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Refaire l’amour/10

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J. Ferenczi & Fils (p. 99-115).
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X

On est à peine aux cailles sur canapé que le canapé envahit déjà toutes les discussions. La salle à manger, où les oiseaux des volières du salon sont remplacées par des viviers de cristal remplis de toutes les espèces de poissons connus, est une reproduction (je n’y suis pas allé voir) d’un sous-sol du palais de Tibère. La table de marbre rose pousse comme un champignon de corail au milieu d’une espèce de piscine asséchée. Tout autour, des divans et l’on est confortablement assis sans avoir trop l’air de Romains en habits français. Un orchestre lointain, peu gênant pour la conversation, répand dans l’atmosphère tantôt la gaieté d’un foxtrott, tantôt la langueur d’une sérénade. Les verres sont cabochonnés à en devenir pustuleux ou élancés et lisses comme de virginales corolles. Je ne sais ni ce que je mange ni ce que je bois, mais on me l’explique de temps en temps, ce qui n’arrive tout de même pas à me couper l’appétit.

Ces dames ont des théories subversives, discutent sur la pudeur envisagée comme suprême condiment de l’amour. Le canapé gagne de plus en plus ! Carlos Véra, tout en faisant des signes sévères à ses domestiques pour aiguiller le service des vins, tapote dans le dos de sa voisine, la pauvre petite Sorgah, et l’idole vivante me regarde fixement de ses yeux d’onyx en souriant avec l’effort d’une danseuse fatiguée. Sorgah est toujours amoureuse… mais je n’y peux rien. Méritant mieux, elle n’eut guère que mon caprice pendant que l’Autre, l’idole peinte, accaparait tout l’amour. Ainsi va le monde, au moins celui de nos sens.

— Pourquoi n’auriez-vous pas le droit, mesdames, déclare le docteur Boreuil, de vous exprimer très naturellement au sujet de vos goûts ? La pudeur, c’est le produit combiné de la cruauté du beaucoup trop avec la crainte du pas assez, une crainte, en somme, fort légitime.

Boreuil conserve un grand sérieux en disant ça, comme le professeur qui s’adresse à des élèves dont il faut flatter la faiblesse en tous les thèmes. Il adore conter des histoires un peu salées, sans dépasser la mesure, et surtout mystifier son auditoire.

Je regarde au fond de mon verre où l’on vient de verser un vin fameux, le redoutable et si rare vin des Arçures qui ne voyage pas (comment est-il ici ?), un liquide épais, noir, bitumeux, semblant recéler un brûlant exotisme, alors qu’il fut récolté tout simplement sur les coteaux du Jura.

— La pudeur ? Un joli mot. Il habille bien, mais c’est le demi-deuil du plaisir. Avant, il gêne. Après, il tue. Ah ! Si on pouvait faire passer la pudeur d’un seul coup à tout l’éternel féminin !

— Il en faudrait peut-être plusieurs, me répond la princesse Servadinni en assujettissant son fameux diadème d’une tape cavalière.

— Certainement, débarrassons les femmes de la pudeur, affirme le député Chancère. Dans mon traité du Communisme intégral, j’ai déjà donné quelques aperçus… tous pouvant prétendre à toutes et toutes pouvant s’adresser à tous. Bien entendu, j’abolis l’union libre parce que ce n’est qu’une pâle copie du mariage. À mes yeux, se coller n’est pas plus sain que se marier. Mon rêve, et celui de l’humanité, a été, de tous temps, l’accouplement passager. Je n’y mets qu’une seule condition : le consentement mutuel…

— …ou le pari ! interrompt Boreuil.

Sans broncher, Chancère continue :

— On y viendra quand on aura compris l’inutilité des engagements à long terme et l’immoralité de l’argent. On s’échange en nature. Payer une femme est ridicule… si ça lui fait plaisir, et, la dédommager, si ça l’ennuie, est toujours humiliant sinon pour elle, au moins pour l’autre. La pudeur n’existe qu’à l’état de convention mondaine. Le féminisme qui rendra les deux sexes égaux l’abolit de plus en plus. Maintenant les femmes fument dans la rue, elles sont la première de ces Messieurs chez le coiffeur, et travaillant comme des hommes, elles ont droit aux mêmes délassements…

— …obligatoires et gratuits ! ponctue l’incorrigible Boreuil.

Lui, en fait de communisme, il en tiendrait pour Tibère ! N’importe quel tyran éclairé plutôt que la masse des idiots.

Les voisines se révoltent, brusquement, par esprit de contradiction, un esprit instinctif chez elles.

— Si vous abolissez la pudeur, fait Raoule Pierly, les enfants de vingt ans, les poètes, les timides, viendront alors se consoler chez nous. (Et elle ajoute avec un joli sourire :) Elle se réfugiera dans notre sein, votre pudeur inutile. Ce sera notre accessoire de cotillon !

— Justement, interjette Félibien Moro, on ira l’y apprendre comme un art, et pour cet art-là il faudra des prêtresses profondément instruites.

Le singe Hubertine Cassan se signe dévotement :

— On dira : Sainte Pudeur, et on mentionnera pour le client ingénu : salon bleu sans jeu de glaces !

Clara Lige, dont les bretelles de ruban sont à peu près le seul corsage, fait le geste impatient d’en relever une.

— Vous dites vraiment des saletés, Messieurs. Nous ne sommes ni des chiennes ni des religieuses, mais vous, par exemple, vous êtes…

— Oh ! Clara, taisez-vous, murmure Sorgah qui a très peur des mots. Moi je sais bien que la pudeur, c’est de l’amour triste.

— Enfin, fait Carlos Véra, ça n’a jamais gâté un beau modèle ni un beau sentiment. Je ne suis pas pour tant de chichi quand je suis pressé ; cependant, quand il s’agit de la pose, c’est une autre affaire. La ligne doit rester noble.

Jacques Otorel laisse glisser ceci, entre deux petites toux sèches :

— La ligne ? Mais il n’y en a pas de ligne. Tout au plus des écorces : le vêtement, le linge, la peau, la chair. Lorsqu’on touche à la vérité, on touche au squelette. Ça, oui, c’est peut-être une ligne, un os.

Boreuil riposte :

— On s’en aperçoit quand vous nous campez une bonne femme. Elle me rendrait la pudeur familière. Heureusement que vos os contiennent de la moelle, mon cher garçon !… Voyons, voyons, revenons à la pudeur des discours, imitons ce fameux collègue répondant à l’académie des silencieux, qui lui présente une coupe pleine pour lui indiquer qu’on ne peut pas le recevoir, en posant dessus une feuille de rose, laquelle surnage sans la faire déborder…

— Mon cher, vous êtes dégoûtant, déclare la princesse d’un ton péremptoire.

Un instant, le docteur la regarde effaré, puis comprenant l’écho que sa phrase a éveillé dans le cerveau désert de cette terrible ogresse, il se met à rire comme un fou, s’étrangle et boit.

— Qu’est-ce que vous faites, dit Raoule Pierly, tout à coup très hautaine, de la nervosité de vos victimes ? Il y a les jours de mélancolie ou on attend l’âme sœur et non pas le champion de boxe. Où l’on désire causer et non pas se battre. Il y a de l’électricité dans l’air, et ce qui domine c’est encore le parfum des fleurs, bien plus fort en temps d’orage, des fleurs que l’on voudrait respirer à deux sans penser à les cueillir…

L’idée que cette grande prostituée peut avoir une notion de la pudeur, au fond de son métier abominable me révolte, m’exaspère et je crache :

— Oui, Madame, toute l’électricité que vous voudrez, mais c’est généralement en pressant un bouton qu’on obtient la lumière.

Elles sont furieuses, m’injurient, en tumulte.

— Insolent ! murmure Raoule Pierly écœurée.

— Lâche ! fait Clara Lige, très digne.

— Je voudrais avoir des indications sur la prise du courant, insinue Hubertine.

— La lumière est éternelle ! rêve Sorgah qui pense, sans doute, au soleil de son pays.

— Eh bien, mesdames, puisque la pudeur est, ce soir, votre dada, nous demandons à éteindre toutes les lumières. On verra ce que ça donnera, déclare Carlos qui commence à s’attendrir, un peu trop, à mon avis, sur les épaules de Sorgah.

— Moi, je propose une autre expérience, dis-je subitement emporté par une idée folle. Selon vous, Mesdames, la pudeur est une loi d’amour et une des plus rigoureuses. Nous devons tous en demeurer certains, ici, par courtoisie, d’abord et aussi parce qu’il vous est facile de nous le prouver. Eh bien ! Supposez qu’on vous offre la possibilité d’abolir cette pudeur sans que vous y soyez consentantes, que, demeurant innocentes de tous les gestes, une loi plus forte que votre… chasteté naturelle vous contraigne à n’en pas tenir compte ? En un mot si un aphrodisiaque vous paralysait sous le seul rapport de la pudeur : qu’arriverait-il ?

— Ça dépendrait de l’enjeu ! fait pensivement Raoule Pierly revenue aux questions professionnelles.

— Oh ! l’enjeu… ? Nous parlons d’amour et non pas d’affaires ! Peu importe ! Un homme, des hommes. Puisqu’il s’agit d’une course au plaisir, mettons des… coureurs !… Voulez-vous que nous tentions l’épreuve ? Si la pudeur existe réellement comme suprême loi de l’amour, elle sera la plus forte et abolira le besoin du plaisir, le plus impérieux que je sache, sinon… Et dans les deux cas vous restez les victimes, puisque les gestes en cause, les manifestations de cette expérience seront involontaires. Moi, j’ai une théorie sur la pudeur. La pudeur… c’est l’alibi.

Les hommes font une figure appropriée au sujet. Ils sont un peu inquiets et cependant très intrigués. Rien n’amuse plus les animaux de toutes les espèces et plus l’animal humain que tous les autres, comme de lâcher un nouveau gibier sur un terrain de chasse. La princesse Servandini rit de toutes ses dents chevalines et Sorgah me contemple avec une terreur mêlée d’admiration.

J’ai, en cherchant mon invitation dans le vestiaire, retrouvé dans une de mes poches une petite bonbonnière d’émail où traînent encore quelques pastilles parfumées.

Je tire cette boîte, je l’ouvre et sur le ton d’un vendeur de produits destinés à détruire les rats, je conclus :

— Voici, Mesdames et Messieurs, les nouvelles pastilles du marquis de Sade, inoffensives je crois, car on m’a dit les avoir purifiées de tout venin, stérilisées à l’usage des… âmes sensibles, gardant cependant toutes leurs vertus, pardon, leurs propriétés surexcitantes. Elles restent donc pour vous, pour nous, la permission ou l’alibi. Vous prenez une de ces perles de luxure, vous avalez, par là-dessus, quelques coupes de champagne… et c’est le triomphe de l’amour ou celui de la pudeur.

— Dites donc, Montarès, murmure Boreuil, vous exagérez ! Qu’est-ce que c’est que vos pastilles ? Vous en avez de bonnes dans vos bonbonnières, vous. C’est un truc à nous faire aller en prison, de nos jours, comme du temps du divin marquis…

Je réponds, tout haut :

— Je n’en sais absolument rien. Nous allons les essayer docteur. Je consens, d’avance, à les payer de ma liberté.

D’un seul mouvement, elles sont toutes autour de moi. Sorgah, délivrée de son vieux peintre, se penche, anxieuse, sur mon épaule. Hubertine Cassan s’assied sur le bord de la table en renversant une corbeille de fruits. Clara Lige, droite, couve des yeux la petite boîte comme un épervier fascinerait un jeune lapin. Quant à Raoule Pierly, toujours distante et femme du meilleur monde, elle se mord les lèvres, les dents rageuses.

Boreuil, de plus en plus inquiet, flaire une pastille.

— Ça sent la violette. Il doit y avoir des cantharides. Quant à supprimer les effets désastreux de la cantharide… bien malin serait celui qui…

Je lui coupe la parole :

— Mon cher docteur, je ne redoute aucune aventure, même fâcheuse. Mes pastilles ne sont vraiment dangereuses que pour la pudeur de ces dames. Rien à craindre pour leur santé… si elles se portent bien ! Il se peut, du reste, que nos belles amies réagissent contre leurs trop doux effets. Si elles ne réagissent pas, elles demeureront innocentes, au moins devant moi, leur complice.

Boreuil, à cause de sa situation de médecin légiste, est perplexe. Les mauvaises plaisanteries ont des limites. Partagé entre l’envie de laisser faire et celle de confisquer la boîte, il tourmente un petit four jusqu’à l’écraser.

Jacques Otorel, pelant une poire, la pose, brusquement, sur son assiette :

— Et moi qui oublie mon rendez-vous ! Carlos Véra, je vous avais prévenu ? Je vais au bal des Moïses bleus. Je n’ai que le temps de préparer quelques cartons…

Sûr du mutisme de ce brave cher Maître, tout absorbé dans la confection d’un mélange de champagne, de liqueurs de plusieurs marques auxquelles il ajoute des cerises confites et de la glace en poudre, il s’esquive discrètement.

— Vous savez, Mesdames, ce petit Montarès, un gamin que j’ai vu naître au dessin, c’est un Don Juan, gronde Carlos Véra. Pour moi, je préfère mon vieux curaçao à l’angustura, voilà mon opinion !

— Voyons, Montarès, pas de blague, me chuchote le député communiste, avec vos sales réputations : Don Juan, le Marquis de Sade… Vous serez bien avancé quand vous nous aurez mis toutes ces filles sur les bras. Moi, j’ai l’habitude d’être fidèle à ma femme par mesure d’hygiène. Il est de toute évidence que je n’aurais pas dû me marier, mais ça date d’avant la guerre ! C’est stupide de jouer avec le feu. Ces brebis vont devenir enragées.

Depuis les vins fins les domestiques ont très discrètement disparu pour aller servir le café dans le salon jaune. Les femmes, autour de moi, se consultent du regard. Les mets et les alcools terriblement épicés qu’on leur a offerts embrument leurs cervelles de douces colombes poignardées par le désir d’une suprême curiosité. Ne sont-elles pas toutes plus ou moins infestées de drogues préventives, curatives ou inoffensives que leur vendent nos charlatans à la mode ? Celle-là… c’est une nouveauté, oui.

— Attention, Mesdames ! (Et je tends ma boîte d’émail à Boreuil.) Il convient d’en prélever une pour notre excellent docteur qui la conservera aux fins d’analyse, le cas échéant.

Boreuil prend une pastille, la flaire encore en faisant une grimace dubitative, puis la glisse dans la poche de son gilet.

— La séance continue ! dit-il un peu vexé.

— Nous nous en remettons à la logique de ces dames. La logique, c’est la règle de tous les jeux. Ces dames auront le choix (et j’appuie) entre la disparition furtive ou la crise de nerfs qui dénoue toujours tout. Vous parliez de pari, docteur, au début du dîner, moi je fais celui-ci : ou la pudeur existe ou mes pilules en représentent l’alibi.

— Tu parles ! déclare brutalement Clara Lige. Moi je ne sais pas ce que c’est qu’un alibi. Tu pourrais bien t’expliquer en français.

— L’alibi, déclare sentencieusement Félibien Moro, ça se fabrique sur mesure à la Chambre correctionnelle.

Félibien Moro est ravi de tremper dans une affaire de mœurs. Il ne sera certainement pas acteur mais historien, et quel historien !

— Oui, affirme Boreuil, ça se décline, c’est un mot latin : alibi, Ali Baba, aliboron. Ces dames ne peuvent pas ignorer le latin qui, en ces mots, brave l’honnêteté.

Les femmes s’exaspèrent.

— Assez de boniment ! fait Hubertine Cassan, moi j’avale votre dragée d’Hercule en vous conseillant fort d’en garder une pour vous, Montarès.

Et elle puise dans la bonbonnière. Toutes l’imitent, sauf la princesse Servandini.

— Je n’ai jamais eu besoin de ça, avoue-t-elle froidement. D’ailleurs les hommes du monde, les artistes, ça ne me dit pas grand’chose. C’est à eux, en effet, qu’il faudrait en donner… de l’avoine. J’ai rendez-vous dans un cabaret des Halles, où doit m’attendre ma voiture. Montarès, vous êtes trop compliqué.

La boîte est vide.

— Alain, me glisse affectueusement Boreuil, ça dépasse un peu la permission… vous avez de l’esprit et vous êtes en train de risquer une énorme bêtise. Dites-moi qui vous a vendu ces pastilles… ou je fiche le camp.

— Qu’est-ce que vous redoutez ?

— De perdre la face, sinon le pari. Ça ne se passera pas sans scandale, surtout avec cette poule de luxe, la Pierly. Elle n’a rien à perdre du tout et comme elle aime à poser en public… j’emporte votre pilule et j’imite Otorel. Serviteur !

— Moi aussi ! grogne le député communiste, je vous lâche. Adèle m’attend toujours passé minuit et, demain matin, j’ai une réunion salle Contade. Montarès, je ne comprends rien à cette façon de s’amuser, sinon… Le bruit court que vous descendez de ces illustres chenapans qui firent la conquête de Jérusalem. Vous feriez mieux de nous expliquer pourquoi des catholiques à la mentalité pourrie de Dieu le veut ! se mirent en tête de conquérir la sépulture d’un juif. Puisque vous êtes amateur de logique, creusez ça.

— Mon cher député, vous êtes mal renseigné. Je ne descends pas, moi, je monte…

Et je lui fais luire mes dents, sans couteau. Pauvre diable de bolcheviste ! Il a peur des femmes…

…Il reste, dans le salon aux roses jaunes, trois convives mâles, la princesse Servandini, le journaliste Félibien Moro et moi. Notre cher maître Carlos Véra dort profondément sur une pile de coussins verts qui joue le banc de mousse. Le vieux faune doit s’imaginer que Sorgah le berce dans ses bras d’ambre clair, mais Sorgah danse, vêtue seulement de ses chaînes de perles cliquetant contre ses anneaux d’or massif. Félibien Moro prend des notes et tout le café froid mis à sa disposition par les déserteurs.

Il prépare sa copie, un article incendiaire où il en ajoutera selon son frénétique usage. Roman ou chronique ?

En couronne, autour de moi, les fleurs de la guirlande sont éparses, toutes pudeurs effeuillées. Oh ! les merveilleuses pilules, et comme ces dames furent ingénues dans les différents aveux de leurs abandons tellement légitimes qu’elles feraient vraiment mieux de m’en rapporter tout le mérite.

Cette idée de l’alibi est géniale.

Je bâille un peu. Il est près de trois heures du matin. Sorgah danse avec une étonnante souplesse de reins et un regard d’au-delà très troublant. Que voit-elle ? La passion enlaçant la Mort, essayant de l’arrêter ? Ou la vie, la belle vie dont tous ses gestes vont scandant ou rythmant les plus folles extases ?

La princesse, debout, accoudée à la Diane aux yeux clos qui tend son arc impuissant vers le cruel chasseur, m’examine du haut de son face-à-main. Elle a l’air d’une vieille sirène en retraite dans sa cuirasse d’écailles. Elle contemple le tableau merveilleux de ces femmes endormies dont les formes blanches, les crinières blondes ou brunes s’étalent sur l’herbe fausse du jardin d’amour. Hubertine Cassan sort de sa robe comme une couleuvre sortirait d’un bouquet. Clara Lige a l’aspect d’une statue renversée par un vent d’orage. Quant à Raoule Pierly, la tunique fendue sous le triangle de diamants, elle a repris son impudeur professionnelle… en gardant la pose…

Le profil chevalin de la princesse, que je détaille pour le reconstituer quelque part, sujet de ferronnerie ou gargouille, a une pureté de granit gris qui n’est pas sans noblesse.

Elle vient à pas de louve, se penche, me touche à l’épaule. Je sens ses doigts crochus dans ma chair, comme la bête de boucherie, si elle n’était pas devenue inerte, pourrait sentir le crochet de l’étal.

— Montarès, me dit-elle, de sa voix rauque, je vais où vous savez, mais je ne veux pas y aller avec cela. Ce ne serait pas prudent (elle enlève son fameux diadème), parce que ce n’est pas une chose à confier aux domestiques de notre époque. Vous me le rapporterez quand vous voudrez.

Je passe machinalement le diadème à mon poignet, puis je le pousse jusqu’au haut de mon bras où il s’arrête, me donnant une horrible sensation de griffes me râpant la peau.

— Princesse, vous n’êtes pas sérieuse. Et si je ne vous le rapportais pas ?

— Oh ! fait-elle impassible, ces objets-là on ne peut ni les voler ni les prêter quand on est d’un certain monde… tout au plus peut-on les… partager.

Et elle s’en va, traînant derrière elle sa demi-queue d’écailles de nacre frisée de la frange plus claire du jour naissant.