont le rang semblait de beaucoup supérieur à leurs vêtements et à leur manière de voyager. Les domestiques qui les accompagnaient démentaient les conclusions qu’on pouvait tirer des costumes de leurs maîtres, et, suivant l’habitude des chevaliers de l’arc en-ciel[160] donnaient à entendre qu’ils n’étaient pas hommes à servir des gens de peu d’importance. Les gentilshommes, qui s’étaient rendus en ce lieu principalement pour voir M. Redgauntlet, paraissaient tous de mauvaise humeur et inquiets ; ils causaient et se promenaient ensemble ; leur conversation semblait assez vive, et ils évitaient toute communication avec les voyageurs que le hasard avait amenés le matin dans le même lieu de repos.

Comme si le destin eût pris plaisir à confondre les plans des conspirateurs jacobites, le nombre des voyageurs était plus grand que jamais ; ils remplissaient la salle publique du cabaret, où les hôtes politiques s’étaient déjà emparés de la plupart des appartements particuliers.

Entre autres, l’honnête Josué Geddes était arrivé, voyageant, à ce qu’il disait, dans la douleur de son âme, et pleurant le sort de Darsie Latimer, comme il pleurerait son fils premier-né. Il avait côtoyé tous les bords de la Solway, outre différentes excursions dans l’intérieur des terres, ne craignant pas de s’exposer en pareilles occasions aux railleries des rieurs, même à de sérieux dangers personnels, en fréquentant des repaires de contrebandiers, de maquignons et d’autres individus aussi peu endurants, qui le voyaient toujours arriver avec des yeux jaloux, et étaient fort disposés à le prendre pour un officier de l’excise déguisé en quaker. Toutes ces fatigues, tous ces périls pourtant, il les avait vainement affrontés. Aucune des recherches qu’il avait pu faire ne lui avait donné le moindre renseignement sur Latimer, de sorte qu’il commençait à craindre que le pauvre garçon n’eût été transporté sur le continent ; car l’usage d’enlever les gens était assez fréquemment mis en pratique, surtout sur les côtes occidentales de la Grande-Bretagne, si toutefois on n’avait pas employé, pour s’en débarrasser, un moyen plus cruel et plus expéditif.

Ce fut donc le cœur bien gros qu’il remit son cheval, son cher Salomon, entre les mains du garçon, et qu’entrant dans l’auberge, il demanda à déjeuner et une chambre particulière. Des quakers et des hôtes tels que Geddes et le père Crackenthorp ne sont pas compères et compagnons. Celui-ci tourna la tête sur son épaule pour regarder le nouvel arrivant, et répliqua : « Si vous désirez déjeuner ici, l’ami, il faut vous résigner à manger dans la salle où mangent les autres.

— Et pourquoi ne puis-je, dit le quaker, avoir avec mon argent une chambre pour moi seul ?

— Parce qu’il vous faut attendre, maître Jonathan, que vos supérieurs soient servis, ou bien manger avec vos égaux. »

Josué Geddes ne poussa point la discussion plus loin, mais, allant s’asseoir tranquillement à la place que lui indiquait Crackenthorp, et demandant une pinte d’ale, du pain, du beurre, et du fromage de Hollande, il se mit à satisfaire un appétit que la fraîcheur du matin avait rendu plus vif que d’ordinaire.

Tandis que l’honnête quaker était ainsi occupé, un autre étranger entra dans l’appartement, et s’assit près de la table où les mets étaient placés. Il regardait continuellement Josué, léchait ses lèvres sèches et arides quand il voyait le bon quaker avaler son pain et son fromage, et frottait ses maigres mâchoires quand M. Geddes portait son verre à sa bouche, comme si ces fonctions animales qu’il voyait remplies par un autre eussent éveillé ses sympathies d’une manière irrésistible. Enfin, ne pouvant pas modérer plus long-temps ses désirs, il demanda en balbutiant au cabaretier, qui promenait avec un air d’importance son énorme embonpoint dans la salle, « s’il ne pourrait pas avoir un pâté d’un plack[161]. »

« Je n’ai jamais entendu parler de chose pareille, » mon maître, répondit le cabaretier, et il allait passer son chemin, lorsque son hôte, l’arrêtant, dit avec un accent écossais fortement prononcé : « Peut-être n’avez-vous ni petit-lait, ni lait de beurre, peut-être même pas de lait caillé.

— Ne pourriez-vous pas parler plus clairement, mon maître, reprit Crackenthorp.

— Hé bien ! ne pourriez-vous pas me servir un déjeuner dont la valeur n’excédât pas celle d’un shilling écossais[162] ?

— C’est-à-dire d’un sou sterling ? » répliqua Crackenthorp en ricanant. « Ma foi ! non, l’ami ; on ne déjeune pas chez nous à ce prix : — impossible, Sawney[163] ! Mais je vous emplirai la bedaine pour l’amour de Dieu, comme nous disons, c’est-à-dire, pour rien.

— Je ne refuserai jamais une offre polie, » répliqua le convive au gousset plat ; « et je dirai à l’honneur des Anglais que, fussent-ils des diables, ils sont très-civils à l’égard des gentilshommes qui sont couverts d’un nuage.

— Des gentilshommes ! — hum ! s’écria Crackenthorp. — Il n’est pas un bonnet bleu qui ne cloche de ce pied. » Puis, prenant un plat qui contenait encore un énorme morceau de ce qui avait été jadis un magnifique pâté de mouton, il le plaça sur la table devant l’étranger, en disant : « Voilà, monsieur le gentilhomme, voilà qui vaut bien tous les pâtés d’un plack, comme vous les appelez, qui aient jamais été faits avec la tête de mouton.

— La tête de mouton est une bonne chose, malgré tout, » répliqua l’Écossais ; mais n’étant pas prononcée assez haut pour offenser l’aubergiste hospitalier, l’interjection peut être regardée comme une protestation particulière contre le ridicule déversé à plaisir sur un met en honneur dans la Calédonie.

Après s’être donné cette petite satisfaction, il se mit immédiatement à porter le mouton et la croûte de pâté de son assiette à sa bouche, par morceaux si gros, qu’il semblait n’avoir pas mangé depuis trois jours, et vouloir rassasier par provision son appétit à venir.

Josué Geddes, à son tour, le regarda d’un air de surprise, croyant n’avoir jamais vu personne offrir en mangeant un type plus vrai de la faim. « Ami, » lui dit-il, après l’avoir contemplé durant quelques minutes, « si tu te gorges de cette manière, tu étoufferas assurément : ne veux-tu pas accepter un coup d’ale pour faire descendre une nourriture si sèche ?

— Vraiment, » répliqua l’étranger, s’arrêtant un peu, et regardant l’individu qui lui faisait cette douce proposition, « ce n’est pas une mauvaise ouverture, comme on dit dans l’assemblée générale. J’ai entendu faire des motions qui ne valaient pas ce sage conseil. »

M. Geddes ordonna qu’on servît une chopine de petite bière à notre ami Pierre Peebles ; car le lecteur doit avoir déjà pensé que cette victime de Thémis était le voyageur en question.

Le malheureux plaideur n’eut pas plutôt aperçu le pot de bière qu’il le saisit avec la même énergie qu’il avait déployée en attaquant le pâté, — souffla l’écume de dessus avec tant de force, que plusieurs flocons allèrent tomber sur la tête de M. Geddes ; — puis, se rappelant tout à coup ce qu’il devait à la politesse, il dit : « À votre santé, l’ami ! — Quoi ! êtes-vous donc un si grand personnage que vous ne me fassiez point raison, ou avez-vous l’oreille dure ?

— Je t’engage à boire ta pinte, l’ami, répliqua le quaker ; ton intention est bonne, sans doute, mais nous faisons peu de cas de ces sottes coutumes.

— Quoi ! vous êtes donc quaker, hein ? » dit Pierre, et, sans plus de cérémonie, il porta le pot à sa bouche, et ne le replaça sur la table qu’après avoir bu jusqu’à la dernière goutte la liqueur d’orge : « Voilà qui nous fait un fameux bien à vous et à moi, » dit-il en poussant un profond soupir, et en mettant le pot sur la table ; « mais, en vérité, deux chopines de bière pour deux sont une bien petite mesure. Que dites-vous d’un autre pot ? ou bien demanderons-nous tout d’abord la grande pinte d’Écosse ? — On en perd moins en mesurant.

— Tu peux demander tout ce qui te fera plaisir, à ton compte, l’ami, répliqua Geddes ; quant à moi, j’ai contribué de bon cœur à étancher ta soif naturelle, mais j’ai peur qu’il ne soit pas aussi facile de satisfaire celle qui n’est que factice et artificielle.

— C’est-à-dire, pour parler plus simplement, que vous ne me cautionnez plus auprès du maître de la maison. Vous autres quakers, vous restez toujours à mi-chemin ; mais puisque vous m’avez fait boire une boisson si froide, — à moi qui n’y suis pas accoutumé avant midi, — je trouve que vous pourriez aussi bien m’offrir un verre d’eau-de-vie ou d’usquebaugh. — Je ne fais pas la petite bouche : — je bois tout ce qui est liquide et piquant.

— Pas une goutte à mes dépens, répliqua Geddes. Tu es un vieillard, et peut-être as-tu devant toi une route longue et pénible. Tu es mon compatriote, d’ailleurs, si j’en juge par ton accent, et je ne te mettrai point dans le cas de déshonorer tes cheveux blancs en pays étranger. »

— Mes cheveux blancs, voisin ! » s’écria Pierre en interrogeant de l’œil les assistants, que ce dialogue commençait à intéresser, et qui espéraient voir le quaker dupé par ce mendiant, ce fou, car Pierre Peebles ne ressemblait pas à autre chose ; — mes cheveux blancs ! le Seigneur vous corrige la vue, voisin ! vous qui ne pouvez distinguer des cheveux blancs d’une perruque d’étoupes. »

Cette plaisanterie excita un rire général, et ce qui valait encore mieux que des applaudissements tout secs, un homme de la compagnie s’écria : « Père Crackenthorp, apportez une mesure d’eau-de-vie. Je veux régaler ce drôle d’un petit coup, ne fût-ce que pour sa gaieté. »

L’eau-de-vie fut aussitôt apportée par une servante qui faisait l’office de garçon, et Pierre, avec une grimace de ravissement, remplit un verre, l’avala, et puis disant : « Dieu me pardonne ! j’ai commis l’impolitesse de ne pas boire à votre santé. Je crois que le quaker m’a gâté avec ses vilaines manières. » — Il allait se verser un second verre, quand son nouvel ami lui arrêta la main en disant à son tour : « Non, non, l’ami, — jouons franc jeu ; — permettez, s’il vous plaît : » et remplissant un verre pour lui-même, il le vida aussi lestement que l’eût fait Pierre. « Que dites-vous de cela, l’ami ? » continua-t-il en s’adressant au quaker.

— Ma foi ! l’ami, répliqua Josué, que la liqueur a passé par ton gosier, non par le mien, et que je n’ai rien à dire des choses qui ne me regardent pas ; mais si tu as la moindre humanité, tu ne donneras point à cette pauvre créature les moyens de se plonger dans la débauche. Songe qu’on le jetterait à la porte comme un chien sans maison ni maître, et qu’il pourrait mourir sur les sables ou sur le grand chemin. Et si tes largesses l’ont rendu incapable de se conduire, tu ne seras pas innocent de sa mort.

— En vérité, Large-Bord, je crois que tu as raison, et notre vieux gentilhomme à cheveux d’étoupes n’en aura pas davantage : — d’ailleurs, nous avons de l’ouvrage sur les bras aujourd’hui, et ce drôle, si fou qu’il paraisse, peut avoir un nez au milieu du visage après tout. — Écoutez-moi, mon vieux, quel est votre nom, et qui vous amène dans une maison si éloignée des routes ?

— Je ne suis pas tenu à vous décliner mon nom, dit Pierre, et quant à l’affaire qui m’amène ici… il y a encore une goutte d’eau-de-vie au fond du pot : — ce serait dommage de la laisser pour la fille. — C’est lui faire prendre de mauvaises habitudes.

— Tu auras le reste de la mesure, et tu iras ensuite au diable, si tu veux bien me dire ce que tu fais ici.

— Je cherche un jeune avocat qu’on appelle Alan Fairford, qui m’a joué un fort vilain tour : il faut que je vous mette au courant de l’affaire…

— Un avocat, l’ami ! » répliqua le capitaine de Jenny la Sauteuse, (car c’était lui, en personne, qui avait eu compassion de la soif de Pierre), « ma foi ! le Seigneur te protège ! tu as pris la mauvaise rive du détroit pour chercher un avocat, car les avocats sont écossais, et les hommes de loi anglais, à mon avis[164].

— Des hommes de loi anglais, l’ami ! s’écria Pierre, du diable s’il y a en Angleterre un seul homme de loi !

— Je souhaiterais de tout mon cœur que vous disiez vrai, répliqua Ewart ; mais qui diable vous a mis cela dans la tête ?

— Mon Dieu, mon homme, j’ai consulté un de leurs procureurs à Carlisle, et il m’a appris qu’il n’y avait pas un seul homme de loi en Angleterre, sans s’excepter lui-même, qui pût comprendre la nature d’un procès quelque peu compliqué, et quand je lui eus dit comment ce jeune vagabond, cet Alan Fairford m’avait servi, il me répliqua que je pouvais y prendre le prétexte d’une nouvelle action dans la cause, — tout comme si la cause n’avait point déjà autant d’actions qu’une cause pouvait en comporter. Mais, ma parole ! c’est une bonne cause, et qui a bien résisté dans son temps aux ressources de la procédure ; — mais c’est à force d’entasser de l’orge sur un cheval qu’on lui rompt les reins, et de mon consentement on ne l’embrouillera point davantage.

— Mais cet Alan Fairford ? dit Ewart, — voyons, — avalez la goutte d’eau-de-vie, bon homme, et parlez-moi de lui plus au long, dites-moi si vous le cherchez pour bien ou pour mal ?

— Pour mon bien à moi, et pour son mal à lui, c’est une chose sûre, répondit Pierre. Songez qu’il a laissé ma cause sur une paillasse entre la vie et la mort, moitié gagnée, moitié perdue, pour courir à travers tout le Cumberland après un méchant vagabond sans cervelle qu’on nomme Darsie Latimer ?

— Darsie Latimer ! » dit vivement M. Geddes ; « savez-vous la moindre chose sur Darsie Latimer ?

— Peut-être oui, peut-être non, répondit Pierre : je ne suis pas tenu de répondre aux questions du premier venu, quand elles ne sont pas posées judiciairement et dans les formes de la loi, — surtout avec des gens qui font tant d’embarras pour un coup d’ale ou pour une goutte d’eau-de-vie. Mais quant à ce gentilhomme qui s’est montré gentilhomme en déjeunant, et se montrera encore gentilhomme à son repas de midi, je suis tout disposé à l’éclaircir sur tous les points de la cause qui peuvent paraître se rapporter à la question en litige.

— Ma foi ! tout ce que j’ai besoin de savoir, mon ami, c’est si vous cherchez cet Alan Fairford pour lui faire du bien ou du mal ; parce que si vous venez lui faire du bien, je crois que vous pourrez parvenir à lui parler ; — mais si vous voulez lui faire du mal, je prendrai la liberté de vous conduire sur l’autre rive de la Solway, avec l’avis amical de ne plus vous charger d’une semblable commission, de crainte que pire ne vous arrive. »

Les manières et le langage d’Ewart étaient tels, que Josué Geddes résolut de garder un profond silence jusqu’à ce qu’il pût découvrir clairement si le marin voulait l’aider dans ses recherches relativement à Darsie Latimer, ou bien y mettre obstacle. Il se décida donc à écouter attentivement l’entretien qui allait avoir lieu entre le capitaine et Pierre, et à épier l’occasion de questionner celui-ci, aussitôt qu’il se séparerait de sa nouvelle connaissance.

— Je n’ai aucune envie, répliqua Pierre Peebles, de faire le moindre mal physique à ce pauvre garçon de Fairford qui a reçu de bonnes guinées de moi, aussi bien que son père avant lui ; mais je voudrais le ramener pour qu’il raccommodât mes affaires aussi bien que les siennes. Et peut-être ne lui intenterai-je d’action en dommages et intérêts que pour lui faire rendre ses honoraires, et payer à son client une rente annuelle sur la somme principale, due à partir du jour où il aurait pu me la faire restituer, capital et intérêts, savoir à partir du jour de la grande plaidoirie ; car, vous concevez, c’est le moins que je puisse réclamer nomine damni[165]. Du reste, je n’ai pas l’intention de lui nuire corporellement ; — nous devons vivre et laisser vivre, — pardonner et oublier.

— Le diable m’enlève, ami Large-Bord, » dit Nanty Ewart en regardant le quaker, « si je comprends un mot de ce que veut dire ce vieil épouvantail. Si je croyais qu’il fût convenable de lui faire voir maître Fairford, ma foi ! c’est une affaire qu’on pourrait sans doute arranger. Connaissez-vous un peu ce vieux drôle ? — vous sembliez prendre intérêt à lui tout à l’heure.

— Pas plus que je n’en prendrais à tout homme dans la détresse, » répondit Geddes, content d’être ainsi interpellé. « Mais je ferai tout mon possible pour découvrir qui il est, et ce qu’il vient faire dans ce pays ; — cependant, ne sommes-nous pas un peu trop en public dans cette salle ouverte à tout venant ?

« C’est bien pensé vraiment ! » dit Ewart, et, d’après ses ordres, la servante les introduisit dans un petit cabinet, Pierre les accompagnant dans l’espérance instinctive qu’ils boiraient encore avant de se quitter. Ils s’étaient à peine établis dans leur nouvel appartement, que le son d’un violon se fit entendre dans la pièce qu’ils venaient de quitter.

« Il faut que je retourne là-bas, » dit Pierre en se levant ; c’est le son d’un violon ; et quand il y a de la musique, il y a toujours quelque chose à manger ou à boire.

— Je vais vous faire servir quelque chose ici-même, dit le quaker ; mais en attendant, voyez-vous quelque inconvénient, mon bon ami, à nous dire votre nom ?

— Pas le moindre, si vous désirez boire à mon nom et à mon surnom ; mais autrement, je ne répondrai pas à vos interrogatoires.

— Ami, ta santé s’en trouvera mal, attendu que tu as bu déjà suffisamment. — Néanmoins, — ici donc, la fille ! — apportez-moi un gill[166] de sherry.

— Le sherry est une boisson peu spiritueuse, et un gill est une bien petite mesure pour deux gentilshommes qui font connaissance pour la première fois. — Mais voyons, pourtant, goûtons votre pauvre gill de sherry, » ajouta Pierre Peebles, en avançant sa longue main pour saisir la petite mesure d’étain, qui, suivant la coutume du temps, contenait la généreuse liqueur fraîche tirée du poinçon.

« Mais, l’ami, arrête donc, dit Josué, tu ne m’as point encore dit quel nom et quel surnom je devais te donner.

— Le quaker est diablement rusé, » dit tout bas Ewart, « il lui fait payer la liqueur avant de la lui donner. Moi, au contraire, je suis tellement fou, qu’avant de songer à lui faire une seule question, je l’aurais laissé boire au point qu’il n’aurait pas pu ouvrir la bouche.

— Hé bien ! je me nomme Pierre Peebles, » répondit le plaideur d’un air mécontent, comme s’il eût pensé qu’on était trop chiche de vin à son égard ; « et qu’avez-vous à dire cela ?

— Pierre Peebles ! » répéta Nanty Ewart, et il parut réfléchir sur une chose que ces mots lui remettaient en mémoire, tandis que le quaker continuait ses questions.

— Mais je te prie, Pierre Peebles, n’es-tu pas autrement désigné ? — Tu le sais, dans notre pays, certaines personnes sont distinguées les unes par leur état et leur profession, comme pêcheurs, cordonniers, tisserands, etc., et les autres par leurs titres, comme possesseurs de terres, ce qui sent la vanité. — Eh bien, comment te désigne-t-on des gens qui portent le même nom que toi ?

— Pierre Peebles du grand procès, le pauvre Pierre Peebles contre Plainstanes, et per contra ; — si je ne suis laird de rien autre chose, je suis toujours dominus litis.

— C’est une pauvre seigneurie, à ce qu’il me semble, dit Josué.

— S’il vous plaît, monsieur Peebles, » dit Ewart interrompant la conversation d’une façon un peu brusque, « n’étiez-vous pas jadis bourgeois d’Édimbourg ?

— Si j’étais bourgeois ! » s’écria Pierre avec indignation ; « ne suis-je donc pas encore bourgeois aujourd’hui ? Je n’ai rien fait qui me dépouille de mes droits, je pense. — Une fois prévôt, on est toujours milord[167].

— Eh bien, monsieur le bourgeois, répondez un peu, ne possédiez-vous pas du bien dans la bonne ville ? continua Ewart.

— Si vraiment ! — C’est-à-dire qu’avant mon infortune, j’avais deux ou trois bonnes maisons dans les clos et dans les rues, outre ma boutique et l’étage au-dessus. Mais Plainstanes m’a mis sur le pavé. N’importe, il faudra bien que je l’attrape.

— N’aviez-vous pas autrefois un établissement dans le clos du Covenant ? demanda encore Nanty.

— Comme vous le dites, mon garçon ; quoique vous ne ressembliez guère à un covenantaire, nous boirons à la mémoire du Covenant, tenez ! — Dieu ! n’est-ce pas à vous faire hausser les épaules qu’une méchante mesure comme celle-ci ? la voilà déjà vide. — Ma maison du clos me produisait un revenu d’environ quatorze livres sterling par an, depuis la cave jusqu’au grenier, sans compter encore un superbe cellier que je louais à la mère Littleworth.

— Et vous rappelez-vous que vous aviez pour locataire une pauvre vieille dame, mistress Cantrips de Kittlebasket ? » demanda Nanty en ne cachant qu’avec peine son émotion.

— Si je me le rappelle ! Corbleu ! j’ai bonne raison de me le rappeler, dit Pierre, puisqu’elle m’a fait banqueroute, la vieille sorcière ; et après tout ce que put faire la loi pour me satisfaire et me payer, en l’expropriant de ses biens, en les vendant à la criée et à l’encan, elle se réfugia dans la maison de charité, et m’emporta vingt bonnes livres d’Écosse qu’elle me devait toujours. — C’est une honte et une grande oppression que la maison de charité, donnant asile aux banqueroutiers qui ne peuvent payer leurs honnêtes créanciers.

— Il me semble, l’ami, dit le quaker, que tes haillons devraient t’apprendre à avoir compassion de la nudité des autres.

— Haillons ! » s’écria Peebles prenant les paroles de Josué à la lettre ; « voit-on jamais un homme sage mettre son plus bel habit pour voyager, dans la vue de faire compagnie avec des quakers, et tel autre bétail que l’on rencontre en route ?

— La vieille dame est morte à ce que j’ai appris, » répliqua Ewart avec une indifférence affectée, que trahissait une voix qui tremblait de colère.

— Morte ou vivante, que m’importe à moi ? répondit Pierre le Cruel. Quelle nécessité de vivre, je vous le demande, quand on ne vit pas comme la loi le veut, quand on ne satisfait pas ses justes et légitimes créanciers ?

— Et vous, — vous-même qu’on foule maintenant aux pieds, qui gisez maintenant étendu dans le ruisseau, n’êtes-vous pas fâché de ce que vous lui avez fait ? ne vous repentez-vous pas d’avoir occasionné la mort de cette pauvre veuve ?

— De quoi me repentirais-je ? La loi était de mon côté, — décrets des baillis ordonnant saisie et plaçant des gardiens, — demande tendant à faire cesser les poursuites, — arrêt qui les déclare valables ! que vouliez-vous de plus ? J’ai suivi la vieille radoteuse devant deux cours : — elle m’a coûté plus d’argent que ne valaient ses oreilles.

— Ah ! au nom du ciel ! répliqua Nanty, je donnerais mille guinées si je les avais pour que vous fussiez digne de mes soufflets. Si vous aviez dit que vous vous repentiez, c’eût été une affaire entre Dieu et votre conscience ; mais vous entendre vous glorifier de votre vilenie ! — Croyez-vous que ce soit peu de chose que d’avoir réduit une vieille femme à la misère, et une jeune fille à l’infamie, — d’avoir causé la mort de l’une et la ruine de l’autre, — d’avoir poussé un homme à l’exil et au désespoir ? De par celui qui m’a fait, j’ai peine à ne pas vous prendre au collet !

— Mettez donc la main sur moi ! — je vous en défie ! — je prends cet honnête homme à témoin que si vous touchez seulement du bout du doigt mon habit, je pourrai vous intenter une action pour violence, voies de fait, coups et outrage. Voilà bien du tapage en vérité pour une vieille femme qui est en terre, pour une jeune fille qui court les rues et les carrefours, pour un méchant drôle qui écume la mer au lieu de figurer à une potence !

— Oh ! sur mon âme, c’est trop fort ! et puisque vous ne pouvez sentir autrement, je vais voir en vous rouant de coups si vous avez quelque humanité dans la tête et les épaules. »

Il tira son sabre en parlant ainsi, et quoique Josué, qui avait vainement tenté d’interrompre le dialogue dont il prévoyait la fin tragique, se fut jeté alors entre Nanty et le vieux plaideur, il ne put empêcher celui-ci de recevoir sur le dos deux ou trois bons coups du plat de la lame.

Le pauvre Pierre Peebles, aussi piteux dans ce moment critique qu’il avait montré de présomption en s’attirant cette punition, se mit à s’enfuir, à jeter les hauts cris, à courir dans l’appartement et dans la maison même, poursuivi par Nanty, dont la colère augmentait à mesure qu’il s’y abandonnait davantage, et par Josué qui intervenait encore à tout risque, suppliant Nanty de songer à l’âge et à l’état misérable de l’offenseur, et le pauvre Pierre de s’arrêter et de se mettre sous sa protection. En face de la maison pourtant, Pierre Peebles trouva un protecteur plus efficace que le digne quaker.


CHAPITRE XXI.

LES DISPUTES.


Nos lecteurs peuvent se rappeler que Fairford avait été conduit par Dick le jardinier, de la maison de Fairladies à l’auberge du vieux père Crackenthorp, afin, comme le lui avait appris le mystérieux père Bonaventure, qu’il pût y avoir l’entrevue qu’il désirait avec M. Redgauntlet, et traiter avec lui de la liberté de son ami Latimer. Son guide, suivant les instructions spéciales de M. Ambroise, l’avait introduit dans le cabaret par une porte de derrière. Il avait recommandé à l’hôte de lui donner un appartement particulier, de le traiter avec toute la civilité possible, mais de veiller attentivement sur lui, et même de s’assurer de sa personne, s’il venait à le soupçonner d’être un espion. Il ne fut néanmoins soumis à aucune contrainte directe, mais conduit dans une chambre où on le pria d’attendre l’arrivée du gentilhomme qu’il désirait rencontrer, et qui, comme Crackenthorp le lui assura par un signe de tête expressif, ne tarderait certainement pas une heure : en même temps le digne aubergiste recommanda au voyageur, avec un autre geste significatif, de garder scrupuleusement la chambre, attendu qu’il y avait dans la maison des gens fort disposés à se mêler des affaires d’autrui.

Alan Fairford eut égard à la recommandation aussi long-temps qu’il le jugea raisonnable ; mais, lorsqu’il distingua, au milieu d’une cavalcade nombreuse qui s’arrêtait devant la maison, M. Redgauntlet, qui lui avait été présenté sous le nom de Herries de Birrensworck, et qu’il reconnut aisément à sa haute taille parmi les personnes qui l’accompagnaient, il jugea convenable de descendre et de sortir, dans l’espérance, en examinant la troupe de plus près, de découvrir si son ami Latimer en faisait partie.

Le lecteur sait déjà qu’en agissant ainsi il avait eu l’occasion d’empêcher Darsie de tomber de cheval, quoique le déguisement et le masque de son ami eussent empêché notre jeune avocat de le reconnaître. On peut se rappeler aussi qu’au moment même où Nixon entraînait miss Redgauntlet et son frère dans la maison, leur oncle, mécontent d’une interruption inattendue et inconvenante, était resté à causer avec Fairford. Celui-ci lui avait successivement adressé les noms de Herries et de Redgauntlet, noms qu’il ne parut pas en ce moment disposé à reconnaître pour les siens, plus qu’il ne reconnaissait la figure du jeune avocat, quoique l’air d’indifférence dont il voulait s’envelopper ne cachât ni son déplaisir ni son embarras.

« S’il faut que nous fassions connaissance, monsieur, dit-il enfin, — et je ne puis en voir la nécessité, maintenant surtout que je désire plus que jamais de rester seul, — je dois vous prier de m’annoncer immédiatement ce que vous avez à me dire, et de me permettre de vaquer à des affaires plus importantes.

— Le but de ma visite, répondit Fairford, est indiqué dans cette lettre ; » et il lui remit celle de Maxwell. — « Je suis convaincu, ajouta-t-il, quelque nom qu’il puisse vous plaire de prendre en ce moment, que c’est dans vos mains, et dans les vôtres seules qu’elle doit être remise. »

Redgauntlet tourna la lettre dans tous les sens, — regarda de nouveau l’enveloppe, puis ajouta d’un ton farouche : « Le cachet de cette lettre a été rompu ; l’était-il déjà, monsieur, lorsqu’elle vous fut confiée ?

Fairford méprisait un mensonge autant que personne, — à moins peut-être que ce ne fût comme aurait dit Tom Turnpenny, par suite d’affaires. Il répondit avec promptitude et fermeté ; « Le cachet était intact quand la lettre me fut remise par M. Maxwell de Summertrees.

— Et avez-vous osé, monsieur, rompre le cachet d’une lettre qui m’était adressée ? » dit Redgauntlet, satisfait peut-être de trouver un sujet de querelle étranger au contenu de l’épître.

« Je n’ai jamais rompu le cachet d’aucune lettre confiée à mes soins, dit Alan ; non par crainte des gens à qui la lettre pouvait être adressée, mais par respect pour moi-même.

— C’est bien parler ; et pourtant, monsieur le jeune avocat, je doute que votre délicatesse vous ait empêché de lire cette lettre, ou d’entendre une autre personne en faire lecture après qu’elle a été ouverte.

— J’en ai certainement entendu le contenu, et il était de nature à me surprendre vivement.

— Et, à mon avis, c’est absolument la même chose, in foro conscientiœ, que si vous aviez rompu le cachet vous-même. Je me tiens pour dispensé d’entrer en plus longue explication avec un messager aussi indigne de confiance ; et c’est à vous-même qu’il faut vous en prendre, si votre voyage est infructueux.

— Arrêtez, monsieur, et sachez que le contenu de votre lettre m’a été communiqué sans que je l’eusse désiré, je puis même dire contre ma volonté ; car M. Bonaventure…

— Qui ? » demanda Redgauntlet d’un ton brusque, « qui avez-vous nommé ?

— Le père Bonaventure : — c’est un prêtre catholique, je pense, que j’ai vu chez les miss Arthuret, à Fairladies.

— Les miss Arthuret ! — Fairladies ! — un prêtre catholique ! — le père Bonaventure ! » s’écria Redgauntlet en répétant avec surprise les paroles d’Alan. « Est-il possible que la témérité humaine aille à un pareil degré ? — Dites-moi la vérité, je vous en conjure, monsieur. — J’ai le plus grand intérêt à savoir si c’est autre chose qu’un conte recueilli d’après les ouï-dire du pays. Vous êtes homme de loi, et vous savez les risques encourus par les prêtres catholiques que l’accomplissement de leurs devoirs attire sur ses rivages sanguinaires.

— Je suis un homme de loi assurément ; mais, attendu que j’exerce une profession aussi respectable dans le monde, on doit se garder de me prendre pour un délateur ou un espion. Voici une preuve suffisante que j’ai vu le père Bonaventure. »

Il mit la lettre de l’ecclésiastique dans la main de Redgauntlet, et examina attentivement sa physionomie pendant que celui-ci la lisait.

« Infatuation doublement maudite ! » murmura-t-il avec un visage où le chagrin et le mécontentement se mêlaient à l’inquiétude. « Préservez-moi de l’indiscrétion de mes amis, dit l’Espagnol, et je puis me préserver moi-même de la haine de mes ennemis. »

Il lut alors la lettre avec attention, et resta deux ou trois minutes à réfléchir. Tandis que sa figure trahissait quelque résolution importante qu’il méditait, il fit signe du doigt à son satellite Cristal Nixon, qui répliqua à ce geste par un mouvement de tête. Puis Cristal s’approcha de Fairford avec deux ou trois domestiques, de manière à lui faire craindre qu’on ne voulût s’emparer de sa personne.

En ce moment un grand bruit se fit entendre dans l’intérieur de la maison, et l’on en vit aussitôt sortir Pierre Peebles, poursuivi par Nanty Ewart, le sabre à la main, et par le digne quaker, qui s’efforçait d’éviter quelque malheur aux autres en s’y exposant lui-même.

Impossible d’imaginer une figure plus défaite et pourtant plus drôle que celle du pauvre Pierre, courant aussi vite que ses lourdes bottes pouvaient le lui permettre, et ne ressemblant à rien tant qu’à un épouvantail. D’un autre côté, le corps chétif et maigre de Nanty Ewart, la pâleur de la mort sur ses joues, et le feu de la vengeance dans ses yeux, formaient un bizarre contraste avec le ridicule objet de sa poursuite.

Redgauntlet se jeta entre eux. « Quelle extravagante folie est la vôtre ? s’écria-t-il. Rengainez votre sabre, capitaine : est-ce le moment de s’occuper de querelles d’ivrognes ? et un pareil misérable est-il un digne antagoniste pour un homme de courage ?

— Je vous demande pardon, » répliqua le capitaine en mettant son arme dans le fourreau. — « Je suis un peu sorti des bornes assurément, mais pour connaître la provocation, il faut lire dans mon cœur, et j’ose à peine le faire moi-même. Mais ce coquin n’a plus rien à craindre de moi : le ciel a exercé sa vengeance sur lui comme sur moi. »

Tandis qu’il parlait ainsi, Pierre Peebles, qui s’était d’abord blotti tout tremblant de frayeur derrière Redgauntlet, commença bientôt à reprendre courage. Tirant son protecteur par la manche : « M. Herries, — M. Herries, » murmura-t-il vivement, « vous m’avez rendu plus qu’un grand service, et si vous voulez m’en rendre un autre dans ce moment critique, j’oublierai le baril d’eau-de-vie que vous m’avez bu dans le temps, vous et M. Harry Redgimblet : vous recevrez une quittance en règle et une honnête récompense. Dussé-je vous voir traverser la place de la croix d’Édimbourg, ou comparaître à la barre de la cour de justice, on pourrait me mettre à la question, qu’on ne me ferait pas rappeler vous avoir vu autrefois les armes à la main. »

En faisant cette promesse, il tiraillait si fort l’habit de Redgauntlet, que celui-ci se retourna enfin. — Idiot ! dites en un mot ce que vous voulez.

— Bien, très-bien ! en un mot donc, j’ai un mandat sur moi, pour appréhender au corps l’homme que voici, se nommant Alan Fairford, et avocat de profession. Je l’ai obtenu du clerc de monsieur le juge de paix Foxley, maître Nicolas Faggot, moyennant la guinée que vous m’aviez donnée.

— Bah ! avez-vous réellement un pareil mandat ? montrez-le-moi. — Veillez à ce que personne ne s’échappe, Cristal Nixon. »

Pierre tira un grand portefeuille de cuir tout gras, trop sale pour qu’on pût distinguer sa couleur primitive, et rempli de notes, de mémoires à consulter, et Dieu sait de quelles autres paperasses. Il choisit un certain papier du milieu de ces pièces précieuses, et le remit entre les mains de Redgauntlet ou d’Herries, comme il continuait à l’appeler. » C’est un mandat en règle et en bonne forme, dit-il, délivré d’après l’assurance par moi donnée que ledit Alan Fairford, légalement engagé à mon service, avait brisé son licou et passé de l’autre côté de la frontière, et que maintenant il rôdait dans les environs, pour éviter et éluder l’accomplissement de son devoir à mon égard. En conséquence, cette pièce autorise tout constable à le chercher, saisir et appréhender, afin qu’il puisse être conduit devant l’honorable juge Foxley pour y être interrogé, et, s’il est nécessaire, mis en prison. Or, quoique ce mandat soit en bonne forme comme je vous l’ai dit, pourtant où trouverai-je un officier pour l’exécuter dans un pays comme celui-ci, où les sabres et les pistolets paraissent dès qu’on prononce un mot, où les gens se soucient aussi peu de la paix du roi Georges, que de la paix du vieux roi Coul[168] ? — Voilà cet ivrogne de capitaine et ce quaker qui s’humectent assez souvent le gosier, qui m’ont emmené ce matin au cabaret, et parce je n’ai pas voulu leur payer autant d’eau-de-vie qu’il en faudrait pour les rendre ivres à tomber, ils se sont tous deux précipités sur moi, et ont manqué de m’arranger d’une jolie façon.

Tandis que Pierre babillait ainsi, Redgauntlet jeta un coup d’œil sur le mandat, et vit aussitôt que c’était un tour de l’invention de Nicolas Faggot, pour tirer du pauvre fou son unique guinée. Mais le juge y avait réellement apposé sa signature, comme il faisait toujours quand son clerc lui présentait un papier, et Redgauntlet résolut de s’en servir à son avantage.

Sans donc faire aucune réponse directe à Pierre Peebles, il se dirigea gravement vers Fairford, qui avait attendu tranquillement l’issue d’une scène où il n’était pas peu surpris de voir son client jouer le principal rôle.

« M. Fairford, dit Redgauntlet, plusieurs raisons pourraient me porter à accéder à la demande, ou plutôt aux injonctions de l’excellent père Bonaventure, qui me prescrit d’avoir une conférence avec vous, au sujet de la position actuelle de mon pupille que vous connaissez sous le nom de Darsie Latimer. Mais personne ne sait mieux que vous qu’il faut obéir à la loi, en dépit même de nos plus chers devoirs. Or, ce pauvre homme a obtenu un mandat pour vous conduire devant un magistrat, et j’ai peur qu’il ne faille vous y soumettre, dût cette circonstance retarder l’affaire que vous pouvez avoir avec moi.

— Un mandat contre moi ! » s’écria Alan avec indignation ; « et c’est à la sollicitation de ce pauvre malheureux ! — Oh ! c’est une mystification, une véritable mystification.

— C’est possible, c’est fort possible, » répliqua Redgauntlet avec un grand sang-froid ; « assurément vous devez vous y connaître : seulement le mandat paraît en règle, et avec ce respect pour la loi qui a été toute ma vie un des traits principaux de mon caractère, je ne puis me dispenser d’aider de tout mon pouvoir à l’exécution d’un mandat légal ; examinez-le vous-même et convainquez-vous que j’en suis tout à fait innocent. »

Fairford parcourut la requête et le mandat, puis s’écria une seconde fois que c’était une impudente imposture, et qu’il rendait responsable des plus grands dommages quiconque exécuterait un pareil mandat. « Je devine votre motif, M. Redgauntlet, pour acquiescer à un ordre aussi ridicule, dit-il. Soyez certain que dans ce pays un acte de violence illégale ne peut ni se couvrir ni se réparer par un second acte de même nature. Vous ne pouvez, en homme de sens et d’honneur, dire que vous regardez ce mandat comme légal.

— Je ne suis pas homme de loi, monsieur, et je ne prétends pas connaître ce qui est ou n’est pas la loi : — le mandat est fort régulier, et cela me suffit.

— A-t-on jamais ouï parler d’un avocat qu’on ait contraint à retourner à sa tâche, comme un ouvrier des mines de charbon ou de sel, qui a quitté son maître ?

— Je ne vois pas de raison qui l’empêche, » répliqua Redgauntlet sèchement ; « sinon que les services de l’homme de loi sont plus coûteux et moins utiles.

— Vous ne pouvez sérieusement parler ainsi ; vous ne pouvez réellement vouloir profiter d’un si pauvre expédient, pour éluder la promesse que m’a faite votre ami, votre père spirituel. J’ai pu être fou de m’y fier trop aisément, mais songez à ce que vous feriez, si vous abusiez de ma confiance de cette manière, Réfléchissez-y bien, je vous prie : une pareille conduite me dégage à mon tour de la parole que j’ai donnée de garder le secret sur des choses que je suis disposé à regarder comme des manœuvres très-dangereuses, et…

— Permettez, M. Fairford ; il faut que je vous interrompe ici, dans votre propre intérêt. Un mot qui trahisse ce que vous avez pu voir ou soupçonner, et votre détention aura une fin très-éloignée ou très-prochaine, et, dans l’un et l’autre de ces cas, une fin très-peu désirable. À présent, vous êtes sûr d’être mis en liberté sous fort peu de jours, — peut-être beaucoup plus tôt.

— Et mon ami, pour l’amour duquel j’ai encouru ce danger, que va-t-il devenir ? — Homme dangereux et perfide ! » s’écria-t-il en élevant la voix ; » je ne me laisserai pas cajoler une seconde fois par de trompeuses promesses.

— Je vous jure, ma parole d’honneur, que votre ami jouit d’une parfaite santé, interrompit Redgauntlet ; peut-être vous permettrai-je de le voir, si vous voulez seulement vous soumettre avec patience à un sort inévitable. »

Mais Alan Fairford, considérant que sa confiance avait été trahie par Maxwell, ensuite par le prêtre, éleva la voix, et en appela à tous les sujets du roi à portée de l’entendre, contre la violence dont on le menaçait. Il fut aussitôt saisi par Nixon et deux autres individus, qui, s’emparant de ses bras et tâchant de lui fermer la bouche, se préparaient à l’entraîner.

L’honnête quaker, qui était resté à l’écart pour ne pas être aperçu de Redgauntlet, s’avança hardiment.

« Ami, dit-il, tu commets là des actes dont rien ne pourra jamais te justifier. Tu me connais bien, et tu n’ignores pas qu’en moi tu as causé un grave dommage à un homme paisible qui demeurait à côté de toi, dans l’honnêteté et la simplicité de son cœur.

— Silence, Jonathan, répliqua Redgauntlet, ne m’adressez pas la parole : ce n’est ni la ruse d’un jeune avocat ni la simplicité d’un vieil hypocrite qui me feront renoncer à mes desseins.

— Sur ma parole ! » dit le capitaine de la Jenny, s’avançant à son tour, « voilà qui n’est pas très-beau, général ; et je doute que la volonté de mes copropriétaires puisse me faire participer à des procédés pareils. — Voyons, ne tourmentez pas ainsi la garde de votre sabre ; mais dégainez en homme, si vous désirez que nous ferraillions ensemble. » — Il tira son sabre du fourreau, et continua : « Je ne verrai maltraiter impunément ni mon camarade Fairford ni le vieux quaker. Au diable tous les mandats vrais ou faux ! — maudits soient les juges de paix ! — confondus soient les constables ! — Et voici en ce lieu le petit Nanty Ewart prêt à montrer qu’il parle sérieusement contre nobles et vilains, en dépit des fers à cheval et des renforts ! »

Le cri de « Au diable tous les mandats ! » était populaire parmi la milice du cabaret, dont Nanty Ewart était le favori. Pêcheurs, garçons d’écurie, marins, contrebandiers, commencèrent à s’ameuter devant la porte. Les gens de la suite de Redgauntlet couraient à leurs armes à feu ; mais leur maître leur cria de se tenir tranquilles ; et, dégainant son sabre avec la promptitude d’un éclair, il se précipita sur Ewart au milieu de sa bravade, et fit sauter avec une telle force, hors de ses mains, l’arme qu’il brandissait, qu’elle alla tomber à trois ou quatre pas de lui. S’approchant alors de son adversaire, il le renversa rudement, et fit tourner son sabre au-dessus de sa tête, pour montrer qu’il était absolument à sa merci.

« Voyons, méchant vagabond, misérable ivrogne, dit-il, je vous donne la vie. — Vous n’êtes pas mauvais diable, quand vous n’aboyez pas trop fort au milieu de vos amis. — Mais nous connaissons tous Nanty Ewart, » dit-il à la foule qui l’entourait, avec un sourire de pardon qui, joint à la terreur que sa prouesse avait inspirée, assura à Redgauntlet les dispositions chancelantes de ces hommes mobiles.

« Vive le laird ! » s’écrièrent-ils, tandis que le pauvre Nanty, se relevant de terre où il avait été si rudement étendu, allait chercher son sabre, le ramassait, l’essuyait, et, tout en replaçant son arme dans le fourreau, murmurait entre ses dents : « Ce qu’on dit sur son compte est bien vrai, et le diable sera son ami jusqu’à ce que son heure arrive : — on ne m’y reprendra plus. » En parlant ainsi il fendit la foule, et se retira, honteux et confus de sa défaite.

« Quant à toi, Josué Geddes, » dit Redgauntlet en s’approchant du quaker, qui, les mains jointes et les yeux levés au ciel, était resté spectateur d’une pareille scène de violence, « je prendrai la liberté de t’arrêter comme perturbateur de la paix publique, chose qui ne convient guère à tes prétendus principes. Je crois que tu te seras attiré là une mauvaise affàire, d’abord devant la cour de justice, et ensuite dans la société des amis, comme ils s’appellent ; car ils ne seront pas trop réjouis de voir leur hypocrisie, ordinairement si tranquille, mise au grand jour par tes procédés violents.

— Moi, un perturbateur de la paix publique ! s’écria Josué, moi, avoir rien fait de contraire aux principes des amis ! Prouve-le, je t’en défie, homme méchant ; et je t’adjure, comme chrétien, de cesser d’assaillir mon âme par de semblables accusations : il est déjà trop pénible pour moi d’avoir vu des violences que je ne pouvais empêcher.

— Oh ! Josué, Josué ! » répliqua Redgauntlet, avec un sourire sardonique, « toi, lumière des fidèles dans la ville de Dumfries et dans les environs, manqueras-tu aussi manifestement à la foi ? N’as-tu pas tenté devant nous tous de protéger un homme contre un mandat légal ? n’as-tu pas encouragé ce vilain ivrogne à tirer son sabre ? — et toi-même n’as-tu pas brandi ton bâton dans cette affaire ? Penses-tu que les serments de l’offensé Pierre Peebles et du consciencieux Cristal Nixon, sans parler de ceux des gens honnêtes qui ont été ici témoins de cette scène étrange, et qui non-seulement jurent aussi aisément qu’ils mettent un habit, mais encore pour qui les serments, en matière de douane, sont littéralement le boire et le manger ; — penses-tu, dis-je, que tous ces serments auront moins de valeur que tes oui et tes non ?

— Je jurerai tout ce qu’on voudra, dit Pierre. Tout est en règle quand il s’agit d’un serment ad litem.

« — Vous me faites une criante injustice, » répliqua le quaker, que ne démontaient pas les éclats de rire universels. « Je n’ai pas encouragé à en venir aux armes, quoique j’aie tâché d’émouvoir un homme injuste par quelques arguments ; — je n’ai point brandi de bâton, quoiqu’il se puisse que le vieil Adam ait remué en moi, et que par suite j’aie serré plus fortement que d’habitude mon bâton de chêne, en voyant l’innocence succomber sous la force. — Mais pourquoi parlerais-je raison et vérité à un homme comme toi, qui fus dès ta jeunesse un homme violent ? — Il faut que je te parle plutôt un langage que tu puisses comprendre. Remets ces jeunes gens entre mes mains, « dit-il à Redgauntlet, qu’il avait emmené quelque peu à l’écart, « et non-seulement je me désisterai de toute demande en dommages et intérêts que je puis former contre toi qui n’as point hésité à violer ma propriété, mais encore je te paierai une bonne rançon pour eux et pour moi. Quel profit t’en reviendra-t-il, quand tu auras fait souffrir ces jeunes gens en les retenant captifs ?

— M. Geddes, » répondit Redgauntlet d’un ton plus respectueux que celui sur lequel il avait jusqu’alors parlé au quaker, « votre langage est celui d’un homme désintéressé, et je respecte la sincérité de votre dévouement. Peut-être nous sommes-nous trompés réciproquement sur nos principes et sur nos motifs ; mais, en ce cas, le temps ne nous permet pas de nous expliquer. — Remettez-vous de vos craintes. — J’espère élever votre ami Darsie Latimer à un degré d’illustration que vous ne verrez pas sans plaisir ; — mais… n’essayez pas de me répondre. L’autre jeune homme subira une détention de quelques jours, peut-être de quelques heures seulement : — c’est tout au plus ce qu’il a mérité pour être intervenu en maître dans des affaires qui ne le regardaient pas. Quant à vous, M. Geddes, soyez assez prudent pour prendre votre cheval et vous éloigner d’ici, car ce lieu devient à chaque instant moins convenable pour un homme de paix. Vous pouvez attendre l’événement en sûreté à Mont-Sharon.

— Ami, répliqua Josué, je ne puis suivre ton conseil ; je resterai ici, même comme ton prisonnier, ainsi que tu m’en as menacé tout à l’heure, plutôt que d’abandonner dans cet état précaire le jeune homme qui a souffert pour moi et par mes infortunes. C’est pourquoi je ne monterai pas sur mon cheval Salomon, et je ne lui tournerai pas la tête vers Mont-Sharon avant d’avoir vu la fin de toute cette affaire.

— Alors vous serez prisonnier ici, dit Redgauntlet. Je n’ai pas le loisir de discuter davantage avec vous ; — mais, dites-moi, pourquoi fixez-vous si attentivement les yeux sur les gens de ma suite ?

— Pour dire la vérité, répondit le quaker, je m’étonne d’y voir ce méchant petit vaurien de Benjie, auquel Satan a donné, je crois, pouvoir de se transporter partout où il y a du mal à faire ; de sorte qu’on peut dire qu’il ne se commet pas une mauvaise action dans le pays, à laquelle il ne mette le doigt, sinon la main. »

Le jeune garçon voyant les deux interlocuteurs fixer leurs regards sur lui parut fort embarrassé, et sembla même tenté de s’enfuir ; mais, à un signe de Redgauntlet, il s’avança, prenant l’air doux comme un mouton et les manières simples sous lesquelles ce drôle couvrait beaucoup de malice et de finesse.

« Depuis quand êtes-vous à ma suite ? demanda Redgauntlet.

— Depuis l’affaire des filets à pieux, » répliqua Benjie en mettant un doigt dans sa bouche.

« Et pourquoi nous avez-vous suivis ?

— Je n’osais rester à la maison, crainte des constables.

— Et qu’avez-vous fait tout ce temps-là ?

— Ce que j’ai fait, monsieur ? — Je ne sais pas ce que vous appelez faire, — je n’ai rien fait, » répondit d’abord Benjie ; mais lisant dans les yeux de Redgauntlet qu’il parlait sérieusement, il ajouta : « j’étais à la suite de maître Cristal Nixon.

— Hum ! — oui, — en effet, murmura Redgauntlet. Maître Nixon doit-il donc mettre aussi ses gens en campagne ? — Voyons donc cela. »

Il allait continuer ses questions lorsque Nixon lui-même vint le trouver l’air tout inquiet. « Le père est arrivé, » dit-il tout bas à son maître, « et les gentilshommes sont réunis dans la plus vaste salle de cette maison ; ils désirent vous voir. Il y a aussi votre neveu qui fait du tapage comme un fou de Bedlam.

— Je vais m’occuper de tout cela à l’instant même, répondit Redgauntlet. Le père est-il logé, comme j’avais ordonné qu’il le fût ? »

Cristal fit un signe affirmatif.

« Nous voici donc au dénoûment ! » dit Redgauntlet. Il croisa les mains, — leva les yeux au ciel, — se signa, — et après cet acte de dévotion, le premier peut-être qu’on lui vît faire, il recommanda à Nixon de faire bonne garde, — de tenir ses chevaux et ses hommes prêts en cas de besoin, — de veiller à ce que les prisonniers ne s’échappassent point, — mais de les traiter en même temps avec bonté et politesse. Tous ces ordres donnés, il se hâta d’entrer dans la maison.


CHAPITRE XXII.

LES ROYALISTES.


Redgauntlet se rendit d’abord à la chambre de son neveu : il ouvrit la porte, entra dans l’appartement, et lui demanda pourquoi il faisait tant de tapage.

« Je veux ma liberté, » répliqua Darsie qui s’était monté la tête au point que la colère de son oncle ne lui causait plus aucune frayeur ; « j’exige ma liberté ; je prétends m’assurer que le meilleur de mes amis, qu’Alan Fairford dont je viens d’entendre la voix, ne court aucun danger.

— Votre liberté vous sera rendue avant une demi-heure, — votre ami recouvrera aussi la sienne en temps convenable, — et vous-même, vous aurez permission d’entrer dans la chambre qui lui sert de prison.

— Cette assurance ne me satisfait pas ; il faut que je voie mon ami sur-le-champ ; il est ici, et c’est pour moi seul qu’il s’est exposé au péril qu’il court en ce moment. J’ai entendu des exclamations violentes, — des cliquetis d’armes. Vous n’obtiendrez rien de moi avant que mes propres yeux m’aient convaincu qu’il est en sûreté.

— « Arthur, — mon cher neveu ! ne me rendez pas fou ! Votre destinée, — celle de votre maison, — celle aussi d’une multitude d’hommes, celle de la Grande-Bretagne elle-même, sont en ce moment dans la balance ; et vous ne songez, vous, qu’à la sûreté d’un pauvre chicaneur bien insignifiant !

— A-t-il donc éprouvé de mauvais traitements de votre part ? » s’écria Darsie avec fierté. « Oui, j’en suis certain ; mais dans ce cas, notre parenté même ne vous protégera point.

— Paix, jeune fou, insensé et ingrat !… Mais voyons pourtant : — serez-vous satisfait si vous voyez cet Alan Fairford, — ce précieux ami de votre cœur, — sain et sauf ? Serez-vous satisfait, dis-je, si vous le voyez en parfaite santé, sans essayer néanmoins de parler ni de causer avec lui ? Donnez-moi donc le bras, et vous, Lilias, ma nièce, donnez-moi l’autre ; mais prenez garde, sir Arthur, à ce que vous allez faire. »

Darsie fut forcé d’accéder à cette proposition, sachant bien que son oncle ne lui permettrait certainement pas d’avoir un entretien avec cet ami dont l’influence pouvait contrarier les plus ardents désirs du laird jacobite : il se contenta donc jusqu’à un certain point de ce qu’on lui accordait.

Redgauntlet conduisit son neveu et sa nièce à travers plusieurs corridors (car la maison, comme nous l’avons déjà dit, était fort irrégulière et avait été bâtie à différentes fois) ; enfin ils se présentèrent devant un appartement à la porte duquel un homme montait la garde avec une carabine sur l’épaule, mais cette sentinelle ne s’opposa point à ce qu’ils ouvrissent pour entrer. Dans cette chambre ils trouvèrent Alan Fairford et le quaker qui paraissaient causer vivement ensemble. Ils levèrent la tête en voyant arriver Redgauntlet et sa compagnie. Alan ôta son chapeau et fit un profond salut : Lilias qui le reconnut — (masquée comme elle l’était, il ne put la reconnaître elle-même) — lui rendit cette politesse avec une espèce d’embarras provenant sans doute du souvenir de la démarche hardie qu’elle avait faite en lui rendant visite.

Darsie brûlait de parler, mais il ne l’osait pas. Son oncle dit seulement ; « Monsieur, je sais que vous êtes aussi inquiet sur le compte de M. Darsie Latimer qu’il l’est sur le vôtre. Je suis chargé par lui de vous annoncer qu’il se porte aussi bien que vous-même ; — j’espère que vous pourrez bientôt vous trouver tous réunis. En attendant, messieurs, quoique je ne puisse vous faire élargir, vous serez aussi bien traités que possible durant votre détention momentanée. »

Il se retira, sans s’arrêter pour entendre les réponses que l’avocat et le quaker se hâtèrent l’un et l’autre de faire ; et se contentant d’agiter sa main en signe d’adieu, il emmena les deux femmes, l’une véritable, l’autre supposée, qui lui donnaient le bras ; mais il sortit par une porte qui ouvrait de l’autre côté de l’appartement, et qui était aussi bien fermée, aussi soigneusement gardée que celle par où ils étaient venus.

Redgauntlet mena ensuite son neveu et sa nièce dans une très-petite chambre qui n’était séparée que par une mince cloison d’une pièce qui semblait être d’une dimension beaucoup plus considérable ; car ils entendirent le bruit des bottes pesantes de l’époque, comme si plusieurs personnes se promenaient de long en large dans l’appartement voisin, et y causaient à voix basse : ces personnes paraissaient tourmentées par une vive inquiétude.

« Ici, » dit Redgauntlet à son neveu en le débarrassant de sa longue jupe et de son masque, « je vous rends à vous-même, et j’espère qu’avec cet habillement de femme vous quitterez toute idée indigne de votre sexe. Ne rougissez pas néanmoins d’avoir porté un déguisement auquel des rois et des héros ont été réduits[169]. C’est quand une astuce et une lâcheté de femme se glissent dans un cœur d’homme que l’individu qui trouve en lui ces sentiments vils doit avoir une honte éternelle de les y avoir laissés pénétrer. Suivez-moi, pendant que Lilias restera ici. Je vais vous présenter à ceux auxquels j’espère vous voir associé dans la plus glorieuse cause pour laquelle on a jamais tiré l’épée. »

Darsie se tut d’abord. « Mon oncle, dit-il enfin, ma personne est entre vos mains ; mais ma volonté, songez-y, n’appartient qu’à moi. On ne m’entraînera point malgré moi dans une résolution importante. Songez à ce que je vous ai déjà dit, — à ce que je vous répète maintenant : — je ne ferai une démarche décisive, que fermement convaincu. »

— Mais quelle conviction auriez-vous, jeune insensé, si vous ne veniez pas en tendre et peser les motifs qui nous portent à agir ? »

En parlant ainsi, Redgauntlet prit Darsie par le bras, et entra avec lui dans la pièce voisine. — C’était un vaste magasin presque rempli de différentes marchandises, de celles surtout qu’on passait en contrebande. Parmi les ballots et les barils étaient assis ou se promenaient plusieurs individus, dont les manières et la figure annonçaient que leurs vêtements communs et grossiers n’étaient pas ceux qu’ils portaient habituellement.

Une anxiété grave et sombre était répandue sur toutes leurs physionomies : à l’arrivée de Redgauntlet, les personnages qui formaient les différents groupes vinrent se réunir tous autour de lui, et le saluèrent avec un cérémonial mélancolique qui n’annonçait rien de bon. En promenant ses yeux sur les personnes qui composaient ce cercle, Darsie ne reconnut sur aucun visage cette espérance aventureuse qui pousse les hommes à des entreprises désespérées : il commença à croire que la conspiration tomberait d’elle-même, sans qu’il eût besoin de se mettre en opposition directe avec un caractère aussi violent que celui de son oncle, et d’encourir les risques auxquels devait l’exposer une pareille opposition.

M. Redgauntlet pourtant ne vit pas ou ne voulut pas voir ces preuves de découragement parmi ses confédérés, mais il le aborda avec un air joyeux et leur souhaita cordialement le bonjour. « Charmé de vous rencontrer ici, milord, » dit-il en s’inclinant très-bas devant un jeune homme fort maigre. « J’espère que vous arrivez enfin avec les promesses de votre noble père, de B —, et de toute votre loyale maison. — M. Richard, quelles nouvelles dans l’est ? J’ai ouï dire que vous aviez déjà mis deux cents hommes sur pied pour nous joindre, au moment où commença la fatale retraite de Derby[170]. Lorsque l’étendard blanc sera de nouveau déployé, il ne reculera plus aussi aisément ni par la force de ses ennemis, ni par la fausseté de ses amis. — Docteur Grumball, je salue le représentant d’Oxford, mère de la science et de la loyauté[171]. — Pengwinnion, mon brave Choucas de Cornouailles, ce bon vent vous a donc amené dans le nord ? Ah ! vaillants Cambriens, quand les Gallois furent-ils les derniers sur le chemin de l’honneur ? »

Il débitait ces compliments et d’autres semblables autour de lui, mais on n’y répondait en général que par des saluts muets et quand il souhaita le bonjour à un de ses compatriotes en le désignant par le nom de Mackellar, et à Maxwell de Summertrees en le nommant Tête-en-Péril, celui-ci répliqua que « si Tête-en-Péril n’était pas un fou, il serait Tête-en-Sûreté ; » et le premier, vieux et maigre gentilhomme, portant un habit brodé dont les galons étaient tout ternes, dit d’un ton bourru : « Oui, vraiment, Redgauntlet, je suis dans la même position que vous : j’ai peu à perdre aussi ; — mais enfin ceux qui m’ont pris mes biens dans le temps, peuvent me prendre ma vie ; et c’est une chose dont je ne me soucie guère. »

Les gentilshommes anglais, qui étaient encore en possession des domaines de leurs ancêtres, se regardaient d’un air de doute les uns les autres, et paraissaient causer à voix basse du renard qui avait perdu sa queue.

Redgauntlet se hâta de leur adresser la parole. « Je crois, milords et messieurs, dit-il, pouvoir expliquer l’espèce de froideur qui s’est glissée dans une assemblée réunie pour une aussi noble entreprise. Notre nombre paraît, quand nous sommes ainsi rassemblés, trop faible et trop peu considérable pour détruire une usurpation établie déjà depuis un demi-siècle ; mais ne nous comptons point par les individus qui sont ici en chair et en os : comptons-nous par les compatriotes qui répondront assurément à notre appel. À cette petite réunion se trouvent ceux qui ont le pouvoir de lever des bataillons et le moyen de les payer. Et ne croyez pas que nos amis absents soient indifférents ou froids pour notre cause. Allumons une fois le signal, et il sera répété par tous ceux qui aiment encore les Stuarts, par tous ceux, — et le nombre en est plus considérable — qui détestent l’électeur. J’ai là des lettres de…

Sir Richard Glendale interrompit l’orateur.

« Nous avons tous confiance, Redgauntlet, en votre valeur et en votre habileté ; — tous, nous admirons votre persévérance ; et sans doute il ne fallait rien moins que vos généreux efforts et l’émulation excitée par votre conduite si noble et si désintéressée, pour parvenir à nous rassembler ici, nous misérables débris d’une cause ruinée, afin de tenir encore une consultation solennelle ; — car j’imagine, messieurs, » dit-il en promenant ses regards autour de lui, « que c’est seulement une consultation.

— Rien de plus, dit le jeune lord.

— Rien de plus, » dit le docteur Grumball en secouant sa vaste perruque académique.

« Ce n’est qu’une consultation, répétèrent tous les autres. »

Redgauntlet se mordit les lèvres. « J’espérais, dit-il, que les conversations que j’ai eues de temps à autre avec la plupart d’entre vous avaient mûri nos plans plus que vos discours ne l’annoncent, et que nous venions ici pour exécuter aussi bien que pour délibérer. Je puis lever cinq cents hommes d’un coup de sifflet.

— Cinq cents hommes ! dit un des écuyers gallois ; Dieu nous bénisse ! Et, s’il vous plaît, que peut-on faire avec cinq cents hommes ?

— Tout ce que l’amorce fait pour le canon, M. Meredith, répondit Redgauntlet ; nous serons à même de prendra Carliste, et vous savez ce à quoi nos amis se sont engagés dans ce cas.

Oui, — mais, dit le jeune lord, il ne faut pas trop nous presser, M. Redgauntlet. Nous sommes tous, je crois, aussi sincères aussi dévoués que vous-même dans cette affaire, mais on ne nous mènera point en avant les yeux bandés. Soyons circonspects : nous le devons à nous-mêmes et à nos familles, aussi bien qu’à ceux que nous avons mission de représenter dans cette circonstance.

— Qui vous presse, milord ? qui vous attire les yeux bandés à cette réunion ? Je ne comprends pas Votre Seigneurie, répliqua Redgauntlet.

— Voyons, dit sir Richard Glendate, n’allons pas au moins mériter le vieux reproche de ne pouvoir nous accorder ensemble. Ce que milord veut dire, Redgauntlet, c’est que nous avons encore ce matin entendu soutenir que vous ne pourriez pas même lever le corps d’hommes sur lequel vous comptez. Votre compatriote, M. Mackellar, paraissait douter, un instant avant que vous arrivassiez, que vos vassaux consentissent jamais à prendre les armes, à moins d’y être autorisés par votre neveu.

— Je pourrais demander, répliqua Redgauntlet, quel droit Mackellar, ou tout autre, a de douter que je sois capable de tenir ce à quoi je me suis engagé. — Mais nos espérances ont pour fondement principal notre bonne union. — Voici mon neveu. Messieurs, je vous présente mon parent, sir Arthur Darsie Redgauntlet de Redgauntlet.

— Messieurs, » dit Darsie dont le cœur battait avec force, car il sentait que la crise était fort pénible, « permettez-moi de vous dire que je remets à vous exprimer mon opinion sur l’important sujet que vous discutez, jusqu’à ce que j’aie entendu toutes les personnes ici rassemblées.

— Continuez votre délibération, Messieurs, dit Redgauntlet je donnerai à mon neveu des raisons puissantes qui lui en feront adopter le résultat, et qui lèveront tous les scrupules dont son esprit peut être environné. »

Le docteur Grumball toussa, secoua sa perruque parfumée, et prenant la parole : —

« Les principes de la ville d’Oxford, dit-il, sont bien connus, puisqu’elle fut la dernière à se soumettre à l’archi-usurpateur ; — puisqu’elle a condamné, par son autorité souveraine, les dogmes blasphématoires, athées et anarchiques de Locke et des autres séducteurs qui ont voulu égarer l’esprit public. Oxford fournira des hommes, de l’argent et son crédit pour la cause du monarque légitime. Mais nous avons été souvent trompés par les puissances étrangères, qui ont profité de notre zèle pour susciter des dissensions civiles au sein de la Grande-Bretagne, non à l’avantage de notre souverain vénéré quoique banni, mais pour occasionner des troubles dont lesdites puissances font leur profit, tandis que nous, qui servons d’instrument, nous sommes sûrs d’être ruinés. Oxford ne se soulèvera donc pas, à moins que notre souverain ne vienne en personne réclamer notre secours : auquel cas Dieu nous garde de lui refuser obéissance.

— C’est un fort bon avis, observa M. Meredith.

— En vérité, dit sir Richard Glendale, c’est là la pierre fondamentale de notre entreprise, et la seule condition à laquelle, moi-même et d’autres encore, nous avons jamais songé à prendre les armes. Une insurrection qui n’aura point Charles Stuart à sa tête ne durera jamais que le temps nécessaire pour qu’une seule compagnie d’habits rouges à pied vienne la disperser.

— C’est mon opinion personnelle et celle de toute ma famille, » dit le jeune noble déjà mentionné, « et j’avoue que je suis un peu étonné qu’on nous invite à venir à un rendez-vous si dangereux, avant qu’on nous ait fait connaître la moindre chose sur un point préliminaire si important.

— Pardonnez-moi, milord, dit Redgauntlet ; je n’ai pas été si injuste envers moi-même ni envers mes amis ; — je n’avais pas moyen de communiquer à nos confédérés éloignés, sans courir le plus grand risque d’une découverte, la nouvelle que connaissent plusieurs de mes honorables compatriotes. Aussi courageux et aussi résolu que lorsqu’il débarqua, il y a vingt ans, sur les côtes désertes de Moidart, Charles-Édouard n’a point hésité un seul instant à se rendre aux désirs de ses fidèles sujets. Charles-Édouard est dans ce pays ; — Charles-Édouard est dans cette maison ! Charles-Édouard n’attend que votre décision actuelle pour recevoir l’hommage de ceux qui se sont toujours nommés ses loyaux sujets. Ceux qui voudraient maintenant tourner le dos ou changer de langage devront le faire sous les yeux de leur souverain. »

Un profond silence suivit. Ceux des conspirateurs qui s’étaient engagés dans l’entreprise par pure habitude ou par désir de rester fidèles à leurs vieilles opinions, virent alors avec terreur que la retraite leur était coupée, et d’autres qui de loin avaient regardé l’affaire en question comme présentant les plus belles espérances, tremblèrent lorsque le moment de s’y embarquer réellement fut avancé d’une manière inattendue, et rendu ainsi presque inévitable.

« Comment donc, milords et messieurs ! dit Redgauntlet ; est-ce la joie et le ravissement qui vous font ainsi garder le silence ? Où sont et l’empressement et l’accueil cordial avec lesquels vous deviez recevoir votre roi légitime, qui confie une seconde fois sa personne à la défense de ses sujets, sans se laisser effrayer par les imminents périls et les privations sévères de sa première expédition ? J’espère qu’il n’est pas ici un gentilhomme qui ne soit prêt à répéter devant son prince le serment de fidélité qu’il a prêté en son absence.

— Ce n’est pas moi du moins, » s’écria le jeune lord d’un air résolu, et mettant la main à son épée, « qui commettrai une pareille lâcheté. Si Charles est venu sur nos rivages, je serai le premier à l’accueillir, et à lui dévouer ma vie et ma fortune.

— J’en atteste le ciel, dit M. Méredith, je ne vois pas que M. Redgauntlet nous ait laissé autre chose à faire.

— Attendez, observa Summertrees, il y a encore une autre question. A-t-il amené avec lui quelques-uns de ces fiers-à-bras irlandais qui ont fait échouer notre dernière et glorieuse entreprise ?

— Pas un seul, répliqua Redgauntlet.

— Je compte, dit M. Grumball, qu’il n’y a point de prêtres catholiques dans sa compagnie. Je ne voudrais pas forcer la conscience privée de mon souverain ; mais comme fils indigne de l’Église d’Angleterre, mon devoir est de veiller à sa sûreté.

— Il n’y a ni chien ni chat papistes pour aboyer ni miauler autour de Sa Majesté, répondit Redgauntlet. Le vieux Shaftesbury lui-même ne pourrait souhaiter un prince mieux à l’abri du papisme, — qui peut ne pas être la plus mauvaise de toutes les religions, pourtant. — Ne vous reste-t-il plus aucun doute, Messieurs ? Ne pouvez-vous plus imaginer des raisons plausibles pour différer l’accomplissement de votre devoir, et l’exécution de vos serments et de vos promesses ? Cependant, votre roi attend votre déclaration : — sur ma foi ! voilà une réception bien froide !

— Redgauntlet, » répliqua sir Richard Glendale avec calme, vos reproches ne me pousseront jamais à des actes que ma raison désapprouve : que je sois fidèle à mon engagement aussi bien que vous, la chose est évidente, puisque me voilà prêt à le tenir en versant le meilleur sang de mes veines, — mais le roi n’a-t-il réellement amené personne avec lui ?

— Il n’a pas un homme avec lui, sauf un jeune aide de camp et un seul valet de chambre.

— Pas un homme ? — Mais Redgauntlet, engagerez-vous votre parole qu’il n’a point de femme avec lui ? »

Redgauntlet baissa les yeux à terre et répondit : « Je suis fâché de le dire : — il en a une. »

Les assistants se regardèrent tous les uns les autres, et gardèrent un moment le silence. Enfin sir Richard continua : « Je n’ai pas besoin de vous répéter, M. Redgauntlet, quelle est l’opinion invariablement arrêtée des amis de Sa Majesté concernant cette liaison malheureuse ; il n’y a qu’un avis, qu’un sentiment parmi nous sur ce sujet. Dois-je conclure que nos humbles remontrances n’ont pas été communiquées au roi par vous, monsieur ?

— Elles l’ont été, et dans les termes sévères dont vous-mêmes vous êtes servis. J’aime la cause de Sa Majesté plus que je ne crains son déplaisir.

— Mais, apparemment, notre humble supplique n’a produit aucun effet. La femme qui s’est glissée dans son cœur a une sœur à la cour de l’électeur de Hanovre, et nous sommes assurés que tous les secrets de notre correspondance lui sont confiés.

Varium et mutabile semper femina[172], dit le docteur Grumball.

— Elle met ses secrets dans un sac à ouvrage, dit Maxwell, et ils en sortent toutes les fois qu’elle l’ouvre. Si je dois être pendu, je voudrais que ce fût au bout d’une meilleure corde que le ruban d’une coquine.

— Êtes-vous donc devenu lâche aussi, Maxwell ? » lui répliqua Redgauntlet à voix basse.

« Non pas ! dit Maxwell ; battons-nous et gagne la bataille qui pourra. Mais être trahi par une enjôleuse comme cette…

— De la modération, messieurs ! dit Redgauntlet. Le défaut dont vous vous plaignez si amèrement a toujours été celui des rois et des héros. D’ailleurs, je suis fermement convaincu que Charles-Édouard triomphera de lui-même à l’humble prière de ses plus dévoués serviteurs, et quand il les verra prêts à tout sacrifier pour sa cause, pourvu qu’il renonce à la société d’une maîtresse dont j’ai raison de croire qu’il est déjà fatigué lui-même. Mais ne le pressons pas trop durement avec notre zèle bien intentionné. Il a une volonté royale, comme il convient à sa royale naissance ; et nous, messieurs, qui sommes royalistes, nous devrions être les derniers à tirer avantage des circonstances pour limiter l’exercice de cette volonté. Je suis aussi surpris et blessé que vous pouvez l’être de voir qu’il ait pris une pareille compagne de voyage, augmentant ainsi toute chance de trahison et de découverte. Mais n’insistons pas sur un sacrifice aussi humiliant, lorsqu’il a mis à peine un pied sur le bord de son royaume. Agissons généreusement à l’égard de notre souverain ; et quand nous aurons montré ce que nous voulons faire pour lui, nous pourrons alors avec meilleure grâce lui exposer ce que nous attendons qu’il nous concède.

— Vraiment, il me semble que ce serait dommage, dit Mackellar, si tant d’illustres gentilshommes, après s’être réunis, se séparaient sans dégainer seulement une lame de sabre.

— Je partagerais l’opinion du préopinant, dit lord…, si je n’avais à perdre que la vie ; mais j’avoue franchement que, les conditions auxquelles notre famille avait promis de seconder cette entreprise n’ayant pas été remplies, je n’exposerai pas toute la fortune de notre maison, en me fiant à la douteuse fidélité d’une femme artificieuse.

— Je suis fâché de voir Votre Seigneurie, répliqua Redgauntlet, suivre un chemin qui doit plutôt assurer les richesses de votre maison qu’augmenter son honneur.

— Comment dois-je comprendre votre langage, monsieur ? » demanda le jeune noble d’un ton hautain.

« Voyons, messieurs, » dit le docteur Grumball en s’interposant, « entre amis point de querelles : nous sommes tous également zélés pour la cause ; — mais vraiment, quoique je connaisse la licence que se permettent les grands sous ce rapport, il y a, j’ose le dire, indécence à un prince qui vient réclamer l’allégeance de l’Église d’Angleterre, et arrive pour une telle mission en pareille compagnie : — si non castè, cautè tamen[173].

— Je m’étonne en ce cas que l’Église d’Angleterre se soit montrée si fort attachée au voluptueux homonyme du roi actuel[174], » dit Redgauntlet.

Sir Richard Glendale se mit alors à discuter la question, en homme que son autorité et son expérience mettaient à même de parler avec poids.

— Nous n’avons pas le loisir d’hésiter, dit-il : il est bien temps que nous décidions quelle conduite nous allons tenir. Je sens comme vous, M. Redgauntlet, quels scrupules nous pouvons nous faire de capituler avec notre souverain dans sa situation présente ; mais je dois songer aussi à la ruine complète de cette cause, aux confiscations de biens et à l’effusion de sang qui peut avoir lieu parmi ses partisans, grâce à l’infatuation avec laquelle il tient à une femme qui est encore pensionnée par le ministère actuel comme elle l’était par sir Robert Walpole. Que Sa Majesté la renvoie sur le continent, et l’épée sur laquelle j’appuie en ce moment ma main sera aussitôt dégainée, ainsi que des milliers d’autres, comme je l’espère. »

Toutes les personnes présentes acquiescèrent unanimement à ce que sir Richard Glendale avait dit.

« Je vois que vous avez pris votre résolution, messieurs, dit Redgauntlet, et peu sagement, je pense. En effet, par des procédés plus doux et plus généreux, vous auriez eu plus de chances d’emporter un point qui me paraît aussi désirable qu’à vous ; mais qu’arrivera-t-il si Charles, avec l’inflexibilité de son grand-père, refuse de se soumettre à cette décision ? Votre intention est-elle de l’abandonner à son destin ?

— Dieu nous en préserve ! dit vivement sir Richard ; « et Dieu vous pardonne, M. Redgauntlet, d’avoir conçu une pareille idée. Non ! ce sera avec tous les égards et toute l’humilité possible que je le verrai monter sain et sauf sur son vaisseau, et je le défendrai au péril de mes jours contre quiconque l’attaquera. Mais quand je l’aurai vu mettre à la voile, mon premier soin sera d’assurer, si je peux, ma propre vie en me retirant chez moi ; ou si je vois que notre entreprise, comme il n’est que trop probable, s’est éventée, j’irai me remettre entre les mains du juge de paix le plus proche ; je promettrai de vivre à l’avenir en paix, me soumettant aux autorités existantes. »

Tous les auditeurs indiquèrent encore qu’ils partageaient l’opinion de l’orateur.

« Hé bien ! messieurs, dit Redgauntlet, ce n’est pas à moi de gêner les opinions de personne, et je dois vous faire la justice de dire que le roi, dans le cas présent, a négligé de remplir une condition de votre traité qui lui était proposée en termes très-formels. La question est maintenant de savoir qui se chargera de lui apprendre le résultat de cette conférence ; car je ne présume pas que vous vouliez vous rendre encore auprès de lui pour le prier de renvoyer une personne de sa famille, comme prix de votre allégeance.

— Je crois que M. Redgauntlet peut donner cette explication en notre nom, dit le jeune lord. Comme il a sans doute fait droit à nos remontrances en les communiquant au roi, personne ne peut avec plus de convenance et de force montrer à ce prince la conséquence naturelle et inévitable de la manière dont il les a dédaignées.

— Moi, je pense, répliqua Redgauntlet, que ceux qui soulèvent l’objection doivent la soumettre eux-mêmes au roi ; car je suis convaincu que Charles ne croira jamais, à moins de l’entendre de la bouche même de l’héritier de la loyale maison de B —, que ce gentilhomme est le premier à chercher un prétexte pour éluder l’accomplissement de ses promesses.

— Un prétexte, monsieur ! » s’écria le jeune lord fièrement ; « j’en ai déjà trop supporté de votre part, et je ne souffrirai pas ce dernier affront. Veuillez, s’il vous plaît, descendre avec moi. »

Redgauntlet, souriant avec dédain, se disposait à suivre le fier jeune homme, quand sir Richard intervint encore : « Allons-nous montrer, dit-il, les derniers symptômes de la dissolution de notre parti, en tournant nos épées les uns contre les autres ? — De la modération, milord ; dans des conférences comme celle-ci, il faut se passer bien des choses qui ailleurs nécessiteraient des cartels. Un parti rassemblé doit, comme le parlement, jouir de certains privilèges. — On ne peut, dans la chaleur d’une discussion, peser tous les mots. — Messieurs, si votre confiance en moi peut aller jusque-là, j’irai trouver Sa Majesté, et j’espère que milord et M. Redgauntlet m’accompagneront. J’espère qu’une explication sur ce point amènera un résultat satisfaisant, et que nous pourrons alors rendre hommage sans réserve à notre souverain : moi-même je serai dès-lors le premier à tout sacrifier pour sa juste querelle. »

Redgauntlet s’avança tout à coup : « Milord, dit-il, si mon zèle m’a fait dire une chose qui vous ait offensé, je voudrais ne l’avoir pas dite, et je vous demande pardon. Un gentilhomme ne peut faire davantage.

— Je n’aurais pas tant demandé à M. Redgauntlet, » dit le jeune lord, acceptant volontiers la main que son adversaire lui offrait ; je ne connais pas d’homme au monde de qui je puisse souffrir un reproche sans un sentiment de dégradation, si ce n’est lui.

— Permettez-moi donc d’espérer, milord, que vous viendrez avec sir Richard et moi trouver le roi. La chaleur de votre sang ranimera notre zèle ; — la froideur du nôtre calmera votre ardeur. »

Le jeune lord sourit, et secoua la tête. « Hélas ! M. Redgauntlet, dit-il, je suis honteux d’avouer qu’en zèle vous nous surpassez tous ; mais je ne refuserai pas cette mission, pourvu que vous permettiez à votre neveu, sir Arthur, de nous accompagner aussi. »

— « Mon neveu ! » dit Redgauntlet, et il parut hésiter ; puis, il ajouta : « très-certainement. — J’espère, » dit-il en regardant Darsie, « qu’il montrera en présence du prince des sentiments convenables à la circonstance. »

Il sembla pourtant à Darsie que son oncle eût préféré ne pas le conduire devant le roi, s’il n’eût pas craint qu’il ne fût influencé par les confédérés irrésolus, au milieu desquels il devait rester pendant son absence, ou qu’il n’exerçât lui-même une influence sur eux.

« Je vais, dit Redgauntlet, demander si l’on peut nous recevoir. »

Il revint un instant après, et, sans dire mot, fit signe an jeune lord de venir. Le jeune lord s’avança, suivi de sir Richard Glendale et de Darsie, Redgauntlet ne venant qu’après eux tous. Un petit corridor, qu’ils traversèrent, et quelques marches qu’il leur fallut monter, les conduisirent à la porte de la salle temporaire de réception, où le royal aventurier devait recevoir leur hommage. C’était l’étage supérieur d’une de ces chaumières qu’on avait ajoutées au vieux cabaret, appartement pauvrement meublé, sale et en désordre ; car quelque téméraire que puisse paraître l’entreprise, on avait encore eu le soin de ne pas éveiller l’attention des étrangers en se donnant beaucoup de peine pour la commodité personnelle du prince. Il était assis, quand les députés de ses partisans entrèrent dans sa chambre, et lorsqu’il se leva, lorsqu’il s’avança vers eux et les salua pour répondre à leur salut, ce fut avec une dignité et une courtoisie qui suppléèrent à toute pompe extérieure, et convertirent le misérable grenier en un salon digne de la circonstance.

Il est inutile d’ajouter que c’était le même personnage déjà introduit en scène sous le nom de père Bonaventure, nom qu’il portait à Fairladies. Son costume ne différait de celui qu’il portait chez les miss Arthuret que par une large redingote de camelot, sous laquelle il cachait une bonne épée au lieu d’une petite rapière, et de plus une paire de pistolets.

Redgauntlet lui présenta successivement le jeune lord et son parent, sir Arthur Darsie Redgauntlet : celui-ci, en saluant le monarque et en lui baisant la main, trembla de commettre un acte qu’on pourrait taxer de haute trahison, et que pourtant il ne voyait aucun moyen d’éviter.

Sir Richard Glendale parut être personnellement connu de Charles-Édouard, qui l’accueillit avec autant de tendresse que de dignité, et sembla fort ému des larmes qui coulèrent des yeux de ce gentilhomme, lorsqu’il annonça à Sa Majesté qu’elle était la bienvenue dans le royaume de ses pères.

« Oui, mon bon sir Richard, » dit le malheureux prince, d’un ton mélancolique, » Charles-Édouard se retrouve encore une fois avec ses fidèles amis, — non plus peut-être avec ces joyeuses espérances qui faisaient disparaître le péril à ses yeux, mais toujours avec un mépris complet de ce qui peut lui arriver de pis en réclamant ses droits et ceux de son pays.

— Je me réjouis, sire, — et pourtant hélas ! je dois aussi m’affliger de vous voir sur les côtes britanniques, » dit sir Richard Glendale, et il s’arrêta muet, — une foule de sentiments contradictoires l’empêchant d’en dire davantage.

« C’est l’appel de mon peuple fidèle et souffrant qui a pu seul me déterminer à tirer de nouveau l’épée. Quant à moi, sir Richard, lorsque j’ai réfléchi combien de mes amis loyaux et dévoués périssaient par le fer et par la proscription, ou mouraient dans l’indigence et l’oubli sur un sol étranger, j’ai souvent juré qu’aucun motif d’intérêt personnel ne me porterait à élever de nouveau des prétentions qui ont déjà coûté si cher à mes partisans. Mais puisque tant d’hommes de crédit et d’honneur pensent que la cause de l’Angleterre et de l’Écosse est liée à celle de Charles Stuart, je dois suivre l’exemple de ces braves, et, mettant de côté toute autre considération, arriver encore une fois comme libérateur. Je suis donc venu seulement ici sur votre invitation, messieurs, et comme vous devez connaître parfaitement une foule de circonstances auxquelles mon absence m’a rendu nécessairement étranger, je dois être un simple instrument entre les mains de mes amis. Je sais de reste que je ne puis m’en rapporter implicitement à des cœurs plus loyaux et à des têtes plus sages que Herries Redgauntlet et sir Richard Glendale. Donnez-moi donc votre avis : comment allons-nous procéder ? Décidez du destin de Charles-Édouard. »

Redgauntlet regarda sir Richard comme pour lui dire : « Pouvez-vous songer à imposer une condition désagréable dans un moment comme celui-ci ? » Mais sir Richard secoua la tête et baissa les yeux, comme si sa résolution était inébranlable, et pourtant comme s’il sentait combien sa position était délicate.

Suivit un instant de silence que rompit le dernier représentant d’une malheureuse dynastie, en s’écriant avec quelque apparence de colère. « Voilà qui est étrange, messieurs : vous m’avez arraché du sein de ma famille pour que je vinsse me mettre à la tête d’une entreprise incertaine et périlleuse ; et quand je suis venu, vos esprits semblent être encore indécis. Je ne m’y serais pas attendu de la part d’hommes tels que vous.

— Quant à moi, sire, dit Redgauntlet, l’acier de mon sabre n’est pas d’une meilleure trempe que ma résolution.

— Je puis en dire autant de milord et de moi-même, répliqua sir Richard ; mais nous vous avions chargé, M. Redgauntlet, de transmettre notre requête à Sa Majesté, en lui proposant certaines conditions.

— J’ai rempli mon devoir envers Sa Majesté et envers vous dit Redgauntlet.

— Je n’ai considéré aucune opinion, messieurs, » dit le monarque avec dignité, « sauf celle qui m’appelait ici pour faire valoir mes droits en personne. Celle-là, je l’ai remplie à mes risques personnels. Me voici prêt à tenir ma parole, et j’attends de vous que vous soyez fidèles à la vôtre.

— Il y avait, — il devait y avoir quelque chose de plus que cela dans nos propositions, soit dit sans blesser Votre Majesté, répliqua sir Richard, nous y avions mis une restriction.

— Je ne l’ai pas vue, » dit Charles en l’interrompant. « Par tendresse pour les nobles cœurs dont j’ai si bonne opinion, je n’ai voulu rien voir ni rien lire qui pût leur nuire dans mon amour et dans mon estime. Il ne peut y avoir de stipulation entre un prince et des sujets.

— Sire, » dit Redgauntlet en fléchissant le genou, « je vois sur la physionomie de sir Richard, qu’il pense que c’est ma faute si Votre Majesté semble ignorer une clause que vos sujets m’avaient chargé de communiquer à Votre Majesté. Pour l’amour du ciel ! au nom de tous mes services et de tous mes malheurs passés, ne laissez pas une telle tache sur mon honneur ! La pièce marquée D, dont voici la copie, avait rapport au pénible sujet sur lequel sir Richard appelle en ce moment votre attention.

— Vous me forcez, messieurs, » dit le prince rouge de colère, « à me rappeler des choses que j’aurais volontiers bannies de ma mémoire, attendu qu’elles me semblaient injurieuses à votre caractère. Je n’ai pas supposé que mes loyaux sujets eussent de moi une assez pauvre idée pour profiter de ma fâcheuse position, en s’arrogeant le droit de critiquer mes affections privées, et de stipuler des arrangements avec leur roi, sur des matières dans lesquelles le dernier des paysans a le privilège de s’arranger comme il lui plaît. Dans les affaires d’État et de politique, je serai toujours guidé, comme il convient à un prince, par l’avis de mes sages conseillers ; dans celles qui regardent mon intérieur et mes arrangements domestiques, je réclame pour moi la liberté que j’accorde à tous mes sujets, liberté sans laquelle une couronne vaudrait moins qu’un bonnet de mendiant.

— Avec la permission de Votre Majesté, dit sir Richard Glendale, je vois qu’il faut absolument que je me résigne à dire des vérités qui me coûtent ; mais, croyez-moi, je le fais avec autant de respect que de regret. Oui sans doute, nous vous avons sollicité de vous mettre à la tête d’une entreprise périlleuse ; oui, Votre Majesté, préférant l’honneur à la sûreté, et l’amour de son pays à un doux repos, a consenti à devenir notre chef. Mais aussi nous avons stipulé comme une démarche préliminaire, nécessaire et indispensable à l’achèvement de nos desseins, — et je dois le répéter, comme une condition positive de nos engagements, — qu’une personne qui, suppose-t-on (je n’ai pas la présomption de dire si la supposition est fondée), jouit de l’intime confiance de Votre Majesté, et paraît capable, je ne dirai pas d’après des preuves évidentes, mais d’après des indices assez clairs, de trahir cette confiance au profit de l’électeur d’Hanovre, que cette personne, dis-je, serait éloignée de votre royale maison et de votre compagnie.

— C’est trop d’insolence, sir Richard, s’écria Charles-Édouard, ne m’avez-vous attiré en votre pouvoir que pour me traiter de cette manière infâme ? — Et vous, Redgauntlet, pourquoi avez-vous souffert que les choses en vinssent là, sans m’avoir donné plus clairement à comprendre quels affronts m’étaient ici préparés.

— Mon gracieux prince, répliqua Redgauntlet, je suis loin de mériter le moindre blâme : je ne pensais réellement pas qu’un obstacle aussi léger que le renvoi ou la présence d’une femme pût interrompre l’exécution d’une entreprise aussi importante. Je suis un homme franc, sire, et je dis toujours l’exacte vérité ; je n’avais jamais conçu l’idée qu’il fallût plus de cinq minutes d’une pareille entrevue, soit à sir Richard et à ses amis, pour se désister d’une condition qui déplaît tant à Votre Majesté, soit à vous-même, sire, pour sacrifier ce malheureux attachement à un sage conseil, ou même aux soupçons trop inquiets de tant de sujets fidèles. Je ne voyais dans une pareille difficulté aucun obstacle qui ne fût, d’un côté comme de l’autre, aussi aisé à faire disparaître qu’une toile d’araignée.

— Vous étiez dans l’erreur, monsieur, dans une profonde erreur, — aussi profonde que celle où vous êtes maintenant, lorsque vous pensez au fond du cœur que mon refus d’accéder à cette insolente proposition m’est dicté par une passion puérile et romanesque pour cette femme. Je vous le déclare, monsieur, je pourrais quitter cette femme demain, sans éprouver un instant de regret ; — déjà j’ai songé à la renvoyer de ma cour pour des raisons à moi connues ; mais je ne trahirai jamais mes droits de souverain et d’homme, en faisant une pareille démarche pour m’assurer la faveur de personne, ni pour acheter une allégeance qui m’est due, si on me la doit vraiment, par droit de naissance.

— J’en suis fâché, répliqua encore Redgauntlet. Mais j’espère que Votre Majesté et sir Richard réfléchiront aux déterminations qu’ils ont prises, et s’abstiendront de discuter davantage un pareil point dans une conjecture si critique. Je me flatte que Votre Majesté se rappellera que nous sommes en pays ennemi : nos préparatifs ne peuvent avoir été faits dans un secret si absolu, que nous puissions maintenant renoncer avec sûreté à notre entreprise : aussi est-ce avec la plus vive inquiétude que je prévois d’horribles dangers même pour votre royale personne, à moins que vous ne donniez généreusement à vos sujets la satisfaction que d’après sir Richard ils demanderont toujours avec opiniâtreté. — En effet il faut que votre inquiétude soit bien vive ! s’écria Charles-Édouard. Est-ce en me menaçant d’un danger personnel que vous croyez vaincre une résolution fondée sur un sentiment de ce qui m’est dû en ma qualité d’homme et de prince ? Si la hache et l’échafaud étaient prêts devant les fenêtres de White-Hall, je franchirais la planche franchie par mon aïeul, plutôt que de céder la moindre des choses quand l’honneur me le défend. »

Il prononça ces paroles d’un ton déterminé, et promena ses regards sur les personnes qui l’entouraient, et qui toutes paraissaient confuses et interdites : Darsie seul croyait voir dans ce débat une heureuse fin de la plus périlleuse entreprise. Enfin sir Richard reprit la parole d’une voix solennelle et mélancolique.

« Si la sûreté, dit-il, du pauvre Richard Glendale était seule intéressée dans cette affaire, je n’ai jamais attaché à ma vie assez de valeur pour n’être pas prêt à la sacrifier au moindre désir de Votre Majesté. Mais je suis un simple messager, — un simple député vers vous, je dois exécuter ma mission, et mille voix s’élèveraient pour me crier haro si je ne la remplissais pas avec fidélité. Tous vos adhérents, et Redgauntlet lui-même, voient la ruine certaine de cette entreprise, — les plus grands périls personnels pour Votre Majesté, — la destruction complète de votre parti et de vos partisans, s’ils abandonnent le point sur lequel, par malheur, Votre Majesté est si peu disposée à céder. — Je le dis avec un cœur rempli d’angoisse, — avec une émotion qui se trahit malgré moi, — mais je dois le dire, — c’est la fatale vérité : — si votre bonté royale ne peut nous faire une concession qui nous semble nécessaire à notre sûreté et à la vôtre, Votre Majesté désavouera d’un mot dix mille hommes prêts à tirer le sabre pour sa cause, ou pour parler encore plus clairement, elle anéantira jusqu’à l’ombre d’un parti royaliste dans la Grande-Bretagne.

— Et pourquoi n’ajoutez-vous pas, » dit le prince avec un air de dédain, « que les hommes qui étaient prêts à prendre les armes en ma faveur expieront leur trahison envers l’électeur en me livrant au destin que tant de proclamations m’ont annoncé ? Portez ma tête à Saint-James, messieurs ; vous commettrez ainsi une action plus profitable et plus glorieuse que de vous flétrir par des propositions qui me déshonorent, après m’avoir mis si complètement en votre puissance.

— Mon Dieu ! sire, » s’écria Richard en joignant les mains d’impatience, « de quel crime énorme et inexpiable faut-il que vos ancêtres se soient souillés, pour qu’ils en aient été punis par un aveuglement que Dieu inflige à toute leur race ! Allons, milord, il nous faut retourner vers nos amis.

— Avec votre permission, sir Richard, dit le jeune lord, pas avant d’avoir avisé aux mesures que nous pouvons prendre pour la sûreté personnelle de Sa Majesté.

— Ne vous inquiétez pas de moi, jeune homme, répliqua Charles-Édouard : lorsque je faisais société avec des voleurs montagnards et des meneurs de bestiaux, j’étais plus en sûreté que je ne crois y être maintenant parmi les représentants des plus illustres familles d’Angleterre. — Adieu, messieurs, — je veillerai moi-même sur moi.

— Jamais ! jamais ! s’écria Redgauntlet. — Permettez que moi, qui vous ai fait courir un péril aussi imminent, je cherche au moins à assurer votre retraite. »

En parlant ainsi il se retira précipitamment, suivi de son neveu. Le royal aventurier, détournant les yeux du jeune lord et de sir Richard, se jeta sur une chaise à l’autre extrémité de l’appartement, tandis qu’ils restaient, tourmentés d’inquiétude, à distance respectueuse, et qu’ils causaient ensemble à voix basse.


CHAPITRE XXIII.

DÉPART.


Lorsque Redgauntlet quitta l’appartement, à la hâte et l’esprit bouleversé, la première personne qu’il rencontra sur l’escalier fut son valet Nixon. Il était même si près de la porte que Darsie put croire qu’il y était venu pour écouter Redgauntlet.

« Que diable faites-vous là ? » demanda-t-il d’un ton brusque et sombre.

« J’attends vos ordres. J’espère que tout va bien ? — Excusez mon zèle.

— Tout va mal, Nixon. Où est ce drôle de marin, — ce capitaine… comment l’appelez-vous ?

— Nanty Ewart, monsieur. — Je vais lui porter vos ordres.

— Je les lui donnerai moi-même ; faites-le venir ici.

— Mais est-ce que Votre Honneur quitte déjà l’audience ? demanda Nixon, hésitant encore à obéir.

— Mort de ma vie ! Nixon, vous répliquez, je crois ? » s’écria Redgauntlet en fronçant les sourcils. « Pour moi, je m’occupe de mes propres affaires ; vous, m’a-t-on dit, vous faites faire les vôtres par un agent en haillons. »

Sans répondre, Nixon partit, la mine toute décontenancée, à ce que crut voir Darsie.

« Ce chien commence à devenir insolent et paresseux, dit Redgauntlet, mais il faut encore que je le supporte quelque temps. »

Un moment après Nixon revint avec Ewart.

« Est-ce là le capitaine contrebandier ? » demanda Redgauntlet. Nixon fit un signe affirmatif.

« Est-il encore ivre ? — Il aboyait tout à l’heure.

— Il ne l’est plus trop pour faire sa besogne, répondit Nixon.

— Eh bien, alors, écoutez-moi, Ewart : — dirigez votre barque vers la jetée, et qu’elle soit montée par vos meilleurs rameurs : — gardez le reste de votre équipage à bord du brick. — Si toute votre cargaison n’est pas déchargée, jetez-la à la mer, elle vous sera payée cinq fois sa valeur. — Tenez-vous prêt à partir pour le pays de Galles ou pour les Hébrides, peut-être pour la Suède ou la Norwége. »

Ewart répondit d’un ton assez bourru : « Oui, oui, monsieur.

— Allez avec lui, Nixon, » dit Redgauntlet, en se contraignant pour parler avec une apparence de cordialité au domestique dont il était mécontent ; « et voyez à ce qu’il fasse son devoir. »

Ewart se hâta de quitter le cabaret, suivi par Nixon. Le marin était précisément dans cette espèce d’ivresse qui le rendait bourru, colère et incommode, sans qu’il le montrât par d’autres symptômes que par une extrême irritabilité. Tandis qu’il se dirigeait vers le bord de la mer, il se parlait à demi-voix, mais assez haut pourtant pour que son compagnon ne perdît pas une seule de ses paroles : « Capitaine contrebandier, — oui, contrebandier ; — et, jetez votre cargaison à la mer ; — puis, soyez prêt à faire voile vers les Hébrides, ou vers la Suède, — ou vers le diable, je suppose. — Hé bien ! que serait-il arrivé si j’avais répondu : Rebelle, — jacobite, — traître, — je vous ferai monter la fatale échelle, à vous et à vos maudits confédérés ; — je l’ai vu faire à des hommes qui vous valaient bien, — à une dizaine dans une matinée, quand j’étais en croisière sous la ligne ?

— En effet, c’est en termes diablement malhonnêtes que Redgauntlet vous a parlé, camarade, dit Nixon.

— Que voulez-vous dire ? » répliqua Nanty, tressaillant, et se rappelant où il était : « est-ce que je m’abandonnais à ma vieille habitude de penser tout haut, hein ?

— Peu importe, il n’y a qu’un ami qui puisse vous entendre. Vous n’avez point oublié comment Redgauntlet vous a désarmé ce matin.

— Ma foi ! je n’y songeais déjà plus, — mais seulement votre maître est diablement hautain et arrogant !

— Et puis, je vous connais pour un zélé protestant !

— Je crois bien, de par Dieu ! non, les Espagnols n’ont jamais pu m’ôter ma religion.

— Et, de plus, vous aimez le roi Georges et la succession au trône dans la ligne hanovrienne, » dit Nixon, à voix basse et tout en marchant.

— Vous pourriez en faire serment, si ce n’est par suite d’affaires, comme dit Tom Turnpenny ; j’aime le roi Georges, mais pas assez pour payer les droits de douane.

— Vous êtes hors la loi, j’imagine ?

— Moi ! — en vérité je crois que oui. Je souhaiterais de tout mon cœur être dedans. — Mais avançons, il faut que nous préparions tout pour votre impérieux seigneur.

— Je vais vous apprendre qu’une besogne meilleure vous tend les bras. Il y a là-haut une meute sanguinaire de rebelles.

— Oui, nous connaissons cela ; mais la boule de neige se fond, je crois.

— Il y a un homme là-haut dont la tête vaut — trente — mille — livres — sterling, « dit Nixon, en s’arrêtant entre chaque mot comme pour augmenter l’importance de la somme.

« Et qu’en résulte-t-il ? » demanda vivement Ewart.

— Seulement que, si au lieu d’attendre au bout de la jetée avec vos rameurs, vous voulez reconduire sur-le-champ votre chaloupe vers votre brick, et ne faire aucune attention aux signaux qu’on vous adressera du rivage, je vous rendrai, de par Dieu ! Nanty Ewart, bourgeois pour le reste de votre vie.

— Oh ! oh ! messieurs les jacobites ne sont donc pas aussi en sûreté qu’ils le pensent ?

— Dans une heure ou deux ils seront plus en sûreté dans le château de Carliste.

— Oui, de par le diable ! — Et c’est vous qui les avez dénoncés, j’imagine ?

— Oui, j’ai été mal récompensé de mes services parmi les Redgauntlet : — j’ai à peine gagné de pauvres gages, — et l’on m’a traité plus mal que chien ne le fut jamais. Je tiens à présent le vieux renard et ses petits dans le même piège, et nous verrons à cette heure comment certaine jeune demoiselle me regardera. Vous voyez que je suis franc avec vous, Nanty.

— Je vous répondrai aussi franchement, dit le contrebandier. Vous êtes un maudit vieux traître, — traître à l’homme dont vous mangez le pain !… Moi ! aider à trahir de pauvres diables, quand j’ai été si souvent trahi moi-même ! — Impossible, quand bien même il y aurait parmi eux cent papes, cent diables et cent prétendants. Je vais retourner sur mes pas et les avertir du danger : — ils font partie de ma cargaison ; — ils ont été régulièrement chargés ; — j’en réponds à mes copropriétaires : — je retourne sur mes pas.

— Êtes-vous donc fou à lier ? » dit Nixon qui comprenait alors combien était grande son erreur quand il avait supposé que les singulières idées de Nanty sur l’honneur et la fidélité pourraient être ébranlées par le ressentiment ou par son amour du protestantisme ; « vous ne retournerez pas, — c’est une pure plaisanterie.

— Je retournerai vers Redgauntlet, et nous verrons si c’est une plaisanterie dont il rira.

— Ma vie est perdue si vous le faites ; écoutez la raison. »

Au moment où ils parlaient ainsi, ils se trouvaient dans un fourré de hautes bruyères, à mi-chemin environ de la jetée et du cabaret, mais non en ligne droite, attendu que Nixon, dont le but était de gagner du temps, avait insensiblement fait dévier Nanty de la route la plus directe.

Il vit alors la nécessité de prendre une résolution désespérée : « Écoutez la raison, » dit-il ; et il ajouta tandis que Nanty s’efforçait toujours de rebrousser chemin, » ou sinon écoutez ceci ; » et il déchargea un coup de pistolet dans la poitrine du malheureux capitaine.

Nanty trébucha ; il se tint pourtant sur ses pieds. — « Votre balle m’a cassé l’épine du dos ; vous m’avez rendu le dernier service, et je ne veux pas mourir en ingrat. »

En prononçant ces derniers mots, il recueillit le peu de forces qui lui restaient, s’arrêta un instant, tira son sabre, et en assena à deux mains un coup sur la tête de Nixon. Ce coup, porté avec toute l’énergie d’un homme désespéré et mourant, prouva dans Nanty une vigueur dont son corps épuisé ne paraissait pas capable : — il fendit le chapeau que portait le misérable, quoiqu’il fût doublé à l’intérieur d’une feuille de fer, entra profondément dans le crâne, et y laissa un morceau de l’arme qui se brisa contre les os.

Un des marins du bâtiment contrebandier qui rôdait dans les environs, attiré par l’explosion, quoique le pistolet fût très-petit et le coup peu bruyant, trouva les deux malheureux raides morts. Alarmé de cette vue, et croyant que ce double meurtre avait été la conséquence d’une lutte entre son ancien capitaine et un officier de la douane (car le hasard voulait que Nixon ne lui fût pas personnellement connu) le marin se hâta de retourner à la chaloupe, pour apprendre à ses camarades le malheur de Nanty, et leur conseiller de reprendre le large avec leur bâtiment.

Cependant Redgauntlet, après avoir envoyé, comme nous l’avons vu, Cristal Nixon pour assurer une retraite au malheureux Charles en cas d’extrémité, entra dans l’appartement où il avait laissé l’aventurier royal ; il le trouva seul alors.

« Sir Richard Glendale, dit l’infortuné prince, est allé avec son jeune ami consulter ceux de nos partisans qui sont en cette maison. — Mon cher Redgauntlet, je ne vous blâmerai pas de m’avoir mis dans la position où je me trouve, quoique je sois en même temps exposé aux périls et aux mépris. Mais vous auriez du me faire sentir plus fortement l’importance que ces messieurs attachaient à leur insolente proposition ; vous auriez dû me dire qu’aucun compromis ne pouvait avoir d’effet ; — qu’ils ne désiraient pas un prince pour les gouverner, mais au contraire un monarque qu’ils pussent gêner en toute occasion, depuis les plus hautes affaires d’État, jusque dans les détails les plus intimes et les plus secrets de son intérieur, ce foyer domestique que les hommes les plus ordinaires veulent toujours conserver libre et sacré

— Dieu sait, » répliqua Redgauntlet avec beaucoup d’agitation, « que j’agissais pour le mieux, lorsque je pressais Votre Majesté de venir ici. — Je n’aurais jamais pensé que Votre Majesté, dans un moment aussi critique, quand il s’agissait d’un royaume, se serait fait scrupule de sacrifier un attachement qui…

— Paix, monsieur ! il ne vous appartient pas de juger mes motifs de conduite à ce sujet. »

Redgauntlet rougit et s’inclina profondément. « Au moins, reprit-il, j’espérais qu’il serait possible de trouver un moyen terme : — et nous le trouverons, il le faut. Suivez-moi, mon neveu, nous allons retourner près de ces messieurs, et j’ai confiance que nous rapporterons des nouvelles plus encourageantes.

— Je ferai beaucoup pour les contenter, Redgauntlet. Je suis honteux, après avoir remis le pied sur le sol britannique, de le quitter sans frapper un seul coup en faveur de mes droits. Mais ce qu’on exige de moi est une dégradation, et je ne peux m’y soumettre. "

Redgauntlet, suivi de son neveu spectateur involontaire de cette scène presque inconcevable, quitta encore une fois l’appartement du royal aventurier, et remonta au haut de l’escalier ; le père Crackenthorp l’arrêta. « Où sont ces autres messieurs ? lui demanda-t-il.

— Là-bas, dans la baraque de l’ouest, répondit Crackenthorp ; mais, M. Ingoldsby, (c’est le nom sous lequel Redgauntlet était le plus généralement connu dans le Cumberland), je voulais vous dire qu’il faut que je mette tous vos gens dans une seule chambre.

— Quels gens ? » dit Redgauntlet avec impatience.

« Hé bien ! si vous aimez mieux, ces prisonniers sur qui vous aviez chargé Cristal Nixon de veiller. Le seigneur vous protège ! ma maison est pourtant assez grande, mais nous ne pouvons avoir des cellules séparées pour tout le monde, comme à Newgate ou à Bedlam. D’abord il y a un mendiant fou qui doit devenir un homme riche quand il aura gagné un procès, Dieu veille sur lui ! il y a ensuite un quaker et un avocat accusés d’avoir troublé la paix publique ; et corbleu ! il faut qu’une clef et une serrure suffisent pour les garder tous, car nous avons maison pleine, et vous avez envoyé en commission le vieux Cristal qui aurait pu me donner un coup de main dans cette confusion. D’ailleurs, en occupant tous des chambres particulières, ils ne me commandent rien, — excepté le vieux bonhomme qui appelle le garçon assez souvent, — mais qui n’a pas un sou vaillant pour payer.

— Arrangez-les tous comme vous voudrez, » répliqua Redgauntlet qui avait écouté cette tirade avec impatience, « pourvu que vous les empêchiez de sortir, et de faire tapage dans le pays, peu m’importe.

— Un quaker et un avocat ! dit Darsie, ce doit être Fairford et Geddes. — Mon oncle, il faut que je vous prie…

— Silence, mon neveu, interrompit Redgauntlet, l’instant est mal choisi pour m’adresser une demande. Vous déciderez vous-même de leur destin avant qu’il se passe une heure ; — on ne leur veut faire aucun mal. »

En parlant ainsi, il se précipita vers l’endroit où les gentilshommes jacobites tenaient conseil, et Darsie l’accompagna, dans l’espérance que l’obstacle qui s’était élevé à l’exécution de leur entreprise téméraire serait reconnu insurmontable. La discussion fut très-vive. Les conspirateurs les plus hardis, ceux qui surtout n’avaient guère que la vie à perdre, voulaient qu’on commençât à tout hasard, tandis que les autres, avec de vrais sentiments d’honneur et une répugnance véritable à désavouer les principes qu’ils avaient long-temps professés, n’étaient peut-être pas mécontents d’avoir une excuse plausible pour ne pas s’embarquer plus avant dans une aventure où ils étaient entrés avec plus d’insouciance encore que de zèle.

Pendant ce temps-là, Joë Crackenthorp, profitant de la permission précipitée qu’il avait obtenue de Redgauntlet, se mit à rassembler dans une seule pièce toutes les personnes sur lesquelles on avait cru nécessaire de veiller ; et, sans beaucoup se soucier s’il blessait les convenances, il choisit, pour en faire une prison commune, la pièce que Lilias occupait seule depuis le départ de son frère. Elle avait une forte serrure et des gonds très-solides, motif qui lui avait sans doute fait donner la préférence.

Ce fut sans beaucoup de cérémonie, mais avec assez de bruit que Joe y introduisit le quaker et l’avocat ; le premier expliquant l’immoralité, le second l’illégalité d’une pareille conduite, et Joë faisant la sourde oreille aux représentations de l’un et de l’autre. Il y poussa ensuite, la tête en avant, l’infortuné plaideur qui, ayant fait quelque résistance à la porte, et ayant reçu en conséquence une violente impulsion, se précipita comme un bélier qui va donner un coup de cornes : son impétuosité était telle qu’il aurait été bien certainement se frapper contre le mur du fond de la chambre, en égratignant, avec le chapeau pointu perché sur le faîte de sa perruque d’étoupe, la figure de miss Redgauntlet, si le digne quaker n’eût arrêté sa course en le saisissant au collet, et en le forçant à rester tranquille. « Ami, » lui dit-il avec cette politesse véritable qui souvent subsiste indépendamment du cérémonial, « tu n’es pas une compagnie convenable pour cette jeune personne ; elle est, comme tu vois, effrayée de la manière dont nous arrivons ici ; et quoique ce ne soit pas notre faute, il faut néanmoins nous montrer honnêtes envers elle. Tiens donc avec moi dans cette embrasure de fenêtre, et je t’apprendrai des choses qu’il t’importe de connaître.

— Et pourquoi ne parlerais-je pas à mademoiselle ? » répliqua Pierre qui se trouvait alors dans les vignes du Seigneur. « J’ai souvent parlé à des demoiselles, l’ami : — pourquoi aurait-elle donc peur de moi, mon homme ? — Je ne suis pas un diable, je vous jure. — À quoi bon me tirer de la sorte ? — Vous déchirerez mon habit, et il faudra que je vous intente une action pour que vous me rétablissiez sartum atque tectum à vos dépens. »

Malgré cette menace, M. Geddes, dont les muscles étaient aussi vigoureux que son jugement était sain et son caractère froid, entraîna vers l’autre bout de l’appartement le pauvre Pierre enfin convaincu que toute tentative de résistance serait inutile. Là, le mettant bon gré mal gré sur une chaise, il s’assit à côté de lui, et l’empêcha réellement d’incommoder la jeune personne qu’il semblait disposé à faire jouir des délices de sa société.

Si Pierre eût de suite reconnu son homme de loi, il est probable que les efforts bienveillants du quaker n’auraient même pas pu le maintenir immobile ; mais Fairford tournait le dos à son client, dont les yeux, outre qu’ils étaient quelque peu éblouis par l’ale et l’eau-de-vie qu’il avait bus, ne songeaient alors qu’à lorgner une demi-couronne que Josué tenait entre le pouce et l’index, en même temps qu’il lui disait : « Ami, tu es pauvre et imprévoyant. Cette pièce d’argent bien employée pourra te nourrir plus d’un jour, et je te la donnerai si tu consens à rester assis là et à me tenir compagnie ; car nous ne sommes, ni toi ni moi, une société convenable pour des dames.

— Parlez pour vous-même, l’ami, » répliqua Pierre avec dédain ; « j’ai toujours passé pour plaire au beau sexe ; et lorsque j’étais dans le commerce, je servais toujours les dames bien plus galamment que Plainstanes, ce maudit et maladroit coquin ! Ce fut une de nos causes de brouille.

— Fort bien : mais, ami, » dit le quaker qui observa que la jeune miss semblait craindre encore d’être assaillie par Pierre Peebles, « je voudrais bien t’entendre causer un peu sur ton fameux procès qui a eu tant de célébrité.

— De célébrité ? — Vous pouvez bien le dire, » répliqua Pierre ; car on avait touché la corde à laquelle sa folle imagination répondait toujours. « Et je ne m’étonne pas que des gens, qui jugent les choses d’après leur grandeur apparente, me regardent comme digne d’envie. Il est vrai que s’il est au monde une chose merveilleuse, c’est d’entendre l’huissier prononcer à haute voix une phrase qui résonne sous les longues voûtes du vestibule de la cour : — « Le pauvre Pierre Peebles contre Plainstanes et per contra, » et de voir alors les meilleurs avocats courir vers la salle d’audience comme des aigles fondant sur leur proie ; les uns parce qu’ils sont de la cause, les autres pour faire croire qu’ils en sont — (on recourt à la ruse dans d’autres métiers que dans celui où l’on vend des étoffes) : c’est plaisir de voir les rapporteurs tailler leurs plumes pour prendre des notes sur les débats, — et les magistrats eux-mêmes montant à leurs fauteuils, comme des gens qui s’asseyent devant un bon dîner, et criant à leurs clercs de leur donner les pièces et les mémoires appartenant au procès, tandis que les clercs, pauvres diables, ne peuvent que crier à leur tour aux huissiers de les leur faire passer. Voir un pareil spectacle, » continua Pierre avec un cri de ravissement continu, « et savoir que rien ne sera dit ou fait par tous ces grands personnages, durant peut-être un espace de trois heures, rien qui ne vous concerne vous et votre affaire ! — Oh ! brave homme, il n’est pas étonnant de vous entendre appeler cela une des gloires de ce monde ! Et pourtant, voisin, comme je le disais, il y a un vilain revers à la médaille. — Je songe parfois à ma bonne maison, où le dîner, le souper et le déjeuner arrivaient toujours sans même que je les demandasse, absolument comme si des fées les eussent apportés, — et à mon excellent lit le soir, — et à mon gousset bien garni d’argent. — Et puis voir toute la fortune d’un homme suspendue en l’air dans les plateaux d’une balance, qui s’élèvent tantôt, et tantôt s’abaissent, suivant que le souffle du juge et de l’avocat la font pencher du côté du demandeur ou du défendeur. — En vérité, mon homme, il y a des jours où je me repens d’avoir jamais entamé un procès, quoique peut-être, quand je considère la renommée et le crédit que j’ai obtenus, vous ayez peine à croire à la sincérité de mes discours.

— Assurément, l’ami, » répliqua Josué avec un soupir, « je suis charmé que tu aies trouvé dans une querelle légale quelque chose qui serve de compensation à la faim et à ta pauvreté ; mais je crois que si l’on examinait d’aussi près les autres objets de l’ambition humaine, les avantages seraient reconnus aussi chimériques que ceux de ton interminable procès.

— Ne vous inquiétez pas, bon homme, répliqua Pierre : je vais vous expliquer clairement où en sont mes différents procès réunis en un seul, et vous démontrer que je puis maintenant les mener tous du bout du doigt, pourvu que je puisse mettre l’index et le pouce sur mon coureur d’avocat, sur ce vaurien de Fairford. »

Alan Fairford parlait alors à la demoiselle masquée (miss Redgauntlet n’avait pas quitté son masque de voyage), cherchant à lui persuader qu’elle pouvait compter sur toute sa protection, car il avait remarqué qu’elle n’était pas exempte d’inquiétude, lorsque son nom prononcé à haute voix attira son attention. Il se détourna, et voyant Pierre Peebles, il fit une nouvelle pirouette aussi rapide que possible, pour n’être pas remarqué de lui : ce à quoi il réussit à merveille, tant Pierre mettait d’ardeur à s’entretenir avec le plus respectable des auditeurs dont il eût jamais pu captiver l’attention. Par ce petit mouvement, Fairford gagna un avantage inattendu ; car pendant qu’il regardait derrière lui, miss Lilias, — je n’ai jamais pu deviner pourquoi ; saisit ce moment pour ajuster son masque, et le fit si gauchement que son compagnon de captivité, en retournant la tête, reconnut très-bien sa figure. Il se crut en conséquence autorisé à lui parler comme à sa belle cliente, et à lui réitérer ses offres de protection et de service, avec la hardiesse d’une ancienne connaissance.

Lilias Redgauntlet ôta son masque de dessus ses joues couvertes d’une vive rougeur. « M. Fairford, » dit-elle d’une voix si basse qu’Alan l’entendit à peine, « votre réputation est celle d’un jeune homme sensé et généreux ; mais nous nous sommes déjà rencontrés dans une circonstance qui doit vous paraître singulière ; et vous pourriez mal interpréter ma hardiesse, si ma démarche n’avait eu pour but de servir une personne qui possède mes plus chères affections.

— L’intérêt que vous prenez à mon excellent ami Latimer, » répliqua Fairford en reculant d’un pas et en mettant plus de réserve dans ses manières, « me donne doublement le droit d’être utile à… » il s’arrêta court.

« À sa sœur, voulez-vous dire sans doute ?

— À sa sœur, mademoiselle ! » répliqua Fairford au comble de la surprise, « à sa sœur d’affection seulement, je présume.

— Non, monsieur ; mon cher Darsie et moi sommes unis par les liens d’une parenté véritable ; et je ne suis pas fâchée d’être la première à l’apprendre à l’ami qu’il estime le plus. »

La première pensée de Fairford fut pour la passion violente que Darsie disait ressentir à l’égard de la belle inconnue. « Bon Dieu ! s’écria-t-il, comment a-t-il supporté cette découverte ?

— Avec résignation, j’espère, » dit Lilias en souriant. « Il aurait pu rencontrer aisément une sœur plus accomplie, mais il n’aurait pu en retrouver une qui l’aimât plus tendrement.

— Je voulais, — je voulais seulement dire, » balbutia le jeune avocat, sa présence d’esprit l’abandonnant pour un instant, — « c’est-à-dire, je voulais vous demander où est en ce moment Darsie ?

— Dans cette maison même, et sous la tutelle de son oncle, que vous connaissez, je crois, pour l’avoir vu en visite chez votre père, sous le nom de M. Herries de Birrenswork.

— Il faut que je le voie de suite, répliqua Fairford ; je l’ai cherché à travers mille fatigues et mille dangers ; — il faut que je me rende immédiatement près de lui.

— Vous oubliez que vous êtes prisonnier.

— C’est vrai, bien vrai ; mais je ne puis être long-temps détenu, — le motif qu’on allègue est trop ridicule.

— Hélas ! notre sort, — le mien et celui de mon frère du moins, — dépendent des résolutions qui vont être prises peut-être avant une heure d’ici. — Quant à vous, monsieur, je crois que vous n’avez à craindre qu’une courte détention ; mon oncle n’est ni cruel ni injuste, quoique peu de personnes soient plus dévouées à la cause qu’il a épousée.

— Et qui est celle du Prétendant…

— Au nom du ciel ! parlez plus bas, » interrompit Lilias en avançant sa main comme pour lui fermer la bouche. « Ce mot pourrait vous coûter la vie. Vous ne savez pas, — en effet, vous ne pouvez savoir — combien est terrible la position où nous sommes en ce moment, et dans laquelle j’ai peur de vous voir entraîné aussi par amitié pour mon frère.

— En effet, je ne connais pas bien précisément notre situation présente ; mais quelque grand que puisse être le péril, je n’en répudierai point ma part, pour sauver mon ami, ou, » ajouta-t-il avec plus de timidité, « la sœur de mon ami. Permettez-moi d’espérer, ma chère miss Latimer, que ma présence peut vous être utile ; et, pour qu’il en soit ainsi, accordez-moi votre confiance, quoique je sente n’avoir aucun droit à vous la demander. »

Il la conduisit, tout en parlant de la sorte, vers l’embrasure de la fenêtre la plus éloignée, en la prévenant qu’il était malheureusement exposé, plus que tout autre, aux interruptions du vieux fou dont l’arrivée lui avait causé à elle-même tant de frayeur. Par surcroît de précautions, il ramassa la robe que Darsie Latimer avait portée pour voyager, et qui était restée dans la chambre, l’étendit sur le dos de deux chaises, et forma ainsi une espèce de paravent. Alors il se cacha derrière cet abri avec la demoiselle à la mante verte, éprouvant que tous les dangers qu’il courait étaient suffisamment compensés par la connaissance d’un fait qui lui permettait de laisser revivre envers cette aimable personne des sentiments que, par égard pour son ami, il avait cru devoir éteindre dès leur naissance.

La situation relative du conseillant et du conseillé, du protecteur et du protégé, est adaptée si particulièrement à la condition respective de l’homme et de la femme, que dans une situation pareille de grands progrès vers l’intimité se font souvent en fort peu de temps ; les circonstances excitent alors l’homme à se confier davantage en lui-même, et la femme à se défaire de toute pruderie, de sorte que les barrières habituelles qui s’opposent à un entretien sans gêne se trouvent tout à coup renversées.

Dans une pareille position, sûrs autant que possible de n’être pas observés, causant à voix basse, et assis dans un coin où ils s’étaient tellement approchés l’un de l’autre que leurs figures se touchaient presque, Fairford apprit de Lilias Redgauntlet l’histoire de sa famille, particulièrement de son oncle ; les vues de cet oncle sur son frère, et sa crainte qu’il ne réussît en ce moment même à entraîner Darsie dans quelque projet désespéré, fatal à sa fortune et peut-être à sa vie.

L’intelligence active de Fairford réunit aussitôt ce qu’il venait d’entendre aux circonstances dont il avait été témoin à Fairladies. Sa première pensée fut de tenter à tout risque une évasion immédiate, et de se procurer une force suffisante pour étouffer, au berceau même, une conspiration dont le caractère était déjà si alarmant. Il ne croyait pas qu’il fût difficile de s’évader ; car, quoique la porte fût gardée en dehors, la croisée, qui ne s’élevait que de dix pieds au-dessus du sol, lui offrait un passage ; la prairie sur laquelle elle donnait n’était entourée d’aucune clôture, et se trouvait couverte d’une herbe très-haute. Il lui était facile, à ce qu’il croyait, de recouvrer sa liberté, et d’échapper aux poursuites après l’avoir reconquise.

Mais Lilias se récria contre ce projet. « Son oncle, dit-elle, était un homme qui, dans ses moments d’exaltation, ne connaissait ni remords, ni crainte. Il était capable de rejeter sur Darsie le tort qu’il pouvait soupçonner Fairford de lui avoir fait ; — puis, c’était son proche parent, et elle avait souvent eu à se louer de ses bontés. » Elle supplia donc Alan de renoncer à toute tentative, même en faveur de son frère, qui pût mettre en danger la vie de Redgauntlet. Fairford lui-même se rappela le père Bonaventure, et ne douta guère qu’il ne fût un des fils du vieux chevalier de Saint-Georges. Par un sentiment qui, bien que contraire à ses devoirs de citoyen, peut à peine être blâmé, son cœur se souleva à la pensée de devenir l’instrument qui abattrait le dernier rejeton d’une longue suite de princes écossais. Il songea d’abord à obtenir, s’il était possible, une audience du prêtre supposé, pour lui démontrer combien était possible la réussite d’une telle entreprise, chose que l’ardeur de ses partisans pouvait bien, pensait-il, lui avoir déguisée ; mais il renonça aussitôt à ce dessein. Il ne doutait pas que les lumières qu’il pourrait lui fournir sur l’état du pays ne vinssent trop tard pour tourner au profit d’un prince qui passait généralement pour avoir sa part entière de cette obstination héréditaire qui avait coûté si cher à ses ancêtres, — et qui, en tirant l’épée, devait avoir jeté loin de lui le fourreau.

Lilias lui suggéra l’avis le plus convenable à la circonstance : c’était de céder à la nécessité où les mettait leur position, et d’épier avec soin le moment où Darsie jouirait de quelque liberté, pour établir une correspondance avec lui. Alors, leur évasion commune pourrait s’effectuer, sans compromettre la sûreté de personne.

La délibération des jeunes captifs les avait amenés à cette dernière résolution, quand Fairford, qui écoutait avec ravissement la douce voix de Lilias Redgauntlet, rendue encore plus intéressante par une légère teinte d’accent étranger, fut distrait par une main pesante qui tomba de tout son poids sur son épaule. C’était la main de Pierre Peebles : il s’était enfin débarrassé du patient quaker ; et sa voix discordante criait à l’oreille de son avocat voyageur : « Ah ! ah ! mon garçon ! je crois que je vous tiens ! — Vous êtes donc devenu avocat consultant, hein ? — Et vous choisissez vos clients parmi les fichus et les jupons ? Mais attendez un peu, mon jeune ami, et vous verrez si je ne vous arrange pas comme il faut, quand ma pétition et ma plainte viendront à être discutées eu audience, avec ou sans réplique de votre part, comme il vous plaira. »

Alan n’eut jamais de sa vie plus de peine à maîtriser un premier mouvement, qu’il n’en eut alors à s’empêcher de battre le vieil imbécile qui venait l’interrompre en un pareil moment. Mais la longueur du discours avec lequel l’aborda Pierre lui donna le temps, par bonheur pour tous deux peut-être, de réfléchir à l’extrême irrégularité d’une pareille conduite. Il se tut néanmoins, très-vexé, pendant que Pierre continuait.

« Fort bien ! mon beau jeune homme, je vois que vous êtes honteux de vous-même, et je ne m’en étonne pas. Il vous faut quitter cette demoiselle, — sa société ne vous convient pas. J’ai entendu l’honnête M. Pest dire que la robe s’arrange mal avec le cotillon. Mais retournez chez votre pauvre père ; je prendrai soin de vous toute la route, je vous tiendrai compagnie, et du diable si nous dirons un mot qui n’ait pas rapport à la situation où en sont restés les procès réunis de la grande cause du pauvre Peebles contre Plainstanes.

— Si tu peux avoir la patience d’en écouter sur ce procès, dit le quaker, aussi long que j’en ai entendu par pure compassion pour toi, je pense, ami, que vraiment tu arriveras bientôt au fond de cette affaire, à moins qu’elle n’ait pas de fond du tout. »

Fairford repoussa presque avec indignation la large main décharnée que Pierre avait posée sur son épaule, et il se préparait à le tancer un peu vertement sur cette interruption désagréable autant qu’insolente, lorsque la porte s’ouvrit. Une voix grêle dit à la sentinelle : « Je vous répète qu’il faut que j’entre pour voir si M. Nixon est dans cette chambre, » et le petit Benjie avança sa chevelure en désordre et son brillant œil noir. Avant qu’il pût retirer la tête, Pierre Peebles s’élança vers la porte, saisit l’enfant au collet, et l’entraîna au milieu de la chambre.

« Vous voici donc enfin, dit-il, rejeton de Satan, qui n’êtes bon à rien ! — Je vous ferai bien rendre vos comptes, je pense ; — je vous enverrai en une seule fois la première et la seconde assignation, enfant du diable !

— Que réclames-tu donc ? » dit le quaker en intervenant ; ami Peebles, pourquoi effrayes-tu cet enfant ?

— J’ai donné à ce petit voleur un sou pour m’acheter du tabac, répondit le pauvre, et il ne m’a rendu aucun compte de sa gestion ; mais je vais me le rendre moi-même. »

En parlant ainsi, il procéda de force à fouiller toutes les poches de la jaquette en guenilles de Benjie ; il en tira deux ou trois pièges à prendre les oiseaux, des billes de marbre, une pomme à demi mangée, deux œufs volés, dont Pierre brisa l’un dans l’ardeur de sa recherche, et différentes autres petites bagatelles qui n’avaient pas l’air d’être venues par une voie honnête en sa possession. Le petit coquin, pendant qu’on le fouillait, mordait et égratignait comme un jeune renard ; mais, semblable à ce méchant animal, il ne poussait ni cris, ni plaintes, jusqu’à l’instant enfin où un billet que Pierre tira de son sein sauta près de Lilias Redgauntlet, et tomba à ses pieds : il était adressé à C. N.

« C’est pour l’infâme Nixon, » dit-elle à Alan Fairford ; « ouvrez-le sans scrupule ; cet enfant est son émissaire ; nous allons voir quels sont les desseins de ce mécréant. »

Benjie cessa toute résistance, et laissa Peebles lui arracher, sans se débattre davantage, un shilling, sur lequel Pierre déclara qu’il se payerait la somme à lui due, principal et intérêts, sauf à rendre compte du reste. L’enfant, dont l’attention semblait attirée vers un objet tout différent, se contenta de dire : « Maître Nixon me tuera ! »

Alan Fairford n’hésita plus à lire le petit chiffon de papier, dont voici le contenu : « Tout est préparé : — amusez-les jusqu’à ce que j’arrive. — Vous pouvez compter sur la récompense. — C. C. »

— « Hélas ! mon oncle ! — mon pauvre oncle ! dit Lilias ; tel est le résultat de sa confiance. Il me semble que lui donner à l’instant avis de la trahison de son confident, c’est le meilleur service que nous puissions rendre à toutes les parties intéressées. — Si l’on renonce à l’entreprise, et l’on y sera forcé, Darsie sera en liberté. »

Sans perdre un seul instant, ils se dirigèrent ensemble vers la porte entr’ouverte, Fairford demandant à parler au père Bonaventure, et Lilias insistant avec non moins de force pour obtenir un moment d’entretien avec son oncle. Pendant que la sentinelle hésitait encore, son attention fut attirée par un grand bruit à la porte, où s’était rassemblée une multitude considérable, par suite de l’alarme donnée, comme on le reconnut ensuite, par des contrebandiers qui avaient enfin découvert les cadavres de Nanty Ewart et de Nixon.

Parmi la confusion occasionnée par ce triste incident, la sentinelle quitta son poste. Lilias, acceptant le bras d’Alan Fairford, ne trouva aucune opposition à pénétrer même dans la salle intérieure où les principaux partisans de l’entreprise, dont la délibération avait été troublée par le même événement, étaient alors rassemblés en grand désordre, et avaient été rejoints par le Chevalier lui-même.

« Ce n’est qu’une mutinerie parmi ces misérables contrebandiers, dit Redgauntlet.

— Qu’une mutinerie, dites-vous ? s’écria sir Richard Glendale ; et le brick, — la dernière espérance d’évasion pour… » il regarda Charles, « le brick est en pleine mer, faisant force de voiles !

— Ne vous inquiétez pas de moi, » dit le malheureux prince : ce n’est pas la circonstance la plus critique où je me sois trouvé ; et, quand même, je n’ai pas peur. Songez à vous-mêmes, milords et messieurs.

— Non, jamais ! s’écria le jeune lord. Notre seule espérance maintenant est dans une résistance honorable.

— C’est la vérité ! ajouta Redgauntlet. Que le désespoir ramène donc parmi nous l’union qu’un incident malencontreux en a chassée. Je vote pour qu’on déploie à l’instant la royale bannière, et… Qu’est-ce donc ? » s’écria-t-il d’un ton farouche eu terminant, lorsque Lilias, fixant d’abord son attention en le tirant par son habit, lui remit le billet entre les mains, et ajouta qu’il était destiné à Nixon.

Redgauntlet le lut ; — et, le laissant aller à terre, il resta les yeux fixés à l’endroit où il était tombé, les mains levées vers le ciel. Sir Richard Glendale ramassa le fatal papier, en prit lecture, et, disant ; « Maintenant tout est bien fini, » il le passa à Maxwell, qui s’écria : « Colin Campbell le Noir, de par Dieu ! j’avais entendu dire qu’il était arrivé en poste de Londres la nuit dernière. »

Comme pour faire écho à ses pensées, le violon de l’aveugle joua alors avec énergie la marche bien connue du clan des Campbell.

« Les Campbell viennent bon train, dit Mackellar, ils vont tomber sur nous avec tout le bataillon de Carlisle. »

Le découragement causa un instant de silence, et deux ou trois personnes s’esquivèrent de la chambre.

Le jeune lord parla avec le généreux esprit d’un noble Anglais : « Si nous avons été fous, ne soyons pas lâches. — Il se trouve ici un homme plus précieux que nous tous, et venu ici sur notre garantie. — Cherchons du moins à le sauver.

— Oui, oui ! répliqua sir Richard Glendale, occupons-nous d’abord du roi.

— Ce soin me regarde, dit Redgauntlet. Si seulement nous avons le temps de faire revenir le brick, tout ira bien. — Je vais envoyer sur-le-champ des hommes dans une barque de pêcheur, pour lui porter des ordres. » Il donna des instructions à deux ou trois des gens les plus actifs de sa suite. « Que le prince soit une fois à bord, ajouta-t-il, et nous sommes assez nombreux pour prendre les armes et couvrir sa retraite.

— Bien, très-bien ! dit sir Richard ; j’examinerai les points qu’il est possible de mieux défendre, et les vieux reîtres de la conspiration des poudres n’auront pas fait une résistance plus désespérée que ne le sera la nôtre. — Redgauntlet, continua-t-il, je vois pâlir quelques-uns de nos amis ; mais il me semble que votre neveu a maintenant plus d’ardeur dans les yeux que quand nous délibérions froidement, et que le danger était éloigné.

— C’est l’habitude de notre maison, répliqua Redgauntlet ; notre courage s’enflamme toujours davantage quand nous défendons la cause du plus faible. Et moi, je pense que la catastrophe que j’ai amenée ne doit pas voir survivre son auteur. Permettez-moi d’abord, sire, dit-il en s’adressant à Charles, de veiller à ce que votre sacrée personne soit mise autant que possible en sûreté, et ensuite…

— Vous pouvez vous épargner toute inquiétude à mon sujet, répéta encore le prince. Cette montagne de Criffel fuira avant moi. » La plupart des conspirateurs se jetèrent à ses pieds avec des larmes et des prières ; deux ou trois se glissèrent tout décontenancés hors de l’appartement, et l’on entendit le galop de leurs chevaux. N’attirant l’attention de personne pendant une pareille scène, Alan, Darsie et sa sœur formaient un groupe, et se tenaient les uns les autres par la main, comme les matelots qui, voyant leur navire prêt à succomber à la tempête, ont résolu de courir ensemble les chances de vie et de mort.

Au milieu de cette confusion, un individu, simplement vêtu d’un habit de cavalier, avec une cocarde noire à son chapeau, mais sans autre arme qu’un couteau de chasse, entra sans cérémonie dans l’appartement. Il était grand, maigre, d’un air distingué, avec une tournure et une démarche tout à fait militaires. Il avait passé au milieu des gardes, si toutefois, dans le désordre qui régnait, une seule sentinelle était restée à son poste, sans être arrêté ni questionné ; et il se tenait presque sans armes au milieu d’hommes armés, qui néanmoins le regardaient comme l’ange de la destruction.

« Vous me faites un accueil bien froid, messieurs, » dit-il. Sir Richard Glendale, — milord, nous n’avons pas été toujours aussi étrangers l’un à l’autre. Ah ! Tête-en-Péril, comment vous portez-vous ? et vous aussi, Ingoldsby ? — car je ne dois pas vous désigner sous un autre nom. — Pourquoi donc recevoir si froidement un vieil ami ? Mais vous devinez le motif de ma visite.

— Et nous y sommes préparés, général, répliqua Redgauntlet ; nous, ne sommes pas gens à être parqués comme des moutons qu’on envoie à la boucherie.

— Bah ! vous prenez la chose trop sérieusement. — Permettez-moi de vous dire un mot.

— Aucune parole ne peut ébranler notre résolution, reprit Redgauntlet, quand même toutes vos troupes, et je suppose que tel est le cas, cerneraient la maison.

— Assurément je ne suis pas venu sans escorte, répliqua le général ; mais consentez à m’écouter…

— Écoutez-moi vous-même, monsieur, » dit le royal aventurier en s’avançant vers lui. » Je suppose que je suis le but auquel vous voulez atteindre ; — je me livre volontairement à vous, pour sauver ces messieurs du péril : — Que cette conduite leur profite du moins. »

« Jamais, jamais ! » fut le cri qui partit du petit groupe de partisans qui entouraient le malheureux prince ; ils auraient saisi et frappé Campbell, s’il ne fût pas resté les bras croisés et avec un air qui indiquait plutôt son impatience de ne pouvoir se faire écouter, que la moindre crainte de violence personnelle.

Enfin il obtint un moment de silence. « Je ne connais pas monsieur, » dit-il en faisant un profond salut à Charles-Édouard ; « je ne désire pas savoir qui il est ; c’est une connaissance qui n’est à souhaiter ni pour moi ni pour lui.

— Nos ancêtres pourtant se sont bien connus, répliqua Charles, ne pouvant chasser, même à cette heure d’alarme et de péril, les pénibles souvenirs de sa royauté déchue.

« En un mot, général Campbell, dit Redgauntlet, nous apportez-vous la paix ou la guerre ? — Vous êtes un homme d’honneur, et nous pouvons nous fier à vous.

— Je vous remercie, monsieur, dit le général, et la réponse à votre question dépend de vous-mêmes. Allons, ne soyez pas insensés, messieurs. Il n’y a peut-être pas grand mal de commis ni même de projeté dans le fait de votre réunion en cet obscur cabaret, pour un combat d’ours ou de coqs, pour tout autre amusement auquel vous pouvez avoir songé ; mais il était assez imprudent de vous réunir, vu les sentiments qu’on vous connaît à l’égard du gouvernement. Ce rendez-vous a causé quelque inquiétude ; des rapports exagérés sur vos projets ont été soumis aux magistrats par un traître admis dans vos réunions ; et l’on m’a envoyé à la hâte prendre le commandement d’un corps de troupes suffisant, dans le cas où ces calomnies se trouveraient avoir un fondement réel. Je suis donc venu ici convenablement escorté par de la cavalerie et de l’infanterie, pour agir au besoin. Mais j’ai reçu l’ordre, — et cet ordre est certainement d’accord avec mon inclination, — de ne faire aucune arrestation, ni même aucune enquête, si les honorables personnages qui sont ici rassemblés veulent bien regarder comme de leur intérêt d’abandonner l’entreprise qu’ils ont conçue, et de s’en retourner tranquillement chacun chez soi.

— Comment ? — tous ? s’écria sir Richard Glendale, tous, sans exception ?

— Tous, sans une seule exception, répondit le général ; tels sont mes ordres. Si vous acceptez mes conditions, dites-le et hâtez-vous de partir, car il peut arriver des choses qui changeraient les bonnes dispositions de Sa Majesté à l’égard de toutes les personnes ici présentes.

— Les bonnes dispositions de Sa Majesté ! » s’écria Charles-Édouard ; « vous ai-je bien entendu, monsieur ?

— Je vais répéter les propres paroles du roi, celles qui sont sorties de sa bouche, répliqua le général : « Je veux, a dit Sa Majesté, mériter la confiance de mes sujets en me confiant sans réserve, à la fidélité des millions d’Anglais qui reconnaissent la validité de mes titres, — au bon sens et à la prudence des personnes peu nombreuses qui, par suite de leur éducation, continuent à nier mes droits. » — Sa Majesté ne croira même pas que les plus zélés jacobites qui restent encore peuvent concevoir l’idée d’exciter une guerre civile, qui serait fatale à leurs familles et à eux-mêmes, sans parler du sang versé et de la désolation qui se répandrait sur un pays paisible. Le roi ne peut même croire que son parent ose embarquer des hommes braves et généreux, quoique aveuglés, dans une entreprise qui doit ruiner ceux que les calamités précédentes ont épargnés ; il est convaincu que, si la curiosité, ou tout autre motif, poussait ce prince à visiter l’Angleterre, il reconnaîtrait bientôt qu’il n’a rien de mieux à faire qu’à retourner sur le continent. Dans tous les cas, Sa Majesté a trop de compassion pour son malheur pour susciter aucun obstacle à son départ.

— Est il vrai ? dit Redgauntlet ; pouvez-vous tenir un pareil langage ? — Suis-je moi aussi, comme tous ces messieurs, absolument libre de m’embarquer sur ce brick que je vois en ce moment se rapprocher du rivage ?

— Vous-même, monsieur, ainsi que chacun de ces messieurs ici présents, répliqua le général ; tous ceux enfin que le bâtiment pourra contenir sont libres de s’y embarquer : je ne m’y opposerai pas ; mais je ne conseille à personne de partir sans avoir de puissantes raisons autres que celle d’avoir fait partie de cette assemblée ; car on ne se rappellera à l’égard de personne le motif du rendez-vous.

— Alors, messieurs, » s’écria Redgauntlet en se tordant les mains pendant que ces paroles lui échappaient, « la cause est à jamais perdue ! »

Le général Campbell se tourna vers une fenêtre, comme pour éviter d’entendre ce qu’on disait. La délibération ne dura qu’un instant, car la porte de salut ainsi ouverte était aussi inattendue que la circonstance était menaçante.

« Nous avons votre parole d’honneur qu’on ne nous inquiétera jamais pour nos actes, dit sir Richard Glendale, si nous consentons à nous séparer suivant l’invitation que vous nous en faites.

— Vous l’avez, sir Richard, répondit le général.

— Et j’ai aussi votre promesse, répliqua Redgauntlet, que je puis monter à bord de ce bâtiment, avec l’ami quelconque qui voudra m’accompagner ?

— Bien plus, M. Ingoldsby, — ou M. Redgauntlet, car je puis vous donner encore une fois ce nom, — libre à vous de rester en rade une marée, jusqu’à ce que vous soyez rejoint par toutes les personnes qui peuvent se trouver encore à Fairladies. Plus tard, il y aura un sloop de guerre dans cette station, et je n’ai pas besoin de vous dire que votre position deviendra alors périlleuse.

— Périlleuse ! — elle ne le serait pas, général Campbell, répliqua Redgauntlet, ou le serait plus pour d’autres que pour nous, si certaines gens pensaient comme moi-même en cette extrémité.

— Vous vous oubliez, mon ami, dit le royal aventurier : vous oubliez que l’arrivée de monsieur met seulement le sceau à la résolution que nous avions déjà prise, de renoncer à notre combat de taureau : car de quel autre nom appeler une entreprise aussi légèrement combinée ? Adieu, amis trop exigeants ! adieu, » continua-t-il en saluant le général, « généreux ennemi ! — je quitte ce rivage comme j’y suis arrivé, seul, et pour n’y plus revenir !

— Pas seul ! s’écria Redgauntlet, tant qu’il y aura du sang dans les veines du fils de mon père.

— Pas seul ! » s’écrièrent les autres gentilshommes présents, emportés par un sentiment qui faillit ébranler les sages résolutions qu’ils avaient adoptées ; « — nous ne désavouerons pas nos principes ; nous ne verrons pas votre personne en danger.

— Si votre intention est seulement de voir monsieur s’embarquer, dit le général Campbell, je vous accompagnerai moi-même. Ma présence au milieu de vous, sans armes et ainsi en votre pouvoir, sera un gage de mes dispositions amies, et lèvera tout obstacle, s’il s’en rencontre, que pourraient susciter des personnes trop officieuses.

— Soit ! » répliqua l’aventurier avec l’air d’un prince parlant à un sujet, et non en homme qui se rend à la sommation d’un ennemi trop puissant pour qu’on lui résiste.

Ils quittèrent la chambre ; — ils quittèrent la maison. Une sensation de terreur inexplicable et incertaine, mais profonde, s’était déjà répandue parmi les adhérents subalternes qui si peu de temps auparavant faisaient tant de tapage, se pavanant, encombrant le portail et les corridors. Le bruit avait couru, et l’on ne pouvait en découvrir l’origine, qu’un corps de troupes considérable s’avançait vers le lieu de la réunion ; et ces hommes qui la plupart, pour une raison ou pour une autre, avaient à redouter le bras de la loi, s’étaient cachés dans les écuries ou dans les greniers, ou avaient même pris réellement la fuite. On n’apercevait dans le lointain aucun être vivant ; la petite troupe se dirigeait seule vers la grossière jetée où était amarrée une barque, suivant l’ordre que Redgauntlet en avait préalablement donné.

Le dernier héritier des Stuarts s’appuyait sur le bras de Redgauntlet pour gagner le rivage de la mer ; car le sol était inégal, et il ne possédait plus cette élasticité de corps, cette vivacité d’esprit, qui, vingt ans auparavant, lui faisaient franchir les montagnes de l’Écosse, aussi léger que les daims qui les habitent. Ses partisans suivaient, les yeux baissés, leur émotion luttant contre les avis de leur raison.

Le général Campbell les accompagnait avec un air d’aisance ou d’indifférence apparente ; mais en même temps il épiait, et non sans inquiétude assurément, les dispositions variables des acteurs de cette scène extraordinaire.

Darsie et sa sœur suivaient naturellement leur oncle, dont ils ne craignaient plus la violence, tandis que son caractère leur commandait le respect ; et Alan Fairford les accompagnait par suite de l’intérêt qu’il portait à ces jeunes gens, sans être remarqué dans une troupe où, pour observer sa présence, chacun était beaucoup trop occupé de ses propres pensées et de ses sentiments, aussi bien que du dénoûment qui approchait.

À moitié chemin, entre le cabaret et le rivage, ils aperçurent les cadavres de Nanty Ewart et de Cristal Nixon noircissant au soleil.

« Voilà notre délateur, » dit Redgauntlet en se retournant vers le général Campbell, qui répliqua par un signe de tête affirmatif.

« Infâme ! reprit Redgauntlet — misérable ! — et pourtant ce nom conviendrait mieux à l’insensé qui a pu se laisser abuser par toi.

— Un coup de sabre rudement assené, dit le général, nous a épargné la honte de récompenser un traître. »

Ils arrivèrent enfin au lieu de l’embarquement. Le prince resta un moment les bras croisés, et regarda autour de lui en gardant un profond silence. Un papier fut alors glissé dans sa main, — il y jeta les yeux, et dit : « J’apprends que les deux amis par moi laissés à Fairladies ont été prévenus de mon départ, et se proposent de s’embarquer à Bowness ; je présume que ce ne sera point enfreindre les conditions du traité.

— Certainement non, répondit le général Cambpell ils auront toute facilité pour vous rejoindre.

— Alors je ne désire plus qu’un autre compagnon, dit Charles. Redgauntlet, l’air de ce pays vous est aussi nuisible qu’à moi ; ces messieurs ont fait leur paix, ou plutôt ils n’ont rien fait pour la rompre : mais vous… venez, et partagez mon asile, en quelque lieu que me conduise le destin. Nous ne reverrons jamais ces rivages, mais nous en parlerons, ainsi que de notre ridicule combat de taureaux.

— Je vous suivrai, sire, toute la vie, s’écria Redgauntlet, comme j’aurais voulu vous suivre à la mort : accordez-moi un moment.

Le prince promena ses regards autour de lui, et voyant les figures défaites de ses autres partisans qui tous baissaient les yeux, il se hâta d’ajouter : « Ne croyez pas, messieurs, que je vous doive moins de reconnaissance parce que notre zèle fut mêlé de prudence, — d’une prudence qui, j’en suis certain, eut plutôt pour motif mon intérêt et celui de votre pays, qu’aucune crainte personnelle. »

Il alla de l’un à l’autre, et, au milieu des larmes et des sanglots qui éclataient de toutes parts, il reçut les adieux des derniers amis qui avaient soutenu jusque-là ses hautes prétentions : il leur parla à tous individuellement avec un accent de tendresse et d’affection.

Le général se retira un peu à l’écart, et fit signe à Redgauntlet de venir lui parler, tandis que cette scène se passait. « Tout est maintenant fini, dit-il, et jacobite ne sera plus désormais un nom de parti. Quand vous serez las de la terre étrangère, et que vous désirerez faire votre paix, avertissez-m’en : votre zèle infatigable a seul empêché votre pardon jusqu’à présent.

— Et aujourd’hui je n’en ai plus besoin, répliqua Redgauntlet ; je quitte l’Angleterre pour toujours ; mais je ne serais point fâché que vous entendissiez mes adieux à ma famille. — Mon neveu, approchez. En présence du général Campbell, je vous déclare que, si vous élever dans mes propres opinions politiques fut longtemps mon plus cher désir, je me félicite maintenant que ce désir n’ait pas été accompli. Vous passez sous le service du monarque régnant sans avoir besoin de changer votre allégeance ; changement qui, néanmoins, » ajouta-t-il en regardant autour de lui, « n’a pas coûté à des hommes d’honneur aussi cher que je l’aurais imaginé ; mais les uns portent la loyauté sur la manche de leurs habits, et les autres dans leur cœur. — Vous serez à l’avenir maître absolu de tous les biens dont la confiscation n’a pu dépouiller votre père, de tout ce qui lui appartenait, — excepté pourtant cette bonne épée, » dit-il en appuyant la main sur la garde de celle qu’il portait, « car elle ne combattra jamais pour la maison d’Hanovre, et comme ma main ne la tirera plus jamais, je la jetterai à quarante brasses de profondeur dans le vaste Océan. Soyez heureux, jeune homme. Si j’ai agi durement envers vous ? pardonnez-moi ; tous mes désirs se dirigeaient vers un but, — Dieu sait que ce n’était pas un but d’intérêt personnel ; et en voyant la triste issue de tous mes desseins, je suis justement puni d’avoir été trop peu scrupuleux sur les moyens par lesquels j’en ai poursuivi l’exécution. — Ma nièce, adieu, et puisse le ciel vous protéger aussi !

— Non, mon oncle, » s’écria Lilias en lui saisissant la main avec vivacité, « vous avez toujours été mon protecteur, vous êtes maintenant dans la peine : permettez-moi de vous suivre pour vous consoler dans l’exil.

— Je vous remercie, ma fille, d’une affection que je n’ai pas méritée. Mais je ne puis, je ne dois pas consentir à votre demande. Le rideau tombe ici entre nous deux ; je vais habiter une maison étrangère : si je la quitte avant de quitter la terre, ce sera seulement pour la maison de Dieu. Encore une fois, adieu, Lilias et Darsie ! — La fatale sentence, » ajouta-t-il avec un mélancolique sourire, « ne s’accomplira plus, j’espère, sur la maison de Redgauntlet, puisque son représentant actuel a embrassé le parti du vainqueur ; je suis certain qu’il ne l’abandonnera pas, dût ce parti devenir à son tour celui du vaincu. »

L’infortuné Charles-Édouard avait alors terminé ses adieux à ses partisans abattus. Il fit signe de la main à Redgauntlet de venir l’aider à entrer dans la chaloupe ; le général Campbell lui offrit aussi son assistance, le reste des spectateurs paraissant trop affecté de la scène qui venait d’avoir lieu, pour le prévenir.

« Vous n’êtes pas fâché, général, de me faire cette dernière courtoisie, dit le prince ; et pour ma part, je vous en remercie. Vous m’avez appris le principe d’après lequel un homme sur l’échafaud se sent prêt à pardonner même à l’exécuteur, et à éprouver pour lui un sentiment de bienveillance. — Adieu ! » Ils étaient assis dans la barque qui s’éloigna aussitôt du rivage. Le théologien d’Oxford bénit à haute voix le prince, et en termes que le général Campbell était trop généreux pour critiquer alors, ou pour se rappeler ensuite : — même on dit que, tout whig et Campbell qu’il était, il ne put s’empêcher de prononcer aussi l’amen unanime qui retentit sur le rivage.


CHAPITRE XXIV.

CONCLUSION.


PAR LE DOCTEUR DRYASDUST,


DANS UNE LETTRE À L’AUTEUR DE WAVERLEY.


Je suis vraiment fâché, mon digne et respectable monsieur, que mes recherches assidues n’aient pu découvrir sous forme de lettres, de journaux, ou d’autres compilations, plus de renseignements que je ne vous en ai jusqu’à présent transmis sur l’histoire de la famille Redgauntlet. Mais je lis dans une vieille gazette, appelée Gazette de White-Hall, dont je possède heureusement plusieurs années, que sir Arthur Darsie Redgauntlet fut présenté au feu roi à un lever, par le lieutenant général Campbell : — sur quoi l’éditeur observe, par forme de commentaire, que nous marchions remis atque velis dans les intérêts du Prétendant, puisqu’un Écossais avait présenté un jacobite à la cour. Je suis fâché de n’avoir pas de place ; car l’enveloppe de ma lettre, affranchie par privilège, ne me permet pas de lui donner une grande étendue, pour vous donner le reste des observations tendant à développer les craintes conçues par un grand nombre de personnes bien instruites de l’époque, que le jeune roi ne se laissât lui-même entraîner à devenir membre de la faction des Stuarts — catastrophe dont il a plu au ciel de préserver ces royaumes.

Je m’aperçois aussi que, par un contrat de mariage conservé dans les archives de famille, miss Lilias Redgauntlet, dix-huit mois environ après les événements que vous avez rapportés, épousa un Alan Fairford de Clinkdollar, Esq. avocat, et je crois que nous pouvons conclure avec assez de raison que c’est la même personne dont le nom se rencontre si fréquemment dans les pages de votre histoire. Dans ma dernière excursion à Édimbourg, j’ai eu le bonheur de découvrir un vieux procureur dont, moyennant une bouteille de whisky et une demi-livre de tabac, j’ai tiré d’importants renseignements. Cet homme de loi avait bien connu Pierre Peebles, et avait vidé plus d’un mutchkin avec lui du temps du procureur Fraser. Il me dit qu’il avait encore vécu dix ans après l’avènement au trône du roi Georges, s’attendant à gagner sa cause à chaque jour de la session et à chaque heure du jour, et qu’enfin il mourut inopinément de ce que mon donneur de renseignements appelait « une attaque de perplexité, » sur une proposition d’arrangement à lui faite dans le vestibule du palais. J’ai préféré conserver l’expression même de mon procureur, ne pouvant déterminer au juste si c’est une corruption du mot apoplexie, comme le suppose mon ami M. Oldbuck, ou le nom de quelque maladie particulière aux personnes qui ont affaire dans les cours de justice, de même que beaucoup d’états et de professions ont leur pathologie spéciale. Le même procureur se rappelait aussi l’aveugle Willie Steenson qu’on appelait Willie le voyageur, et qui termina tranquillement ses jours dans la maison de sir Arthur Redgauntlet. « Il avait rendu, disait mon homme de loi, un grand service à cette famille, un jour surtout qu’un militaire du comté d’Argyle était venu surprendre une troupe de grands personnages, qui conservaient encore le vieux levain en eux. Et cet officier n’aurait pas manqué de leur mettre la main sur le collet pour les faire tous pendre ou décapiter. Mais Willie et un ami qu’il avait, nommé Robin le rôdeur, en jouant des airs tels que « Voici les Campbell qui viennent ! » et d’autres semblables, surent les avertir à temps, de sorte qu’ils purent décamper. » Je n’ai pas besoin de vous faire remarquer, car vous avez l’esprit assez fin pour le voir, mon digne monsieur, que ces détails, bien qu’incorrects, semblent avoir rapport aux événements qui paraissent si fort vous intéresser.

Quant à Redgauntlet, sur l’histoire subséquente duquel vous demandez des détails plus circonstanciés, j’ai appris d’une personne vénérable qui était prêtre dans le monastère écossais de Ratisbonne avant sa suppression, que cet ardent jacobite resta deux ou trois ans dans la famille du Chevalier, et qu’il ne le quitta à la fin que par suite de discordes intérieures, survenues dans cette malheureuse maison. Comme il en a instruit le général Campbell, il est allé s’enfermer dans le cloître ci-dessus désigné, et a déployé, pendant la dernière partie de sa vie, un grand zèle à s’acquitter des devoirs de la religion qu’il avait beaucoup trop négligés autrefois, ne s’occupant que de manœuvres et d’intrigues politiques. Il parvint à la dignité de prieur dans la maison à laquelle il appartenait, et qui était d’un ordre très-sévère. Il recevait parfois les visites de ses compatriotes que le hasard amenait à Ratisbonne, et que la curiosité poussait à visiter son monastère. On remarqua qu’à la vérité il écoutait avec intérêt et attention, quand la Grande-Bretagne et surtout l’Écosse devenaient le sujet de la conversation ; mais qu’il n’engageait ni ne prolongeait l’entretien sur ce sujet, qu’il ne se servait jamais de la langue anglaise, qu’il ne s’enquérait nullement des affaires britanniques, et surtout qu’il ne mentionnait pas sa propre famille. L’austérité avec laquelle il observait les règles de son ordre lui donna, lors de sa mort, des droits à la canonisation, et les religieux de son monastère firent de grands efforts pour l’obtenir : ils mirent même en avant certaines preuves assez plausibles de miracles. Mais il y eut une circonstance qui jeta du doute sur ce sujet, et empêcha le consistoire d’accéder aux désirs des dignes frères : sous son habit, et renfermée dans une petite boîte d’argent, il avait toujours porté à son cou une boucle de cheveux que les frères prétendaient être une relique. Mais l’avocat du diable, en combattant comme c’était son devoir de le faire, les titres du candidat à la sainteté, rendit également probable que la relique supposée avait été coupée sur la tête d’un frère du feu prieur, qui avait été exécuté en 1745 ou 46 comme adhérent à la famille des Stuarts. En effet la devise Haud obliviscendum semblait indiquer un sentiment mondain et un souvenir des injures, qui permirent de douter au moins, que, dans la paix et l’obscurité du cloître, frère Hugues eût oublié les souffrances et les malheurs de la famille de Redgauntlet.



fin de redgauntlet.



  1. Montagnards d’Écosse. a. m.
  2. Le docteur King exprime ainsi ce reproche : « Mais le côté le plus odieux de son caractère est l’amour de l’argent, vice que nul historien, à mon souvenir, n’a imputé à aucun de ses ancêtres, et qui est la marque certaine d’un esprit bas et étroit. Je sais qu’on peut répondre qu’un prince dans l’exil doit être économe. Oui, il doit l’être ; mais, malgré cela, sa bourse doit toujours être ouverte, tant qu’il y a quelque chose dedans, pour subvenir aux besoins de ses amis et de ses adhérents. Le roi Charles II, pendant son exil, aurait tiré de sa poche sa dernière pistole pour la partager avec le plus humble de ses serviteurs. Mais j’ai entendu le Chevalier, ayant deux mille louis d’or dans son coffre-fort, prétendre qu’il était dans la plus grande détresse, et emprunter de l’argent à une dame qui était loin de se trouver dans l’aisance. Ses plus fidèles serviteurs, qui l’avaient servi sans interruption dans toutes les phases de sa mauvaise fortune, furent mal récompensés. » a. m.
  3. C’est-à-dire avaient pris les armes. a. m.
  4. Premier vers d’une ode d’Horace, livre ii. a. m.
  5. Le collège. a. m.
  6. Passage pratiqué sur le bord même du roc où est bâti le château d’Édimbourg, et au moyen duquel il n’est possible qu’à une chèvre ou à un écolier de High-School de tourner le coin de l’édifice dans la partie où il touche l’angle du précipice. C’était un exploit si favori pour les étudiants, qu’on dut poser des sentinelles pour empêcher cet exercice dangereux. Grimper au haut de la porte Cowgate, surtout par un temps de neige, était encore un de leurs amusements de prédilection, parce qu’elle présentait un poste inaccessible d’où l’on pouvait impunément lancer des boules de neige sur les passants. La porte n’existe plus aujourd’hui, et probablement le plus grand nombre des jeunes combattants a également disparu. a. m.
  7. Ouvre la main. a. m.
  8. La chambre du parlement d’Édimbourg était autrefois divisée en deux parties inégales par une cloison : la partie inférieure était consacrée aux hommes de lois, tandis que l’autre division était occupée par des boutiques de papetiers et de marchands de joujoux, comme dans un bazar moderne. D’après la vieille pièce du Plain Dealer (homme franc et loyal), il semble qu’il en fut jadis de même pour la salle de Westminster. Aujourd’hui Minos a purgé ses cours, dans les deux cités, de tout trafic autre que le sien propre. a. m.
  9. Jurisconsulte écossais. a. m.
  10. Erskine, jurisconsulte, et Wallace, professeur à Édimbourg. a. m.
  11. Célèbre jurisconsulte écossais. a. m.
  12. Jean grain d’orge, personnification de la bière. a. m.
  13. Les membres du parlement jouissent du port franc pour leur correspondance. a. m.
  14. Le Magasin écossais, recueil périodique. a. m.
  15. A mile abscon Dundee. Vers d’une chanson écossaise. Dundee est une grande ville de commerce sur le Tay, à environ cinquante milles au-dessous de Perth. C’est le Liverpool de l’Écosse. a. m.
  16. Meadows (prairies) ; promenade publique près de la ville d’Édimbourg. a. m.
  17. The golf, sorte de jeu de mail. a. m.
  18. Mots celtiques en usage dans l’Écosse, et qui signifie le coup de l’étrier. a. m.
  19. L’exception confirme la règle. a. m.
  20. Elle s’est écoulée comme de l’eau répandue, elle ne croîtra point. a. m.
  21. C’est assez. a. m.
  22. Par détours. a. m.
  23. L’étude est longue et la vie courte. a. m.
  24. Vieille masure qui existait jadis au milieu de la grande rue dite High-Street, à Édimbourg. Tolbooth, où est placée la scène de la prison du Mid-Lothian, était au bout de cette masure, dans le Lawnmarket, ou marché des toiles. a. m.
  25. La prison du Mid-Lothian ou d’Édimbourg. a. m.
  26. L’union de l’Écosse à l’Angleterre. a. m.
  27. Birl, cotiser ; the groat, la pièce de huit sous (qui existait jadis) ; ce qui veut dire se cotiser à quarante centimes par tête. C’est un nom idéal. a. m.
  28. Writer to his majesty’signet, espèce de procureur ou avoué à Édimbourg. a. m.
  29. Des sommités du droit. a. m.
  30. Selon votre habitude. a. m.
  31. Chacun suit son penchant. a. m.
  32. Solicitor general, fonctionnaire dont la charge est analogue à celle de procureur général près une de nos cours royales. a. m.
  33. Valentin et Orson, enfants trouvés comme Romulus et Rémus : personnages d’un roman de chevalerie. a. m.
  34. Avec son bouclier honteusement abandonné. a. m.
  35. Voir les Facardins d’Hamilton.
  36. L’histoire d’Écosse parle en détail de cet événement. a. m.
  37. Links, mot écossais qui se traduit par dunes. C’est, ainsi qu’on appelle une vaste étendue de terrain près des Meadows, à Édimbourg. a. m.
  38. The margin of the Solway, embouchure de la Solway, entre le nord de l’Angleterre et l’Écosse. a. m.
  39. Espèce de cloison qui sépare la première pièce de la seconde dans une chaumière écossaise. a. m.
  40. Toy, sorte de coiffure de femme du peuple en Écosse. a. m.
  41. Espèce de lampe écossaise à plusieurs becs. a. m.
  42. Dub, signifie en écossais une petite pièce d’eau ; et prawn est une crevette ; ainsi prawndub est un endroit où l’on prend des crevettes. a. m.
  43. Nom d’une rue du vieux quartier d’Édimbourg. a. m.
  44. Témoin qui veille toute la nuit. a. m.
  45. Cette allée maintenant déserte, était autrefois le passage le plus fréquenté pour se rendre de High-Street (Haute-Rue), dans les faubourgs du sud. a. m.
  46. Au-dessus de tout soupçon. a. m.
  47. Par politesse, sinon par pitié. a. m.
  48. J’ignore tout à fait le reste. a. m.
  49. D’Addisson. a. m.
  50. Espèce de brochet. a. m.
  51. Mont de partage. a. m.
  52. Le Sharon de la Bible. a. m.
  53. Rien de trop. a. m.
  54. Laird en écossais et lord en anglais veulent dire seigneur. a. m.
  55. Affaire du prétendant Charles-Édouard en 1746. a. m.
  56. C’est-à-dire les quakers, portant chapeaux à larges bords. a. m.
  57. Petite table faite de manière à ce qu’on puisse se servir soi-même à table. a. m.
  58. Aussi dévoué à Mars qu’à Mercure : aux armes qu’à l’éloquence. a. m.
  59. Les hyacinthes sont noires. a. m.
  60. Je vaincs celui qui t’a vaincu, donc je te vaincs. a. m.
  61. Auteur de Tom Jones. a. m.
  62. Par voie de fait. a. m.
  63. Abréviation de writer-signet, espèce de procureur ou avoué à la cour de justice à Édimbourg. Advocat est celui qui plaide seulement ; le simple writer est l’avoué en première instance, et le writer-signet est l’avoué avec certains privilèges de plus. a. m.
  64. Du danger et de l’avantage de la chose vendue. a. m.
  65. Loi des eaux. a. m.
  66. Hemp veut dire chanvre. a. m.
  67. Wandering Willie, mots d’une chanson écossaise ; ce Willie était une espèce de barde ou ménestrel errant : Willie est le diminutif de William ou Guillaume. a. m.
  68. Air écossais. a. m.
  69. Nom d’un ménétrier dans Hudibras, poème burlesque de Butler. a. m.
  70. Écu anglais équivalent à trois francs. a. m.
  71. Joueur de cornemuse, dont il est parlé dans Waverley. a. m.
  72. Ancien auteur écossais. a. m.
  73. A mutchkin, mesure écossaise. a. m.
  74. Manse, dit le texte, car c’est encore ainsi qu’on appelle en Écosse la maison du ministre. a. m.
  75. Personnage d’une pièce de Shakspeare. a. m.
  76. Castle Building, dit le texte. a. m.
  77. Caractère d’une pièce burlesque. a. m.
  78. Le lion est un des supports des armes d’Angleterre. a. m.
  79. La médecine. a. m.
  80. Anciens jurisconsultes. a. m.
  81. Peatship, dit le texte, parce que jadis, observe Walter Scott, un avocat était supposé sous le patronage de quelque juge particulier. Peat ou pet signifie favori et ship veut dire la possession de la qualité ; ainsi peatship signifie l’homme qui jouit de la faveur, le favori, comme lordship veut dire sa seigneurie. a. m.
  82. Peebles against plainstanes, mot à mot cailloux contre dalles de pierre. a. m.
  83. Outer house, tribunal de première instance. a. m.
  84. Hame, écossisme pour home, chez soi. a. m.
  85. Célèbre fabricant de cirage à Londres. a. m.
  86. Jurisconsulte écossais, qui était aussi médecin. a. m.
  87. The macer, celui qui porte la masse, grand bâton en argent avec une couronne à l’un des bouts : ici le macer est un huissier. Au parlement la masse est toujours sur la table. a. m.
  88. Maiden speech, c’est-à-dire le début d’un député ou d’un membre du parlement. a. m.
  89. Make a spoon or spoil a horn, proverbe écossais qui revient à cette phrase Alan était le garçon capable de réussir ou de se perdre tout à fait. a. m.
  90. Mylord, tous les juges en Angleterre se traitent de lords. a. m.
  91. King’s messenger, huissier écossais, chargé d’arrêter les individus pour dettes. a. m.
  92. L’auteur anglais joue ici sur le mot pshaw, qui signifie bah ! mais que la femme de Willie prononce chaw, qui veut dire mâcher, manger. a. m.
  93. Interlocuteurs d’une pastorale anglaise. a. m.
  94. Commission des juges de paix. a. m.
  95. Mot à mot : On doit redouter ce que l’on ne connaît pas. a. m.
  96. Drame de Shakspeare, acte iii, scène iii. a. m.
  97. Près de Stirling en Écosse. C’est là que, en 1715, les partisans des Stuarts furent mis en pleine déroute. a. m.
  98. Pour qu’on ne sorte plus du royaume : mandat contre les personnes en fuite. a. m.
  99. En préméditation de fuite. a. m.
  100. À cause de sa charge. a. m.
  101. Roslin et Preston-pans, deux villages près d’Édimbourg. Roslin n’a plus que les ruines d’un château ; Preston-pans a une fabrique de sel au bord de la mer. a. m.
  102. Je ne sais rien de cette affaire. a. m.
  103. Kennington-Common, plaine du comté de Surny, où l’on exécutait jadis les malfaiteurs, aujourd’hui dépendance d’un faubourg de Londres. a. m.
  104. a. m.
  105. À la santé du roi. a. m.
  106. Théâtre de trois combats favorables à Charles-Édouard. a. m.
  107. Le village de Bannockburn, où se fabrique aujourd’hui du tartan, espèce de drap bariolé, et fameux par une bataille livrée le 14 juillet 1314, entre cent mille Anglais sous les ordres du roi Édouard, et trente mille Écossais sous le commandement du roi Robert Bruce qui fut victorieux. Là se distinguèrent les templiers écossais, quatre mois après le supplice de Jacques de Molay dans l’endroit où est aujourd’hui la place Dauphine à Paris. a. m.
  108. Red signifie rouge, et gauntlet, gantelet ; ainsi Redgauntlet revient à gantelet rouge ou gantelet sanglant. a. m.
  109. Richard III de Shakspeare. a. m.
  110. De là ces larmes. a. m.
  111. Pièce de Shéridan. a. m.
  112. La livre d’Écosse équivaut à un franc vingt-cinq centimes, et la livre d’Angleterre, pound, ou livre sterling, à vingt-cinq francs. a. m.
  113. On hospitable cares intent. Vers de Milton. a. m.
  114. A grey mare, mot à mot jument grise. Mais quand on dit : The grey mare is the better horse (la jument grise est le meilleur coursier), cela signifie trivialement que la femme porte les culottes à la maison. a. m.
  115. Over the water to Charlie, refrain d’une chanson jacobite : Passons l’eau pour aller à Charles. a. m.
  116. You should nail a horse-shoe on your chamber-door : allusion à cette idée superstitieuse des Écossais, qu’un fer à cheval cloué sur la porte d’une maison empêche le diable ou les esprits malins d’y entrer. La même précaution superstitieuse est pratiquée sur le mât d’un navire marchand. a. m.
  117. Tais-toi. a. m.
  118. Chalmer’s close, ruelle d’Édimbourg. a. m.
  119. Master, monsieur, expression commune à tout le monde ; sir appartient aux baronnets et chevaliers, et lord (seigneur), aux pairs ou aux fils de ducs et marquis. a. m.
  120. To ask questions. Allusion aux devoirs de l’avocat, qui peut faire des questions devant la cour, aux témoins de la partie adverse. a. m.
  121. Dis-moi qui tu hantes, je dirai qui tu es. a. m.
  122. Extrémité du comté de Cornouailles. a. m.
  123. Nith, rivière du sud de l’Écosse, donnant son nom à un district. a. m.
  124. Langue d’argent, un avocat. a. m.
  125. Lors de l’assassinat de Duncan, Macbeth entendant l’un des serviteurs endormis dire God bless us, Dieu nous bénisse ! essaie inutilement de répondre Amen. Voyez le Macbeth de Shakspeare. a. m.
  126. A drop
    that in the Ocean seeks an other drop.
  127. Quin et Macklin, acteurs comiques. a. m.
  128. Lobsters, écrevisses de mer, espèce de homards. Job désigne ainsi les soldats anglais à cause de leurs uniformes rouges. a. m.
  129. Turnpenny : grippe-sou ; sobriquet donné assez souvent à un avare. a. m.
  130. Nanty, c’est-à-dire Antony. a. m.
  131. Fairford veut dire bon gué. Nanty se permet sur ce nom différentes variantes et plusieurs équivoques. a. m.
  132. Aussi, après les richesses, le luxe et la cupidité, avec l’orgueil s’emparèrent de la jeunesse romaine ; piller, dissiper, faire peu de cas de ses biens, convoiter ceux d’autrui ; oublier honneur, amitié, pudeur, enfin toutes choses divines et humaines et ne plus connaître ni frein ni loi, telle fut la conduite générale. a. m.
  133. Catilina… avait autour de lui des bandes d’hommes corrompus et débauchés ; même si quelqu’un exempt de vices devenait son ami, une habitude journalière le rendait bientôt pareil et semblable aux autres. a. m.
  134. Fair beau, word, mot : fairword, belle parole. a. m.
  135. The sailors won’t believe it ; phrase proverbiale usitée parmi les marins ; cela signifie : vous pouvez mystifier un soldat de marine, mais un matelot ne vous croira pas. Les matelots anglais, sur les vaisseaux de guerre, regardent les soldats à bord comme bien au-dessous d’eux. a. m.
  136. Boisson composée de bière, d’eau-de-vie et de sucre, en usage parmi les gens de mer. a. m.
  137. Rhum, sucre et eau chaude. a. m.
  138. Prononciation très-gutturale. a. m.
  139. Vingt centimes ; two penny ale petite bière. a. m.
  140. His love a whore. a. m.
  141. Daredevil, affronte diable. a. m.
  142. Je frappe. a. m.
  143. Monnaie d’or portugaise. a. m.
  144. Conte populaire dans le pays de Galles : la femme de David, dans un état d’ivresse, fut prise un jour par des curieux pour la truie même dont elle avait usurpé la loge afin d’y mieux reprendre ses sens. a. m.
  145. To kiss the wench that never speaks but when she scolds, the gunner’s daughter : châtiment infligé aux mousses sur un canon. a. m.
  146. The cat : fouet à neuf cordes avec lequel on frappe les soldats anglais. Ils doivent avoir passé par une commission militaire, qui ordonne quelquefois jusqu’à mille coups. a. m.
  147. Steward pour stuard, nom de famille déchue. a. m.
  148. Prenez garde d’être porteur de la lettre de Bellérophon, parce que vous pourriez bien comme lui, suivant la Fable, courir des dangers de mort. a. m.
  149. Mari de Bethsabé : David le fit tomber dans un piège pareil à celui qui, selon la Fable, fut tendu par Prœtus à Bellérophon. a. m.
  150. Amazone. a. m.
  151. Shakspeare, tragédie de Henri V. a. m.
  152. Cri de Richard III, tragédie de Shakspeare. a. m.
  153. Personnage d’une comédie de Shéridan. a. m.
  154. Le lord chancelier est le tuteur naturel des mineurs. a. m.
  155. La plus ancienne église d’Édimbourg, dans la grande rue de la vieille ville. Le clocher est très élevé et se termine en forme de couronne ; il y a dans ce clocher un carillon à clavier sur lequel, tous les jours, un homme payé par la ville exécute des morceaux de musique. a. m.
  156. On exposait alors les têtes des traîtres sur la porte de Temple Bar, à Londres. a. m.
  157. Lord Dundee, qui figure dans le Vieillard des tombeaux sous le nom de Graham de Claverhouse, fut tué à la bataille de Killierankie (gorge des montagnes d’Écosse), peu de temps après la chute de Jacques II (en 1688), dont il défendait la cause. Lord Balmerino fut décapité à Londres, devant la Tour, après la rébellion de 1745, sous le Prétendant. a. m.
  158. Burgh-upon-Sands. a. m.
  159. Vulgairement le levier et la hache. a. m.
  160. Laquais à livrée, ainsi nommés plaisamment à Londres. a. m.
  161. Une des plus petites monnaies qui aient existé en Écosse. a. m.
  162. Environ dix centimes. a. m.
  163. Sobriquet donné aux Écossais. a. m.
  164. L’avocat est en écossais advocat, et en anglais counsellor. a. m.
  165. À titre de dommage. a. m.
  166. Une roquille. a. m.
  167. Le prévôt d’Édimbourg a le titre de lord. a. m.
  168. Roi des temps fabuleux, ou les plus reculés, en Écosse. a. m.
  169. Charles-Édouard se déguisa en femme après sa défaite, pour échapper aux recherches des Hanovriens. a. m.
  170. Par l’armée écossaise. a. m.
  171. Loyalty ou royalty, fidelité au prince, suivant l’opinion manifestée par l’université d’Oxford, qui a toujours été tory ou aristocratique, pendant que celle de Cambridge est restée whig, c’est-à-dire, attachée aux intérêts populaires. a. m.
  172. La femme est toujours changeante et différente d’elle-même. a. m.
  173. Sinon chastement, du moins avec prudence. a. m.
  174. Au libertin Charles II. a. m.