Reflets d’antan/Le Cap Percé

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Reflets d’antanGrander Frères, Limitée (p. 77-86).


XI

LE CAP PERCÉ


 
La rose livre au vent de suaves arômes ;
La fontaine roucoule, et les bois, sous leurs dômes,
Entendent gazouiller les nids harmonieux.
Tout est joie et bonheur, au monde et dans les cieux.
Laissez, ô matelots ! laissez les frais ombrages,
Voguez, voguez encor vers de plus beaux rivages.
Voguez sur les flots bleus. Vos navires légers
Semblent impatients de braver les dangers.
Veulent-ils suivre encore une route nouvelle ?
Allez, allez, marins, la brise vous appelle.
Laissez le vert gazon, l’ombre où vous sommeillez.
Levez l’ancre mordante. Il vente ; appareillez.

Comme des arcs tendus les voiles s’arrondissent.
Sur les flots agités les navires bondissent,

Et laissent derrière eux l’île aux bords verdoyants.
Comme des moissonneurs, dans les prés ondoyants,
Ouvrent un long sillon avec l’humble faucille,
Ainsi, dans l’océan, la vaillante flottille
Trace vers l’inconnu son magique sentier.
Et la course est rapide. Et, sur le pont, Cartier,
Entouré de marins, son fidèle équipage,
Regarde à l’horizon s’élever le rivage.
Il tressaille en pensant que ce pays si beau
De la France sera le plus riche joyau.

Dans le ciel cependant roulent de noirs nuages,
Et sur la mer encor s’abattent des orages.
Le golfe dans ses flots cacha plus d’un écueil.
Et Satan n’a perdu ni l’espoir, ni l’orgueil.
Il ose croire encor qu’un terrible naufrage
De l’ange du Seigneur peut détruire l’ouvrage.
Mais les vaisseaux prudents virent bientôt de bord,
Et trouvent à la côte un sûr et large port.
Quand le vent du matin s’éleva favorable,
Que le flot azuré vint effleurer le sable,
Chantant, on leva l’ancre, et les trois bâtiments
Coururent de nouveau sur les flots écumants.


Domagaya, son frère, et la jeune Indienne,
Ensemble assis tous trois près de la grande antenne,
Échangeaient à l’écart leurs étranges discours.
Leur présence à Cartier était d’un grand secours.
Ils connaissaient le golfe et ses îles ombreuses.
Ils lui parlaient du fleuve, où des tribus nombreuses
Venaient planter de loin, leur tentes chaque jour.
Et les deux Indiens, se levant tour à tour,
Pour indiquer la route et pour la rendre heureuse,
Montraient l’écueil à fuir, la côte plantureuse
Vers laquelle on pouvait sans nul risque cingler,
Et le cap où les flots allaient battre et meugler.
Les vaisseaux fendent l’onde avec de sourds murmures,
Et leurs agrès mouvants ressemblent aux ramures.
Taiguragny se lève et marche vers Cartier :

― « Vois-tu là-bas, dit-il, comme un portique altier,
Ce rocher solitaire où le corbeau se sauve ?
Bien au-dessus des eaux il dresse son front chauve.
Par la béante porte, entre ces hauts piliers,
Passeraient aisément tes superbes voiliers.
De l’Esprit des combats c’était l’asile étrange,
Disent les vieux Sachems. Alors, comme une frange,

Des lierres, des lichens s’attachaient à ses flancs.
Sombre, il semblait monter jusqu’aux nuages blancs.
Morose et sacrilège, aujourd’hui la ruine
Habite seule, hélas ! la demeure divine.

« Comment ce vaste asile a-t-il été détruit ?
Je ne bandais pas l’arc que j’en étais instruit.
Et je vais, si tu veux, te conter cette histoire
Que nul guerrier chez nous, ne refuse de croire.
Autant de lunes d’or ont monté dans les airs,
Autant de bleus glaïeuls, au bord des ruisseaux clairs,
Se sont épanouis sous une tiède haleine,
Autant de blancs frimas ont argenté la plaine,
Depuis que s’est passé le grand événement
Dont je te fais, Cartier, l’histoire en ce moment,
Qu’il passe sur nos mers, l’automne, de bruines,
Que le chêne a de nœuds et le houx vert, d’épines. »

― « Nous entrons dans la Baie... Inclinons à tribord,
Dit Cartier, et cherchons un fleuve plus au nord. »
Et tout en écoutant la légende encor neuve,
Ils brassent la voilure et rêvent d’un grand fleuve.

― «Nina, dit l’Indien, était donc, autrefois
La plus belle des fleurs écloses sons nos bois :


Ses yeux étaient plus noirs qu’une nuit sans l’étoile,
Et ses cheveux épais dépliaient un long voile
Sur son corps gracieux comme le jeune ormeau.
Son chant était suave autant qu’un chant d’oiseau.

« Elle était jeune encore, et comptait moins de neiges
Qu’un maladroit chasseur, à la fois, dans ses pièges
Ne prendrait de castors. Elle venait souvent,
Dans le calme de l’ombre et le sommeil du vent,
Se bercer comme un cygne au ruisseau qui murmure.
La vague lui faisait une étrange parure,
Toute de diamants qui luisaient au soleil,
Et ruisselaient au long de son galbe vermeil.

« Areskouï, l’esprit qui nous souffle la guerre,
Que les deuils et les pleurs, hélas ! ne touchent guère ;
Areskouï, le dieu dont l’asile sacré
Était ce roc, pareil au grand navire ancré ;
Areskouï brûlait, pour la rieuse vierge,
D’une invincible ardeur. Et, lorsque de la berge
Il la voyait descendre, et s’approcher des flots,
Il volait au-devant, murmurant de doux mots
Que l’indiscrète brise allait ailleurs redire.
Seule elle pouvait voir le dieu cruel sourire.


« Et, pour saisir son bras, dans son amour jaloux,
Souvent il s’avançait avec un rire doux ;
Mais la fille des bois nageait vers le rivage,
Et cherchait un abri sous le manteau sauvage
Des séculaires pins, gardiens de sa beauté.
Alors Areskouï s’enfuyait, irrité.
Dans sa retraite sombre, alors, comme un tonnerre
On entendait l’écho de sa sourde colère.

« Quand le jour, cependant, inondait les forêts
De discrètes lueurs et de tièdes reflets,
Un bienfaisant génie, au front jeune et superbe,
Sous les traits d’un chasseur sortait des touffes d’herbe.
Respectueux et doux, il s’en allait alors,
Nageant avec souplesse, en gracieux essors,
Vers la naïve enfant. Elle semblait l’attendre.
Sans honte, avec pudeur, son regard franc et tendre
Se levait confiant sur le beau compagnon.
Parfois elle fuyait, et, de son pied mignon,
Elle fouettait la mer qui volait en rosée ;
Ou, la gorge sur l’onde, et la tête posée
Sur les gerbes de jonc que le flot apportait,
Elle semblait dormir. Innocente, elle était

Belle comme l’amour à notre premier rêve,
Et les oiseaux chantaient tout le long de la grève.
Peut-être allumait-elle un feu subtil et doux ;
Et sans aimer, peut-être, on devenait jaloux.

« L’œil errant sur les eaux, du haut de sa demeure,
Le sombre Areskouï l’aperçut. C’était l’heure
Où le taillis n’a plus que de faibles échos,
Où la grive et la fleur aspirent au repos.
La mer, teinte de rose, au loin dormait. Les nues
Qui déployaient au ciel des formes ingénues
Semblaient flotter au fond de l’immense miroir.
Le souffle harmonieux qui s’élève, le soir,
Faisait de temps en temps, avec un doux murmure,
Frissonner ça et là l’onde dormante et pure.
Et l’aile de l’oiseau striait ce champ uni.
La vierge, en souriant, d’un bras souple et bruni,
Repoussait le flot bleu qui noyait son épaule ;
Elle allait, se berçant comme un rameau de saule
Au souffle du zéphyr ; et ses épais cheveux
Déroulaient leurs anneaux sur son cou gracieux.

« Nina sortit des eaux. Partout se glissait l’ombre,
Et chaque rameau vert semblait un voile sombre.


Avant qu’elle eut atteint d’un pied pourtant léger,
Le vieux wigwam qui seul pouvait la protéger,
La douce enfant sentit, pareils à des tenailles,
Les doigts durs et crispés de l’Esprit des batailles,
Mordre sa brune épaule. Elle entendit sa voix
Dont les cruels accents faisaient trembler les bois.

« Moi, je suis, disait-il, l’Esprit de la Vengeance.
J’ignore la pitié, j’abhorre la clémence.
À moi Nina ! Viens donc ! La belle vierge, à moi !
Mon antre étouffera sous sa large paroi,
Les cris du désespoir ! À moi les chastes charmes !
À d’autres maintenant la souffrance et les larmes...
Nina criait en vain :
                          ― « Jamais tu ne m’auras. »
Areskouï la prend dans ses robustes bras,
Et s’envole, semblable au hibou des ténèbres,
Avec sa douce proie, en ses antres funèbres.

« Or, l’Esprit de la Baie, ― en effet, c’était lui
Qui jouait sur les eaux quand le jour avait lui,
Ou que le soir brillait au rayon de la lune, ―
Or, l’Esprit de la Baie, inquiet, à la brune,
Chaque soir revenait en d’anxieux transports,
Jouer avec la vague ou rêver sur les bords.


Mais chaque soir, hélas ! son attente était vaine.
Elle ne venait plus. D’une âme trop sereine
Oubliait-elle donc un innocent plaisir ?
Ne savait-elle plus l’ardeur de son désir ?

« Il aimait sa douleur et ne pouvait la taire.
Souvent il s’approchait de l’antre solitaire.
Il entendit, un jour, la plainte de l’enfant.
Il entendit aussi le rire triomphant
Du génie infernal qui la tenait captive.
Il pousse une clameur qu’au loin l’onde et la rive
Répètent bien longtemps. Tous les Esprits des eaux
S’élancent à la fois des joncs et des roseaux.
La base du rocher est bien vite sapée.
Et, du dieu des combats la force alors trompée
Devient vaine. Le roc s’ébranle et disparaît.
Seul, le gîte où vainqueur, le dieu se retirait,
Restait encor debout, bien au-dessus de l’onde.
Mais un instant s’écoule, une porte profonde,
La même que tu vois, s’ouvre dans le rocher,
Et le jour et la mer vont tout à coup lécher,
De leurs reflets joyeux, le fond de la tanière
Où gémissait toujours la belle prisonnière.
Areskouï, pour fuir, prit l’aile d’un corbeau.
Sous les traits redoutés de ce lugubre oiseau,

Bien souvent il revient sur ses débris célèbres,
Croasser, vers la nuit, des menaces funèbres.
Souvent avec Nina, dans les plis des flots d’or,
L’Esprit du fleuve, aimé, vient se jouer encor. »