Refaire l’amour/11

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J. Ferenczi & Fils (p. 116-127).
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XI

Je me débats dans les nuages ou des flocons d’ouate. Je crois même que j’en mange. C’est affreux ! Enfin, je reviens peu à peu à la surface de la vie, j’ouvre les yeux, je tends les bras… où sont donc passés tous ces fantômes et cette bizarre figure de cheval gris dominant ces chairs blanches ? De la chair ou du coton ? Mon Dieu, que je voudrais donc me débarrasser de ce cauchemar ! Voilà un rêve que je ne souhaite pas à mon pire ennemi : devenir le mari de la princesse. Un coup de couteau dans le haut du bras, juste à l’endroit sensible du biceps ! Le cauchemar s’accentue. Je ne suis pas réveillé. J’ai le bras pris par un étau. J’y porte la main avec hésitation, m’attendant à le trouver serré par la gueule puissante de Sirloup. Non. C’est le fameux diadème, la petite couronne cache-peigne !

Je m’assieds sur mon lit en essayant de raisonner. Pourquoi ai-je le diadème de Mme Servandini en bracelet dans le haut du bras ? Je secoue et je fais tomber le fabuleux bijou. Voilà l’œil de poisson féroce, l’énorme saphir unique au monde. On dirait une taie bleuâtre sur une prunelle malade. Et les rubis, en gouttes de sang, m’aveuglent, les topazes me brûlent, les brillants me piquent de leurs pointes cuisantes. C’est une couronne insolente, lourde comme un boulet. En désespoir de cause je le glisse sous mon oreiller. Il vaut mieux, tout de même, qu’on ne voie pas ça chez moi. Je me retourne afin de me rendormir lorsque j’entends, à travers les flocons d’ouate, la voix sourdement respectueuse de Nestor.

— Monsieur sait-il qu’il est midi ? Je suis bien obligé de prévenir Monsieur que son modèle attend.

— Un modèle, ce matin, quel modèle ? Je n’ai demandé personne pour ce matin, moi ?

— C’est une petite dame bien gentille qui s’imagine que vous êtes malade et qu’on veut le lui cacher.

— Zut ! Laissez-moi dormir. Je n’ai pas faim. Très soif, seulement. Donnez-moi un verre d’eau glacée.

Après le verre d’eau, Nestor s’en va.

Ma chambre, très grande, tendue de damas jaune est dénuée de bibelots encombrants. Une fort belle commode Louis XV bombe un ventre important en face d’un miroir très, trop moderne. Le lit, au milieu, est vaste, excellent. L’air joue autour comme s’il était situé en pleine campagne. Sirloup, étendu à mes pieds, me semble à cent lieues de moi. Ce chien-là bâille de faim si moi je bâille de sommeil, mais il ne se permettrait pas de se lever sans une formelle autorisation. Il regarde les deux fenêtres aux vitres verdâtres, des croisées anciennes, cintrées du haut, laissant pénétrer le jour du jardin comme tomberait l’eau d’une citerne.

Sirloup gronde et retrousse ses babines. Il y a quelqu’un dans le jardin.

Je finis par aller voir.

Bouchette ! C’est Bouchette qui s’en retourne vers la grille, ma grille en barreaux de prison !

Personne, même de dos, ne peut avoir la tournure de Bouchette, et, la flanquant en gardes du corps très respectueux de son chagrin, Nestor et Francine la reconduisent en multipliant leurs petits saluts bienveillants. Un modèle qui pleure ! Ils n’ont jamais vu ça chez moi.

Je ne peux pas ouvrir la fenêtre dans le costume que je mets la nuit — je couche tout nu — alors j’ai une idée, car, non, je ne veux pas qu’on renvoie Bouchette. Je prends Sirloup au collier et je lui indique la scène.

— Tu vas leur porter ça, Sirloup.

Et je griffonne sur la première feuille de papier à dessin que je rencontre ce mot fiévreux :

« Bouchette, je suis à vous dans un instant. Commencez à déjeuner sans moi ; j’ai besoin de vous pour travailler. Merci d’être venue. »

Sirloup hoche la tête, dresse les oreilles, regarde attentivement dans le jardin, me regarde et file, dégringole l’escalier quatre à quatre.

Il est superbe, se dressant devant Bouchette, la bousculant de ses fortes pattes, lui offrant ma missive avec toute la dignité d’un agent de liaison. Je vois des gestes de terreur, puis de gaîté. Francine flatte le chien et Nestor fait vivement volte-face.

Il me faut un instant, qui dure une heure, pour me préparer à recevoir Bouchette d’une façon décente. Ça, c’est bien ma veine ! Traits tirés, les yeux creux, le cerveau en bouillie. Nestor se multiplie autour de moi dans le cabinet de toilette, répétant qu’il a prévenu Monsieur.

— Un modèle unique, Nestor !

Nestor demeure insensible quant au modèle unique, mais c’est le déjeuner qui l’inquiète.

— Froid ou trop cuit, grogne-t-il en appuyant son gant de crin, neuf, comme par hasard.

Après la douche, ça va mieux. Les flocons d’ouate se sont envolés. Mon cauchemar se change en rêve angélique. Je n’ai jamais été si pur d’intention. Je suis l’homme de bonne volonté dont parle l’Écriture, car j’ai la paix. Un coup d’œil à la grande glace. J’ai simplement l’aspect d’une vieille femme ! Il y a des chances pour que Bouchette me trouve très bien. Tant pis pour moi.

— Nestor, dites à Francine de faire un soufflé au chocolat, qu’elle n’oublie pas les friandises, les fruits, des fleurs, qu’elle soigne son couvert, hein !

Et je descends.

— Bouchette ! Ma pauvre Bouchette !

Elle est mélancoliquement assise près de la table.

Sirloup la surveille. Il la retiendrait probablement par la jupe si elle voulait sortir.

D’un bond, la jeune femme est sur moi, ses mains tendues.

— Oui, je suis venue. Je n’y tenais plus de vous voir. J’ai eu raison. Quelque chose me disait que vous étiez malade. Comme vous êtes pâle ? Qu’est-ce que vous avez, monsieur Montarès ?

— Je n’ai rien, Bouchette. On se lève tard quand on a passé la nuit… dans le monde. Si vous m’aviez prévenu de votre visite, au moins la veille ! Nous allons faire du bel ouvrage, dessiner une jolie Bouchette, une vraie, celle-là. D’abord, à table. Sirloup, tiens-toi tranquille entre nous deux. Nous avons faim.

La table étincelle de tous les joujoux de la maison et une délicieuse odeur de chocolat vanillé monte des sous-sols.

Bouchette, consolée, se tamponne les yeux avec sa houppe à poudre de riz et s’en fourre dans le nez, en reniflant fort.

Elle a quitté son manteau, et son tailleur court lui va mieux que jamais. Elle a, sous la lumière crue, un cou jeune et tendre avec un léger pli sous l’oreille. Cela sort de sa blouse de soie bleue comme le renflement d’un cornet d’arum.

— Voyez-vous, monsieur Montarès, dit-elle de sa voix douce, je n’aurais jamais dû me mêler de vous. À présent, je ne peux plus me passer de votre conversation. C’est comme quand on chantait dans la cour de mon atelier, je n’entendais toujours pas très bien ce qu’on disait, mais je me grisais de la voix et ça me berçait encore que c’était déjà fini… Comme c’est beau, chez vous ! Un jardin, un chien, des fleurs dans une pièce d’eau ! On se croirait bien loin de Paris. Vous êtes là chez vous, comme un roi… et vos domestiques ont l’air d’être vos parents. Je suis bien contente que vous ne soyez plus malade si vous ne mentez pas. Mon portrait ? Ça va en faire des jalouses ! Ils ne diront plus que je suis laide. (Elle ôte son chapeau.) J’ai des cheveux tout plein, seulement, je ne sais pas me coiffer à la mode. Je les couperai, si vous aimez mieux…

Je l’écoute, ravi. Elle va, vient, se rassied et caresse Sirloup qui lui donne de vigoureux coups de patte pour l’assurer de son dévouement. Je remarque, non sans attendrissement, que ce qui l’éblouit, ce ne sont ni les cristaux taillés, ni les argenteries des vitrines, encore moins le couvert où Francine a prodigué les figurines de Sèvres sur un carré de Venise. Ce qui l’enchante, c’est le jardin, les fleurs, les grands arbres. On a envie de l’embrasser !

Elle baisse les yeux, subitement, sous mon regard plus chaud.

— Oui, j’ai pleuré. Ça m’est parti malgré moi, quand ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient pas vous réveiller de nouveau, puisque vous ne m’attendiez pas.

— Ma pauvre Bouchette ! Est-ce que je ne vous attends pas toujours ? Moi, je n’ai pas votre adresse pour vous faire signe.

— Le beau malheur ! Et la dame qui est partie, celle que vous aimez tant ? Elle n’est donc pas revenue, celle-là ?

— Je l’ai peut-être oubliée, chérie.

— Non, monsieur Montarès. Ça ne s’oublie pas, ce qui fait mal… mais il faut bien vivre…

Elle a souvent de ces phrases, profondément naturelles, dans lesquelles on se mire comme dans le fleuve qui passe en emportant un secret, son abominable noyé, tout au fond.

J’allume des cigarettes et lui montre comment Sirloup fume. Elle rit. Après le dessert, nous faisons un tour. Je lui permets de visiter toute la maison, sauf le boudoir-serre dont je ferme la porte à clef d’un geste nerveux. Elle n’entrera jamais là. Ne scandalisons pas les enfants.

L’atelier la plonge dans un grand respect, celui de l’ouvrière pour l’ouvrier. Elle ne peut pas se figurer que je suis l’auteur de tout ça et à moi tout seul. Enfin je lui explique ce que je lui demande, puisqu’elle veut m’aider. Je voudrais, sans jeu de mots, recommencer ma Jeunesse, celle que j’ai ratée, parce que la gamine qui me l’a posée, plus jeune qu’elle pourtant, n’était pas aussi naïve, sentait la vulgarité pour ne pas dire le vice.

Je fais monter Bouchette sur l’estrade où l’on peut tenir la pose sans trop de fatigue, et je lui mets dans les bras la botte de fleurs, un fagot de mai rose et blanc qu’elle doit lever au-dessus de sa tête, très haut. Le tailleur gâte le mouvement de ses lignes dures.

— Non, Bouchette, ce n’est pas ça. Il faut un drapé de soie blanche. Vous allez suivre Francine dans le cabinet de toilette et elle vous habillera, car elle a une grande habitude. Ne vous émotionnez pas. Tous les paravents et toutes les portes que vous voudrez seront refermés sur vous.

Elle a, de nouveau, envie de pleurer, mais notre Francine, arrivée au coup de timbre, la rassure.

Ça s’éternise. Francine, derrière le paravent, me fait signe, car elle ne pense pas qu’on ait à prendre plus de précaution avec celle-là qu’avec les autres.

— Je ne sais pas comment la coiffer, Monsieur. Elle s’impatiente et parle de les couper. Vous pouvez venir.

J’entre dans cette pièce tendue de perse rose où le divan est très étroit, le miroir très large, où toutes les torchères sont allumées à cause des faux jours du dehors. Ma Jeunesse est là, debout, la tête inclinée sur ses cheveux qu’elle tord avec, sans qu’elle s’en doute, le geste romantique d’Aphrodite fécondant le monde. Le corps, droit, moulé très exactement dans un fourreau de satin blanc, plie à peine sur la hanche gauche où se noue le vêtement en écharpe. On dirait, tant est savant ce nœud d’écharpe, qu’il entraîne toute la chair du modèle, la fait prisonnière, l’épouse dans un enveloppement merveilleusement chaste, la défend contre les hardiesses du regard, l’enferme pour n’en donner que le dessin pur. Ce costume, pas un vêtement mais une application artistique d’une étoffe sur un nu, est une création d’Alex, de mon ami Alex, de chez Dœuillet, le grand habilleur de poupées parisiennes et du monde entier.

Sous la lumière, le satin se teinte de rose et d’or, a le ton d’un marbre chaud du soleil de l’été.

La chevelure est superbe mais mal soignée, le brun fauve de cette nappe est huileux par place ; on devine que la jeune femme n’a pas le temps de les brosser tous les jours. Chose singulière, je m’aperçois de ce détail qui choque le peintre et qui aurait laissé l’homme indifférent… hier matin.

— Francine, dis-je d’un ton froid, il faut me laver cette chevelure. Elle est magnifique. C’est dommage.

— Je ne veux pas. Ce sera trop long. Laissez-moi les couper, monsieur Montarès, vous aurez un modèle à la mode, supplie Bouchette.

J’entends des ciseaux qui grincent.

— Bouchette, vous n’êtes pas folle ! (J’ajoute, plus bas :) Et votre mari, qu’est-ce qu’il dirait si je lui renvoyais une femme tondue ?

Francine est partie, en fuite de souris pressée.

— Ça c’est vrai, balbutie Bouchette interdite, mais c’était une occasion… elles se moquent toutes de moi, à l’atelier, parce que je n’ose pas.

— Dans le mien, d’atelier, ma chère petite, on a le respect de la beauté sous toutes ses formes. Je ne manque pas de garçonnes à copier quand il m’en faut, croyez-le bien !

— Oh ! vous, je commence à croire que vous avez trop de femmes, et l’étonnant c’est que vous puissiez travailler avec.

— Bouchette…

— Non, non, laissez-moi, je n’ai rien dit. Ne m’embrassez pas les mains. Vous me donnez sur les nerfs. Ah ! mon Dieu, Sirloup… comme il m’a fait peur !

Le chien vient nous rejoindre, silencieux, héraldique, terriblement sournois. Il a l’air de nous gronder :

— Eh bien, mes enfants, vous n’espériez pas vous passer de moi, je suis la bête, celle qui vous épie…

Alors, par contenance, Bouchette le couvre de caresses qu’il reçoit comme des hommages qui lui sont dus.