Reflets d’antan/Le Vieux chef indien

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Reflets d’antanGrander Frères, Limitée (p. 16-26).

II

le vieux chef indien


C’était l’heure où partout s’éveillent des murmures :
Dans l’onde et dans les airs, dans l’herbe et les ramures ;
Alors que du soleil le matinal reflet
Donne au nuage sombre un radieux ourlet ;
Que le pétrel hardi jusqu’au ciel bleu s’élance,
Ou sur les flots berceurs fièrement se balance.

Sur les bords inconnus où le vaillant Cartier,
À Dieu comme à son roi se vouant tout entier,
Était venu naguère élever la croix sainte,
Un étrange vieillard jetait au vent sa plainte.

La tristesse ridait son visage cuivré ;
Comme un arbre fleuri, comme un tapis ouvré,
Son corps fauve était peint de figures bizarres ;
Et, nouant ses cheveux, les plumes les plus rares
S’élevaient sur sa tête en panache éclatant.
Sur les vagues d’azur son œil allait flottant
Comme le frêle jonc, comme l’algue légère,
Et paraissait chercher une rive étrangère.

Et quand il était las de regarder les flots,
Las aussi d’exhaler ses lugubres sanglots,
D’une tremblante main bandant son arc de frêne,
Vers une croix debout dans cette immense arène,
Il lançait, furieux, un trait empoisonné.
De son audace alors il semblait étonné.
Il voyait aussitôt les nids joyeux se taire,
Et reprenait, pensif, sa marche solitaire.

Et c’était, ce vieillard, le guerrier dont la voix,
Pour repousser Cartier et renverser la croix,

Naguère avait voulu, sur ces mêmes rivages,
Éveiller les soupçons des peuplades sauvages.
Mais vaine fut sa ruse. Et sa sombre fureur
Dans l’âme du marin ne mit point la terreur.
Cartier, en s’éloignant de la cruelle plage
Emmenait du vieux chef les deux fils en otage.

Le père infortuné suivit longtemps des yeux
Le vaisseau qui portait, hélas ! sous d’autres cieux,
Ses deux fils. Il revient, au lever de l’aurore,
Promener ses chagrins sur la rive sonore.
La haine et la douleur se peignent sur ses traits ;
Pour lui la solitude a seule des attraits.
Il demande ses fils au soleil qui se lève,
Il les demande aux flots qui roulent vers la grève,
Il ne voit pas s’ouvrir, comme une aile d’oiseau,
Sur les flots infinis, la voile du vaisseau
Qui lui ramènera les fils de sa tendresse !

« Vaillant Domagaya, dit-il, dans sa détresse,
Noble Taiguragny, me serez-vous rendus ?
Ah ! si mon bras, plus fort, vous avait défendus
Contre la cruauté de ces Visages-Pâles,
Mes chants ne seraient pas que de pénibles râles,

Nous aurions hors des bois rejeter l’étranger,
Comme le vent balaie un feuillage léger.
À ces rochers déserts pendant combien de lunes
Raconterai-je encore mes tristes infortunes ?
Quand viendrez-vous reprendre, ô fils que j’ai perdus !
Vos carquois pleins de traits et vos arcs détendus ? »

Pendant que sur ces bords, où fleurit le dictame,
Le vieux chef indien épanche de son âme
Une haine inutile et des regrets amers,
Un esprit malfaisant, envoyé des enfers,
A pris d’un vieux jongleur la hideuse figure,
Et la démarche lente et la haute stature.
Il s’approche aussitôt du chef de la tribu.
Ils sont amis d’enfance ; ils ont ensemble bu,
Au milieu des forêts, à la même fontaine ;
Ensemble ils ont fait plus d’une chasse lointaine :

« Pourquoi te consumer, dit-il, en vains regrets,
Toi, le premier guerrier de nos sombres forêts ?
Ton corps est décharné comme un arbre qui sèche.
Le chevreuil ne craint plus la pointe de ta flèche...
Attends-tu que les Blancs te ramènent tes fils ?
Ou bien regrettes-tu d’avoir craint leurs défis ?


Les feuilles jauniront et tomberont des branches,
La neige, bien des fois, tendra ses nattes blanches,
Et les petits oiseaux tisseront bien des nids,
Avant que tes enfants soient ici réunis.

« Te le dirai je, ô Chef, oui, j’ai vu dans mes rêves,
Cette fatale croix s’étendre de nos grèves
Jusqu’au fond des forêts, jusqu’au milieu des eaux.
Sur ses bras menaçants se perchaient les oiseaux,
Et nos traits aiguisés ne pouvaient les atteindre.
Et nos fiers ennemis semblaient ne plus nous craindre !

« Puis, j’ai vu sur nos bords venir les guerriers blancs...
Nous étions devant eux stupéfaits et tremblants.
Je t’ai vu, vaillant Chef, ― qu’au moins nul ne le sache, ―
Fumer le calumet, puis enterrer la hache.
Pour détourner les maux qui vont tomber sur nous,
Hier, j’ai consulté les puissants Manitous.
Il faut bannir la croix de nos forêts antiques,
La croix où sont gravés des mots cabalistiques ;
C’est alors seulement que, sous nos bois épais,
Sans craindre d’ennemis nous chasserons en paix. »

Ainsi parle au vieux chef le malfaisant génie.
Sa voix a du désert la poignante harmonie,

Et dans ses fauves yeux luit la duplicité.
Il s’éloigne aussitôt avec rapidité.
L’Indien le voit fuir au loin, sur le rivage,
Et sent se réveiller une haineuse rage.
Il jette sur la croix un regard de mépris,
Et se laisse tomber sous les bois rabougris.
Alors, un noir corbeau, du faîte d’un érable,
Fait entendre trois fois un appel lamentable ;
Et, sur l’oiseau sinistre, aussi prompt que l’éclair,
Un épervier cruel fondit du haut de l’air.

Le vieillard, plein de trouble entra dans sa cabane.
Mais, sur le seuil couvert de feuilles de platane,
Cachant dans ses deux mains son front plein de soucis,
Il revint. Jusqu’au soir il resta seul, assis.

Les ombres commençaient à noyer le feuillage,
Il passa comme un spectre à travers le village,
Ordonnant aux anciens d’assister au conseil.
Il voulait jusqu’au jour les tenir en éveil.

Les vieillards, aussitôt, laissent leurs toits d’écorce.
Sur les pas de leur chef une invincible force
Les pousse tour à tour, pleins de docilité.
Leur sagesse, souvent, et leur fidélité

Ont gardé la tribu contre un danger probable.
Les calumets, remplis d’un tabac délectable,
Exhalent la fumée en orbes gracieux,
Pendant qu’assis en cercle, émus, silencieux,
Ils écoutent le Chef.
                       Or, lui, d’une parole
Plus vive qu’au matin le ramier qui s’envole,
Il raconte à grands traits son trouble et sa douleur,
Et son long entretien avec le vieux jongleur.
Après qu’il eut parlé, se voilant le visage,
Il poussa trois longs cris, selon l’antique usage.
Le plus vieux du conseil prit la parole alors :

― « Je ne sais quel génie a jeté sur nos bords
Ces hardis guerriers blancs que tu sembles tant craindre.
Ils t’ont ravi tes fils : ton grand cœur peut se plaindre.
Mais ne seraient-ils pas moins cruels que rusés ?
Ils n’ont point bu leur sang dans leurs crânes brisés.
Ils auraient pu, sans peur, nous déclarer la guerre,
Car leurs mains pour tuer s’emparent du tonnerre.
Et, s’ils sont les amis des esprits malfaisants,
Pourquoi nous ont-ils fait de si riches présents ?

« Ils veulent à tes fils enseigner leur langage.
Et cette croix, ô Chef. est peut-être le gage

De leur prochain retour au milieu de nos bois.
C’est peut-être leur Dieu : tous vinrent à la fois
Se jeter devant elle à genoux sur la terre.
Si nous la renversons, redoutons leur colère.

« Mais pourquoi le jongleur n’est-il donc pas ici ?
Lui qui se plaît, ô Chef, à nourrir ton souci,
Il n’ose pas venir nous raconter de songe.
Craindrait-il d’être enfin convaincu de mensonge ?
Tapi comme un renard au fond de son terrier,
Il ne redoute pas la flèche du guerrier.

« Pourquoi les hommes blancs nous tendraient-ils des pièges ?
Tu reverras tes fils, avant que plusieurs neiges
Aient au bois suspendu leurs éclatants flocons,
Car le grand Manitou sait consoler les bons.
J’ai dit. »
Et le vieillard vint s’asseoir en silence.
Il était le plus sage ; et sa mâle éloquence
Savait faire toujours prévaloir un conseil.
Quand il eut pris sa place, un murmure pareil
Au grondement lointain d’une haute cascade,
Fit trembler l’humble toit du chef de la bourgade,
Tous ne se rendaient pas à ses sages avis.
Des conseils de vengeance auraient été suivis,

La charité divine était une inconnue.
Un guerrier dit :
                    « Un jour une barque est venue,
Mais pour troubler, hélas ! la paix de nos vieux jours...
Le grand Chef pleure encor sur ses fils, ses amours. »

La cabane s’ouvrit. Haletante, effarée,
Comme le cerf atteint d’une flèche acérée,
Une jeune Indienne entra soudainement.
Son oeil étincelait comme le diamant ;
Son corps svelte, élancé, pliait comme le frêne.
Sur l’épaule et le bras ses longs cheveux d’ébène
Étendaient mollement un voile de pudeur.
De l’arc ses noirs sourcils égalaient la rondeur.
Du feuillage d’hiver son front mélancolique
Avait, en ce moment, la teinte métallique.

Cette femme, c’était la douce Naïa,
Naïa, fiancée au fier Domagaya.
Elle vient vers le Chef.

                           ― « Je ne sais pas, dit-elle,
Si tu daigneras croire à ce récit fidèle
Que va faire à la hâte une naïve enfant.
N’attaque pas la croix, un Esprit la défend.


J’ai vu, tout près, assise, une femme plus blanche
Que l’écume des flots où la lune se penche,
Plus belle que la fleur éclose le matin.
Son langage, plus doux qu’un chant d’oiseau lointain,
Faisait, aux alentours, palpiter le feuillage.
Ses vêtements de neige, et son noble visage,
Brillaient comme un foyer dans les soirs de grands froids.
Ses bras avec amour enveloppaient la croix.

« Écoute, me dit-elle, ô ma pauvre Indienne,
Écoute les conseils de la Vierge chrétienne.
J’ai porté dans mon sein le Fils du Grand-Esprit.
Le Grand-Esprit peut tout. Heureux ceux qu’il chérit,
Car il ne permet pas que le mal leur arrive.
Il aime les tribus qui peuplent cette rive,
Et c’est pour leur apprendre à saintement prier
Que vers elles, un jour, vint un pieux guerrier.

« Les Blancs sont ses amis. Ils sont cléments et braves ;
Ils n’apporteront pas de cruelles entraves
Au poignet vigoureux de l’homme des forêts,
Mais d’un bonheur plus grand lui diront les secrets.
S’il osait cependant renverser la croix sainte,
Le Grand-Esprit du ciel écouterait la plainte
Des guerriers d’Orient qui vont bientôt venir,
Et le ferait alors cruellement punir.


« Ainsi parla la Vierge. Au charme de sa bouche
Serait devenu doux plus d’un guerrier farouche.
Mais elle disparut dans les ombres du soir.
Je la cherchai partout et ne pus la revoir. »

La voix de Naïa, son accent de franchise,
Son visage imprégné d’une extrême surprise,
L’amour pour la vertu qu’on lui connut toujours,
Tout fait croire aux vieillards ses étranges discours.
Et le Chef, consolé, se berçant d’espérances,
Dit aux vieux de son peuple :
                                « Oublions nos vengeances,
Puisque les guerriers blancs n’outragent pas nos droits ;
Laissons dormir la hache et respectons la croix ! »