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Refaire l’amour/07

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J. Ferenczi & Fils (p. 61-71).
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VII

Mon chauffeur cligne de l’œil en m’arrêtant devant la gare Montparnasse. Il devine, à mon air anxieux, que ce n’est pas un ami que j’attends. Alors je l’envoie m’acheter des cigarettes d’une marque spéciale qu’il trouvera difficilement, au moins je l’espère, dans les bureaux de ce quartier. Cela me laissera le temps de la voir venir sans descendre de voiture, car il fait vraiment trop froid, malgré le soleil. Il a neigé cette nuit.

Je suis en retard d’une dizaine de minutes. Dès que le sort m’est clément, mon fatalisme reprend le dessus. Puisque je dois la revoir, rien ne presse et pourtant, ce matin, en relisant son billet, je chantais ! Son billet ? Ah ! ce pauvre morceau de papier quadrillé, coupé en deux par économie ou manque d’usage, cette enveloppe jaune, trop large… Mais l’écriture est propre, nette, sans faute d’orthographe, sinon de français. Il n’y en a pas bien long et il y a ce qu’il faut. Le rendez-vous courageusement offert. Elle dit : du côté du départ. Je ne découvre rien, du côté du départ, qui lui ressemble. Les femmes passent vite, les hommes ont le col du pardessus relevé. Personne, certainement, n’a l’idée, aujourd’hui, de donner un rendez-vous d’amour en pleine rue. Je descends et je vais chercher sous les arcades. Je trouve… du côté de l’arrivée. Elle est là, debout, contre un pilier, petite silhouette mince, et je ne sais pourquoi elle me produit l’impression d’une étude de nu, au crayon, très chargée de traits indiquant des mouvements de vêtements. Par ce froid dangereux, la gamine est en tailleur bien serré, bien court, sans manteau. Je l’ai reconnue tout de suite, à sa bouche qui luit, de loin, comme un point de feu dans l’ombre de cette voûte. La jolie petite lumière qu’elle émet semble prête à s’éteindre dans la pâleur du visage.

— Vous êtes folle, ma chère enfant ! Sans manteau par ce froid-là ? Vous allez vous enrhumer.

Elle rit, devient plus rose. La fraise de sa bouche fond dans le lait de son teint.

— Je ne croyais pas que vous viendriez ! Je finissais pas me dire que vous étiez très fâché contre moi. Ah ! Je suis bien contente ! c’est chic d’être venu, monsieur Alain Montarès.

Je tressaille en l’entendant prononcer mon nom et ce m’est un plaisir singulier. Je prends son bras, je l’entraîne. Pourvu que mon animal de chauffeur, qui flaire une aventure louche, ne voie pas cette fillette en tailleur de demi-saison par cette température de saison et demie !

— Venez vite, je vous demande pardon de vous avoir fait attendre, mais c’est un peu de votre faute. Vous m’écrivez : du côté du départ, et je vous trouve juste à l’opposé…

Elle me répond très doucement, avec le sourire :

— Bien sûr. En tournant le dos, ça faisait le contraire.

C’est tellement désarmant que je ris aussi.

Je la pousse dans l’auto et je lui jette sur les genoux une peau d’ours, tout en guettant le chauffeur qui cherche, lui, des cigarettes introuvables. J’insiste :

— Pourquoi sans manteau, jolie toquée, puisque vous en aviez un, l’autre jour ?

Je me penche sur ce visage, rose, joyeux, mais un peu crispé.

— C’est parce qu’il ne va pas avec mon tailleur neuf. Au dernier moment, j’ai pensé que vous ne verriez pas ma robe, si je prenais mon manteau. Et puis le noir, ça tue le bleu-marine.

Elle préfère, sûrement, se faire tuer par une grippe. Je saisis ses mains gantées, que je baise le plus respectueusement du monde.

— Coquette ! Que diable voulez-vous que ça fasse à votre vieil ami, votre ami de huit jours, que vous soyez en bleu ou en noir ?

Elle murmure, offensée :

— Oh ! je comprends bien : c’est pour ma bouche, mais le reste n’est pas mal non plus. Je veux mon portrait tout entier, moi.

Je crois qu’elle pose des conditions. Ou c’est très naïf, ou c’est trop précis.

Le chauffeur revient, il n’a aucune cigarette et sent le rhum. Je ferme la portière en lui indiquant la rue de Rennes, au hasard.

— Où allons-nous, Madame ? (J’ajoute, plus bas) : Où allons-nous, Bouchette ?

Elle éclate de rire et se laisse entourer de mon bras, embrasser, tout en intercalant adroitement sa joue entre ses lèvres et les miennes.

— Ne me faites plus peur, monsieur Montarès, ou je descends. C’est votre voiture, ça, ce n’est pas un taxi, alors, c’est presque chez vous, recevez-moi poliment. Je voudrais tant qu’on ne se dispute pas ! Aurez-vous le cœur de me forcer à descendre par ce vilain froid ? C’est que, moi, je n’aime pas les scènes. On peut très bien s’expliquer sans se fâcher et si ça ne va pas, on tire, chacun, sa révérence. Pourquoi me feriez-vous repentir d’avoir confiance, puisque vous avez besoin de moi, que je vous plais pour un dessin ?…

Elle regarde droit, parle si simplement qu’on n’a pas envie, en effet, de lui gâcher sa joie de petit modèle flatté. Elle semble enchantée de sa dangereuse escapade. Après tout, maintenant que je la tiens, j’ai le temps… Amusons-nous à lui faire la cour.

— Bouchette, avez-vous pensé à moi durant cette longue semaine où j’ai désespéré de vous revoir ?

Elle hoche la tête, subitement grave :

— Oui. J’ai songé que j’avais été malhonnête, avec vous, si gentil. Et puis j’ai parlé de vous à des gens. Ils m’ont dit que vous me faisiez bien de l’honneur de vouloir me copier pour les illustrés. J’ai des amies dans la couture qui se sont fichues de moi : « Ton portrait par Alain Montarès, tu en as de la veine, toi qui es laide ! » On me trouve laide à mon rayon. Je sais bien que je ne suis pas la beauté pour cartes postales, pourtant j’ai de la ligne et si je voulais être mannequin, je gagnerais davantage… c’est mon mari qui ne veut pas. Ce matin, en essayant mon tailleur, je m’aimais tout plein.

— Et le rhume de cerveau ?

— J’en ai vu d’autres ! Je n’ai pas toujours eu de feu, chez nous, j’ai jamais rien attrapé.

— Bouchette, vous êtes adorable. Enfin, où allons-nous : théâtre, cinéma, dancing, goûter, quoi ? En attendant… la pose, je voudrais vous distraire. Vous avez tellement l’air d’une petite fille.

Elle laisse tomber ceci, qui me stupéfie, vu la saison, d’une voix tout angoissée de désir :

— J’aimerais tant aller à la campagne !

— Vous voulez dire au Bois ?

— Oui, pourvu que je puisse voir des arbres et de l’eau… et me promener assise dans des endroits où on arrive toujours si fatigué, quand on va les chercher à pied ! Paris c’est trop grand et la campagne c’est trop loin. On reste comme en prison dans son idée de sortir. Depuis que je suis née, je ne suis jamais sortie de la ville ! Et j’ai toujours eu envie d’aller ailleurs ! (Puis elle s’écrie avec une magnifique inconscience, peut-être pour échapper à son émotion :) Ah ! vous en avez une chance, vous, de pouvoir vous promener sans payer de taxi.

Je lui tiens les mains.

— Bouchette ?

— Monsieur Montarès…

Elle me regarde. Ses yeux de moineau franc sont ingénus et vifs. On ne sait pas bien si elle plaisante ou si elle dissimule. Tout à coup, deux perles glissent sur ses joues. C’est la fleur qui dégèle à cause de la tiède atmosphère de la voiture. Le froid de l’attente, une peine secrète, peut-être un remords, la tourmentent ou l’humilient ; mais tout cela fond dans la peau d’ours.

— J’ai eu tort de venir, me confie-t-elle à voix basse, j’ai mal fait de penser à vous. Oui, c’est sûr, il y a quelque chose de changé. Je ne suis pas assez raisonnable. Ce n’est pas tout à fait de ma faute. Vous m’avez promis en me donnant votre carte, de tout m’offrir sans rien me prendre. N’est-ce pas la convention ? Est-ce que vous ne pouvez pas avoir le caprice d’être honnête ? Ce ne serait pas banal pour un homme.

Je commence à être effrayé, non pas de ce qu’elle dit, mais de ce qu’elle espère. En effet, ce ne serait pas banal, si on pouvait refaire l’amour, lui enlever son goût irrésistible pour la viande crue en lui tendant un petit pain au lait. Sans aucune expérience de la vie, sinon celle de la normale brutalité de son mari, ou de son amant, elle ne peut pas concevoir la séduction sous une autre forme. Elle est attirée par la curiosité d’entrer dans une espèce de féerie dont elle sera la petite commère accompagnant le compère pour y prendre connaissance de son rôle. Elle pénètre en plein monde inconnu, mais si elle aperçoit le piège, l’obscurité d’une proposition ou l’outrage d’un geste, elle se jettera, comme la première fois, à bas de la voiture. Un baiser par-ci par-là ? Mon Dieu, c’est la menue monnaie de la faute, un péché véniel pour la midinette qu’elle représente. Le reste ? C’est le devoir, le mari ou l’amant qu’elle aime, à qui elle veut demeurer fidèle, malgré son avarice, son compagnon de route ordinaire, celui qui marque le pas, qu’on doit suivre. Moi je lui apprends à danser sur une corde raide. Là-dessus, on est bien forcé de faire très attention… et puis c’est si amusant d’avoir le vertige sans tomber !

— Bouchette, je ferai tout ce que vous voudrez. Ayez donc confiance en moi et revenez me voir souvent. Vous accomplirez une bonne œuvre, peut-être le miracle. Non, je ne veux pas vous perdre. Je suis même très fier de vous avoir trouvée. N’ayez pas d’autre nom que celui que je vous donne et parlez-moi le moins possible de votre époux, le Monsieur avare…

— Mettez que je n’ai rien raconté de pareil. Vous en avez, vous, une mémoire ! C’est son droit, puisque je suis dépensière. Ça se balance. Non, je n’ai plus peur de vous. Ce qui arrive, c’est toujours comme en rêve. D’ailleurs les cartes m’avaient prévenue que je rencontrerais un prince masqué dans un bal de mi-carême.

Elle se blottit au fond de la voiture, s’arrange un manteau avec la fourrure d’ours et tend ses jambes, correctement gantées de soie jaune, hors du fourreau bleu-marine de son tailleur. Il n’y a point de provocation dans ce mouvement spontané. C’est simplement la sensation d’être enfin à l’abri, de ne plus avoir froid, de jouir d’une normale béatitude physique.

Je regarde ses jambes. Jolies, du mollet, un peu fortes de la cheville et le pied trop large. Si on portait encore des bottines, elle serait obligée d’adopter une pointure plus grande que celle de ses souliers découverts. Elles sont tout de même enragées, les filles de notre peuple, de se chausser comme ça ; et avec ces bas universellement de couleur ocre délavée qui leur font, à elles et aux voisines de trottoirs, des jambes de Javanaises ou de Peaux-Rouges, elles vont dans la boue, se mouillent, sont obligées à des raccommodages incessants. Il est vrai que pour Bouchette cela fait partie de son métier, le remaillage.

Malgré moi, à cause de quelques légères imperfections, je pense aux jambes de l’autre. Je ferme les yeux. Gainées de Chantilly, on voyait la peau transparaître sous la soie et c’était un rayon lunaire traversant un nuage, une clarté se ramifiant sous une fumée. Ces jambes-là, je ne pouvais pas les regarder sans devenir fou. C’était vraiment, pour moi, l’évocation du temple par ses vivants piliers.

La petite, bercée au doux roulement de la voiture, semble dormir. Elle réfléchit, se tâte pour bien se persuader qu’elle a rencontré son prince de mi-carême. Que peut-il se passer dans ce cerveau d’enfant, de fillette de vingt-trois ans, sans expérience et sans instruction, n’ayant pour se défendre contre le vice que sa droiture naturelle ? Moralement, elle ignore tout, physiquement elle n’a pas l’idée d’une puissance de séduction plus élevée ou plus raffinée que celle qu’il lui a fallu subir la nuit de ses noces, légitimes ou non. Je sais bien qu’on accuse, en ces cas d’innocence relative, les images de la rue, les miennes ou celles du cinéma, mais l’ouvrière, la femme du peuple, a-t-elle le temps de les voir, de les étudier, et si elle n’est pas née avec des instincts de luxure, voit-elle toutes les voluptés promises autrement que comme des contes à dormir debout ou des fruits exotiques hors de prix ? Alors ? Que faire ? Ce n’est pas elle qui a peur, c’est moi. Je suis devant l’inconnu et n’ai plus le droit de me soustraire à sa fascination, car j’ai désiré connaître… Il y a quelquefois plus de lâcheté à fuir une occasion qu’à la déterminer. Fuir l’occasion, mais je n’y aurais aucun mérite. Je n’y tiens pas. Je serais plus à mon aise, sans y tenir davantage, si j’avais rencontré une gueuse, une aventurière, décidée à profiter de toute sa chance et m’entôlant, au besoin. Ce genre de demi-vertu me gêne comme ces prenez garde à la peinture vous empêchant de vous asseoir au milieu d’un jardin public, au moment où vous désirez jouir des charmes du paysage.

À qui me plaindre, si, comme la mariée, l’aventure est trop belle ?

Après tout, ce n’est pas mon métier, moi, de remailler la vie !

Allons toujours au Bois.

Le malheur, c’est qu’en France, lorsqu’on a coupé tous les lauriers, on n’est pas fichu de replanter quoi que ce soit à leur place…