Reflets d’antan/La Première messe

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Reflets d’antanGrander Frères, Limitée (p. 86-92).


XII

LA PREMIÈRE MESSE


 
Le jour naît et s’enfuit, et toujours les navires
Ouvrent, sur les flots bleus, leurs voiles aux zéphyrs.
Après avoir laissé des rivages divers,
Ils longent dans leur course une île aux bords déserts,
Un immense rocher qui dresse sur les ondes
Son dos âpre et sinistre, où des oiseaux immondes
Viennent seuls, le printemps, jetant de tristes cris,
Bâtir leurs nids obscurs sous des bois rabougris.
Pendant deux j ours entiers ils suivent ces rivages
Où l’onde et les oiseaux mêlent leurs chants sauvages.
Chaque aurore nouvelle, ou chaque nouveau soir,
Dans le cœur de Cartier vient ranimer l’espoir.


Ce n’est plus l’océan que les bateaux franchissent ;
La terre n’est pas loin et les ondes blanchissent.
Des rivages en fleurs, qui vont se rapprochant,
Resserrent les flots clairs, et semblent, au couchant,
Élever sur leur route une immense barrière.
Le soleil plus hâtif achève sa carrière.
Il argente le ciel de ses rayons blafards,
Comme les cheveux blancs, la tête des vieillards.

La flotte, ô Saguenay ! rase ton embouchure.
Rivière au noir courant, quelle sonde mesure
De ton lit merveilleux toute la profondeur ?
L’oeil est pris de vertige, en voyant la hauteur
De ta paroi de roc partout infranchissable.
Fleuve sans grève, gouffre où pas un grain de sable
Ne recevrait le pied du marin naufragé,
Quel arbre t’a jamais dignement ombragé ?
Dans tes profondes eaux vainement l’ancre tombe.
Le chaos t’a choisi pour sa plus noire tombe,
Et tes échos moqueurs, quand passent les marins,
Se redisent entre eux leurs plaintes, leurs refrains.

Cependant le vent souffle, et les vagues d’écume
Vont caresser des bords que la forêt parfume.


C’est une île riante où le coudre fleurit,
Ou sur les arbres verts, maint fruit nouveau mûrit.
Près de ces bords charmants s’arrêtent les navires,
Et le chant des marins alterne avec les rires.
Et septembre est venu. Bientôt des souffles froids,
S’élevant vers le soir, effeuilleront les bois.
Mais l’on entend encor murmurer les fontaines.
Les heures de la nuit sonnent lentes, sereines.
Les arbres sont drapés dans leurs épais manteaux,
Et partout des fruits mûrs couronnent les coteaux.

La nuit qui s’approchait de cette île isolée
Déroula lentement son écharpe étoilée,
Et tout s’enveloppa d’un calme solennel.
Mais, au réveil du jour, pour louer l’Éternel,
Radieux, les oiseaux volant de cime en cime,
Remplirent la forêt d’une oraison sublime,
Et le soleil, sortant de son lit empourpré,
D’un éclat inouï fit resplendir le pré.

Ô le beau jour de fête et de réjouissance !
L’Église, ce jour-là, célébrait ta naissance,
Vierge sainte, qui fus la mère de ton Dieu...
Cartier ne voulut pas s’éloigner de ce lieu

Sans te rendre, ô Marie ! un éclatant hommage.
On élève un autel. La croix et ton image
Se mirent dans le fleuve aux lisières des bois,
Et Dieu descendit là pour la première fois.

Pendant que le saint prêtre, à l’ombre d’un érable,
Élevait, en priant, la Victime adorable,
Les oiseaux voltigeaient de rameaux en rameaux,
Modulant, semblait-il, des cantiques nouveaux.
Le soleil émaillait de lueurs chatoyantes
La mousse des vieux troncs, les feuilles ondoyantes.
Sur le sable doré les vagues murmuraient ;
Dans leur joie, à genoux, les matelots pleuraient.
Leurs cœurs montaient à Dieu, remplis de gratitude.
Mille voix s’élevaient de cette solitude,
Et, volant dans les airs, les anges radieux
Unissaient à ces chants leurs chants mélodieux.

Et quand ce fut la fin du divin sacrifice,
Que sur l’autel champêtre il remit le calice,
Son front s’illumina d’un éclat merveilleux.
Un rayon fulminant s’échappa de ses yeux.
On eut dit qu’un nuage environna sa tête,
Un nuage de pourpre où couvait la tempête.


Il leva vers le ciel ses deux bras frémissants ;
Sa bouche s’entr’ouvrit, et d’étranges accents,
Des mots entrecoupés tombèrent de ses lèvres,
Obscurs comme les mots que de brûlantes fièvres
Font parler au malade.
                         ― Assez de sang ! Assez !
Jetez donc le linceul sur ces morts entassés !
À ces héros chrétiens donnez la sépulture !
Jetez aux noirs corbeaux, jetez donc en pâture
Cette horde traîtresse ! Écoutez ! les forêts
Aux héros de la Foi découvrent leurs secrets !

J’entends le bruit du fer et les coups de la hache...
Le vainqueur s’agenouille et le vaincu se cache.
Les oiseaux ont appris de plus douces chansons...
Et des sillons fumants se couvrent de moissons !
Pareille au nid de l’aigle, au-dessus d’une grève,
Sur un cap de granit, quelle ville s’élève !
Une croix la domine et monte vers les cieux.
Et ses deux bras tendus couvrent d’immenses lieux.
De formidables murs l’entourent, la défendent.
Dans son port merveilleux mille vaisseaux se rendent.

Et que vois-je plus loin sortir du fond de l’eau ?
Quelle cité rivale élève un front si beau !


Son regard étincelle. Il captive ou foudroie.
Que son ciel est brillant ! Ah ! comme elle déploie,
Pour éblouir le monde, un courage étonnant !
Les peuples, accourus de tout le continent,
L’appelleront, un jour, la cité souveraine...
Sois la Ville Marie, et tu deviendras reine !

Salut, noble Prélat ! Fort de la Vérité,
Tu déchires la nue et verses la clarté...
Salut, prêtres pieux, salut ! Béni soit votre ouvrage !
Grande est votre douceur, et grand votre courage.
Sous vos soins paternels, ô pasteurs vénérés !
Les agneaux confiants ne sont point égarés.

Quel est ce bruit lointain ? C’est le canon qui tonne...
C’est la terre qui tremble, et le ciel qui s’étonne !
Je vois des escadrons, dans un terrible choc,
Rouler sur la poussière, à la cime d’un roc !
Le soleil fait briller l’acier des baïonnettes.
Le fracas des obus, les éclats des trompettes
Se mêlent aux clameurs des mourants, des blessés.
Et vainqueurs et vaincus se succèdent, pressés
Comme les flots hurlants que poussent sur la dune
Les orages d’automne. O cruelle fortune !


Que vois-je ? Nos drapeaux, les lis, nos blanches fleurs,
Sont tombés sous les pieds des orgueilleux vainqueurs !
L’étendard rouge flotte, aile des mauvais anges,
Sur les murs où tantôt triomphaient nos phalanges !
L’air plaintif, abattu, des larmes dans les yeux,
Le prêtre, en ce moment, reste silencieux,
Mais il reprend bientôt, d’une voix plus contrainte :

― Du sein de cette terre il s’élève une plainte.
Au droit ancien, hélas ! succède un droit nouveau.
Le faible est opprimé, le fort devient bourreau.
Et, près du saint autel, un autel sans mystère
Offre au ciel indigné son encens téméraire.

Et la plainte grandit, et le joug est plus lourd.
Un malaise ineffable, un mugissement sourd,
Annoncent la tempête et des jours de détresse.
Il faut une victime, et l’échafaud se dresse...
Dans le sang du martyr, ô prodige inouï,
La liberté renaît... Tout s’est évanoui...
Sur le peuple loyal, sur la sanglante rive
Il descend du ciel calme une clarté plus vive.
L’homme de Dieu se tut. Son oeil humide et doux
Lentement retomba sur la foule à genoux.